Navigation – Plan du site

AccueilNuméros191Vivre dans les interstices de la ...

Vivre dans les interstices de la firme

Sierra Leone, Cambodge, Tchad
Living in the Interstices of Firms. Sierra Leone, Cambodia, Chad
Gérard Chouquer
p. 149-168

Résumés

La manière dont les entreprises agro-industrielles et industrielles investissent les espaces agricoles des pays en développement attire l’attention sur une nouvelle forme d’espace géographique : l’interstice. Relevant d’un cadre mondialisé pour ce qui est de leurs activités et de leur structure financière, ces entreprises créent néanmoins des espaces locaux verrouillés « exorbitant du territoire ordinaire » et, donc, totalement contraires à l’idée d’ouverture et d’aplatissement. Les populations qui reçoivent ces entreprises doivent vivre dans les interstices de la firme. L’auteur explore les aspects géographiques et sociaux de cet enclavement paradoxal. Il relève l’inadaptation et la faiblesse des théories économiques qui le soutiennent et le justifient.

Haut de page

Texte intégral

1Par certains aspects, la forme géographique que tend à prendre l’agriculture de firme s’affranchit des contraintes du sol, ce qui peut aller, dans des cas extrêmes, jusqu’au hors-sol. C’est ce qu’on observe dans les pays en développement brutalement soumis, pour des raisons agro-industrielles ou industrielles, à une augmentation rapide des concessions de terres à grande échelle. Dans ces pays, des entreprises ou des fonds d’investissement parviennent à mener une activité de production en externalisant en quelque sorte le contact avec la matière produite, avec le sol porteur, les agents producteurs et les territoires d’accueil. Ces entreprises produisent sur des terres qu’elles ne voient que depuis des satellites, vendent des produits qu’elles ne livreront jamais, traitent avec des agriculteurs qu’elles ne rencontreront jamais, et se localisent dans des espaces dans lesquels elles ne s’insèrent pas.

2Mais cet aspect bien réel de la nouvelle forme que revêt la gouvernance entrepreneuriale n’empêche pas qu’à un moment donné le contact se fasse avec les réalités géographiques et sociales locales et qu’il produise des effets, que l’entreprise s’en préoccupe ou non. Je rassemble ici ce contact et ces effets dans la notion d’« interstitialité », c’est-à-dire de marginalisation de ce qui était, antérieurement, au centre : les villageois ; le village ; le terroir ou espace productif ; le territoire ; la terre ; la production.

3Pour caractériser la nouvelle géographie qui se met en place sous nos yeux, je m’appuierai sur quelques exemples documentés et, surtout, de mieux en mieux cartographiés.

  • 1 Voir « Makeni Ethanol and Power Project. Site Selection and Survey Methodology for Sugarcane Fields (...)

4Dans le premier, qui a trait à l’entreprise suisse Addax Bioenergy en Sierra Leone1, les paysans dépossédés de leurs terres sont relogés dans les insterstices mêmes du projet agro-industriel. En envisageant les différentes échelles de cette réalisation en cours, nous verrons que l’intervention de la firme est considérable, affectant, de diverses manières, l’espace local et régional.

5Un autre exemple est celui des champs pétrolifères tchadiens. Là, l’énorme emprise foncière de l’exploitation enserre les villages existants et les étouffe progressivement par la dissémination des plateformes dans les terroirs d’agriculture traditionnelle. Mais, alors qu’ils sont lourdement affectés par les projets, les villageois n’obtiennent pas les compensations auxquelles ils devraient avoir droit, ces compensations étant le plus souvent captées par les autorités nationales et régionales pour être redistribuées à d’autres qu’eux.

6Le troisième exemple permettra de traiter de la notion d’« interstice » à l’échelle de tout un pays, le Cambodge, où le zonage et la superposition des concessions (agraires, minières, forestières, de prospection d’hydrocarbures) produit une carte émaillée d’exclusions et réduit les habitants de régions entières à l’état de population interstitielle dans leur propre pays.

7« Interstice » est à entendre ici à la fois au sens topographique et au sens social, au sens géographique et au sens métaphorique du terme. Au sens topographique, cela renvoie à la redéfinition de l’espace de vie et de production des sociétés traditionnelles dans les intervalles des multiples formes de concession qui bloquent les espaces et les usages qu’on en fait. Au sens social, cela renvoie au fait d’exclure, du processus productif, les autochtones. Au sens métaphorique, cela renvoie à la marginalisation des habitants eux-mêmes, qui, de centraux qu’ils étaient au sein de leurs propres villages, se retrouvent soumis aux limites franches des concessions.

8Selon moi, cette conception interstitielle qui se généralise est la dimension géographique de la « raison néolibérale » qu’ont décrite Pierre Dardot et Christian Laval [2011].

9Ces exemples choisis dans différentes régions du monde et portant sur des échelles différentes – projet, région, pays – permettent de réfléchir à la place que les responsables, tant des États que des entreprises, entendent réserver aux populations locales. De ce point de vue, ces espaces interstitiels sont un des lieux d’élaboration de la firme et des rapports sociofonciers qu’elle promeut.

10L’interstice, c’est une forme d’exclusion hors de territoires riches d’héritages et de relations sociales : c’est une externalisation de plus.

Vivre entre les pivots

  • 2 Les capitaux du projet proviennent de divers fonds européens et africains : Swedfund and Emerging A (...)

11Sur la figure 1 (p. 155), une véritable grappe de cercles d’irrigation nous plonge dans l’espace productif qu’Addax Bioenergy crée, depuis 2009, au centre de la Sierra Leone2. Dans le cadre d’une concession de 57 000 hectares comportant une part importante de réserve foncière, l’entreprise installe progressivement une nébuleuse compacte de 157 grandes aires circulaires d’irrigation appelées « pivots ». Ce vaste site, nous ne le voyons pas encore sur les couvertures satellitaires : aucun géoportail en libre accès ne propose, pour l’instant, de missions suffisamment récentes pour mesurer la progression de l’aménagement agro-industriel. Nous ne le connaissons que grâce à la cartographie très fouillée que l’entreprise a choisi de divulguer dans les présentations qu’elle met à disposition sur Internet. Nous apprenons ainsi que, si les prévisions sont tenues, 157 pivots seront installés à la fin de 2013, occupant alors un peu plus de 10 000 hectares.

