1Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des artistes d'avant-garde, poètes, plasticiens, musiciens ont fait de la ville une réserve de matériaux pour la réalisation de leurs œuvres. Ils obéissaient à des préoccupations propres au champ artistique d'avant-garde : refus des contraintes du métier et des formes traditionnelles, volonté de retour au quotidien après une longue phase d'abstraction. C'est ainsi qu'on les présente d'ordinaire, mais leurs travaux témoignent également d'un nouveau regard porté sur des villes que la modernité, la publicité, la circulation automobile et l'industrie avaient profondément transformées. Peintres et poètes du début du 20e siècle, Robert Delaunay, Blaise Cendrars… avaient chanté la beauté des affiches publicitaires, des sirènes et des klaxons. Leurs successeurs des années cinquante et soixante se sont appropriés ces mêmes produits industriels pour composer des œuvres appelées à être présentées dans des galeries, des musées et des salles de concert. Ce faisant, ils nous ont invités d'une part à regarder notre environnement avec d'autres yeux, à l'écouter quand on se contentait de le subir et d'autre part, ils nous ont incités à être plus exigeants avec tous ceux qui interviennent dessus. En ce sens, ils ont participé à " l'esthétisation du monde " (Lipovetski et Serroy 2013).
2Ce sont les gestes que ces artistes ont improvisés pour s'approprier ces matériaux, arrachage d'affiches, captation de sons, que cet article analyse. Une première partie présente les pratiques des plasticiens, le plus souvent membres du groupe des Nouveaux réalistes qui ont, dès les années cinquante, arraché des affiches pour construire des tableaux. Une seconde partie analyse la manière dont des compositeurs souvent issus du monde de la musique concrète ont commencé à capter, à la fin des années soixante, des sons urbains pour les intégrer dans leurs œuvres. Une dernière partie s'interroge sur l'impact de ces pratiques sur notre perception de la ville, sur leur rôle dans la généralisation du jugement esthétique pour l'appréhender et l'évaluer et sur les évolutions de l'environnement urbain.
3Paris, fin des années quarante. Deux jeunes gens, Isidore Isou, inventeur du lettrisme, et François Dufrêne, le plus jeune de ses disciples, marchent dans la ville. Ils n'ont pas d'argent, pas de quoi s'arrêter dans un café pour prendre un verre et refaire le monde. Isou raconte :
Souvent je me promenais avec François Dufrêne. (…) N'importe quel enseigne ou titre d'affiche, nom de rue, devenait prétexte de cri. Aussi bien Dop que Monsavon ou Edouard Branly se transformaient sous ses lèvres en sauvagerie sonore : perdant son contenu intelligible pour devenir rythme. La recherche même d'une combinaison de plus en plus inusitée de lettres nous menait au tortillement plaisant et supplicié du vocabulaire des lieux communs rencontrés. Les mots pelés perdaient leur visage et devenaient des écorchés vifs qui nous faisaient mal à l'oreille (Isou 1958, 12).
4Dans le récit de ces promenades dont on ne sait pas si elles étaient des dérives, à l'image de celles que pratiqueront les situationnistes quelques années plus tard, on retrouve l'un des traits les plus curieux de l'art contemporain dans ses relations avec la ville et, d'abord, avec Paris : l'utilisation de ses façades pour en faire des œuvres qui n'ont plus rien du neutre de cet espace conçu pour vivre en commun.
5Depuis longtemps la ville fascine les artistes. On se souvient des tableaux parisiens de Baudelaire, de ceux de Pissarot et de Manet, des analyses de Walter Benjamin, des promenades des surréalistes, des dérives des situationnistes et, plus près de nous, de ces œuvres que des artistes, graffeurs, tagueurs et autres adeptes du " street art " déposent sur nos murs transformant la ville en immense galerie. Mais ce que nous raconte Isou, ce qu'il vit avec Dufrêne est d'une tout autre nature. Il ne s'agit ni de représenter ni d'analyser la ville, pas plus que d'en profiter en s'y promenant, mais d'en faire une réserve de matériaux pour une aventure esthétique.
