1En matière de gestion de l’eau, l’expérience française semble devoir être élevée au rang de « modèle » et faire école aussi bien en ce qui concerne la gestion de la ressource en eau que pour ce qui est de celle des services publics locaux liés à l’eau (distribution d’eau potable et assainissement). En effet, dans le domaine de la gestion de la ressource en eau, la gestion intégrée par bassins hydrographiques ou la mise en place pour l’eau d’un principe pollueur-payeur sont mises en avant à travers la promotion du modèle des Agences de l’eau aussi bien par l’Union Européenne que par les grandes organisations internationales (Banque Mondiale, en particulier). Les mêmes institutions internationales (Banque Mondiale, 1994) présentent le « modèle français » de gestion des services urbains, pour être plus précis, la gestion déléguée de ces services, comme une solution universelle aux problèmes que peuvent connaître les grandes métropoles de l’Ouest, de l’Est ou du Sud dans ces domaines. Dans le domaine de l’eau, nombreuses sont les villes millionnaires qui ont, depuis une dizaine d’années, confié la gestion de leurs services à une filiale de l’un des trois grands majors français du secteur : VEOLIA (Générale des Eaux), SUEZ (Lyonnaise des Eaux) ou SAUR.
2Dans les pays en voie de développement, la signature de contrats qui prévoient des investissements financiers et des populations à desservir impressionnants constitue souvent une décision prise par les plus hautes autorités du pays sous la pression des organisations internationales. Il s’agit généralement de mettre fin à une gestion en régie considérée comme déficiente tant du point de vue financier que de sa capacité à apporter une réponse, en termes aussi bien qualitatifs que quantitatifs, aux défis d’une urbanisation extrêmement rapide et mal maîtrisée. Le « modèle français », et, souvent la gestion déléguée à un grand groupe d’origine française, sont alors présentés comme une solution miracle à même de résoudre avec rapidité et efficacité des problèmes insolubles pour les régies en place. Même si les capacités techniques, financières et de gestion interne de ces grandes entreprises sont réelles, et les résultats obtenus parfois spectaculaires aussi bien sur le plan qualitatif que quantitatif, il n’est pas rare qu’apparaissent, quelques années après la signature d’un important contrat, des problèmes, parfois même des conflits, aussi bien avec les autorités organisatrices ou les instances de régulation qu’avec les populations concernées. Depuis quelques années, le « modèle français » et les grands groupes français sont alors de plus en plus remis en cause au point d’être parfois regardés, respectivement, comme l’outil et les acteurs d’une étape ultime dans un processus d’accaparement par des puissances étrangères développées des ressources naturelles des pays en développement, à travers la privatisation de la plus essentielle, de la plus vitale de toutes ces ressources : l’eau. De don du ciel, de la nature ou de Dieu, bienfait plus ou moins bien dispensé par une administration publique, certes souvent peu efficace, mais généralement peu regardante pour les mauvais payeurs et même les fraudeurs, l’eau est alors devenue un service tarifé source de profit pour une entreprise recherchant rigueur et efficacité dans sa gestion.
3Sans doute est-il alors nécessaire de revenir sur ce « modèle français » tel que présenté et mis en œuvre au niveau international pour en expliciter les principes et s’interroger sur sa capacité à résoudre les problèmes que connaissent les pays en développement en matière de services publics urbains. Nous serons amenés à constater que ce « modèle » correspond à une stylisation assez radicale de l’expérience française en la matière au point que l’on peut affirmer que le « modèle français » n’a jamais été appliqué en France avec la radicalité et la brutalité avec laquelle les grandes organisations internationales et les groupes français les plus directement intéressés entendent le développer dans des pays dits « émergents » ou « en développement ». Manifestement étranger et inapplicable en France, dans un pays développé, ce modèle international serait-il adapté aux pays en développement ?
4En matière de services publics locaux, le « modèle français » est présenté comme caractérisé par sa grande souplesse, son adaptabilité aux contraintes géographiques, techniques et économiques et son efficacité à concilier performance technico-économique et exigences de service public. Pour ce qui est de l’organisation territoriale des services, on évoque la souplesse de la coopération intercommunale qui permet, par le biais de diverses formes d’établissements publics, de s’affranchir d’un cadre communal trop étroit pour se placer à une échelle territoriale pertinente d’un point de vue technico-économique afin de réaliser des économies d’échelle. Mais c’est plus particulièrement en matière de gestion que ce « modèle français » paraît le plus intéressant. On insiste en effet sur l’étendue des possibilités qui s’offrent aux autorités organisatrices dans ce domaine : les formes de gestion directe sont variées (régie simple, régie autonome) et celles de gestion déléguée permettent également un partenariat public-privé adapté à chaque situation. En outre, des montages mixtes, à travers la délégation de gestion à une société d’économie mixte associant capital public et privé, sont également possibles. Bien entendu, lorsque les grandes organisations internationales ou les grands groupes français de services urbains évoquent les modalités de gestion possibles, c’est pour insister sur celles qui correspondent à une gestion déléguée, présentées comme permettant de bénéficier de la compétence et des financements des groupes privés tout en répondant aux objectifs politiques, économiques et sociaux déterminés par les responsables publics des services. Tel qu’il est promu et mis en place à l’étranger, ce « modèle français » est donc un modèle de gestion privée des services publics urbains.