Fig. 1. Les 157 espaces d’irrigation installés par Addax Bioenergy dans la région de Makeni (Sierra Leone)

Fig. 1. Les 157 espaces d’irrigation installés par Addax Bioenergy dans la région de Makeni (Sierra Leone)

12Sur près de 30 kilomètres, entre les villages de Yanka et de Roboli, on ne rencontrera plus guère, passé 2013, que ces énormes espaces d’irrigation. Avec leur diamètre de l’ordre du kilomètre et leur surface comprise entre 70 et 80 hectares pour les plus grands, ces pivots polariseront l’attention. C’est dans les espaces restants qu’il faudra chercher les villages, les routes et les terroirs d’exploitation de la population locale.

13C’est ce que montre la figure 2 (p. 156) : une série de lambeaux qu’un artifice cartographique relie au village par un mince filet. Par exemple, les habitants du village de Maria possèderont un territoire productif composé d’une vingtaine de lambeaux disjoints, répartis dans l’espace en fonction de la présence des cercles que la carte laisse deviner en creux.

Fig. 2. L’espace résiduel réaffecté aux habitants

Fig. 2. L’espace résiduel réaffecté aux habitants

14Lorsqu’on rajoute, sur la même carte, les espaces circulaires agro-industriels, cette nouvelle géographie devient encore plus parlante, jusqu’à l’étouffement (fig. 3 p. 157). On mesure alors ce qu’a été l’objectif des aménageurs qui ont conçu une telle forme : ils avaient pour instruction d’exploiter au maximum l’espace au sein de la concession, mais sans toucher aux sites des villages et sans perturber les écoulements des principaux cours d’eau. C’est ce qu’ils ont fait. Le reste, en revanche, pouvait être modifié et déplacé au besoin : les pistes, les zones productives des villageois, les massifs boisés.

Fig. 3. Le même espace avec les pivots d’irrigation

Fig. 3. Le même espace avec les pivots d’irrigation

15Malgré un impact aussi fort, le projet d’Addax a la particularité de ne déplacer qu’un nombre restreint d’habitants : en tout 77 personnes de 14 familles qui devront être relogées ailleurs. Les villages et les hameaux sont intégralement respectés. Cependant le choix d’une densité maximale de grandes aires d’agriculture irriguée se fait au détriment des territoires des communautés et de leurs terroirs productifs. Car, si les habitats sont préservés, il en va autrement des activités. Les 13 617 paysans affectés par le déplacement économique de leurs activités voient leurs espaces productifs largement redéfinis. Pour leur réattribuer des terres en échange de celles qu’ils perdent, l’entreprise utilise une technique dirigiste qui consiste à subdiviser les lambeaux interstitiels en petites unités géométriques de 1 hectare, distribuées d’abord à telle ou telle communauté en fonction de ses habitudes (sans excéder une distance de 3 km par rapport au village) puis réparties, sous la forme de parcelles, entre les paysans. Un assez grand nombre de ces carrés réaffectés sont incomplets à cause de la découpe très irrégulière et filandreuse des « restes ».

16La figure 4 (p. 158), consacrée au village de Mara, montre ce que deviendra son territoire une fois installés les 5 pivots d’irrigation qui l’amputeront sévèrement. L’espace productif des villageois est redéfini au sein de 11 lambeaux subdivisés par une grille hectométrique. Dans quelques cas, les informations présentes sur la carte des pivots comprise dans les documents de l’entreprise et les informations présentes sur la carte des lambeaux de réaffectation se contredisent (ce qu’indiquent les flèches). Compte tenu du fait que les cercles d’irrigation ne peuvent être déplacés sans conséquences, on peut redouter que cela ne conduise à un amoindrissement supplémentaire de l’espace réservé aux populations villageoises.

Fig. 4. Découpage des lambeaux selon une grille hectométrique en vue de réaffecter les terres

Fig. 4. Découpage des lambeaux selon une grille hectométrique en vue de réaffecter les terres

17Je voudrais m’arrêter à présent sur la principale contradiction que soulève cette concession. La procédure mise en œuvre par Addax est exemplaire : la publicité faite autour du projet et sans laquelle les cartes qui l’illustrent n’auraient pu être présentées ; les études d’impact réalisées ; les compensations financières scrupuleusement prévues, fondées sur un inventaire exhaustif des réalités (on est allé jusqu’à compter des centaines de milliers d’arbres, par exemple). En revanche, l’entreprise a lancé ce projet agro-industriel sur un territoire social dont elle a globalement acquis les droits mais dont elle remodèle complètement et unilatéralement la forme et les fonctions économiques. Quel sera l’impact de cette lourde modification sur la structure sociale, politique et administrative ?

18Dans un rapport publié par la Banque africaine de développement et relatif à ce projet, on peut lire l’argumentaire suivant, plutôt confiant :

