1Le “droit à la ville” s’est imposé ces dernières années comme un concept clé, autant dans les sphères académiques que dans les mouvements issus de la société civile ou au sein des politiques publiques. Des institutions onusiennes aux mouvements citoyens de réappropriation de l’espace urbain, l’accessibilité de la ville pour tous est devenue une préoccupation fondamentale. En formulant ce concept de « droit à la ville », Lefebvre (1968) référait à une réappropriation des processus de décision et des outils de production de la ville par ses habitants. En ce sens, le « droit à la ville ne peut se concevoir comme un simple droit de visite ou de retour vers les villes traditionnelles. Il ne peut se formuler que comme un droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée » (Lefebvre, 1968 :108). L’affirmation et la participation de chaque citoyen au devenir de la ville devaient ainsi réduire les inégalités, limiter les formes de ségrégation et favoriser l’éclosion d’une ville plus inclusive et démocratique.
2Or, plus de 40 années après la parution du « Droit à la ville », force est de constater que les inégalités et les rapports de domination n’ont guère fléchi. Une importante partie de la population urbaine, au nord comme au sud, continue d’être mise à l’écart des aménités urbaines. Des logiques d’entre-soi (Donzelot, 2004) tendent à orienter la production de l’urbain, qui se fragmente en une multitude d’enclaves, attribuant à chaque individu sa place selon son statut social. Certaines minorités voient progressivement leur accès se restreindre aux espaces publics, qu’il s’agisse des sans-abri (Mitchell, 1997 ; Zeneidi-Henry, 2002), des vendeurs ambulants (Crossa, 2009), des prostituées (Hubbard, 2004) ou des jeunes (Malone, 2002), et l’individu consommateur semble se substituer progressivement au citoyen (Santos, 1987).
3Pour aborder de manière critique ces phénomènes, de nombreux chercheurs ont mobilisé le concept de « droit à la ville », de manière orthodoxe ou en le déformant et en l’adaptant aux contextes locaux. Par ailleurs, de nombreux responsables politiques ont utilisé ce terme comme un slogan, légitimant des pratiques souvent éloignées de l’idéal lefebvrien (Costes, 2010 ; Souza, 2010 ; Attoh, 2011). Du fait de sa flexibilité et des multiples lectures qu’il offrait dès son émergence, ce concept a acquis au fil du temps des significations variables, ce qui a progressivement réduit sa clarté et sa portée analytique. D’autant plus que l’application et la mise en œuvre du “droit à la ville” pour certains groupes peut participer à la mise à l’écart d’autres groupes, dont la présence est considérée comme un obstacle au déploiement de ce droit. Si le « droit à la ville » est souvent mobilisé dans une perspective critique par les chercheurs, son recours par les citoyens traduit souvent des rapports de domination et il se résume alors surtout à un droit dont bénéficieraient principalement les groupes dominants.
4En lançant cet appel, nous avions l’ambition d’éclairer ces ambiguïtés et de voir comment les chercheurs aujourd’hui s’emparent du « droit à la ville », le détournent et le transforment, ou même le rejettent. À cet égard, si les auteurs de ce numéro s’inscrivent dans une certaine filiation avec l’approche de Lefebvre, la plupart d’entre eux s’emploient surtout à actualiser ce concept et à l’inscrire dans la complexité de l’urbain contemporain. En insistant sur la notion de classe, Lefebvre tendait en effet à faire du citoyen urbain un membre de la classe ouvrière (Purcell, 2002), réduisant ainsi la diversité de la population urbaine et l’importance des enjeux liés au genre, au racisme, à l’âge, pourtant fondamentaux dans l’accessibilité de tous à la ville. C’est ce « biais de classe » (Ibid.), souvent évoqué comme une limite, que la diversité des identités urbaines étudiées dans ce numéro vise à dépasser. La variété des acteurs étudiés (mendiants, jeunes, femmes âgées, manifestants, graffeurs, etc.), des disciplines convoquées (du travail social à la géographie), des terrains et des formes de mobilisations étudiées et des échelles d’analyses (de la rue au projet urbain) témoigne cependant de la vigueur et de la portée analytique du « droit à la ville ».