5À en croire les juristes, et en particulier Luchaire (1991), la France n’a pas véritablement élaboré de montages juridiques originaux ; les traditions juridiques nationales les plus diverses permettent, envisagent, ou ont plus ou moins développé des modalités de coopération entre responsables publics et prestataires privés. L’originalité française réside donc plutôt dans le faible développement du socialisme municipal en France lié à une réticence quasi viscérale de l’État pour le développement de toute forme de pouvoir local, pour des raisons qu’il n’est sans doute pas utile de rappeler ici. La faiblesse du municipalisme français a permis le développement de grands groupes français de services urbains ; l’originalité française est donc probablement moins dans le « modèle » que dans le large recours à la gestion déléguée des services urbains et l’important développement des entreprises privées dans ce secteur. La large diffusion aujourd’hui du terme de « modèle français » tient donc moins au succès d’une construction juridique originale qu’à celui de quelques groupes d’origine française aujourd’hui largement transnationaux.
6Ainsi, lorsque l’on parle à l’étranger d’un « modèle français » de gestion des services publics locaux, dans le domaine de l’eau en particulier, c’est en faisant référence à l’obtention par les grands groupes français de services urbains de contrats de gestion déléguée de ces services dans de grandes métropoles mondiales. Mais il ne s’agit pas simplement de changer de gestionnaire, de mode de gestion, mais plus fondamentalement d’introduire un nouveau « modèle » de gestion de ce service public, une nouvelle conception de l’eau potable. Ainsi, qu’elle soit désirée par les responsables publics locaux ou imposée par les gouvernants nationaux ou (et) par la pression des grandes organisations financières internationales, cette gestion déléguée « à la française » repose sur deux principes essentiels :
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l’établissement de relations contractuelles entre une autorité organisatrice publique et locale, responsable de la définition et du contrôle du service rendu à la population, et un prestataire de service privé chargé de développer et gérer le service pour le compte de cette autorité organisatrice ;
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l’établissement de relations marchandes entre le prestataire privé et les clients desservis reposant sur le principe de la vérité des prix ; on parle généralement de recouvrement complet des coûts (full cost pricing).
7Après avoir mis en évidence ces deux caractéristiques fondamentales du modèle de gestion des services publics urbains qui s’impose au niveau international sous le vocable de « modèle français », on peut alors revenir sur l’expérience française pour s’intéresser au fonctionnement du système de production de ces services et mettre au jour certains écarts au modèle. À la lumière de cette analyse, il sera alors possible de s’interroger sur les problèmes que peut poser la diffusion d’un tel modèle à l’ensemble de la planète.
- 1 Créée sous la forme d’un Établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) en 1946 p (...)
8À s’intéresser à l’expérience française en matière de gestion des services publics, on ne peut qu’être frappé par un certaine schizophrénie du discours français sur les services publics : d’un côté, dans le contexte du mouvement de libéralisation des marchés et d’ouverture à la concurrence des services publics, on met en avant l’importance quasi-culturelle, pour la France, de la notion de service public et celle des grandes administrations et entreprises nationales de service public dans le domaine de l’énergie, des transports, des télécommunications, ou de l’ingénierie, etc. De l’autre, on met en avant un « modèle français » de gestion privée des services urbains et l’existence de grands groupes privés spécialisés dans ces domaines. Sans doute l’expérience française en matière de service public est-elle riche de ses contradictions, il est en tout cas intéressant de noter que des secteurs dont le développement a présenté des similitudes importantes, comme l’électricité et l’eau, par exemple, constituent aujourd’hui des cas emblématiques de deux « modèles » français de services publics radicalement différents. D’un côté, l’État a organisé, à travers une nationalisation du secteur en 1946, une grande entreprise publique, Électricité de France (E.D.F.)1, fer de lance d’une certaine conception du service public « à la française », de l’autre, il a favorisé le développement d’un secteur privé puissant aujourd’hui promoteur d’un « modèle français » de gestion privée des services publics.
- 2 Il ne nous paraît pas utile de développer ici les raisons du développement d’une expérience françai (...)
9La France a donc vu historiquement2 se développer deux « modèles » de services publics antagonistes :
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- 3 Dans une optique libérale, l’usage du vocable d’ « exception française » pour ces grands monopoles (...)
d’une part, des grands services publics nationaux organisés et contrôlés par l’Etat et présentés comme reposant sur une notion de service public particulièrement développée, outil d’aménagement du territoire et de cohésion sociale reposant sur des principes d’équité sociale et territoriale, qui, en particulier à l’échelle européenne, construisent l’image d’une « exception française »3 en matière de service public;
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d’autre part, des services publics urbains qui ont vu se développer quelques grands groupes privés aujourd’hui largement internationalisés qui constituent des prestataires puissants pour le compte des communes ou de leurs groupements.
10Le mouvement à la fois mondial et européen de libéralisation des échanges développe, au nom du soutien de la croissance économique et de l’amélioration de la compétitivité des entreprises, une marchandisation (Sciences de la société, 2005) croissante de l’ensemble des biens et services et une ouverture des marchés nationaux à la concurrence internationale. En France, ce mouvement remet en cause les monopoles publics (énergie, transport ferroviaire, courrier) et impose une transformation du statut des organisations jusqu’ici gestionnaires de ces monopoles. Il ébranle donc les fondements du premier « modèle » et tend à diffuser le second, en France dans de nouveaux secteurs, et à l’échelle de la planète pour l’ensemble des services indispensables aux populations (eau, énergie, transports, télécommunications…). Ainsi, l’expérience française, avec ses deux « modèles » historiques, propose deux solutions possibles pour la gestion des services publics et suggère une difficile compatibilité des impératifs de développement social et territorial avec les logiques de marchandisation et d’ouverture des marchés.