Le projet a acquis des terres dans le cadre de baux fonciers d’une durée de cinquante ans. Ces baux ont été signés pour une superficie totale de 57 000 hectares. Cette superficie dépasse les besoins nets du projet. Ceci s’explique tant par le caractère nouveau du projet que par la zone d’aménagement non contiguë très vaste qui nécessite une certaine souplesse afin de tenir compte de certains changements de lieu d’implantation pendant la phase d’exécution. Une plus grande superficie est donc louée pour permettre une certaine flexibilité dans l’emplacement final des champs et une expansion éventuelle du projet. Le processus de création d’une telle plantation moderne – dont la taille est sans précédent en Sierra Leone – est davantage compliqué par l’absence de données pédologiques, de cartes topographiques, de contours d’élévation et de registres fonciers fiables, etc., ainsi que par le fait que la sélection et la conversion des terres prendra plusieurs années. Ainsi, au départ, Addax a loué à bail une terre dont la superficie est plus grande que celle des champs de canne à sucre finaux et entend céder les terres qui ne seront pas nécessaires pour ses opérations. Par conséquent, les baux fonciers prévoient une option de rétrocession qui permet à Addax de rétrocéder les terres qui ne sont pas nécessaires pour ses opérations. Jusqu’à ce que les terres soient mises en valeur ou rétrocédées, les paysans sont libres d’y poursuivre leurs opérations. Addax n’a pas l’intention de garder plus de terres cédées à bail qu’elle ne le juge nécessaire pour ses opérations agricoles et industrielles. Elle évaluera ses besoins en terres en fonction des critères suivants : les impératifs opérationnels ; la cohérence des zones de plantation ; les extensions futures ; les zones de protection environnementale et tampons ; la sécurité ; etc. Le bail foncier a été limité à une période de cinq années.[Manley s.d. : 11]

  • 3 Déclaration à l’AFP de Nikolai Germann, directeur général d’Addax Bioenergy, consultable sur http:/ (...)

19Cet argumentaire n’est pas très convaincant. On sent la gêne des auteurs due au décalage qui existe entre la taille démesurée de la concession et la réalité du projet (rapport de 1 à 6). Surtout, l’essentiel n’est pas dit. Dans un cas de ce genre, l’entreprise n’est-elle qu’un simple partenaire économique ? Ne débordet-elle pas aussi sur d’autres aspects de la vie sociale ? Assume-t-elle les conséquences de son implication territoriale ? Par exemple, on sait qu’Addax considère que la santé et l’éducation des populations sont du ressort du gouvernement et non des investisseurs privés3. Mais, si l’entreprise estime qu’elle n’est qu’un partenaire et non pas un substitut de la puissance publique, pourquoi n’en fait-elle pas la logique de son action ? Pourquoi ne se situet-elle pas, en lieu et place de la concession emphytéotique, dans la relation commerciale et contractuelle de la constitution d’une imposante réserve foncière entraînant un remodelage forcé de la carte des espaces et des territoires ? Car l’emphytéose implique un type de relation qui s’inscrit dans la durée, et la réserve foncière, une forme d’hypothèque sur l’avenir. En effet, il paraît difficile d’intervenir aussi massivement et aussi longtemps sur un espace régional sans en assumer toutes les conséquences.

20Fallait-il d’ailleurs acquérir 57 000 hectares pour produire du bioéthanol en Sierra Leone ? Cet investissement aura-t-il les retombées attendues sur la population, notamment pour ce qui est du programme d’autosuffisance alimentaire engagé en parallèle du projet agroindustriel ? On ne doit pas manquer de relever ici les implications du choix global. C’est bien dans la décision initiale de confier le sort de ces 57 000 hectares à une société étrangère que se situe l’interrogation principale. D’autant que la différence entre la surface réellement mise en culture irriguée et la surface de la concession est énorme. L’entreprise s’en explique par un besoin de souplesse et par d’éventuels prolongements du projet. Addax s’engage, à terme, à rétrocéder les terres dont elle n’aura pas besoin. Mais il n’empêche que cette immense réserve foncière pose problème.

21Comme l’a très justement souligné le rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter, si l’on peut se féliciter du « soin apporté par Addax Bioenergy aux études d’impact et à l’écoute de la population », qu’en sera-t-il des recours possibles lors de l’aménagement, et qui vérifiera le respect des clauses contractuelles ? Dans un pays où la gouvernance est faible et où l’État n’est pas encore capable d’assurer l’indépendance du recours, le risque de non-respect du droit est grand. Comme ajoute ce responsable, « l’investisseur privé ne peut se substituer à l’État ». Et c’est là que la durée du bail de concession – cinquante ans – devient une difficulté. Car, si certains y voient une garantie de pérennité dans l’effet distributeur (emplois et salaires), d’autres préféreraient une forme d’agriculture contractuelle dans laquelle l’entreprise se contenterait d’acheter les récoltes aux paysans après leur avoir fourni conseil, crédit et aide technique.

22La critique reste limitée si elle ne porte que sur la méthode, celle-ci ne constituant pas, malgré les réserves que l’on a pu émettre, le cœur du problème. C’est bien sur les questions de fond qu’il faut, en priorité, porter l’attention tout en se félicitant de la transparence dont fait preuve Addax dans la conduite des procédures, ce qui est exceptionnel dans le contexte du land grabbing.

23Tout comme ces colons d’Afrique du Nord qui, au Ier siècle de notre ère, en vertu de la lex Manciana, étaient autorisés à mettre en culture les rognures (« subseciva » signifie en effet « lambeaux » ou « déchets ») en marge des immenses domaines appropriés, les paysans africains de la région de Makeni sont autorisés à s’insérer entre les immenses pivots et à mettre en valeur les résidus d’un territoire qui n’est plus le leur.

L’étouffement progressif des villages

24Il s’agit maintenant d’évoquer les situations les plus critiques, c’est-à-dire lorsque l’interstice devient synonyme d’étouffement. Au Tchad, dans la province du Logone oriental, 4 zones d’exploitation pétrolière forment un vaste champ de production aux mains d’un consortium dirigé par Exxon. D’ouest en est, ce champ s’étend sur 64 kilomètres. Initialement, le projet portait sur 300 puits, avec une production quotidienne maximale de 225 000 barils. Il était prévu que, pendant trente ans, le pétrole serait exporté par un oléoduc reliant Komé au terminal littoral de Kribi au Cameroun, sur 1 070 kilomètres de long.