6Ces improvisations que raconte Isou devaient ressembler à ce " Tombeau de Pierre Larousse " qu'écrira quelques années plus tard Dufrêne (1958, 165) où l'on retrouve ces mots ordinaires pris dans un dictionnaire, ceux du quotidien, de l'actualité concassés, non pas détruits mais collés les uns aux autres et transformés, du fait même de ce contact brutal avec d'autres en onomatopées. On rit en l'écoutant lorsque l'on reconnaît un mot, une marque, en même temps que l'on s'émerveille de la richesse de cette infralangue.
HORBI etturBI - Jozé itturBI; VAlérilarbO - ValérilarBI
VAlôris BOléroleyRIS LOreLey, LÔrel ôriOL eharDI!
KLÔdôklôdèlerBI vorBA lourPEK nôPLOUK
Vitrié! Vitriol! TRIol êHELsa GLOria éLEissonn - Kirié swanSONN
CHHVOB swann SNOB PINtakeuk TÔL PINtotal TANK (Dufrêne, 1958, 35)
7Quelques années plus tard, devenu peintre, François Dufrêne déchirera ces mêmes affiches publicitaires qui l'inspiraient dans ses promenades avec Isou pour en faire des tableaux. Il n'est pas seul : Raymond Hains, Jacques Villeglé ou Mimo Rotella s'attaquent également à ces images que l'on trouve sur tous les murs. Le geste est le même : arracher des bouts de la ville, en faire des objets esthétiques, des tableaux que l'on trouve aujourd'hui dans les musées et les salles de vente. Là encore, on retrouve et reconnaît des bouts de cette langue, de ces images de la rue, publicités, tracts, écritures sauvages, travaillés par le temps, usés, mille fois déchirés et enfin fixés par le peintre qui les choisit.
8Il s'agit d'une technique simple, un peu sauvage qui s'apparente à l'art brut, mais qui donne cependant à chacun la possibilité de créer son territoire. Les toiles de Villeglé ne ressemblent en rien à celles de Dufrêne, Hains ou Rotella. Le regard de chacun, ce qu'il voit de la ville, de ses murs fait la différence. Villeglé et Rotella sont séduits par la couleur, le choc des images et des mots, le premier plus tenté par l'abstraction, le second plus par le témoignage. Hains s'intéresse beaucoup aux traces, à ce qui reste d'un mur lorsque tout ou presque a été arraché, les affiches qu'il expose sont souvent encore sur leur support. Dufrêne, cherche, lui, le dessous des images, leur verso aux couleurs affadies. Il nous donne à voir ce que l'on ne voit jamais, le revers des choses. À travers l'arrachage, c'est une personnalité, un regard sur le monde qui se révèlent.
9On n'a pas manqué de chercher des origines à ce geste. On a souvent évoqué les collages cubistes, ces tableaux dans lesquels Picasso, Gris ou Braque introduisaient des éléments du quotidien, billet d'autobus, page de journal. Les affichistes ne se sont jamais reconnus dans cette filiation (Villeglé, 1958). À juste titre : arrachage et collage sont des techniques différentes. La première laisse la place au hasard (ce hasard objectif dont parlait André Breton), la seconde invite, au contraire, au calcul minutieux des positions de chaque pièce sur une surface. Mais on trouve dans l'une comme dans l'autre cette idée que l'on peut faire de l'art avec les objets les plus ordinaires, les plus vulgaires. Il suffit d'oublier leur valeur d'usage et d'échange pour y trouver un intérêt esthétique.
10Ces œuvres se prêtent naturellement à de nombreuses interprétations. On peut y voir une façon d'échapper à l'abstraction lyrique tout en conservant son geste spontané et sa part de hasard. Certaines des premières œuvres des affichistes vont clairement dans ce sens. C'est notamment le cas de celles de Villeglé. On peut encore y trouver, dans l'esprit du pop art américain, un hommage à l'art populaire dont les publicitaires couvrent les murs de la ville. On peut surtout, comme Pierre Restany, le théoricien du Nouveau Réalisme, mouvement auquel ont appartenu tous les affichistes, y déceler la volonté de s'approprier le quotidien :
Ce qui est la réalité de notre contexte quotidien, c'est la ville ou l'usine (…) L'appropriation directe du réel est la loi de notre présent. Certains artistes actuels ont pris sur eux d'en assurer le parti pris. Ce sont des naturalistes d'un genre spécial : bien plus que de représentation, nous devrions parler de présentation de la nature moderne. Il y a en effet dans toutes ces expressions objectives une évidente et inexorable finalité : celle de nous faire poser un regard neuf sur le monde (...) Le monde du produit standard, de la poubelle ou de l'affiche est un tableau permanent (Restany 1962, 8).