11Ajoutons également que si, au niveau international, on a tendance à ne retenir de l’expérience française que celle de la gestion déléguée à des grands groupes privés de services urbains, il convient néanmoins de rappeler, dans ce domaine, l'importance des régies et des sociétés d'économie mixte (SEM), solutions publiques encore bien vivantes pour la gestion des services publics locaux. Enfin, même si elles ont été fortement remises en cause par les politiques libérales mises en place dans leur pays d’origine ou si elles connaissent des difficultés liées à celles de l’Union Européenne, sans doute ne faut-il pas oublier que nombreux sont les pays européens qui ont développé des solutions publiques locales pour la gestion des services urbains, comme l'Angleterre, l'Italie ou l'Allemagne (Stoffaes, 1997).
12Revenant à notre parallèle entre eau et électricité, il nous paraît intéressant de rappeler un point commun à ces deux secteurs, la responsabilité publique locale, celle des communes, et la tendance à confiner ces communes dans un simple rôle d’autorité organisatrice délégant leur service à une entreprise publique en position de monopole, pour l’électricité, ou ayant tendance à le faire à un grand groupe privé en position oligopolistique, pour l’eau. Se pose alors dans les deux cas la question de la réalité d’un contrôle possible du service rendu par ces prestataires publics ou privés au-delà du devoir (plus que du pouvoir) juridique de le faire pour l’autorité organisatrice.
13D’un côté, on a eu tendance à considérer la question comme résolue en raison de la nature juridique du prestataire dans la mesure où E.D.F. aurait su développer en son sein une véritable culture de service public si bien que l’on peut parler en quelque sorte d’une autorégulation par le prestataire public ; nous ne discuterons pas ce point. De l’autre, Lorrain (1990, 1995a) a développé l’idée d’une autorégulation de système entre une autorité organisatrice publique locale dirigée par des élus, une entreprise privée prestataire en situation de concurrence et des consommateurs-citoyens susceptibles de manifester leur mécontentement auprès de leurs élus locaux.
14Cette représentation théorique de la régulation du système de production des services urbains résiste mal à l’épreuve de l’analyse du fonctionnement réel de ce système (Petitet, 1999).
15Bien que mise en avant d’un point de vue théorique, la concurrence, aussi bien entre modes de gestion, qu’entre groupes prestataires, s’avère illusoire. Qu’elle ait été prise lors de la mise en place du service ou dans la vie de celui-ci, qu’elle ait été liée à une peur de ne pas pouvoir disposer des compétences techniques nécessaires (peur alimentée par un discours des groupes privés constructeurs et gestionnaires sur la complexité techniques des dispositifs qu’ils mettent en place), à des problèmes de gestion du personnel communal, ou à des problèmes financiers (perspectives d’investissements lourds à réaliser dans un contexte de difficultés financières des communes depuis les années 80, priorités mises sur d’autres domaines de l’action communale…), la décision de déléguer un service est de celles sur lesquelles il est très difficile de revenir. Une fois le service délégué, il est très difficile de revenir à une régie ; les quelques exemples connus sont liés à des contextes particuliers souvent issus d’un conflit important avec le prestataire en place. D’ailleurs, on constate très souvent que, une fois installé, celui-ci l’est pour longtemps ; la concurrence entre les différents groupes n’est donc le plus souvent que théorique. Cette faible concurrence dans le secteur est liée non seulement à la durée des concessions, mais également à l’existence d’une incontestable « prime au sortant » à l’issue des contrats, qu’elle soit liée à la qualité (qui va de la bonne relation de travail à la corruption) de la relation établie avec les élus, à la supériorité du gestionnaire au fait du fonctionnement du service (et parfois officieusement associés à l’élaboration du dossier d’appel à propositions !), ou aux arrangements possibles entre groupes en position oligopolistique.
16D’un point de vue juridique, la délégation de gestion ne correspond absolument pas à un transfert de la responsabilité du service vers le prestataire privé. L’autorité publique délégante reste responsable de la définition du service dans ses composantes aussi bien quantitatives (desserte, prix…) que qualitatives, et du contrôle de la prestation rendue par son délégataire privé. Pour permettre ce contrôle du service, celui-ci est tenu de remettre annuellement un compte rendu technique et financier permettant, d’une part, le contrôle du service et, d’autre part, la rédaction d’un rapport par l’exécutif de l’autorité responsable en direction des élus et des administrés-usagers.
