1Dans un contexte d’urbanisation, peu d’espaces restent non transformés sur le territoire, malgré une croissante demande sociale de nature (Boutefeu, 2005). Les délaissés urbains sont des espaces dépourvus d’usage officiel, des lieux transitoires présentant, du fait d’une gestion irrégulière, voire inexistante, une végétation spontanée (Brun, 2015; Demailly, 2015). Ces espaces assurent un habitat pour de nombreuses espèces végétales et présentent donc un grand intérêt en tant que supports de biodiversité urbaine (Muratet et al., 2007; Bonthoux et al, 2014).
2Au-delà des bénéfices écologiques qu’ils procurent, ces espaces, disséminés à de multiples endroits dans la ville et présents dans des villes de toutes tailles, représentent également des lieux privilégiés pour augmenter le contact des citadins avec la nature en ville et ainsi assurer des services écosystémiques multifonctionnels en milieu urbain (Shwartz et al., 2014a). Ils peuvent offrir des lieux de détente ou de loisirs aux citadins, assurant ainsi des services culturels non négligeables et contribuant à augmenter la sensation de bien-être à travers le développement de la végétation ainsi qu’à réduire le stress occasionné par des tissus urbains denses et non aérés (Hofmann, Westermann, Kowarik, & van der Meer, 2012). Une synthèse bibliographique recense à ce propos la multiplicité de bénéfices apportés aux citadins par les espaces de nature informels (« informal green spaces », Rupprecht et Byrne, 2014).
3Toutefois, il apparait que des représentations individuelles et sociales négativement connotées, induites par la difficulté à maitriser ces espaces (Reygrobellet, 2007), peuvent alors les faire apparaitre comme vecteurs de disservices écosystémiques. Les disservices sont entendus comme les fonctions, processus et attributs générés par les écosystèmes qui donnent lieu à des impacts négatifs, perçus ou réels sur le bien-être humain (Shackleton et al., 2016). La notion de disservices écosystémiques a émergé récemment dans le domaine des services écosystémiques en ville (Escobedo et al, 2011 ; Dobbs et al 2014 ; Von Döhren & Haase, 2015 ; Conway & Yip, 2016), et s’étend progressivement à d’autres espaces (Vaz et al., 2017).
4La question de la représentation de la temporalité des délaissés est également posée (Hofmann et al., 2012; Lafortezza, Corry, Sanesi, & Brown, 2008; Rouay-Hendrickx, 1991) : la planification et la mise en œuvre d’un projet d’aménagement urbain sur un espace délaissé peuvent s’étendre dans le temps et durer plusieurs années. Ainsi, le statut particulier des délaissés, à la fois temporaire et prolongé, peut occasionner de l’incompréhension, voire de la frustration des citadins côtoyant le délaissé pendant son temps de veille (CAUE 41, 2009).
5Nous interrogeons ici le rôle des délaissés en tant qu’espaces de nature tels que perçus par les citadins habitant à proximité. Plus précisément, nous interrogeons la place de l’objet « délaissé urbain » au sein du lien nature/sociétés, qui interroge les usages et représentations des habitants (Blanc, 2010). Quels peuvent être alors les usages et représentations des délaissés, espaces a priori non contrôlés par la société? Nous examinons les usages informels dont font l’objet ces espaces temporaires sans usages officiels et les représentations qu’en ont les habitants. Ces informations préciseront le rôle des délaissés en tant que supports de services – ou disservices – écosystémiques culturels. Ces questions de recherche exploratoires permettent de comprendre la façon dont les habitants utilisent et se représentent les délaissés au sein de l’espace urbain.
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Les espaces libres et sans contraintes apparentes que forment les délaissés offrent aux habitants la possibilité d’avoir de nouveaux lieux de pratiques et usages plus ou moins informels (Rupprecht et Byrne, 2014 ; Rupprecht et al., 2015). La question de l’usage de ces espaces est donc à prendre en compte dans notre réflexion. Nous faisons l’hypothèse que les délaissés urbains sont le siège d’usages informels divers, ce qui a déjà été observé dans d’autres pays (États-Unis, Angleterre et Japon) (Rupprecht et Byrne, 2014).
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Les représentations des délaissés peuvent être liées à la densité d’espaces semi-naturels, plus élevée en zone périurbaine qu’au centre-ville (Menozzi, 2007); nous nous interrogeons ainsi sur l’éventualité d’un impact de la localisation du délaissé dans le gradient urbain sur les représentations qu’en ont les habitants riverains, notamment en tant qu’espace de nature. Nous faisons l’hypothèse que la représentation des délaissés par les habitants riverains dépend de leur localisation, et que les délaissés centraux bénéficient d’une meilleure représentation que les délaissés périphériques, du fait du manque d’offre de nature dans les centres urbains (Reygrobellet, 2007).