11Ce quotidien est dénaturé, transformé, transfiguré. En le portant sur une toile, en l'exposant dans des galeries et musées, ces artistes invitent à le voir, non plus comme un objet utile, doué de sens (un billet de transport cela sert à prendre l'autobus, une affiche publicitaire, cela sert à informer sur un produit), mais comme une forme, un dessin, un graphisme des couleurs. Mais ces images commerciales, ces slogans politiques, ces photographies de vedettes de films populaires, résistent et conservent, malgré leurs déchirures, un certain pouvoir d'évocation : nous les reconnaissons, et si nous savons bien qu'il n'est pas ici question de leur valeur d'usage, nous ne pouvons nous empêcher d'y penser. L'introduction de ces objets ordinaires modifie la perception du tableau : elle mobilise d'un même geste le goût et la mémoire du spectateur et s'il tente d'oublier l'origine prosaïque de l'objet, celle-ci se rappelle sans cesse à lui.
12Expérience de l'ambiguïté, du double sens qui n'est pas sans rappeler celle de ces figurines des psychologues de l'école de la Gestalt qui font d'un lapin un canard et du volatile, un animal à quatre pattes.
13Sauf qu'il ne s'agit pas, dans ces œuvres, de la confusion entre deux figures (le canard et le lapin), mais de la superposition de deux lectures d'une même image, celle qui voit dans la tache rouge sang au milieu du tableau de Rotella un aplat de couleur et celle qui y reconnaît le fragment de la robe d'une comédienne italienne populaire dans les années soixante.
14On pourrait être tenté de ne voir là qu'une nouvelle occurrence de l'opposition entre dénotation (ce que l'image désigne) et connotation (ce qu'elle évoque), ce qui ne nous mènerait pas très loin. Cette expérience renvoie plutôt à deux types de comportements cognitifs également pertinents : celui de l'amateur d'art qui évalue formes et couleurs selon des critères esthétiques (cette tache met en valeur ce qui l'entoure…) et celui de l'archéologue qui s'intéresse au " sens " de ce qu'il voit (fragment d'une affiche collée sur les murs d'une ville italienne dans les années soixante).
15Cette " confusion des sens " ou, plutôt, des jugements n'est pas inédite. Elle rappelle ce malaise que chacun éprouve devant l'art primitif : nous savons bien que l'objet exposé dans le musée avait d'abord et surtout une fonction (religieuse, rituelle…) qui nous échappe, mais nous nous satisfaisons d'une appréciation esthétique selon les critères de goût. C'est elle qui distingue ces œuvres des photographies d'Atget ou de Nadar que nous évaluons aujourd'hui selon des critères esthétiques, mais que leurs auteurs et leurs contemporains envisageaient surtout comme des témoignages, des reportages . Il y a, cependant, une différence : l'art primitif ou la photographie ne sont devenus objets esthétiques que tardivement, presque par défaut, alors que le nouveau réalisme a, d'emblée, conçu ses réalisations comme des œuvres d'art, acceptées et reconnues comme telles par les spécialistes, galeristes, conservateurs de musée, critiques, invitant, ce faisant, à la prolongation de cette expérience à la sortie de la galerie ou du musée. Le spectateur, qui vient de voir ces tableaux sur les cimaises d'un espace dédié à l'art, est presque automatiquement amené à regarder la ville autrement, à reconnaître dans tel mur couvert d'affiches plus moins déchirées un Rotella, un Hains ou un Villeglé. Le peintre lui a donné à voir la ville autrement, à y reconnaître une beauté à venir là où il ne voyait que désordre, vandalisme et palissades mal entretenues.
16On peut, au travers des représentations qu'en ont données ses peintres, saisir la perception qu'une génération a de la ville. Pour les peintres de la Renaissance, cette représentation est l'occasion de multiplier les bâtiments imaginaires, de jouer avec les échelles, les formes géométriques, les dimensions, mais aussi la perspective. C'est un terrain d'expérimentation pour l'artiste libéré de l'obligation de représenter son sujet de manière réaliste. Même lorsqu'elle est reléguée dans un petit coin du tableau, l'image de la ville conserve quelque chose de majestueux, de dense, d'impressionnant : cet espace utopique, rêvé, en construction exprime la puissance de ces cités dont chacun devine qu'elles sont appelées à se développer, à concentrer tous les pouvoirs et à s'imposer face à l'ordre ancien de la féodalité . Pour le spectateur, c'est l'occasion de s'interroger sur le devenir, sur les formes que peuvent prendre ces cités.