17Le suivi et le contrôle d’une délégation de gestion constituent pourtant un exercice difficile pour des raisons diverses. Ainsi, il s’avère souvent malaisé de vérifier et apprécier les éléments fournis par le délégataire (pas toujours de très bonne grâce) faute d’éléments comparatifs en ce qui concerne ces éléments, mais également souvent faute de compétence non seulement du côté des services communaux ou syndicaux, mais aussi du côté des services de l’État (Direction Départementale de l’Équipement ou de l’Agriculture) pourtant chargés d’une assistance auprès de l’autorité délégante. Par ailleurs, les contrats réservent parfois de mauvaises surprises en ce qui concerne les révisons de prix ou les conditions de passation d’avenants, conséquences d’une négociation mal maîtrisée au moment de leur signature. On peut parler non seulement d’une asymétrie d’information, mais aussi de compétence entre l’entreprise privée délégataire et l’autorité délégante. Malgré des efforts législatifs et réglementaires, la volonté des associations d’élus ou de collectivités et des services de l’État, on peut malheureusement constater qu’il demeure difficile pour les autorités organisatrices françaises de traiter d’égal à égal avec des grands groupes privés spécialisés dans la gestion des services publics urbains.
18Ainsi, on peut finalement considérer avec Lorrain (1995b) que l’absence de récrimination de la part des usagers vaut, pour les élus responsables, satisfecit accordé à la gestion d’un délégataire privé choisi selon le principe de l’intuitu personnae. Nous ne sommes pas sûrs que ce type de régulation du service conduise à une gestion qui prenne en compte au mieux les intérêts de ses destinataires. L’apparition puis l’action, certes parfois éphémère, d’associations d’usagers dans le domaine de l’eau consécutives à la mise en place de la loi sur l’eau de 1992 est sur ce point particulièrement intéressante (Dall’Aglio, 1999). Elle met tout d’abord en évidence une certaine tendance des responsables publics et des gestionnaires privés à négliger les récriminations des usagers-citoyens. Cette forte inertie impose donc un niveau d’insatisfaction important et une organisation revendicative collective fortement visible (refus collectifs d’acquitter les factures, pétitions, manifestations, affaires portées devant les tribunaux…) pour que les responsables publics et privés acceptent de reconnaître cette insatisfaction et qu’un processus de réajustement du fonctionnement du système puisse se mettre en œuvre. Ce réajustement, cette régulation, n’est alors que rarement le fait de ces responsables publics et privés mais plutôt celui de l’État, à travers son action législative, réglementaire ou judiciaire mais également celle de ses services alors mobilisés (services de « contrôle de légalité » des Préfecture, Chambres régionales des Comptes, services extérieurs des ministères de l’Équipement ou de l’Agriculture). À ce titre, on peut évoquer un cortège de lois votées au milieu des années 90 dans un contexte où l’apparition d’« affaires » (Grenoble, Saint-Étienne en particulier) et mouvement de protestation des usagers manifestait une crise du fonctionnement du système de délégation. Ainsi la Loi du 29 janvier 1993, « relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques » (dite « Loi Sapin »), a mis en place un certain formalisme et des obligations de publicités renforcées dans les procédures de passation des contrats de délégation, la Loi du 2 février 1995, relative au renforcement de la protection de l’environnement (dite « Loi Barnier »), a limité la durée des contrats de délégation et interdit la pratique des « droits d’entrée » et enfin, la Loi du 8 février 1995 relative aux marchés publics et délégations de services publics (dite « Loi Mazeaud ») a imposé la remise d’un rapport annuel par le délégataire comportant les comptes retraçant la totalité des opérations afférentes à l’exécution de la délégation et une analyse de la qualité du service.
19On ne peut donc accepter la thèse d’une autorégulation de système, mais plutôt constater une coalition entre autorités publiques locales et gestionnaires privés et un mauvais fonctionnement de la démocratie représentative pour le contrôle de la gestion de ces services publics. Cet état de fait favorise l’apparition de mouvements de consommateurs revendicatifs afin que l’État procède à une régulation globale qui fasse évoluer le fonctionnement des systèmes d’acteurs locaux. Il ne s’agit donc pas d’une autorégulation de système local mais plutôt d’une régulation globale par l’État dans un cadre de résolution de situations de crises ; un modèle de régulation « à la française », sans aucun doute.
20Le « modèle français » des services urbains, tel qu’il est porté à l'échelon mondial, respecte, au moins dans le domaine de l'eau, le principe, cher à la Banque Mondiale comme à l'ensemble des grandes institutions internationales (Amzert, 1999), de la vérité des prix : les usagers, ou plutôt les clients, du service public d’eau potable doivent supporter l’ensemble des coûts afférents à la mise en place et à la gestion du service. Ce principe, qui repose sur une représentation implicite de l'eau comme bien économique marchand (donnant lieu à consommation individuelle et à tarification au coût réel) plutôt que comme service public (se préoccupant de solidarité sociale et refusant toute discrimination économique), est présenté comme la condition sine qua non aussi bien d'un usage parcimonieux et responsable (« durable » ?) de l'eau que de la viabilité économique du service.
- 4 Même si sa question centrale est ailleurs, on en trouvera néanmoins des éléments dans Goubert (1986 (...)
