Évolution de la structure de l’entreprise agricole en Ukraine
Résumés
Depuis l’implosion de l’URSS en décembre 1991, le secteur agricole des ex-républiques soviétiques connaît des mutations profondes dues à l’irruption progressive de nouveaux acteurs sur la scène internationale. Parmi ces États, l’Ukraine, dont le potentiel de production pourrait doubler d’ici quelques années pour atteindre 100 millions de tonnes, entend confirmer sa vocation de grand exportateur de matières premières et son rôle central sur le marché émergent de la zone « mer Noire ». Sa structure agricole évolue rapidement selon un modèle ternaire dans lequel cohabitent « entreprises fermières », minuscules fermes familiales et très grandes entreprises. Les productions destinées au commerce international sont de plus en plus entre les mains d’un nombre limité de holdings à forte intégration verticale.
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1La fin de l’utopie communiste a des conséquences sans précédent : l’ouverture à l’économie capitaliste prend le relais d’un COMECON moribond et se traduit, en moins d’une vingtaine d’années, par l’accession, à l’OMC, de plusieurs de ses États, notamment l’Ukraine en 2008 et la Russie en 2012.
2Les grandes institutions financières internationales (IFIS) accompagnent résolument l’ouverture à l’ouest des pays de la nouvelle Communauté des États indépendants (CEI), conditionnant l’élargissement des bassins de consommation et d’investissement à une profonde et rapide privatisation des secteurs agricole et agro-alimentaire. Assez peu sensibilisées aux particularités des anciennes structures collectives dans lesquelles elles ne voient que le symbole d’une économie planifiée, ces grandes institutions contribuent à les écarter de l’économie de marché vers laquelle elles prétendaient pourtant les orienter.
3Comme souvent, le monde rural oppose sa force d’inertie aux projets de privatisation de l’agriculture, générant ainsi une restructuration asymétrique des exploitations agricoles, avec, d’un côté, des « entreprises » résultant de la privatisation progressive des anciens kolkhozes et, de l’autre, des millions de petites structures constituées autour de l’habitation familiale et du lopin que, depuis des temps immémoriaux, leur concèdent les grandes structures de production.
4Dans le contexte des années 1990 – recours massif aux importations et abandon à elles-mêmes des structures anciennes – la restructuration du secteur agricole, bien qu’en tête des priorités, est finalement différée au profit d’autres secteurs économiques, principalement ceux de l’énergie et des industries minières liées aux monopoles naturels.
5La crise financière de 1998, renchérissant les produits alimentaires d’importation au-delà d’un pouvoir d’achat amputé par l’inflation, entraîne une réorganisation des structures de production dirigée par les entreprises de transformation en plein renouvellement. Pour produire de la volaille (« céréales à deux pattes »), les nouveaux venus dans l’industrie de première transformation obtiennent que soient abandonnées les dettes des anciennes fermes collectives ruinées et en prennent le contrôle, créant des agroholdings à forte intégration verticale.
6Dix ans plus tard, la crise de 2008 produit le même effet structurant et accélère la réorganisation du secteur agro-alimentaire.
- 1 Initial Public Offering.
7Toutes ces crises, et particulièrement celle de 2008, ont mis en lumière la résilience de l’activité agricole, qui a capté des flux significatifs d’investissements grâce à l’introduction en bourse (IPO1) et aux facilités de paiement accordées par les fournisseurs d’équipements et de consommables.
8Pays le plus agricole de la CEI et de la zone « mer Noire », l’Ukraine confirme son identité de « grenier à blé » (grain basket). L’économie de la Fédération de Russie, orientée vers l’exploitation du gaz et des minerais, pourrait, davantage qu’elle ne le fait, négliger son agriculture si elle n’y voyait un puissant outil d’influence politique. Au Kazakhstan, le secteur primaire demeure essentiel pour la majorité des habitants : s’il bénéficie de la manne pétrolière, il reste toutefois moins important que le secteur primaire ukrainen, tant par son volume que par son potentiel de production.
Une structure multipolaire
9L’Ukraine est l’héritière d’une longue tradition agraire qu’attestent notamment des particularités lexicales. Les mots de la campagne pour désigner les animaux domestiques, les plantes sauvages, les fêtes agricoles et les produits alimentaires ne se superposent ni au russe ni au polonais et constituent un vocabulaire original au sein du groupe des langues slaves. L’ukrainien est parlé non seulement dans l’ouest du pays, tardivement soumis à la puissance russe puis soviétique, mais aussi dans le centre et dans la partie ouest depuis plus longtemps sous influence russe.
10C’est le cas de la région de Poltava, berceau de Gogol et des personnages de son roman Les âmes mortes. Ce petit livre est toujours d’une grande actualité alors qu’il relate des histoires du début du XIXe siècle. On y retrouve des intrigants issus de la nomenclature, des affairistes en quête d’agrandissement, à peu de frais, de leur patrimoine foncier, prêts à acheter, comme s’il s’agissait d’arpents, les ruraux asservis des villages. Gogol illustre ainsi le contraste saisissant entre le cœur de l’Ukraine – alors centre agricole de l’empire des tsars – et l’Europe occidentale.