17La ville que représentent les impressionnistes à la fin du 19e siècle est toute différente : lumineuse, habitée par des foules affairées, souvent pressées, elle célèbre les travaux d'Haussmann, la modernité, comme dans les différentes représentations du boulevard de Montmartre de Pissaro, les multiples tableaux que Claude Monet a consacrés à la gare Saint-Lazare ou ceux que Caillebotte a réalisés du Pont de l'Europe qui mêle le métal du pont à la fumée de la locomotive qui passe dessous. Comme le remarque Itzhak Goldberg :
La luminosité de ces tableaux vise-t-elle à nous aveugler sur les cicatrices, les considérables résidus de misère d'une ville qui refait sa toilette? Toutes les traces du plus imposant chantier du XIXe sont ici volontairement effacées. La croissance urbaine, conséquence de l'industrialisation et de l'exode rural, semble se résoudre sans peine dans des modèles abstraits où le centre ancien de la ville est encerclé par les nouveaux quartiers, dans un mouvement sériel infini qui absorbe les nouveaux arrivants (Goldberg 2007, 2).
18" Premiers peintres officiels de la ville haussmannienne ", comme le suggère Goldberg, les impressionnistes n'ont pas représenté la ville qu'ils avaient sous les yeux et telle que nous la montrent les photographies contemporaines, avec ses chantiers, ses ordures, ses mendiants et ses prolétaires révoltés, mais une ville-programme, un projet hygiéniste, moderne, dynamique, celle-là même qu'imaginait alors la bourgeoisie urbaine. Une ville d'hommes et de femmes pressés qui anticipe les analyses de Simmel sur la sociologie des grandes villes (Simmel, 2013).
19La ville des affichistes est toute différente. Inutile de la rêver, d'entamer un hymne à la modernité. Elle est devenue cette " nature industrielle " que Restany opposait à la nature de Jean-Jacques Rousseau (Restany, 1962). Elle est abondance, profusion, réserve sans fond de matériaux où tout se mêle dans un joyeux désordre : les couleurs les plus vives, les typographies, des plus banales aux plus osées, le commerce, les fantasmes, la politique.
20Il y a chez les artistes qui vont ainsi arracher des affiches quelque chose de ces chiffonniers qui ramassent ces détritus que la ville produit en nombre toujours croissant, mais aussi de ces brocanteurs qui remettent en circulation des objets usés, cassés, abandonnés que l'on manipule avec nostalgie. En déchirant ces affiches, ils les protègent, ils les mutilent, mais les conservent et les font vivre bien au-delà des produits et des idées qu'elles véhiculent. D'où ce sentiment étrange qu'éprouve la personne trente ou quarante ans plus tard face à ces images dont on ne sait souvent plus ce qu'elles dénotent.
21Le temps qui passe est inscrit dans ces œuvres qui vieillissent tout autrement que les peintures traditionnelles : ce n'est pas l'usure des pigments et des colles, le travail insidieux de la poussière et de la lumière qu'elles doivent craindre, mais l'obsolescence de nos mémoires. Les premières œuvres affichistes réalisées dans les années cinquante en sont déjà victimes. Textes, noms et portraits ne nous évoquent plus grand-chose. Parce qu'il s'agit d'affiches, on sait qu'il s'agit de slogans publicitaires, de titres de films ou de pièces de théâtre, mais on ne les reconnaît plus. L'œuvre pourrait redevenir pleinement peinture, jeu de forme et de couleurs, mais ce n'est pas tout à fait ce qui se produit : ces images que l'on ne sait plus identifier témoignent de changements imperceptibles, mais constants des villes et désignent maintenant le temps qui passe et qui d'ordinaire nous échappe. Elles nous proposent une histoire nouvelle de la ville, non plus celle de ses bâtiments officiels, mais celle de ses habitants, de leurs désirs, de leurs fantasmes, de leurs opinions.