21Il est vrai que, depuis sa Loi sur l’eau du 3 janvier 1992, la France semble devoir faire figure de bon élève avec la mise en place de la comptabilité M49 et la généralisation d'une tarification binôme. Il convient néanmoins de constater que cette vérité des prix reste encore en France toute relative et que la représentation de l'eau comme « bien économique parmi d'autres » (Ministère de l’Intérieur, 1967) apparaît comme une construction sociale longue, difficile et absolument pas consensuelle, et dont l'histoire reste d'ailleurs largement à faire4. Pour notre part, à faire une histoire du développement des services d'eau potable attentive à ses pratiques et représentations, nous avons pu constater que l’histoire du passage d'une eau mobilisée et consommée collectivement à travers des fontaines publiques à une eau livrée à domicile via un réseau et donnant lieu à une tarification individuelle (donc à une consommation mesurée par un compteur) n’est pas seulement celle de la marche du progrès en matière d’hygiène et de confort, mais également celle de l’adoption d’un nouveau modèle de service public, sous la pression de certaines forces sociales et malgré la résistance d'autres, en particulier des catégorie sociales les plus défavorisées. En somme, en France aussi il a fallu imposer ce modèle (Petitet, 1998-1999).
22Par ailleurs, si une certaine vérité des prix semble désormais avoir été imposée en France, il convient néanmoins de noter, d’une part, qu’elle n’est que toute relative et, d’autre part, qu’elle constitue en fait l'aboutissement d'un long processus de désengagement de l'État en matière financière au cours de l’histoire du développement des services de distribution d'eau potable.
- 5 On pourra, par exemple, trouver l’histoire et les descriptions techniques des réseaux d’alimentatio (...)
23Ainsi, si le développement de ces services dans nombre de grandes villes françaises lui est antérieur5, on peut noter une accélération du développement de ce type de service en France après la Loi du 15 février 1902 et grâce aux fonds alors mis en place par les ministères de l'Agriculture et de l'Intérieur. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, on peut estimer que ces fonds ont permis de subventionner de « 40% en moyenne avec un maximum de 60% » (Valiron, 1990) des investissements nécessaires à la mise en place de ces services dans les communes aussi bien urbaines que rurales. Pourtant, si jusqu’à la Seconde Guerre mondiale l’État subventionne fortement la mise en place de ces réseaux, après 1945, celui-ci organise son désengagement financier en transférant progressivement du contribuable national vers l'usager local le financement de l'eau. Ainsi, apparaît en 1954 le Fonds National pour le Développement des Adductions d'Eau (FNDAE), alimenté à 60% environ par le prélèvement sur les recettes du Pari Mutuel Urbain (PMU), mais également, pour le reste, par une redevance payée par l'usager. La Loi sur l’eau du 16 décembre 1964 met en place le système des Agences financières de bassin (dénommées depuis 1992 Agences de l'eau) qui consacrent la majeure partie de leurs ressources, tirées principalement d'une redevance payée par les usagers, à des aides visant à lutter contre la pollution des eaux. Par ailleurs, la technique comptable du budget annexe, d’abord introduite pour les plus grosses collectivités, puis généralisée sous la forme de l'instruction budgétaire et comptable dite M49 à partir de 1992, rend visible puis interdit les éventuels transferts du contribuable local vers l’usager. L'action financière de l'État en faveur du développement des réseaux d’eau potable s'exprime aussi à travers les prêts consentis par le réseau financier qu'il organise pour aider les communes à investir, Crédit foncier, Crédit agricole. Jusqu’aux années 80, les institutions financières liées à la Caisse des dépôts et consignations pratiquent des taux préférentiels pour soutenir cet effort d’équipement des communes imposé par l’État. Enfin, il faut également noter que les départements sont mobilisés dans cet effort de soutien public au développement des réseaux d'eau potable à travers des subventions directes, mais également des crédits abondant les fonds du Ministère de l'Agriculture puis le FNDAE. Aujourd'hui, des subventions départementales demeurent qui amènent à relativiser la possibilité même de mettre en œuvre le principe de la vérité des prix.
24Il nous paraît ainsi clair que la diffusion, en environ un siècle et demi, de l’alimentation en eau potable par réseau sur la quasi totalité du territoire français n’a été possible qu’au prix d’une solidarité forte des contribuables nationaux, mais aussi des usagers à différentes échelles. Par ailleurs, si l’État s’est peu à peu désengagé du système de financement de ces réseaux, la solidarité des contribuables locaux (au niveau départemental) et des usagers (au niveau du territoire des Agences de l’eau, au nombre de six en France) reste indispensable à la réalisation des investissements nécessaires à l’amélioration du service. Ainsi, si elle est de plus en plus mise en avant, comme la traduction économique d’un principe d’égalité entre consommateurs, la vérité des prix reste en France largement illusoire.
25Le développement des services collectifs essentiels que sont la distribution d’eau et d’électricité, la collecte et l’élimination des déchets, l’assainissement ou les transports en commun est considéré non seulement comme nécessaire à l’accompagnement de l’explosion urbaine que connaissent de nombreux pays en développement, mais également comme indispensable au développement économique de ces villes. Les agglomérations millionnaires sont toujours plus nombreuses, 157 en 1975, 320 en 2000, elles sont aujourd’hui au nombre de 433. En outre, sur les 38 agglomérations qui comptent aujourd’hui plus de sept millions d’habitants, considérées comme « mégapoles », 27 sont situées dans des pays en développement.