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Parce que les représentations des espaces de nature sont majoritairement liées à l’aspect esthétique qu’ils offrent (Lizet, 2010), nous faisons l’hypothèse que la représentation des délaissés par les habitants riverains dépend du stade de la succession végétale, et que les délaissés plus végétalisés bénéficient d’une meilleure représentation que les délaissés à la végétation rase.
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Nous questionnons également la représentation des délaissés en relation à leur caractère « naturel » : les délaissés, sont-ils assimilés à des espaces « naturels »? Par conséquent, si la représentation du délaissé est négative, est-elle une conséquence du manque d’assimilation des délaissés à de la nature ou de représentations négatives que la naturalité peut avoir?
6Ces hypothèses peuvent être ainsi synthétisées autour d’un questionnement général : nous supposons qu’il existe un lien entre usages et représentations des délaissés et que les plus utilisés d’entre eux sont mieux perçus par les habitants riverains. Nous proposons dans cet article d’explorer certaines grandes tendances concernant les délaissés, qui constituent donc une première approche, exploratoire, des représentations des délaissés par les habitants.
7À partir de 179 délaissés localisés à Tours et à Blois (région Centre Val de Loire), des enquêtes auprès des habitants ont été effectuées à proximité immédiate d’un sous-échantillon de 18 délaissés, représentatif du panel de délaissés recensés que nous avons étudiés. Dès lors, l’expression de la représentation du délaissé se fait non seulement à partir d’éléments, plus anciens ou plus catégoriels, relevant de la cognition, mais aussi en présence de l’objet, à partir de sa perception (André, Bailly, Ferras, Guérin, & Gumuchian, 1989; Grésillon, 2010). L’étude des représentations des délaissés par les habitants intègre donc ce qui relève du sensible. C’est pourquoi, par une approche empirique et en lien avec nos hypothèses, nous avons sélectionné des délaissés de différents aspects (Figure 1), basés sur l’état d’avancement de la végétation (stade primaire : pelouse, stade intermédiaire : herbes hautes, stade avancé : milieu buissonnant), et selon trois classes de distances au centre-ville sur les deux territoires d’étude (centre-ville, suburbain, périurbain) avec l’objectif d’une certaine diversité des cas analysés correspondant à nos hypothèses.
Figure 1. Critères de sélection des délaissés pour les enquêtes. a. cartographie présentant les délaissés au sein du gradient urbain. b. aspects de la flore des délaissés (3 stades de végétation ont été pris en compte). Crédits photos : M. Brun ; source : Brun et al., 2017.
8Le fait d’interroger des personnes qui ne participent pas à la gestion des délaissés – et qui n’ont ainsi pas d’intérêts économique ou institutionnel vis-à-vis de l’espace en question – permet d’appréhender la relation plus pratique qu’ont les habitants avec ces espaces. Bien que demandés aux interrogés, les critères sociodémographiques n’ont pas été pris en compte dans la construction du panel (catégorie d’âge, sexe, type d’habitation). Au total, 72 individus résidant à proximité du délaissé – soit quatre personnes par délaissé – ont répondu favorablement à notre sollicitation pour passer des entretiens.
- 1 Il s’agit ici d’une représentation de la diversité de la population proche, non de sa structure en (...)
9Ces enquêtes exploratoires permettent de saisir les opinions des habitants sur les délaissés en tant qu’espaces urbains aussi bien qu’en tant qu’espaces de nature. L’outil d’enquête défini comme le plus pertinent dans ce cadre est l’entretien directif, qui permet de recueillir un maximum d’informations facilement comparables en peu de temps (10-15 minutes) (Ghiglione & Matalon, 1998). Cette méthode permet également d’obtenir un nombre d’entretiens relativement important et ainsi recevoir assez d’informations pour saisir les opinions citadines globales. Notre objectif est, par ailleurs, d’obtenir l’avis de personnes les plus représentatives possibles de la population1 des abords de délaissés, les enquêtes ont donc été réalisées à proximité immédiate des délaissés pour recueillir le point de vue des observateurs quotidiens. Les entretiens ont été organisés en 3 parties : une partie concernant les usages et les activités réels et potentiels de l’espace, une partie sur les représentations de ces espaces (de manière générale et concernant les représentations de la naturalité) et une dernière partie, sous la forme d’un tableau à remplir, consistant à attribuer des valeurs à divers critères prédéfinis (Brun, 2015; Demailly, 2015) pour caractériser rapidement l’espace en question, notamment en tant que support de nature (Tableau 1).