22L'utilisation de sons naturels, bruts est devenue chose courante dans la musique contemporaine, notamment dans ce qu'on appelle " l'art sonore ". C'est au début des années soixante, avec l'invention du Nagra , ce magnétophone portatif qui a révolutionné le reportage radiophonique, que les musiciens sont partis à la conquête des bruits de la ville. Les pionniers de cette démarche qui est aujourd'hui largement répandue, sont un Français, Luc Ferrari, compositeur proche de Pierre Schaeffer - l'inventeur de la musique concrète - un compositeur canadien Murray Schafer ainsi qu'un compositeur d'avant-garde new-yorkais, Steve Reich. Chacun s'est lancé dans l'aventure avec des objectifs différents.
23La démarche de Luc Ferrari était essentiellement musicale. En rendant dès le milieu des années soixante les sons enregistrés dans la rue reconnaissables, il a proposé une véritable rupture avec l'esthétique de la musique concrète de Pierre Schaeffer, son inventeur. Les musiciens du Groupe de Recherche musicale que Schaeffer avait créé à la radio ne voulaient surtout pas entendre le chemin de fer ou le chant des oiseaux dont ils avaient enregistré les sons pour composer leurs pièces. S'inspirant d'Husserl et de sa théorie de la réduction phénoménologique, Pierre Schaeffer avait, d'ailleurs, développé le concept " d'écoute réduite ", attitude qui consiste à écouter le son pour lui-même, comme objet sonore en faisant abstraction de sa provenance et du sens dont il est éventuellement porteur. " Nous sommes, indique Husserl dans un de ses textes sur cette réduction phénoménologique, dans une situation analogue à celle de l'aveugle de naissance qu'on vient d'opérer de la cataracte et qui, littéralement, doit maintenant commencer par apprendre à voir. " (Husserl, 1972, 171)
24Murray Schafer voulait, lui, lutter contre le bruit envahissant de la ville des années soixante. Il a créé à Vancouver, au Canada, le " projet mondial d'environnement sonore ", projet né de l'observation que " le paysage sonore du monde change " et pour le pire. En ce sens, son projet s'inscrit dans une démarche que l'on pourrait presque dire militante. Dans le livre, Le paysage sonore, traduction française de Tuning the World, " accorder le monde ", qu'il a publié quelques années plus tard (1979), il écrit :
des bruits plus nombreux et plus puissants, difficiles à distinguer les uns des autres, ont envahi de toutes parts, la vie de l'homme. La pollution acoustique est aujourd'hui un problème mondial. Le paysage sonore semble avoir atteint le comble de la vulgarité, faisant craindre aux experts la surdité universelle, si la situation n'est pas rapidement contrôlée (Schafer 1979, 15).
25Son premier objectif était donc d'analyser ces sons pour mieux lutter contre, mais très vite ses collaborateurs y ont vu un matériau à utiliser dans leurs propres compositions. Ses travaux ont donné naissance à toute une série de réflexions et d'initiatives comme le World Listening Day, qui a lieu chaque année le 18 juillet, jour anniversaire de sa naissance. Ils ont facilité la création de centres de recherche dédiés à l'analyse de l'espace sonore et de l'environnement urbain comme le CRESSON, créé à Grenoble en 1979, qui associe architectes, sociologues et musicologues.
26La démarche de Steve Reich est encore différente. S'il capte comme Ferrari et Schafer des sons de la ville, c'est pour les intégrer dans des compositions qui font souvent appel à des formations musicales plus traditionnelles. La plus connue de ses œuvres, City Life, qu'il a composée en 1995, utilise les bruits de la ville de New York (klaxons, freinage de voitures), mais aussi les enregistrements de conversations, les échanges entre pompiers après l'attentat du World Trade Center de 1993, associées à des parties écrites pour des instruments traditionnels. En ce sens, sa démarche rappelle celle de Luigi Russolo, inventeur d'instruments conçus pour reproduire les sons de la ville, et celle des musiciens des années vingt qui introduisaient dans leurs compositions des générateurs de sons empruntés au monde industriel : sirènes chez Edgar Varese, klaxons chez George Gerschwin, sifflets chez Prokofiev, machines à écrire et hélices d'avion chez George Antheil.