26Face à cette explosion démographique urbaine, de nombreuses régies chargées de la gestion des services urbains les plus essentiels connaissent des difficultés importantes. Sans doute sont-elles tout d’abord handicapées par une gestion du personnel généralement peu motivante qui pénalise leur productivité, néanmoins il semble que les problèmes financiers qu’elles connaissent soient essentiellement liés à une difficulté à faire rentrer les recettes alors même que le développement des services impose un accroissement des investissements. Pour des raisons à la fois économiques, sociales et politiques, le caractère essentiel d’un service comme la distribution d’eau potable semble en effet difficilement compatible avec un principe de fonctionnement économique qui imposerait une rigueur dans le recouvrement des factures auprès des usagers. Dans un contexte de nécessité de financement non seulement de renouvellement, mais surtout d’extension du réseau, l’absence de subvention de la part de l’État conduit à un endettement croissant auprès des financeurs internationaux (Banque mondial, FMI…) si bien que ceux-ci finissent par imposer leur solution à ces problèmes structurels de gestion.
27Le cas du Maroc est sur ce point éclairant ; les 17 régies autonomes chargées de l'alimentation en eau et de l'assainissement y connaissent depuis les années 70 des difficultés croissantes liées à l'incapacité du pays et des collectivités locales à financer le développement des réseaux imposé par la forte croissance urbaine. Ces difficultés de financement ont été aggravées par des dysfonctionnements internes aux régies en charge de ces services dans les grandes villes marocaines : « absence de coordination des composantes du secteur public, gaspillage, doubles emplois, éparpillement des efforts… » (El Faiz, 1999). D’un point de vue plus structurel, il faut reconnaître que leur situation est difficile. Elles achètent en effet à l’Office national de l’eau potable (ONEP) l’eau qu’elles distribuent, à un tarif assurant une bonne santé financière à cet établissement public national chargé de la production de l’eau et peinent à recouvrir leurs créances auprès des usagers. Pour des raisons économiques, elles sont contraintes de pratiquer des tarifs bas pour les entreprises afin de favoriser leur développement. Pour des raisons politiques et sociales, elles ont longtemps eu tendance à fermer les yeux sur certaines pratiques illicites et sur les impayés d’un grand nombre d’abonnés individuels pauvres. Enfin, et surtout, elles ont souvent bien du mal à faire rentrer les factures émises auprès de la majeure partie des établissements et collectivités publics. À titre d’exemple, pour la Régie autonome des eaux et de l’électricité de Marrakech, la RADEEMA, si le taux de recouvrement des factures auprès des usagers, grâce à un effort important entrepris depuis quelques années, s’élève pour 2004 à près de 95%, la situation est beaucoup plus difficile avec les administrations, établissements publics et collectivités locales, pour lesquels ce taux n’est voisin que de 30%. Les situations financières difficiles et les importants besoins d’investissement ont justifié des décisions de délégation imposées par un pouvoir marocain soumis à la pression des bailleurs de fonds internationaux et au lobby de grandes entreprises étrangères : Casablanca en 1997 (plus de 3 millions d’habitants, Lydec, essentiellement détenue par Suez), Rabat-Salé en 1998 (2 millions d’habitants, Redal, rachetée par Véolia en 2004), Tanger et Tétouan en 2002 (1,2 millions d’habitants, Amendis, filiale de Véolia) et bientôt Marrakech (0,9 millions d’habitants, décision de délégation prise fin 2005; l’entreprise délégataire n’est pas connue à ce jour).
28La gestion privée des services publics urbains connaît ainsi un développement important dans le monde depuis le début des années quatre-vingt-dix et le « modèle français » précédemment décrit apparaît désormais comme une référence internationale. Le succès du vocable est, bien entendu, lié aux nombreux succès remportés par les grands groupes français dans le domaine de l’eau (eau potable et assainissement), mais également des déchets ou de l’électricité (Perrot et Chatelus, 2000). Pour ce qui est de l’eau, on peut citer pour Véolia à Chengdu en Chine (1998, 2,3 millions d’habitants) ou le Gabon (1997, 1,5 millions d’habitants concernés), pour Suez, Buenos Aires en Argentine (1993, 9 millions d’habitants), La Paz en Bolivie (1997, 1,3 millions d’habitants), Santiago au Chili (1999, 5 millions d’habitants), la zone Ouest de Jakarta en Indonésie (1997, 5 millions d’habitants) ou Casablanca au Maroc (1997, 3 millions d’habitants) et pour le groupe SAUR, la Côte d’Ivoire (SODECI, 1973) ou le Sénégal (1996, 3,5 millions d’habitants concernés).
29Si ces grands groupes français de services urbains savent, le cas échéant, s’associer à leurs concurrents étrangers ou contractualiser à l’anglo-saxonne (contrat de type Build-Operate and Transfer à Chengdu; Bettinger, 1997), il semble bien que dans le contexte d’une compétition internationale des entreprises du secteur, une production discursive visant à mettre en avant la supériorité de tel ou tel « modèle » institutionnel et juridique national puisse constituer une arme à ne pas négliger surtout si elle peut bénéficier de la bénédiction de la Banque Mondiale.