25La Banque mondiale est intervenue dans ce montage, notamment parce qu’elle soutient, depuis quelque temps déjà, la libéralisation des codes minier et pétrolier dans le but d’attirer des investissements. Et pour répondre aux critiques dont cette politique fait régulièrement l’objet, elle a choisi d’investir dans un projet pétrolier explicitement au service de la réduction de la pauvreté et de la protection de l’environnement. On comprend que c’est par rapport à ces objectifs qu’il est intéressant d’évaluer le projet plus de dix ans après son démarrage. Cependant, comme cela a déjà été dit ailleurs, par ce biais, la Banque soutenait l’exploitation des énergies fossiles alors qu’elle investissait cent fois moins dans les énergies renouvelables et mille fois moins dans la réduction de l’effet de serre.

26Mais la surprise est venue de son retrait du projet en 2008 : la Banque mondiale a reproché au gouvernement tchadien de remettre en cause certaines dispositions du cahier des charges jugées trop contraignantes. Par exemple, le gouvernement tchadien entendait modifier la répartition des recettes au profit des besoins courants de l’État et allonger la liste des secteurs prioritaires. En 2008, à cause de cette crise de confiance, le gouvernement tchadien a dû rembourser son prêt à la Banque mondiale.

27Les motivations des différentes parties étaient contradictoires. Pour le gouvernement tchadien, il s’agissait de faire campagne sur le thème du recul de la pauvreté et de la consolidation de l’État ; pour la Banque, il s’agissait de redorer son blason terni par les médiocres résultats de ses politiques d’ajustement structurel ; pour Exxon, il s’agissait de disposer du « parapluie » que représente la Banque mondiale pour tenter une opération industrielle dans un contexte géopolitique difficile. Les critiques, qui ont pris la forme d’une contestation permanente du projet, sont venues de la société civile : on craignait et on craint toujours que le Tchad ne réédite ce qui s’était passé au Nigeria, où l’aménagement des bouches du Niger avait donné lieu à de graves problèmes.

28La région de Miandoum est représentative d’une inversion progressive de l’espace (fig. 5 p. 159). Les villages enserrés par les plateformes de forage et par les innombrables chemins qui les relient perdent leurs espaces productifs et leur liberté de mouvement (la protection des installations industrielles peut aller jusqu’à imposer un couvre-feu et des milices).

Fig. 5. L’étouffement du village dû à l’exploitation pétrolière. En rose : situation de 2006 ; en violet : extensions de 2006 à 2012

Fig. 5. L’étouffement du village dû à l’exploitation pétrolière. En rose : situation de 2006 ; en violet : extensions de 2006 à 2012

29Au-delà des constats géographiques alarmants dont Miandoum est une illustration, l’interstitialisation concerne aussi la marginalisation de la zone productive au sein du pays. On assiste ici à une marginalisation de la région du Logone oriental puisque les compensations qui auraient dû profiter à cette région ont finalement été réparties différemment. Notons à cet égard qu’une plainte a été déposée en 2011 contre la Banque mondiale par 25 villages et 125 personnes : cette plainte portait sur le non-respect de son engagement à veiller à la réduction de la pauvreté, bien que la Banque se soit retirée du projet en 2008 et que les responsabilités soient aussi à chercher au sein du pays. Pour la période 2004-2011, on note l’augmentation considérable du budget de l’État tchadien et, malgré cela, le maintien du pays au bas du tableau des pays pauvres. Globalement, les revenus tirés du pétrole se répartissent comme suit : 65 % pour la lutte contre la pauvreté ; 30 % pour l’État ; 5 % pour la région concernée par l’extraction.

30Pour la région qui nous intéresse, les résultats ne sont pas probants : le Logone oriental fait toujours partie des régions les plus pauvres du pays. Les 25 villages dépositaires de la plainte n’ont toujours pas d’infrastructures : eau potable, école, dispensaire, routes, etc. Et ce non seulement parce que les 5 % affectés à la région sont mal gérés mais, surtout, parce que cet argent va aux agglomérations de la région et non aux villages directement impactés par l’exploitation pétrolière. Une autre plainte enregistrée porte par exemple sur le fait que la production électrique assurée par le consortium pétrolier (120 MW) ne bénéficie pas aux riverains.

31Les autorités tchadiennes n’ont pas la maîtrise des quantités produites et, donc, de la rente qui doit être versée à l’État [Magrin, Maoundonodji et Doudjidingao 2012]. L’augmentation considérable de la production (on est passé de 300 à 1 100 puits) ne génère pas de revenus à la même hauteur.

32Selon Geert van Vliet et Géraud Magrin [2012], l’asymétrie est trop forte entre les sociétés traditionnelles et l’entreprise ultramoderne et surpuissante pour ne pas entraîner de désarroi et de vulnérabilité chez les premières. Longue est la liste des souffrances : l’inflation due à la présence de l’industrie ; l’insuffisance des emplois ; la corruption des intermédiaires. J’ajouterai à cette liste la situation d’enclavement ou d’interstice.

33De plus en plus dans le monde, l’espace régional et local se trouve être porteur d’un projet dont il est seul à ressentir directement les effets mais dont les avantages lui passent au-dessus de la tête, à l’image des lignes qui exportent l’électricité vers d’autres lieux.

Pays et régions sans territoires ?

34L’observation de la carte des concessions de terres au Cambodge permet de franchir un pas de plus dans l’analyse du phénomène (fig. 6 p. 160). Dans la moitié du pays environ, la juxtaposition des concessions minières et agro-industrielles réduit, sur le papier, l’espace régional à l’état de lambeaux en raison du nombre extrême des emprises. La carte révèle en effet plus de 243 locations de terres à des fins agro-industrielles et plus de 160 concessions minières. Les deux plus vastes concessions agroforestières atteignent, l’une, plus de 300 000 hectares, l’autre, un peu plus de 100 000 hectares.

Fig. 6. Les concessions économiques et minières au Cambodge

Fig. 6. Les concessions économiques et minières au Cambodge
  • 4 Et dont on a vu un exemplaire lors d’une séance du Comité technique « Foncier et Développement » en (...)