27Ces travaux pionniers ont joué un rôle déterminant dans les développements les plus récents de la musique contemporaine et l'on devine leur influence dans les esthétiques les plus différentes. Elle est manifeste chez ceux qui, reprenant la technique de l'enregistrement in situ, réalisent des portraits sonores de villes (Jean-François Cavro, Hildegard Westerkamp, Katherine Norman), chez ceux qui s'inspirent du reportage radiophonique (Yves Daoust, Roxanne Turcotte, Pierre Jodlowski) et chez ceux qui s'intéressent à ce que l'on n'entend d'ordinaire pas (Janek Schaefer ). Elle est plus discrète, mais non moins présente chez les compositeurs qui utilisent des " sons sales ", sons industriels dont ils explorent toute la richesse harmonique : moteurs, synthétiseurs (Eliane Radigue), matériel médical (Arnold Dreyblatt). Elle l'est également chez ceux qui exploitent les effets de saturation que ces sons produisent (Raphaël Cendo, Yann Robin, Franck Bedrossian…).
28L'influence de ces pionniers sur la création contemporaine est si importante que l'on ne saisit plus forcément combien leur démarche était proche de celle des affichistes. S'ils captaient des sons là où les peintres arrachaient des images, ils ont comme eux brouillé les frontières entre genres : tout comme les affichistes ont réhabilité la lettre et la typographie, proches en cela des lettristes, les compositeurs partis cueillir des sons avec leur magnétophone portatif ont fait des bruits du quotidien - qu'on n'entendait même plus tant ils nous paraissaient banals - des objets musicaux et, ce faisant, donné ses lettres de noblesse aux enregistrements radiophoniques. Là où Hains, Villeglé, Dufrêne nous ont fait découvrir les beautés cachées de nos murs et palissades, Ferrari, Schafer et Reich nous ont sensibilisés aux univers sonores de nos villes, à leurs nuances, à leurs différences, à leur histoire aussi. Ils nous ont enseigné que chaque ville avait ses propres sons et que ces bruits ont une histoire. Murray Schafer a notamment passé beaucoup de temps à essayer de reconstituer cette histoire en s'appuyant sur les quelques rares œuvres musicales qui en traitent, comme " Voulez-vous ouyr les cris de Paris " de Clément Jannequin, et des témoignages littéraires. On pense naturellement aux " Embarras de Paris " dans lequel Boileau, nous décrit une ville terriblement bruyante (1857, 82) :
Tout conspire à la fois à troubler mon repos, Et je me plains ici du moindre de mes maux :Car à peine les coqs, commençant leur ramage,Auront des cris aigus frappé le voisinage. Qu'un affreux serrurier, laborieux Vulcain, Qu'éveillera bientôt l'ardente soif du gain, Avec un fer maudit, qu'à grand bruit il apprête, De cent coups de marteau me va fendre la tête. J'entends déjà partout les charrettes courir,Les maçons travailler, les boutiques s'ouvrir :Tandis que dans les airs mille cloches émues. D'un funèbre concert font retentir les nues; Et, se mêlant au bruit de la grêle et des vents, Pour honorer les morts font mourir les vivants.
29Schafer en cite bien d'autres empruntés au roman, à la poésie, aux récits de voyage… Ces sources ne sont pas très précises comme le rappelle Jean-Pierre Gutton, un historien des sons qui conclut son enquête sur l'histoire des bruits avec une pointe de désillusion :
30À l'heure de la conclusion, on ne peut éviter une relative déception. La résurrection du paysage sonore du passé est bien difficile et force est de constater que nous n'avons pas su faire entendre vraiment les bruits du passé (Gutton 2000, 155).
31Du moins, sait-on que le bruit omniprésent dans les villes traditionnelles s'est estompé au lendemain de la Première Guerre mondiale alors même qu'apparaissaient de nouveaux bruits industriels (sirènes, moteurs, sifflets, klaxons…). Avant de revenir en force dans les années soixante avec l'explosion de la circulation automobile, du transport aérien et la multiplication des sources sonores de toutes sortes.