30Le modèle international, présenté comme « français », porté par les grandes institutions financières internationales s’inscrit parfaitement dans le cadre normatif que tentent d’imposer ces organisations. À une gestion publique (d’État en particulier), considérée d’un point de vue théorique, dans une vision libérale, comme intrinsèquement inefficace et analysée pratiquement comme paralysée par la corruption et le clientélisme, la Banque Mondiale entend substituer un partenariat public-privé gouverné par les principes politiques de la « bonne gouvernance » (Cartier-Bresson, 2000) et les mécanismes économiques du marché. Ces principes de l’économie politique dominante au niveau international se traduisent parfaitement dans le « modèle français » à travers une responsabilité décentralisée des services urbains, le recours à des entreprises privées compétentes pour leur gestion et l’établissement d’une relation marchande soumise au principe de la vérité des prix. L’approche se veut pragmatique, elle ne cherche pas à aborder frontalement la question du fonctionnement politique et social des pays en développement, mais plutôt à la contourner. Reste à savoir si le nouveau système de gestion est susceptible de répondre aux besoins des populations urbaines concernées.
- 6 Voir Lentini (2003), Schneier-Madanes (2003) et Villadeamigo (2003).
31La concession de Buenos Aires confiée à la Lyonnaise des Eaux, à travers sa filiale Aguas Argentinas, a marqué le démarrage du développement de la gestion déléguée à l’échelle internationale. Par ailleurs, elle a constitué jusqu’au retrait de l’opérateur privé fin 2005 le plus gros contrat de concession d’eau urbaine. En raison du soin apporté à son élaboration et de son ancienneté, elle a longtemps constitué une référence mondiale. Son apparent succès puis son échec attesté par le retrait de l’opérateur en font un exemple particulièrement intéressant dont on peut aujourd’hui tirer un certain nombre d’enseignements6.
32La décision de déléguer au secteur privé la distribution d’eau et l’assainissement de la majeure partie de l’agglomération de Buenos Aires a été prise par le gouvernement du Dr Menem dans une perspective de réforme libérale. La phase de préparation du contrat a été relativement longue (deux ans) ; la Banque Mondiale y a joué un rôle actif dans le but d’en faire véritablement une expérience de référence. Il s’agissait de bâtir un contrat « complet » comportant des clauses susceptibles de répondre à l’ensemble des aléas possibles. Par ailleurs, un organe de régulation indépendant spécifiquement chargé du contrôle de la mise en œuvre du contrat a été créé, l’Ente Tripartito de Obras y Servicios Sanitarios (ETOSS), rassemblant la ville et la province de Buenos Aires ainsi que l’État fédéral.
- 7 Ce mode de gestion est à distinguer de l’affermage, mode de développement privilégié des services d (...)
- 8 Des éléments financiers intéressants sont donnés sur le cas de Casablanca dans De Miras et Le Telli (...)
- 9 Dans le cas de Buenos Aires, le montant total des investissements prévus sur 30 ans, dans le cadre (...)
33Le contrat signé en avril 1993, à l’issue d’un appel d’offres international et pour une durée de trente ans, prévoyait d'équiper un territoire correspondant à 9 des 12 millions d'habitants que compte la capitale argentine. L’histoire de cette concession jusqu’à son abandon en septembre 2005 est celle d’un processus continu de renégociations ponctué de crises et de conflits entre le délégataire, ETOSS ou le gouvernement argentin. La première renégociation intervient un an seulement après la signature du contrat « complet » et met déjà en évidence la question qui demeurera le point d’achoppement de cette concession : le rythme et le financement des extensions, des investissements à réaliser. Dans le cadre d’une concession, les investissements sont réalisés par le concessionnaire privé qui se rémunère sur l’usager « à ses risques et périls »7. La longue durée des concessions est économiquement justifiée par l’importance des capitaux (fonds propres et emprunts) à mobiliser initialement et leur durée d’amortissement, la rentabilité n’intervenant pour l’entreprise que relativement tardivement dans la vie du contrat. Dans le cas argentin, comme sans doute pour l’ensemble des contrats de concession signés dans les années 908, les fonds propres mobilisés par les entreprises sont relativement faibles et les investissements et leur rythme bien que prévus au départ9 sont conditionnés par la possibilité de les financer (essentiellement par emprunt) grâce aux redevances perçues sur les usagers. Il s’agit donc moins d’une concession aux risques et périls du délégataire, qu’aux risques et périls des usagers ; l’entreprise ayant soin de ménager le taux de rentabilité qu’elle exige (15% jusqu’à la crise de 2002 selon certaines sources). Pour Buenos Aires (comme dans de nombreux autres cas de concession, au Maroc par exemple), ce mode de fonctionnement de la concession a rapidement généré à la fois une insatisfaction de l’instance régulatrice quant au rythme des investissements, inférieur à celui prévu, et des demandes de révisions de prix de la part de l’entreprise délégataire. Ainsi, Aguas Argentinas a demandé une révision du prix dès 1994. Les conflits entre Aguas Argentinas et ETOSS ont été arbitrés par le pouvoir central à travers les décisions du Secrétariat aux ressources naturelles et au développement durable (Secretaria de Recursos Naturales y Desarrollo Sustentale — SRNyDS) qui a eu tendance à désavouer l’organe de régulation indépendante qui avait été mise en place pour contrôler la bonne exécution du contrat. Ainsi les tarifs alléchants promis par l'entreprise à la signature du contrat ont dû être revus à la hausse, ce qui a limité l'attrait réel du contrat de délégation par rapport au fonctionnement antérieur. Par ailleurs, le montant de la participation exigée des habitants pour leur raccordement au réseau s'est avéré tel qu'ils ne pouvaient généralement l'assumer directement si bien que, pour alléger ce coût, il a fallu instaurer en 1997 une taxe supplémentaire pour l'ensemble des usagers, la SUMA. Malgré tout en 2000 on pouvait encore considérer l’expérience comme un succès en ce qui concerne les caractéristiques quantitatives et qualitatives du service en matière d’eau comme en matière d’assainissement (Chaussade, 2000) : extension de 27% du réseau d’eau potable (deux millions d’habitants nouvellement desservis), 19% pour l’assainissement (un million d’habitants), diminution des fuites, fin des coupures d’eau en été, meilleur contrôle de la qualité de l’eau…