Tableau 1. Liste de critères proposée aux habitants : il leur était demandé d’attribuer une note entre deux formulations antinomiques de chaque critère (prenons l’exemple du critère d’utilité : de part et d’autre du tableau sont écrits les critères « inutile » [proche de la note -2] et « utile » [proche de la note +2]. Si la personne trouve l’espace complètement inutile : elle coche la case -2, si elle trouve l’espace complètement utile : elle coche la case +2, si elle a un avis neutre sur la question : elle coche 0).
critère
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-2
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-1
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0
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1
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2
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critère antinomique
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artificiel
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naturel
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dompté
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sauvage
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inintéressant
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intéressant
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désagréable
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agréable
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repoussant
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attrayant
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inutile
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utile
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négligé
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entretenu
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10Une analyse qualitative des réponses à ces entretiens a été effectuée et permet de rendre compte des usages existants ou potentiels sur les délaissés, ainsi que des représentations globales que renvoient ces espaces. Les réponses des habitants ont été retranscrites, catégorisées et analysées de manière qualitative. À travers des tests d’indépendance (tests du Chi²), il est possible de déterminer les principales relations qui s’établissent entre les réponses des habitants selon les thèmes abordés. L’analyse du tableau des évaluations données par les interrogés à partir des critères proposés permet une approche quantitative des représentations : une analyse factorielle des correspondances (AFC) des valeurs attribuées aux délaissés permet d’interpréter les données croisées entre elles.
1172 personnes (33 femmes et 39 hommes) habitant à proximité des délaissés ont été interrogées. Parmi eux, 9 avaient moins de 30 ans, 35 avaient entre 30 et 60 ans et 28 avaient plus de 60 ans. Soixante-cinq résidaient en habitat individuel avec jardin et sept vivaient en logement individuel ou collectif sans jardin.
12Parmi les habitants interrogés, une majorité ne fréquente pas le délaissé, estimant n’avoir rien à y faire (64 %, Figure 2). En revanche, pour 36 % des habitants qui fréquentent les espaces, différents usages sont énoncés. Parmi eux, la moitié fréquente l’espace plusieurs fois par semaine. Le délaissé est utilisé comme lieu de promenade, notamment pour promener son chien, sur un « grand espace vert avec moins d’emprise de la ville » (habitant à proximité du délaissé n° 10). Ces espaces sont aussi considérés comme des lieux de détente et d’activités de plein air (divers sports, pétanque, cerf-volant, etc.) et de jeu pour les enfants.
Figure 2. Usages réels des délaissés par les habitants interrogés.
13Si 64 % des interrogés n’effectuent aucun usage sur les délaissés, ce sont seulement 45 % des personnes interrogées qui n’imaginent pas d’usages potentiels sur l’espace; ces personnes sont celles ayant répondu qu’ils n’avaient aucun usage de l’espace à la question précédente (Figure 3). Un nombre non négligeable de répondants indiquent des usages potentiels des délaissés. Parmi ces derniers, on retrouve l’activité de promenade ainsi que de jeu pour les enfants. La majorité des personnes ayant dit fréquenter l’espace indiquent des usages multiples, autres que ceux pour lesquels ils fréquentent l’espace, regroupant des activités de promenade, pour les enfants, etc. Le fait pour les habitants d’avoir au préalable un usage du délaissé semble donc laisser entrevoir sa multifonctionnalité.
Figure 3. Usages potentiels des délaissés pensés par les habitants interrogés.
14Afin de caractériser en premier lieu le rôle général qu’attribuent les habitants au délaissé de leur quartier, nous leur avons demandé de l’évaluer positivement ou négativement (Figure 4). Bien qu’on observe un pourcentage plus élevé d’habitants qui jugent que le délaissé renvoie une image négative (41 % des avis), 30 % le considèrent positif.
Figure 4. Réponse des habitants concernant le rôle du délaissé dans le quartier.
15Les raisons de cette évaluation contrastée du rôle du délaissé au sein du quartier sont en relation avec la représentation qu’en ont les habitants (Figure 5).
16Nous pouvons noter qu’une majorité d’habitants voit le délaissé comme un « lieu abandonné ». L’idée d’abandon ressort régulièrement lors des discussions, mentionnant des terrains non entretenus par leur propriétaire, qui ne s’en occupent pas : « Il ne sert à rien » (habitant à proximité du délaissé n° 50); « Cet espace n’amène rien » (habitant à proximité du délaissé n° 86).