35La carte n’est pourtant pas complète car on n’a pas encore accès aux concessions décidées au niveau régional, qui viennent s’intercaler dans l’espace restant. Dans un avenir proche, les travaux entrepris par Jean-Christophe Diépart devraient nous éclairer sur ce point : les premières cartes qu’il a réalisées4 laissent entendre que la série des concessions régionales est loin d’être anecdotique.

36On ignore encore, pour l’essentiel, le degré de mise en œuvre de ces multiples périmètres. Dans un cas toutefois, celui des 9 863 hectares de terres octroyés à An Mardy Group, j’ai pu montrer que la concession se traduisait par une modification radicale de l’espace sur lequel étaient installées les nouvelles formes de production [Chouquer 2012].

37Mais, pour ce cas bien documenté grâce à l’existence d’une mission satellitaire relativement récente sur Google Earth, il en est beaucoup d’autres pour lesquels l’évaluation n’est pas encore possible. On peut d’ailleurs penser que les concessions ne connaîtront pas toutes le même changement : certaines verront leur calendrier modifié, avec des abandons complets ou partiels. Cela dit, le projet indique clairement ce que l’on veut faire d’une bonne moitié du Cambodge : une région à grands espaces interstitiels qui va perdre son territoire, c’est-à-dire non seulement de l’espace quantifiable mais aussi sa logique territoriale.

38Ce que montre en effet la carte – malgré les zones d’incertitude qui viennent d’être évoquées – c’est un processus de compartimentage assez invraisemblable, conduisant à une très forte hétérogénéité.

39Grâce aux premières couvertures satellitaires dont on dispose, les images se pressent, nombreuses, pour dire cette réalité nouvelle. Des concessions qui dessinent leur emprise anguleuse sur des terres ouvragées par l’homme et la nature depuis des siècles, dressant entre elles et le milieu environnant leurs franches limites. Des ruptures aberrantes, ici d’un cours d’eau, là d’une zone sensible, ailleurs d’un passage, comme si tout, une fois de plus, devait être réinventé à partir d’une tabula rasa. Dans l’emprise de la concession : des villages asphyxiés comme on pince la flamme d’une bougie ; d’autres vacillant à la périphérie car coupés d’une partie de leur terroir ; d’autres renaissant, mais ailleurs, sous forme de lotissements agraires parce qu’il faut recaser les populations déplacées au moyen d’un programme de villagisation. Il n’est pas difficile d’imaginer à brève échéance les populations précarisées qui se presseront quotidiennement aux portes de la concession pour solliciter un peu de travail, parfois en vain.

40La concession est un espace sans sujétion, c’est-à-dire sans ces logiques qui des héritages font des contraintes, mais aussi des potentiels et des richesses. C’est un pur espace de prédicat, prédicat unilatéral, en quelque sorte « l’atterrissage » d’une géométrie agroindustrielle qui sert la firme : des lignes planimétriques droites et tranchantes pour mieux justifier les courbes des indices et des profits.

Brutal retour du géographique ?

41Dans ce monde qui n’est pas le monde de tous mais celui des oubliés du développement, le tournant géographique prend une forme inattendue. Le nouvel espace social qui s’y implante trahit une conception du monde qu’on aurait pu croire derrière nous et qui fait que nombreux sont ceux qui parlent de néo-colonialisme. Pourtant, malgré une parenté évidente entre ce qui se passe aujourd’hui et les anciennes concessions coloniales, des dimensions nouvelles doivent être formalisées, qui imposent un effort de théorisation.

42Je les vois comme autant de caractères géographiques de la « raison néolibérale » : la spécialisation continentale des fonctions dévolues à l’espace ; la conception d’espaces surprotégés et exorbitant du droit commun, induisant des formes de coercition ; la prolifération du phénomène dans les pays cibles jusqu’à ce que se produise une inversion du rapport territorial et social parce que viendra le moment où il y aura autant d’espace excepté que d’espace ordinaire soumis aux contraintes. Désormais, la carte et l’image parlent aussi bien, si ce n’est mieux, que n’importe quel discours.

43Les théories dont nous disposons ne sont ni adaptées ni suffisantes pour rendre compte de cette mutation. C’est là que nous devons faire l’effort de poser comme préalable que la théorie est un outil qui aide à mieux décrire en ce qu’elle s’intéresse à la nature et aux implications d’un phénomène nouveau.

44Dans le champ sociofoncier, deux grandes grilles de lecture ont jusqu’ici permis de penser l’articulation entre le juridique, le spatial et les héritages naturel et historique.

45La première grille est celle des thèses libérales et néolibérales qui se sont emparées de la question de l’action des sociétés dans les espaces non formellement appropriés. Ce sont tous ces espaces que l’on dit, selon l’angle d’approche, « informels », « communautaires », « coutumiers », « vacants », « sans maître », « extensifs », quand ce n’est pas « oisifs » ou « paresseux » (idle lands en anglais). Pour en rendre compte, on nous a proposé, successivement, « la tragédie des communs » de Garrett Hardin [1968] selon laquelle il valait mieux approprier les biens communs plutôt que laisser le système aller à sa perte car, toujours selon cette théorie, il ne pouvait en être autrement ; puis « la défaillance du droit » d’Hernando de Soto (appelée aussi « le mystère du capital » [2005]) selon laquelle il fallait approprier et moderniser suivant une logique de front pionnier en faisant passer une majorité de gens et de situations foncières de l’informalité à la formalisation.

46Ces théories ont en commun de promouvoir une forme conquérante de l’économie, produisant un espace en expansion. Elles ont été exprimées dans le contexte de la mondialisation, c’est-à-dire dans la croyance, soutenue par la logique de l’économie libérale, selon laquelle le monde, en s’interreliant, allait s’unifier, s’uniformiser parce que son formalisme allait se généraliser.