32S'il y a une histoire des sons de la ville, il y a aussi une géographie : certains quartiers sont plus calmes que d'autres, ici l'on n'entend que le bruit de la circulation et là celui du vent, de la conversation, de quelques animaux de basse-cour… Tout comme les peintres déambulent dans la ville à la recherche de murs d'affiches, les musiciens se déplacent à la recherche de sons intéressants. Ils peuvent se promener sans but, se laisser aller au plaisir de la marche comme Luc Ferrari dans ses " promenades ". Ils leur arrivent aussi de s'abandonner à ces dérives que pratiquaient les situationnistes et que Guy Debord présente comme :
une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. […] Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d'agir qu'elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. La part de l'aléatoire est ici moins déterminante qu'on ne croit : du point de vue de la dérive, il existe un relief psychogéographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent l'accès ou la sortie de certaines zones fort malaisés (Debord 1958, 2).
33C'est la ville qui commande. Et lorsque celle-ci a été construite pour l'automobile comme Brasilia, il faut en emprunter une pour réaliser les enregistrements comme le raconte Hildegard Westerkamp. Cette élève de Murray Schafer découvrit, à l'occasion de ces enregistrements, combien l'urbanisme a contribué à l'univers sonore de cette ville dont le plan évoque un avion avec des zones où l'on ne peut échapper au bruit de la circulation automobile (autour des artères principales) et d'autres où l'on retrouve les sons de la nature.
34Affichistes et musiciens nous proposent une expérience nouvelle de la ville qu'ils n'appréhendent pas en terme d'espace physique ou de structure sociale, comme peuvent faire les urbanistes et les sociologues, mais comme une expérience esthétique. Ils sont allés chercher le beau là où l'on n'avait guère l'habitude de s'en inquiéter. Et ils l'ont trouvé.
35Ils nous ont enseigné une autre perception de la ville, de son histoire qui n'est plus seulement celle de ses monuments, de sa géographie. Ils nous ont fait découvrir ses façades, ses recoins, ses bruits et sa musique et nous ont invités à porter un jugement esthétique sur ce que nous regardions seulement comme des nuisances.
36En ce sens, ils ont participé à cette " esthétisation du monde " dont parlent Gilles Lipovetsky, Jean Serroy (2013) et, avant eux, Yves Michaud (2003). Au capitalisme artiste que ces auteurs dénoncent, capitalisme qui a mis les activités artistiques au service de ses objectifs financiers et commerciaux. Hains, Villeglé, Ferrari, Reich sont beaucoup plus dans la tradition provocatrice de Marinetti affirmant qu'une " automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la victoire de Samothrace " (Marinetti 1909, 1) ou à celle, tout aussi provocatrice quoique d'apparence plus raisonnable, de Blaise Cendrars vantant les mérites de la modernité et de la publicité :
On m'a souvent demandé quelles étaient les sept merveilles du monde moderne?
Les sept merveilles du monde moderne sont :
1. le moteur à explosion;
2. le roulement à billes SKF;
3. la coupe d'un grand tailleur;
4. la musique de Satie qu'on peut enfin écouter sans se prendre la tête dans les mains;
5. l'argent;
6. la nuque dénudée d'une femme qui vient de se faire couper les cheveux;
7. la Publicité (Cendrars 1969, 57).
37Comme leurs prédécesseurs, affichistes et compositeurs partis cueillir les sons de la ville portent d'abord un regard critique sur le monde de l'art. Tout leur travail est contestation de l'ordre établi dans les milieux artistiques : aux valeurs nobles de l'art que célèbrent les musées, ils opposent le quotidien, le banal, le vulgaire, le déchiré, l'abandonné. " Certains collectionneurs, explique Villeglé, ayant encore le préjugé de l'huile et du tout fait main, refusent à nos œuvres la personnalité picturale. Peut-être voudraient-ils nous voir reproduire les palissades à la brosse? " (Villeglé 1958, 10). Ils brouillent les repères, pratiquent l'hybridation des genres, introduisent par la bande ces arts mineurs que sont la typographie ou l'illustration commerciale dans les musées, confondent œuvre musicale et production radiophonique. Ils utilisent les sons sales et les bruits de la ville, de la vie plutôt que les sons purs de la musique classique, les objets sonores affinés de la musique concrète. Plutôt que d'appliquer les principes du métier enseigné dans les académies et conservatoires, ils se laissent guider par le hasard. L'œuvre est collective, réalisation d'une multitude d'anonymes, passants qui déchirent un bout d'affiche, voisin qui fait hurler sa radio, motocycliste qui fait rugir son moteur… Le carton d'invitation de la première exposition des affichistes disait simplement : " Villeglé présentera ses affiches d'après le Lacéré Anonyme… ".