17Dans une moindre proportion (14 %), des habitants mentionnent un espace vert, ce qui fait appel à la naturalité du lieu (détaillée par la suite). On retrouve également les termes « décharge » et « terrain vague », évoqués au sens négatif des termes, avec des pourcentages de 12 % et 8 % respectivement : « C’est en vrac et sale, c’est une décharge » (habitant à proximité du délaissé n° 67); « Le mauvais état tranche avec le reste du quartier » (habitant à proximité du délaissé n° 147).
18Les représentations des habitants renvoient également à la notion de projet urbain : pour 11 % d’entre eux, les délaissés sont, plus ou moins explicitement, des outils d’aménagement du territoire, voués à disparaitre, mais inutilisés pour le moment, ils sont « en attente », caractérisée par leur vocation future : « les gens cherchent des terrains à construire alors que celui-ci reste à l’abandon » (habitant à proximité du délaissé n° 50).
Figure 5. Représentations du délaissé par les habitants (les catégories présentées ci-dessous sont tirées directement des réponses des habitants).
19En revanche un caractère très positif, de « liberté », a été évoqué par plusieurs répondants : « La friche, c’est comme le silence en musique, du repos pour les yeux » (habitant à proximité du délaissé n° 50).
20La vision des délaissés par les habitants semble néanmoins majoritairement marquée par l’abandon et le manque d’utilisation au sein d’un projet urbain.
21Bien que la présence de végétation puisse apparaitre comme un point négatif aux yeux de certains riverains, elle peut également refléter une naturalité demandée par la population : « C’est calme, avec de la verdure, beaucoup d’enfants y jouent » (habitant à proximité du délaissé n° 80). La représentation positive des délaissés, quand elle est présente, est souvent due à leur caractère naturel. Nous développons cette question dans la partie suivante.
22Les réponses des habitants au tableau de valeurs attribuées aux délaissés qu’ils avaient en face d’eux font ressortir des éléments précisant les qualités – et défauts – attribuées aux délaissés (Figure 6).
23En général les espaces délaissés sont considérés par les habitants comme des espaces naturels et sauvages (57 notes positives sur 72 pour le critère « naturel », 47 pour le critère « sauvage »), ainsi qu’intéressants (41 notes positives contre 25 négatives). En revanche ils trouvent ces espaces plutôt inutiles et non entretenus.
24On retrouve par ailleurs une majorité d’avis neutres quant aux caractères agréable et attrayant. Nous pouvons sur ce point noter une majorité d’avis neutres lorsque l’adjectif proposé renvoie plus à la relation de la personne envers l’objet qu’à l’objet lui-même (le délaissé est agréable, attrayant pour la personne). À l’inverse, lorsque l’adjectif proposé renvoie à l’objet délaissé « en soi », les avis sont plus tranchés (naturel, sauvage, entretenu). Les réponses des habitants semblent relativement floues lorsqu’il est question d’exprimer leur propre avis sur les délaissés. Ceci est à mettre en parallèle avec la difficulté d’identifier, voire de nommer les délaissés, ces derniers n’ayant a priori pas de fonction propre. Les adjectifs « intéressant » et « utile » sont à ce propos difficile à interpréter, pouvant renvoyer à la personne, mais également à un groupe (les habitants du quartier, la collectivité). On ne peut affirmer avec certitude que le répondant exprime alors son avis personnel sur l’espace – quand bien même celui-ci serait personnel, ce dont on peut toujours douter – l’intérêt ou l’utilité que lui-même y trouve, mais peut-être l’intérêt ou l’utilité qu’un groupe, un collectif ou la société pourrait lui attribuer.
Figure 6. Réponses des habitants au tableau de valeurs attribuées aux délaissés. Source : Brun et al., 2017.
25L’analyse factorielle des correspondances (AFC, Figure 7) sur les réponses des 72 habitants au tableau de valeurs permet de comprendre le lien entre ces dernières.
26L’axe 1 (horizontal) semble décrire les valeurs associées aux délaissés : le critère « naturel » est associé au critère « utile ». L’axe 2 de l’AFC est en revanche représentatif des caractéristiques physiques de ces espaces : les critères « agréable », « entretenu » et « attrayant » sont opposés aux critères « sauvage » et « naturel » (Figure 7). Selon cette analyse, un espace agréable et attrayant aux yeux des habitants est donc entretenu. Les espaces ayant un aspect sauvage sont au contraire considérés comme antagonistes à ces critères. La position au sein du gradient urbain n’influence pas les réponses (centre-ville, suburbain et périurbain, non présenté sur la figure).