47Je pense, bien entendu, à la thèse de l’aplatissement du monde de Thomas Friedman, laquelle ne correspond justement pas aux situations foncières. Ce qui s’est interconnecté, diffusé et qui agit à l’échelle de la planète, c’est une superstructure – la firme – qui fonctionne un peu comme les deux jet-streams, hors-sol et de très haut, puissamment, en sens contraires d’un hémisphère à l’autre. Le courant de l’hémisphère nord charrie les capitaux, impulse les expériences et emprunte aux droits et aux institutions existants les cadres dont il a besoin. Le courant de l’hémisphère sud, en sens inverse, désigne les zones-hôtes du monde, les unes comme fronts pionniers de déforestation massive (Amazonie, Congo, Indonésie), les autres comme fronts pionniers de concession massive (Mozambique, Mali, Cambodge, Sierra Leone, Éthiopie, Argentine, Bolivie).

48La seconde grille théorique, récemment produite, a trait à la pluralité du monde. Ainsi, à côté et, même, en dehors de la propriété privée et de la propriété publique, des théories alternatives ont défendu la cause d’un troisième terme : « les communs », c’est-à-dire l’appropriation foncière « en communs » (le « s » est très important), qui renvoie le plus souvent au régime coutumier d’appropriation. La plus connue de ces théories, c’est celle de « la réhabilitation des communs » dans le modèle d’Elinor Ostrom. On connaît son retentissement. Malheureusement, ce modèle patrimonial ne fonctionne bien que si l’État ou un pouvoir régional a les moyens de garantir la régulation au niveau local, ce qui suppose une politique cohérente au niveau national et une vraie décentralisation [Laval 2011].

49Or, aujourd’hui, la réalité des interférences est lourde, et elle ne respecte pas les communs. Dans les régions où interviennent ces concessions massives de terres consacrées à des projets agronomiques ou industriels, on ne voit pas comment on pourrait garantir la défense ou la réhabilitation des communs, ces idées étant d’avance bousculées par les incohérences.

50C’est pour ces raisons que je considère comme plus stimulantes les théories qui envisagent davantage la complexité et les interférences, comme celle du « modèle de gouvernance patrimoniale » d’Étienne Le Roy [2011]. Cet anthropologue du droit explique que si l’on veut préserver la terre comme enjeu patrimonial il faut désormais faire prévaloir un modèle de « stewardship » fondé sur les relations entre acteurs plutôt que s’attacher à produire des normes.

51Ce qui est discutable dans ces thèses patrimonialistes, c’est la question de la domanialité. Étienne Le Roy constate que, dans le passé, le choix d’instaurer une domanialité de l’État sur la terre a été un élément important en ce qu’il était le cadre dans lequel pouvaient être reconnus les droits coutumiers. Il est incontestable que, dans plusieurs législations africaines, la prise en compte de ces derniers a fait de sérieux progrès. Mais, aujourd’hui, ne faudrait-il pas reconnaître que la domanialité est devenue un argument autorisant les concessions massives de terres au détriment de la sécurisation foncière et de la préservation de la biodiversité ? L’exemple de Madagascar n’est-il pas révélateur de cette ambiguïté ? La politique foncière de l’Office du Niger au Mali ne fait-elle pas également la preuve de cette contradiction ?

Géographie de la raison néolibérale

52Entre les thèses libérales qui disent comment il faut achever de transformer le monde et les thèses patrimoniales qui disent comment il faut le préserver, l’observateur a besoin de comprendre et pas seulement d’opposer. Constatant l’inflexion qui a lieu en ce moment dans la façon de gouverner la terre, on est incité à faire appel, en complément, à une autre grille d’analyse qui rende compte de l’hétérogénéité grandissante.

53Cette hétérogénéité n’est pas perçue à la hauteur de ce qu’elle est et de ce qu’elle implique. Ce que j’appelle « hétérogénéité » est – on l’aura compris – l’inverse de la diversité ou de la pluralité qui enrichissent. C’est ce qui dresse des barrières, ce qui fragmente au lieu de localiser. On la retrouve à différents niveaux. Dans la répartition continentale des fonctions [Chouquer 2011], cette vision est celle qui consiste à pratiquer un portage général sur la base d’une manipulation des espaces, des ressources et des sociétés. De manière appliquée, elle dit que les besoins des uns doivent être portés par les espaces des autres, excluant le recours au commerce généralisé comme véhicule et comme forme de médiation pour lui préférer la concession d’espaces porteurs ; elle fait garantir ce nouveau type de relation par des instances régulatrices autres que celles du pays porteur, et le fait en niant, pour elle-même comme pour les populations qu’elle déplace, toutes les dimensions ontologiques et géographiques de l’existence [Berque 2000 : 27-30] ; elle le fait, par conséquent, à condition de n’avoir à prendre en charge ni la production ni la gestion des territoires, parce que c’est trop extérieur et que cela doit être externalisé. Du reste, pourquoi les prendrait-elle en charge puisque le discours des théoriciens a intégré l’idée d’un amoindrissement de l’État au profit soit d’une gouvernance mondiale, dans le modèle patrimonial, soit d’une réduction de l’État au rôle d’« entreprise comme les autres », dans le modèle libéral (ce qu’on nomme aussi la « corporisation » des États).

54Or, depuis plus de deux siècles, les théories économiques n’ont cessé de rêver d’un monde dépolitisé dans lequel les seules frontières seraient dues aux équilibres issus des besoins, dans une espèce de loi de la gravitation économique et sociale. Pour cela, les thèses, depuis von Thünen, n’ont été produites qu’à partir d’une utopie d’espace : l’état « isolé », mentionné dans le titre même de l’étude initiatrice de cet auteur [1986]. Les théories sur l’aplatissement du monde et le village planétaire puisent à la même source : on ne peut aplatir le monde qu’en l’isolant de ce qui s’y oppose. Comme on doit faire avec les réalités, mieux vaut trouver l’astuce pour externaliser, de l’intérieur en quelque sorte, ce qui gêne la production de l’espace néolibéral.