38Mais là où Marinetti, Cendrars, les futuristes vivaient la modernité technique comme une révolution heureuse devant détruire l'ancien monde pour en construire un nouveau, affichistes et compositeurs ont une approche cynique de la réalité urbaine.
39Leur démarche est critique. Critique affichée, militante de la pollution sonore chez Murray Schafer, critique ironique de l'abondance, de la profusion chez les affichistes. Le beau qu'ils découvrent dans la ville n'est certainement pas celui qu'ont voulu les concepteurs des affiches qu'ils arrachent, moins encore celui des ingénieurs qui ont créé les sirènes, klaxons et moteurs des automobiles. Leur critique s'adresse autant à la société qu'au milieu auquel ils appartiennent.
40Leur démarche modifie doublement le regard que l'on porte sur l'environnent urbain : d'un côté, elle met en valeur son potentiel esthétique, sa beauté cachée, de l'autre, elle souligne sa laideur. Si les tableaux d'Hains, Villeglé ou Dufrêne sont beaux, ce n'est qu'exposé dans les galeries, une fois que leurs auteurs ont choisi, cadré les morceaux d'affiches arrachés aux palissades, mais les palissades elles-mêmes restent laides. Hildegard Westerkam indique cela très bien dans les notes qu'elle a prises à propos de ses enregistrements des sons de Brasilia.
41En déplaçant les palissades ou le bruit des villes, en les transférant dans les galeries et salles de concert, reprenant en cela l'exemple des ready-made de Duchamp , ils nous ont forcés à les voir et entendre autrement. En invitant à porter un jugement esthétique sur l'environnement, ces œuvres en soulignent les défauts, la laideur, la misère en même temps qu'ils en révèlent le potentiel. La ville n'est pas qu'alignement de façades élégantes telles que les conçoivent et dessinent urbanistes et architectes, elle est aussi palissades, murs borgnes, pignons disgracieux, autoroutes et ronds-points qu'il devrait être possible de rendre agréable à l'œil et à l'oreille.
42Ces œuvres ont suscité de nouvelles questions : comment améliorer l'environnement urbain? Comment lutter contre la laideur? Contre des ambiances sonores agressives? Autant d'interrogations qui ont été reprises, approfondies, traitées par des spécialistes de la ville, urbanistes, architectes, designers sonores qui ont compris qu'il ne s'agissait plus seulement de réduire le niveau des nuisances, l'intensité des bruits de la circulation, des moteurs, mais de faire en sorte que l'environnement de la ville devienne agréable. Cela est particulièrement vrai au sein des travaux sur le son : les chercheurs souhaitent aujourd'hui beaucoup plus en " évaluer les effets sur l'homme que les qualités physiques " (Belgiojoso 2010, 132).
43En quittant ateliers et studios d'enregistrement pour investir la ville, ces artistes ont gommé la frontière entre espace public et espace privé. La ville est devenue avec eux galerie à ciel ouvert que les graffeurs et spécialistes du street art ont depuis investie massivement avec des œuvres anonymes et gratuites, offertes à tous. Œuvres au statut lui aussi ambigu, nuisances pour les uns, œuvres d'art pour les autres, que les pouvoirs publics tentent de canaliser à défaut de pouvoir les interdire : en offrant aux graffeurs des murs où s'exprimer, les municipalités leur donnent une légitimité artistique et les invitent à la professionnalisation.
44En partant à la recherche de matériaux pour leurs œuvres dans des villes que la modernité avait profondément transformées, affichistes et compositeurs n'imaginaient sans doute pas contribuer à l'esthétisation de l'espace urbain. C'est bien pourtant ce qu'ils ont fait en nous invitant à changer notre regard et notre écoute, à voir et à entendre autrement notre environnement, à trouver de la beauté dans ces espaces que les citadins s'approprient en dehors de toutes règles loin des urbanistes, architectes et autres administrateurs. Ils nous ont conduits à apprécier une autre beauté urbaine, non pas celle, organisée, encadrée de la ville en fête qu'a décrite Mona Ozouf (1976) avec ses décors, ses fanfares et ses défilés, mais celle plus canaille d'une ville que ses habitants ont investie de leurs colères, disputes, jeux et échanges de toutes sortes. Une beauté qu'André Breton aurait dite convulsive.