27On observe en revanche une correspondance entre le stade de végétation et certaines valeurs : les délaissés présentant une végétation au stade intermédiaire sont associés aux critères « sauvage » et « naturel ». Les délaissés à un stade de végétation primaire ont également tendance à être associées aux critères « agréable », « entretenu » et « attrayant ».
Figure 7. Analyse Factorielle des Correspondances des réponses au tableau de valeurs. Source : Brun et al., 2017.
Légende : Variance expliquée par l’axe 1 : 35%, variance expliquée par l’axe 2 : 19 %. Cette analyse permet de rendre compte des critères associés entre eux dans le tableau de valeurs associées aux délaissés. Deux critères proches graphiquement ont tendance à être associés dans les réponses. Deux critères éloignés sont contradictoires. Deux critères orthogonaux les uns aux autres (à 90°) sont considérés comme indépendants, plus particulièrement s’ils sont situés le long des axes). Le stade de végétation des délaissés est renseigné par différentes couleurs.
28Le caractère naturel étant associé aux deux axes de l’analyse, il représente, pour les habitants, aussi bien un jugement de valeur qu’un critère physique. Le caractère naturel est graphiquement associé à des espaces considérés comme peu intéressants, mais utiles et sauvages. Le lien entre les caractères naturel et utile a pu être mis en évidence de manière statistique : 75 % des habitants considérant le délaissé comme naturel le trouvent également utile (Chi², P-Value<0,05). Nous allons, pour comprendre les raisons de ces différences, étudier les représentations de la naturalité de ces espaces à travers les propos des interrogés. Ces dernières sont liées à la temporalité et à l’appréciation du délaissé.
29Pour 50 % des interrogés pour qui le délaissé est représentatif d’un espace abandonné, cet espace a une valeur positive (Figure 8).
30Parmi les habitants considérant le délaissé comme un espace vert, la plupart (92 %) le voient de façon positive. De la même manière, les habitants considérant le délaissé comme un terrain vague ou un espace abandonné l’apprécient majoritairement. En revanche les interrogés pour qui le délaissé est un terrain en attente ou une décharge en ont une appréciation majoritairement neutre ou négative.
31En effet, les habitants ont mis en avant le caractère transitoire de l’espace (« Maintenant [cet espace] n’a pas de fonction, mais il pourrait en avoir une », habitant à proximité du délaissé n° 80). Une part non négligeable d’entre eux (11 %, Figure 5) ont décrit les délaissés en référence à leur affectation future ou à leur potentiel de construction (« endroit constructible », « espace en cours de construction », « terrain qui va être aménagé »). Le statut transitoire des délaissés peut provoquer une incompréhension de leur place au sein de la ville par les habitants, la végétation en est alors le reflet.
Figure 8. Relation entre la représentation générale du délaissé et son rôle au sein du quartier. Les diagrammes indiquent les réponses des habitants à la question « Qu’est-ce que cet espace représente pour vous », croisées avec l’évaluation – positive ou négative – des habitants sur le délaissé en question. Source : Brun et al., 2017.
32Bien qu’il apparaisse dans l’analyse factorielle comme indépendant du caractère naturel (Figure 7), il existe un lien entre le stade de végétation et la représentation ainsi qu’avec l’appréciation du délaissé : le stade intermédiaire de végétation est considéré comme le plus naturel (Chi², P-Value<0.01, Figure 9) et a tendance à être le plus apprécié (Chi², P-Value<0.1). L’aspect de la végétation influence donc les représentations de la naturalité ainsi que l’appréciation qui en découle.
Figure 9. Relation entre représentation du délaissé comme espace de nature et stade de végétation. Les diagrammes indiquent les réponses des habitants à la question « Considérez-vous cet espace comme naturel ? », selon le stade de végétation du délaissé en question.
33Ces résultats révèlent l’existence d’un seuil de tolérance chez nos interrogés à propos des successions végétales, notamment avancées, qui paraissent envahissantes, étouffantes. À l’inverse, le stade primaire de végétation est peu représenté comme espace de nature. Une végétation trop basse n’est donc pas considérée comme naturelle et une végétation trop avancée est un frein à l’appréciation du délaissé.
34Enfin, on remarque une forte corrélation entre l’appréciation positive du délaissé et les usages : les habitants se représentent les délaissés de manière positive lorsqu’ils y effectuent des activités, ou se rendent compte du potentiel de ces espaces à accueillir des usages divers (Chi², P-Value<0,001).