55C’est ce que prétend, par exemple, l’expérience des « cités chartisées » de Paul Romer5 dans laquelle le monde est conçu comme une juxtaposition d’espaces exorbitant du droit et du sol communs afin de mettre en œuvre la triade fonctionnelle source-hôte-garant [Chouquer 2011]. Le concept de référence n’est d’ailleurs pas « l’enclave » mais le modèle, déjà ancien, de « l’exclave », c’est-à-dire, à la manière de Hong Kong à l’époque coloniale, un point d’entrée côtier6 à partir duquel on peut tirer un corridor donnant accès aux enclaves protégeant la ressource captée. Comme dans le modèle colonial, les exclaves et les enclaves, reliées par des corridors physiques, financiers et intellectuels, sont placées hors du fonctionnement démocratique ordinaire du reste du territoire et administrées par des instances issues des pays développés.

56Le pendant de cette conception générale est, par conséquent, la production de parenthèses territoriales dans lesquelles les populations expropriées de l’utopie du monde plat sont invitées à se faire oublier. Vivre dans les interstices, c’est vivre entre les pivots, sur les lambeaux de terres que ne peuvent pas arroser les grands systèmes d’irrigation et qu’on abandonne parce qu’ils sont irréguliers. C’est vivre dans des espaces qui, le temps de l’exploitation de la concession au moins, ne seront plus des territoires. C’est, à une échelle plus vaste, vivre dans des régions qu’on reformate en les peuplant de zones franches.

57Je m’inscris donc en faux contre la présentation qui est faite par les auteurs du Millenium Ecosystem Assessment (MEA) [Carpenter et al. eds. 2005] selon laquelle ce serait le rejet de la mondialisation qui serait source de fragmentation, d’instabilité et de menace. Ces auteurs n’ont en tête qu’un raccourci dualiste : soit une mondialisation harmonieuse (Global Orchestration ou Technogarden) ; soit le repli nationalite ou la mosaïque disparate des pouvoirs locaux (Order from Strength ou Adapting Mosaic). C’est presque exactement le contraire qui se produit. En matière foncière et dans le domaine de l’agriculture de firme, c’est la pratique mondialisée des concessions et des portages systématisés qui est source de fragmentation, d’inégalités profondes, d’enclaves et d’exclaves, de « corridorisation » de l’espace, bref, d’hétérogénéité spatiale et sociale.

58Ainsi, après le spatial turn (retour du spatial) qu’avait engendré la prise de conscience de l’interconnexion du monde, voici le « retour » ou « tournant » du géographique, qui n’est pas le retour de la contrainte géographique mais la prise de conscience de « l’ubris » ou de la démesure de la firme. La carte peut alors redevenir l’outil qui permet de visualiser les multiples barrières et murs qui se dressent pour fractionner l’espace en autant de compartiments étanches.

  • 7 Je ne reviens pas sur ce point que j’ai déjà traité dans mes récentes publications. Il y a quatre r (...)

59Aujourd’hui, « gouvernance libérale » et « souveraineté » sont devenues antinomiques. De même, s’agissant de gouvernance, on oppose la gouvernance libérale à la gouvernance patrimoniale. Dans la vision libérale, le rôle de l’État ne devrait plus être d’affirmer sa souveraineté sur un espace formant territoire, dans lequel il garantirait l’existence d’ontologies différentes. L’État doit désormais être un organisme qui garantit le respect des règles de la bonne gouvernance économique. Aussi, quand on voit à quel point les formes de domanialité véhiculent de la corporisation, on comprend que l’inversion a eu lieu ou qu’elle est en cours7. L’État pourrait être de plus en plus le garant du bon fonctionnement des espaces franchisés, des formes d’exterritorialité sociale et foncière, des corridors et des zones d’exception en leur appliquant les règles de la gouvernance libérale sans avoir à leur appliquer les directives volontaires (c’està-dire facultatives) de la gouvernance patrimoniale mondiale.

60Il est désormais acquis que la tendance des années 1990-2000 à promouvoir un espace devenu un réseau unique (le village planétaire) cède du terrain et que, à côté des formes réelles d’aplatissement du monde, on voit surgir, depuis le début des années 2010, un discours de soutien aux formes spatiales exclusives et hétérogènes qui servent le projet néolibéral.

61Il nous faut donc des théories nouvelles pour rendre compte de cette toute récente évolution. Elles sont à chercher du côté de l’alliance hétérogène de la firme et de l’interstice, de la structure économique et de l’espace géographique. Mais aussi du côté de la rencontre déséquilibrée entre des prédicats qui se veulent mondiaux et l’acceptation de sujétions uniquement homéopathiques tant les cahiers des charges des projets démembreurs d’espace ont peu à prendre en compte et peu à restituer.

Haut de page

Bibliographie

Berque, Augustin — 2000, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. Paris, Belin.

Carpenter, S.R., P.L. Pingali, E.M. Bennett et M.B. Zurek eds. — 2005, Ecosystems and Human Well-Being : Scenarios. Vol. 2. Washington DC, The Millennium Ecosystem Assessment, Island Press.

Chouquer, Gérard — 2011a, « Le nouveau commerce triangulaire mondial ou les analogies du foncier contemporain », Études rurales 187 : 95-130. — 2011b, « Délocalisation et dys-localisation dans le foncier contemporain », Transcontinentales, Sociétés, Idéologies, Système mondial 10-11. Consultable sur http://transcontinentales.revues.org/1071 — 2012a, « L’Afrique est-elle disponible ? Ce qu’on voit quand on regarde », Grain de Sel 57 : 7-8. — 2012b, « L’évaluation chiffrée des transactions ou concessions massives de terres ». Consultable sur le site de l’Observatoire des formes du foncier dans le monde. — 2012c, Terres porteuses. Entre faim de terres et appétit d’espace. Arles-Paris, Actes Sud-Errance. — 2012d, « Conséquences dramatiques des concessions de terrains pour les paysans cambodgiens ». Consultable sur http://www.licadho-cambodia.org/reports/files/74LICADHOPaperLandIssues05Fr.pdf.

Dardot, Pierre et Christian Laval — 2009, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale. Paris, La Découverte.