5Plusieurs articles mettent en lumière la tension fondamentale qui anime le droit à la ville. Celle-ci est particulièrement manifeste en ce qui concerne les groupes minoritaires ou marginalisés pour lesquels l’appropriation de l’espace public constitue souvent une nécessité pour exister et intégrer le « public ». À cet égard, Annamaria Colombo, Caroline Raynaud et Giada de Coulon interrogent les politiques de gestion et de judiciarisation de la mendicité à Genève. En prenant soin de confronter les justifications de ces politiques aux discours des mendiants eux-mêmes sur leurs propres pratiques, cette perspective de recherche leur permet de montrer qu’au-delà de simples stratégies de survie, les pratiques de mendicité dans l’espace public traduisent également un désir de reconnaissance et constituent une forme de réappropriation de la marge socio-spatiale dans laquelle sont maintenues ces personnes. Sous une forme différente, les groupes de jeunes bruxellois étudiés par Mattias de Backer investissent l’espace public de manière à prendre place dans la ville. Souvent contraints par les normes d’usages des espaces publics qui ne correspondent pas à leurs pratiques, ces jeunes doivent donc s’approprier, marquer et « parochialiser » des espaces publics de manière à y induire leurs propres normes et à pouvoir s’y exprimer pleinement. Face à des structures de contrôle toujours plus contraignantes et exclusives, ces pratiques constituent autant de tactiques (De Certeau, 1990) et de formes de résistance visant, pour chacun de ces groupes, à prendre leur place dans la ville. À l’instar de l’appropriation d’espaces publics par des mendiants ou des groupes de jeunes, le graffiti représente aussi, selon Andrzej Zieleniec, « l’intervention illégale de ceux qui n’ont pas le pouvoir de s’affirmer autrement ». En réinscrivant le graffiti au sein des théories de la production sociale et relationnelle de l’espace, cet auteur conçoit cette pratique comme un engagement créatif avec la ville, comme une volonté de ceux qui s’expriment de produire et de pratiquer l’espace, « d’être représenté dans et à travers l’espace », et donc d’affirmer leur droit à la ville.
6Or, la visibilité et l’affirmation de ce désir de faire partie du « public » suscite des tensions, voire de la gène, chez d’autres groupes qui considèrent ces pratiques comme irrespectueuses de l’ordre et des normes établies. Comme le dit Mattias De Backer : « afin de s’inscrire dans un cadre de socialisation, les jeunes, ainsi que d’autres « indésirables » doivent adopter des comportements souvent perçus comme antisociaux ». En affirmant leur droit à la ville, les minorités voient donc paradoxalement les mesures de contrôle et de surveillance à leur égard se renforcer. L’émergence de mesures de criminalisation de la mendicité à Genève, décrite par Colombo et al., en constitue un exemple éloquent. Cette tension entre désir de reconnaissance et contrôle social semble au cœur de la dimension paradoxale du droit à la ville pour les groupes minorisés et soulève de multiples questions. Comment permettre à chacun de prendre place dans la ville sans que cela ne restreigne celle des autres ? Comment concilier les enjeux de cohabitation entre différents groupes et l’exigence éthique d’un droit collectif à la ville ? Les groupes marginalisés ont-ils réellement les moyens de bénéficier du droit à la ville ou l’idée d’une « ville pour tous » n’est-elle finalement qu’une illusion inatteignable ?
7Ces questions se posent d’autant plus que certaines demandes pour un « droit à la ville » acquièrent davantage d’écho et de légitimité que d’autres selon les groupes concernés, leur capacité à mobiliser la sphère médiatique et leur degré d’institutionnalisation. L’émergence du mouvement citoyen PicNic the Streets à Bruxelles, étudié par Julie Tessuto est significative à cet égard. Centralisé autour d’un groupe relativement homogène (belges néerlandophones appartenant à la classe moyenne) et organisant régulièrement des pique-niques désobéissants dans les espaces publics centraux, ce mouvement est parvenu à inscrire dans le débat public les enjeux environnementaux et écologiques et la nécessité de privilégier le piéton dans le centre-ville. Or, l’auteure montre que la visibilité de ce mouvement tend à réduire l’importance des transformations socio-économiques du centre-ville, renforcées en outre par l’instauration d’une zone piétonne au centre de la capitale belge. En réclamant le droit à un espace piéton, cette mobilisation tend finalement à une « dépolitisation des enjeux d’aménagement », à réduire la portée sociale de certains choix urbains et à limiter l’affirmation d’autres groupes moins organisés. Cet article souligne ainsi les limites de l’appropriation politique du concept de « droit à la ville », sa mobilisation pouvant reproduire, sous une forme enjolivée, des rapports de domination. Ce constat impose d’analyser en profondeur les revendications et les mobilisations citoyennes pour en comprendre finement les ressorts et les finalités. Cette exigence apparaît d’autant plus nécessaire pour éviter de figer le « droit à la ville » et de le transformer en un signifiant totalement vidé de son sens et sans plus aucune utilité pour comprendre les enjeux urbains.
8Le droit à la ville s’imbrique en effet dans une multitude de paramètres qu’il est nécessaire d’analyser pour en saisir la pleine réalité. En s’intéressant spécifiquement aux pratiques des promenades balnéaires par les femmes âgées, Mathilde Bigo et Raymonde Séchet montrent comment se pose la question du droit à la ville en fonction de l’âge. Mais elles révèlent notamment que les difficultés rencontrées par ces femmes âgées pour accéder à et s’approprier ces espaces sont renforcées, ou au contraire réduites, en fonction du genre et de la condition physique, ce à quoi s’ajoute des critères économiques, culturels et relationnels. En déployant une enquête très fine des contraintes et de leur articulation, elles mettent en garde contre une réduction de l’analyse critique du droit à la ville « au dévoilement des effets de l’économie capitaliste et à la seule prise en considération des rapports sociaux de classe » mais invitent au contraire à embrasser toute sa complexité.