35Les résultats de notre étude exploratoire montrent une grande diversité de représentations des délaissés par les habitants. Ces résultats corroborent ceux de Rupprecht et Byrne (2014) dans une synthèse bibliographique sur ce qu’ils nomment les « espaces de nature informels »: les habitants identifient aussi bien des bénéfices que des inconvénients concernant les délaissés.
36Ces auteurs ont également mis en évidence l’existence d’un lien entre appréciation des espaces de nature informels et expérience de la nature : les habitants sont plus ou moins sensibles à la présence d’espaces de nature informels selon leur emplacement au sein du milieu urbain. Nous ne retrouvons pas ces résultats dans nos enquêtes, le gradient urbain et le type d’habitation n’ayant pas d’influences détectables dans les réponses des habitants. Ceci peut être dû au fait que les agglomérations de Tours et de Blois sont relativement peu denses, ainsi, le gradient urbain ne présenterait pas d’assez fortes variations.
37En revanche, cette complexité de représentations est fortement liée à l’aspect de la végétation, significatif dans l’appréciation du délaissé. La reconnaissance des délaissés en tant que supports de nature est favorisée lorsque le délaissé présente un stade de végétation intermédiaire, entre pelouse et milieu buissonnant, ce stade de végétation est alors le plus apprécié. En revanche, un stade primaire de végétation, bien que permettant des usages récréatifs, ne confère pas au délaissé une représentation d’espace de nature. Ces délaissés sont alors majoritairement perçus comme des espaces à urbaniser. Enfin, la végétation trop impressionnante des délaissés à un stade avancé de végétation fait ressortir l’inquiétude ou l’angoisse des habitants face à la vacance de l’espace (Rupprecht et al., 2015).
38Nous avons pu mettre en évidence l’existence d’une étroite relation entre les représentations générées par les habitants, l’assimilation des délaissés à des espaces naturels et les usages qui y sont effectués. Une part non négligeable (44 %) des riverains interrogés s’empare de ces espaces pour y effectuer des activités de divers types. Malgré cela, les avis des habitants sont globalement orientés vers une dépréciation de l’espace, les délaissés y étant majoritairement considérés comme inutiles au sein du quartier. Ces représentations sont à confronter à la temporalité des délaissés, significatif dans le discours des habitants : les enquêtes révèlent en effet une ambiguïté quant à la légitimité des délaissés au sein du quartier, majoritairement perçu comme des terrains vagues, abandonnés et en attente d’un projet d’aménagement. L’état transitoire de ces espaces leur confère indéniablement un statut particulier au sein des villes. Comme l’énonce Gilles Clément, ces espaces sont « indécis, dépourvus de fonction, sur lesquels il est difficile de porter un nom » (Clément, 2004). Non dotés d’une fonction spécifique, ces espaces sont en rupture avec le tissu urbain environnant.
39Les représentations, qu’elles soient positives ou négatives, sont construites par des personnes qui voient au sein de leur environnement quotidien des espaces délaissés dont ils ne comprennent pas nécessairement l’affectation. Ils ignorent de quelle façon s’approprier ces lieux, souvent à cause d’un manque d’entretien qui creuse un fossé entre ces espaces et ceux entretenus d’une façon stricte par les collectivités. Le problème majeur de ces espaces est donc leur manque de définition ainsi que de visibilité sur un projet éventuel, qui peut provoquer un sentiment d’inquiétude face à leur vacance. Ces réactions sont le reflet de la considération du délaissé en tant que « non-lieu » (Lizet, 2010). Certains délaissés connaissent une succession de projets sans aboutissement, dont les habitants reçoivent des échos irréguliers et qui génèrent un sentiment de lassitude vis-à-vis de la présence du délaissé.
40Une majorité de répondants attribuent pourtant aux délaissés la qualité « intéressant » (Figure 6). Ceci laisse penser qu’ils reconnaissent le potentiel du délaissé et ne se détournent pas totalement de l’espace, mais seulement de son statut actuel. L’idée d’affecter un avenir à ces espaces permet de minimiser l’angoisse que leur vacance peut apporter (Rupprecht et al., 2015). Il parait donc nécessaire que les habitants comprennent la raison du délaissement de ces espaces. Une visibilité des perspectives et projets d’aménagement par les gestionnaires des délaissés aiderait sans doute à mieux apprécier ces espaces durant leur temps de veille. L’incompréhension du long temps de projet peut expliquer cette vision négative, voire cette angoisse vis-à-vis des délaissés (Andres, 2006). A l’inverse, pour certains habitants, ce devenir incertain peut être un point positif, des idées de « liberté » évoquées confirment la demande sociale d’espaces de respiration, de « rien » dans la ville (Foster, 2014).