34La crise politique, économique et sociale grave qu’a connue l’Argentine, la dévaluation du peso (dont la valeur en dollar a été divisée par trois) en janvier 2002 et le blocage des prix des services publics par le gouvernement ont conduit à des difficultés financières majeures pour le contrat de délégation. Aguas Argentinas, qui percevait désormais des tarifs bloqués en peso, remboursait des emprunts contractés en dollar et affichait une dette de 700 millions de dollars, a souhaité une renégociation des tarifs et un engagement de l’État argentin refusé par le gouvernement Kirchner. Le bras de fer engagé par Suez en juillet 2005 s’est conclu par un retrait du groupe (39% du capital) de sa filiale argentine en septembre puis celui de sa filiale Agbar (Aguas de Barcelona, 25% du capital) et un abandon de la concession. Après un an de démêlés judiciaires et la demande de Suez du remboursement des investissements réalisés pour 1,7 milliards de dollars, le gouvernement Kirchner a annoncé récemment la résiliation de la concession de Aguas Argentinas et la création d’une nouvelle entreprise, détenue à 90% par l’État argentin et 10% par ses employés, reprenant les actifs et le personnel de Aguas Argentinas. Assisterait-on à un retour de la gestion publique sur fond de retrait du secteur privé en Amérique latine ?
35L’analyse de l’expérience française en matière de gestion des services publics locaux et de la diffusion du « modèle français » dans les pays en développement permet de dégager un certain nombre de pistes de réflexion non seulement sur le modèle tel qu’il fut présenté et mis en avant par les grandes organisations internationales et les entreprises françaises du secteur, mais également sur les modes de développement possibles de services publics essentiels pour les populations et les économies urbaines.
36En premier lieu, il apparaît que les principes économiques mis en avant pour ces concessions apparaissent comme irréalistes pour un développement de ces services :
37la concession (financement privé des investissements) s’avère aussi incapable de permettre un développement des services publics urbains aujourd’hui, dans un contexte de besoins d’investissements énormes et d’instabilité économique et financière, qu’elle ne le fut en France au xixe siècle dans une situation économique pourtant favorable (stabilité monétaire jusqu’en 1914). Il faut rappeler que seule l’invention de l’affermage (financement public des investissements) grâce à un investissement financier de l’État important a permis en France le développement concomitant des services urbains et des entreprises du secteur;
38de même le recouvrement complet des coûts est encore plus irréaliste dans les pays en développement qu’il ne l’est en France. Dans un contexte de développement, ou de renouvellement des infrastructures, il n’est pas réaliste d’envisager une tarification au coût réel du service. La solidarité nationale, voire peut-être internationale, s’avère indispensable.
39En ce qui concerne la régulation du service, c’est-à-dire le contrôle du respect des engagements pris par le délégataire lors de la signature du contrat et son évolution, il apparaît tout d’abord illusoire de penser signer un contrat « complet » pour 30 ans quelque soit le soin mis dans la rédaction du contrat. Il convient sans doute plutôt de travailler à imaginer les modalités de la vie du contrat. Par ailleurs, en France comme à l’étranger, l’asymétrie d’information et de compétences qui existe entre, d’une part, l’entreprise délégataire et, d’autre part, le délégant public et les usagers impose l’existence de dispositifs de régulations élaborés. Il semble préférable qu’elle s’exprime à travers la mise en place d’un cadre juridique général qu’à travers des gestions ponctuelles des crises du système par des instances politiques. Le cas argentin livre deux exemples intéressants à travers, d’une part, l’attitude manifestement trop conciliante du gouvernement fédéral de l’époque Menem (1989-1999) (qui de plus conduit à une radicalisation de la position d’un ETOSS régulièrement désavoué) et, d’autre part, le refus de négocier et la facile diabolisation d’une multinationale étrangère, dans des circonstances pourtant exceptionnelles (dévaluation importante du peso argentin) du gouvernement Kirchner.
40Sans doute faut-il considérer que les 15 dernières années et les expériences de délégations menées constituent les éléments d’un processus d’apprentissage à l’échelle internationale dont il faut tirer les enseignements. Les années 90 ont été marquées par le dogmatisme libéral des organisations financières internationales et des gouvernements ainsi que par l’attitude conquérante des grandes firmes du secteur. Ces dernières années semblent plutôt celles de la diabolisation des entreprises privées étrangères comme dans certains pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Bolivie, Uruguay) et du retrait et de la frilosité des entreprises. Il faut espérer qu’on parvienne rapidement à dépassionner ce débat et à inventer les solutions dont les populations urbaines ont cruellement besoin. À ce titre, on peut se demander si l’émergence récente de la notion de « Partenariat Public-Privé » constitue véritablement une avancée dans cette direction ou un simple changement de vocable pour une nouvelle offensive libérale.