9Cette approche micro-géographique se retrouve dans l’article de René Hoenderdos à propos des usages et des interactions sociales dans un parc d’une banlieue pavillonnaire à Johannesburg. À travers les usages variés de ce parc, une multitude de citoyens parvient à s’engager socialement et à construire un sentiment d’appartenance au quartier. Bien que les appropriations de ce parc soient différenciées, que les pratiques varient selon les groupes sociaux (riverains, jeunes, domestiques), l’auteure montre qu’ils parviennent à négocier leurs présences et leurs différences. Or, c’est justement à travers la reconnaissance –même implicite– de l’autre et de la différence que se constitue dans ce quartier une confiance mutuelle et finalement un sens de la communauté. Bien que ces rapports sociaux correspondent à une « multiplicité tolérée » (Amin, 2008) plus qu’à une véritable inclusion, cet exemple rappelle l’importance du libre accès aux espaces publics pour la représentation de chacun et l’élaboration d’un droit à la ville (Mitchell, 2003).
10Comprendre précisément les phénomènes d’exclusion et d’inclusion dans la ville exige donc une analyse très fine des pratiques de l’espace et du vécu des individus. Dans cette perspective, Vanessa Becciu porte son attention sur le projet Euroméditérranée, vaste opération de renouvellement urbain dans les 2ème et 3ème arrondissements de la ville de Marseille. En s’intéressant aux trajectoires des personnes déplacées, elle s’attache à révéler les critères selon lesquels les déplacements se sont imposés à certains habitants ainsi que la manière dont ils sont vécus. Cette approche géo-sociologique lui permet de montrer que ces déplacements ne constituent pas seulement une exclusion spatiale du centre-ville mais qu’ils traduisent surtout une mise à l’écart politique et culturelle de la ville. Dans une autre perspective, J. Gangneux Kébé montre comment les pressions foncières sur l’espace urbain transforment la capacité des habitants à « faire ville » (Agier, 2009). Dans le quartier Hafia à Conakry (Guinée), les espaces publics constituent clairement les fondements de la fabrique urbaine par les habitants. Appropriés collectivement de manière permanente, temporaire ou exceptionnelle pour des évènements familiaux, sociaux ou marchands, les espaces communs ont une réelle fonction sociale. Ils fédèrent les microsociétés locales et constituent le nœud à travers lequel se négocie et se façonne l’espace du quartier. Or, la privatisation progressive de ces lieux et leur fermeture restreignent considérablement la mise en œuvre de ces pratiques, pourtant fondatrices du lien social et de l’habiter dans ce quartier. En réduisant les espaces communs, cette privatisation affaiblit les compétences habitantes ainsi que la portée des mécanismes de fabrique urbaine, prenant forme dans (et grâce à) ces espaces communs. Dans un contexte où l’absence de l’État dans la planification urbaine – ou du moins, la réorientation de son action vers des intérêts privés - est prégnante, la privatisation et la fermeture des espaces communs peuvent avoir des effets considérables sur le fonctionnement d’un quartier, basé sur la participation de ses habitants.
11Les articles de ce numéro montrent ainsi l’importance du concept de « droit à la ville » dans la mesure où il engage chercheurs, praticiens et société civile autour des questions urbaines. La flexibilité de ce concept, la facilité de chacun à le faire sien permettent d’inscrire au cœur du débat public des enjeux démocratiques et de susciter la participation citoyenne. Par sa portée heuristique, le droit à la ville favorise l’éclosion d’une multitude de réflexions tout en incitant à prendre en compte la place des plus démunis, de ceux qui n’ont pas accès au discours public. Or, c’est justement ce succès et cette mobilisation qui en constitue une limite dès lors qu’il s’agit de comprendre à qui il est adressé. Le droit à la ville pour qui ? Ces différents articles montrent qu’il est difficile de répondre à cette question, ne serait-ce que parce que le « droit à la ville » se décline en autant de visions qu’il y a de groupes et qu’il varie en fonction de leurs propres intérêts, lesquels pouvant être parfois incompatibles. S’il est plus que jamais nécessaire de promouvoir l’essor de pratiques démocratiques au sein de la fabrique de la ville, le « droit à la ville » doit être appréhendé avec prudence. Sa mobilisation dans les politiques urbaines ou dans les pratiques citoyennes traduit en effet plus souvent la reproduction d’un ordre socio-urbain que l’élaboration des modalités pour remettre en cause ces rapports. La diversité des articles soulève finalement la difficulté du concept de « droit à la ville » à déployer des pistes d’action pour une appropriation véritablement collective et inclusive de la ville. Cette limite semble résider dans le fait que ce concept est souvent associé à une ville totalement libérée des tensions et des frictions, sans parvenir à intégrer le fait que l’espace public constitue un espace dont le conflit est partie intégrante, que la ville se bâtit sur la gestion de ces tensions plus que sur leur élimination.