41Les habitants peuvent percevoir les délaissés comme des espaces de non-conformisme, à l’opposé du reste de la ville dont les fonctions sont marquées et nommées (Groth et Corijn, 2005). Le caractère végétal peut influencer positivement l’appréciation des délaissés, considérés comme de la nature « sauvage », ces espaces renvoyant un aspect positif à de nombreux habitants.
42Toutefois, ce caractère végétal, ce « sauvage », a priori positif dans la littérature et vecteur de services écosystémiques, ne sont pas pour autant perçus comme tels. L’aspect de la végétation peut induire une certaine inquiétude auprès des habitants et ainsi favoriser l’assimilation des délaissés à des disservices écosystémiques. Cette représentation de la végétation rend difficile l’appréhension des délaissés, le cloisonnement végétal peut susciter l’inquiétude des usagers et invite à réfléchir à l’équilibre complexe du « sauvage dans ses expressions biologiques et sociales […] le statut hésitant d’une nature ordinaire qui commence à être connue et reconnue, mais qui voisine encore avec le déchet, au sens matériel et symbolique » (Lizet, 2010 : p.600).
43Au-delà des aspects naturalistes, l’objet même du délaissé en tant qu’espace urbain peut amener une représentation négative; l’acceptation de cette nature urbaine libre nécessiterait alors un travail de mise en forme, de domestication, afin d’assurer aux habitants un bien-être recherché (Lizet, 1989). Comme l’énonce Marie-Jo Menozzi (2007 : p. 152) : « Malgré la demande de nature en ville, on voit que continue de dominer l’idée de la ville comme lieu d’artifice, où prédomine la ʺmain de l’hommeʺ, où la nature n’a sa place que dans les espaces définis et soumis à une forme d’entretien et de contrôle de la part de l’homme » . La plupart des habitants apprécient les espaces de nature, mais une nature domestiquée, le caractère sauvage est, de manière générale, déplaisant à leurs yeux. Hoffman et al. (2012) ont sur ce point montré l’influence de la trace d’une gestion humaine sur la manière dont les habitants se représentent les délaissés : pour que le végétal ne soit pas vecteur d’inquiétude, il faut une nature « civilisée » (Calenge, 2003). Tzoulas et James ont également traité cette relation; ils parlent de « well kept landscapes » (2010) qui définissent des paysages gérés et structurés par l’être humain pour exprimer la préférence des habitants en matière de naturalité de proximité.
44La demande de nature en zone urbaine est en effet intimement liée aux valeurs culturelles, notamment celles relevant de l’esthétique et doit être nuancée selon le sens donné au terme nature par les habitants (Sullivan, Anderson, & Lovell, 2004). Il existe une étroite relation entre les représentations générées par les personnes résidant près des délaissés, l’assimilation de ceux-ci à des espaces naturels et les pratiques qui sont envisageables autour d’elles.
45Les délaissés urbains, de par leur végétation florissante, pourraient répondre aux besoins de nature en ville, mais cette flore, parfois perçue par les habitants comme désordonnée, peut être vue comme un élément dégradant de l’environnement (Rupprecht et al., 2015). Les résultats contradictoires des enquêtes sur la représentation de la naturalité des délaissés nous laissent penser que lorsque la végétation des délaissés a une représentation négative, c’est parce qu’elle renvoie à la vacance de l’espace, la notion d’abandon. D’ailleurs, lorsque les habitants qualifient le délaissé d’espace vert, ce dernier a une représentation positive. La notion d’abandon est prédominante : si certains habitants voient cet abandon positivement, comme opportunité de renouveau de la ville, d’autres le perçoivent négativement, comme révélateur d’une certaine déshérence, le caractère transitoire des délaissés rend donc difficile leur acceptation dans leur état actuel, d’espace abandonné. La vacance et le caractère transitoire de ces espaces peuvent être source d’angoisse.