Hardin, Garrett — 1968, « The Tragedy of the Commons », Science 162 : 1 243-1 248.

Laval, Christian — 2011, « La nouvelle économie politique des communs : apports et limites », Journal du MAUSS, séance du 9 mars. Consultable sur http://www.journaldumauss.net/spip.php?article787#nb8.

Le Roy, Étienne — 2011, La terre de l’autre. Une anthropologie des régimes d’appropriation foncière. Paris, LGDJ, « Droit et Société ».

Magrin, Géraud, Gilbert Maoundonodji et Antoine Doudjidingao — 2012, « Le projet Exxon-Doba en héritage. La régulation environnementale pétrolière au Tchad avant l’arrivée de la CNPC », in G. van Vliet et G. Magrin eds., Une compagnie pétrolière chinoise face à l’enjeu environnemental au Tchad. Paris, AFD : 79-120.

Manley, Geoffrey — s.d., « Projet de Addax Bioenergy. Résumé du cadre général de la politique de réinstallation et plan d’action de réinstallation de la phase pilote ». Groupe de la Banque africaine de développement. Disponible sur Internet.

de Soto, Hernando — 2005, Le mystère du capital. Paris, Flammarion, « Champs ».

von Thünen, Johann Heinrich — 1986 [1826], Der isolierte Staat in Beziehung auf Landwirtschaft und Nationalökonomie oder Untersuchungen über den Einfluss, den die Getreidepreise, der Reichthum des Bodens und die Abgaben auf den Ackerbau ausüben [L’État isolé en relation avec l’agriculture et l’économie nationale, ou recherches sur l’influence que les prix des céréales, la richesse du sol et les redevances exercent sur les systèmes de culture]. Düsseldorf, Wissenschaft und Finanzen GmbH.

van Vliet, Geert et Géraud Magrin eds. — 2012, Une compagnie pétrolière chinoise face à l’enjeu environnemental au Tchad. Paris, AFD.

Haut de page

Notes

1 Voir « Makeni Ethanol and Power Project. Site Selection and Survey Methodology for Sugarcane Fields and Agricultural Asset Survey » (diaporama de 19 pages disponible sur le site d’Addax, juin 2011) ; « Makeni Ethanol and Power Project. Village Boundary Survey » (diaporama de 12 pages disponible sur le site d’Addax, juin 2011) ; « Makeni Ethanol and Power Project. Farmer Development Program » (diaporama de 17 pages disponible sur le site d’Addax, juin 2011). Voir aussi « Makeni Ethanol and Power Project ». Présentation de Jörgen Sandström faite à l’Académie royale d’agriculture et de foresterie de Suède (diaporama de 20 pages disponible sur le site d’Addax, novembre 2011).

2 Les capitaux du projet proviennent de divers fonds européens et africains : Swedfund and Emerging Africa Infrastructure Fund ; Netherlands Development Finance Company (FMO) ; African Development Bank (AfDB) ; UK Emerging Africa Infrastructure Fund (EAIF) ; Belgian Development Bank (BIO) ; German Development Finance Institution (DEG) ; la banque d’État South African Industrial Development Corporation (IDC) ; enfin, le Cordiant Managed ICF Debt Pool.

3 Déclaration à l’AFP de Nikolai Germann, directeur général d’Addax Bioenergy, consultable sur http://www.google.com/hostednews/afp/article/ALeqM5h0q5znXbEDtTq5genVgj8FDaALJA?docId=CNG.87a92483d2ebb3b144ad95dc021d73e9.101.

4 Et dont on a vu un exemplaire lors d’une séance du Comité technique « Foncier et Développement » en septembre 2012 consacrée à l’inventaire des concessions de terres dans le monde. J’en profite pour remercier Jean-Christophe Diépart des autres informations dont il m’a fait part lors de la préparation de cet article.

5 Voir http://chartercities.org/.

6 Donnant lui-même prétexte à la conception, dans les années 1960, de villes qui se prétendaient libérées de la logique de localisation : instant city, plug-in city, interchangeable city, etc.

7 Je ne reviens pas sur ce point que j’ai déjà traité dans mes récentes publications. Il y a quatre régimes juridiques principaux ou, mieux, quatre sources de juridicité, et la méconnaissance de cette typologie peut expliquer les difficultés d’analyse : la propriété privée ; la propriété publique des États démocratiques ; l’appropriation foncière en communs ; la domanialité. Que les deux derniers régimes interfèrent souvent n’empêche pas qu’il s’agisse de deux formes différentes. La domanialité a évolué : elle est aujourd’hui le véhicule juridique des concessions. Elle ne rend pas compte des formes en communs et ne les protège pas non plus puisque les gouvernants s’appuient souvent sur elle pour disposer des terres.

Haut de page

Table des illustrations

Titre Fig. 1. Les 157 espaces d’irrigation installés par Addax Bioenergy dans la région de Makeni (Sierra Leone)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9829/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 464k
Titre Fig. 2. L’espace résiduel réaffecté aux habitants
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9829/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 241k
Titre Fig. 3. Le même espace avec les pivots d’irrigation
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9829/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 309k
Titre Fig. 4. Découpage des lambeaux selon une grille hectométrique en vue de réaffecter les terres
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9829/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 245k
Titre Fig. 5. L’étouffement du village dû à l’exploitation pétrolière. En rose : situation de 2006 ; en violet : extensions de 2006 à 2012
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9829/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 434k
Titre Fig. 6. Les concessions économiques et minières au Cambodge
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9829/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 413k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Gérard Chouquer, « Vivre dans les interstices de la firme »Études rurales, 191 | 2013, 149-168.

Référence électronique

Gérard Chouquer, « Vivre dans les interstices de la firme »Études rurales [En ligne], 191 | 2013, mis en ligne le 12 juillet 2015, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/9829 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.9829

Haut de page

Auteur

Gérard Chouquer

Gérard Chouquer, historien, directeur de recherche au CNRS, Nanterre

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search