46La végétation spontanée qui les caractérise constitue une réponse à la demande croissante de nature en ville, mais n’est cependant pas perçue comme synonyme de biodiversité. La nature en ville demeurant un élément recherché par les habitants – qu’ils soient au sein d’un tissu urbain dense ou moins dense – nous pensons que c’est par la communication sur la végétation des délaissés que leur appréciation sera améliorée (Dupré, 2009; Sénécal & Saint-Laurent, 1999). Les délaissés sont donc non seulement des habitats-refuges pour les plantes et les animaux, mais ce sont aussi des lieux de différentes pratiques humaines (espaces de liberté, de jeux d’enfants, etc.). Il est par conséquent nécessaire d’appréhender les interrelations écologiques et sociales qui existent sur ces espaces pour rendre compte de leurs rôles et intérêts pour la conservation de la biodiversité urbaine, d’une part, et pour répondre à la demande sociale de nature en ville, d’autre part.
47Ces réflexions amènent nécessairement à considérer le regard porté par les habitants sur la nature (Skandrani & Prévot, 2014). Un changement de regard face à la nature « sauvage », une « démystification » des délaissés en tant qu’objets abandonnés doit permettre d’améliorer leur représentation aux yeux des habitants, afin de ne plus les voir comme des espaces suscitant l’inquiétude (peu perçu dans nos enquêtes), mais comme des espaces de potentiel et de nature (Lizet, 2010). Une « perte d’expérience de la nature », qui amène les habitants à ne plus apprécier les espaces de nature lorsqu’ils ne sont pas transformés, a été évoquée (Shwartz et al., 2014b). Rupprecht et al. (2015) conseillent de valoriser les représentations positives que les délaissés présentent en tant qu’opportunité d’offrir des espaces de nature alternatifs à l’approche traditionnelle du parc. Les délaissés, vus comme de la nature sauvage, représentent en effet une opportunité de renouveau de la ville.
48Les délaissés offrent des potentialités pour l’aménagement, mais ne représentent pas une priorité écologique. Les délaissés sont généralement perçus comme révélateurs de problèmes sociaux au sein d’un quartier (Herbst & Herbst 2006). Afin de contrecarrer cette vision, il est possible de valoriser leurs rôles d’habitat écologique, que les urbanistes devraient inclure dans une planification urbaine. Comme l’énonce Gilles Clément, afin de valoriser le caractère naturel des délaissés et améliorer leur représentation, « il n’est pas question d’accepter la nature, il est question de la rendre acceptable » (Clément et al., 2007). Quelques aménagements légers avec des bancs ou de petites infrastructures peuvent suffire à améliorer l’acceptabilité des délaissés par la population (Rall et al., 2011). Des projets initiateurs ont déjà été menés pour faire des délaissés de véritables espaces verts. C’est le cas, par exemple, à Berlin (Fisher et al., 2013) ou encore à Nantes. À côté de la végétation spontanée ont été mis en place des caillebotis, des bancs, des panneaux botaniques et quelques espaces de jeu, qui révèlent alors le rôle potentiel et l’intérêt de ces espaces pour les services culturels, notamment de loisir, de bien-être et de détente. Par de simples actions de communication, les délaissés pourraient également être présentés aux habitants comme des lieux de ressources, comme socles pour la mise en œuvre de services écosystémiques. Comme l’énonce Chilpéric de Boiscuillé : « Si en réaction à cette dégradation urbaine, on décrétait ces espaces “vitaux”, lieux de re-source ou de ressources, la nature enrichirait peut-être son offre de biodiversité et les habitants y trouveraient de nouveaux usages » (Sabbar, 2009 : p.15).
49Les résultats de notre étude montrent le caractère ambigu des délaissés, considérés tantôt comme espace abandonné (négatif, disservice, inesthétique) tantôt comme espace de liberté (positif, de bien-être). Cette représentation complexe est fortement liée à la végétation, significative dans l’appréciation du délaissé, et à son usage. Il existe en effet une étroite relation entre les représentations qu’ont les habitants des délaissés, leur assimilation par ceux-ci à des espaces naturels et les usages réels ou envisageables autour des délaissés. Les services rendus par les délaissés sont alors difficiles à appréhender et démontrent la nécessité de trouver un équilibre entre nature sauvage et nature maitrisée.
50Des actions locales de valorisation écologique, via la mise en valeur de la végétation, permettraient de limiter l’inquiétude liée aux délaissés et de valoriser leur rôle en tant que supports de services écosystémiques culturels. La planification à plusieurs échelles permettrait de favoriser une conservation de la biodiversité urbaine dans ces espaces temporaires.
51Par ailleurs ces espaces en transition représentent un fort potentiel de construction de la ville sur elle-même dans les dynamiques de densification et renouvellement urbain (spatiales et temporelles). Il est donc nécessaire, pour valoriser leur place en aménagement, de les étudier sous ces différents prismes afin d’en comprendre la complexité et ainsi définir des priorités de planification.