11Un contraste aujourd’hui encore bien réel. Certes, il n’y a plus de servage, et on a attribué, en pleine propriété, des parts foncières de quelques hectares (« pailles ») aux petits paysans – mais sans aucune possibilité pour eux de les revendre – provenant de la privatisation, dès 1991, des fermes collectives. Cependant, il n’y a aucun point commun entre les minuscules exploitations familiales de quelques ares ou hectares et les grandes exploitations, dont la taille peut dépasser 200 000 hectares, la plus vaste frôlant les 600 000 hectares.
12La statistique décrit très imparfaitement les structures agricoles ukrainiennes en n’en distinguant que deux catégories : les « fermes de la population » (environ 5 millions d’unités) et les « entreprises agricoles » (au nombre de 40 000).
13Ce découpage résulte des choix qui ont été faits lors de la première phase de privatisation. Les promoteurs de la réforme se proposaient de donner aux ouvriers des anciennes fermes collectives la possibilité de développer des exploitations autonomes en attribuant à chacun, à parts sensiblement égales, des terres et une partie du capital. La compétence, le dynamisme et la volonté d’entreprendre devaient, dans une économie libérale, conduire à une restructuration du tissu de l’exploitation. Mais, en fait, très peu d’ouvriers se sont sentis motivés par la création d’entreprise. Pour beaucoup, un tel projet n’avait sans doute aucun sens.
14Malgré les déracinements imposés par la socialisation forcée et les purges staliniennes, les ruraux étaient restés membres des communautés villageoises, qu’il s’agisse du mir dans la région de l’Ukraine acquise par l’empire russe après la bataille de Poltava ou des communautés rurales des régions voisines de l’empire austro-hongrois (Bucovine, Galicie, Bessarabie). Dans leur grande majorité, ils ont préféré donner en location aux anciennes fermes collectives les terres qui venaient de leur être attribuées. Mais, ayant dû céder une partie de leur équipement et leur cheptel pour payer les salaires, les contributions obligatoires aux fonds de pension et les prestations sociales, ces fermes collectives étaient souvent condamnées sauf lorsqu’elles étaient tenues par des présidents à poigne attachés au modèle communautaire.
Les « fermes de la population »
15Les « fermes de la population » ont poursuivi leurs activités plus qu’elles ne les ont amplifiées. Elles représentent aujourd’hui encore plus des trois quarts de la production de lait, de pommes de terre et de légumes. Elles contribuent également, d’une façon significative mais sous-estimée dans les données statistiques, à la production des œufs et des produits carnés (tableau 1 p. 120). La commercialisation est assurée par les réseaux locaux de distribution. Des intermédiaires peu scrupuleux profitent du fait que les fermiers ne disposent souvent pas de moyens de transport pour collecter leurs produits à bas prix et les revendre à des distributeurs, des industriels ou dans des marchés couverts.
16Ces petites exploitations occupent la plupart des 14 millions de ruraux que compte l’Ukraine, soit 33 % de la population. Vivant en dehors des circuits financiers, elles restent stables malgré le vieillissement des fermiers. Leur économie d’autosuffisance leur permet également d’améliorer les conditions alimentataires des membres de la famille partis en ville, en échange de petits équipements de toutes sortes et de médicaments pratiquement introuvables dans les anciennes apothèques de village.
Les agroholdings
- 2 Unité de production regroupant plusieurs anciennes exploitations collectives (kolkhozes) relativeme (...)
17Les « entreprises » sont nettement plus diversifiées par la taille, la structure et leur dynamique d’évolution. Elles se divisent en deux catégories principales : les petites et moyennes entreprises, qui cultivent de quelques dizaines à quelques milliers d’hectares, et les très grands groupes, dont la superficie cumulée des divers clusters2 peut dépasser 50 000 hectares (tableau 2 p. 120).
18Les agroholdings apparues dans le sillage de la crise de 1998 ont accru leur intégration verticale à partir de structures de commercialisation ou d’outils industriels de transformation, combinant parfois les deux. Chaque holding a une histoire singulière, ce qui rend difficile toute typologie.
19On peut toutefois relever trois caractéristiques communes à toutes ces entreprises.
20La première, et la plus décisive, est le rôle moteur du secteur aval. Qu’il s’agisse d’une unité de négoce – avec ou sans volet international – ou d’une activité de transformation industrielle, le secteur aval garantit des recettes d’exploitation, avec une partie en devises, et génère une marge mobilisée pour l’investissement productif et le développement de l’entreprise.
21La deuxième caractéristique est le recours aux meilleures technologies de production. Issus des familles dirigeantes de l’ancien régime, disposant d’une bonne formation et d’une sérieuse connaissance des langues étrangères, les entrepreneurs ont inventorié les offres mondiales grâce à Internet et à des voyages d’étude et ont sélectionné les méthodes, les ressources et les outils les plus performants et les mieux adaptés à l’Ukraine. Dans le même temps, les grands équipementiers ont su saisir les opportunités qui se sont présentées et ont consenti des crédits à leurs fournisseurs, ce qui a permis la mise en œuvre rapide de nouveaux outils de production.
22Le troisième point commun à toutes ces holdings réside dans leur stratégie de sécurisation de leurs capitaux, les mettant à l’abri de raids éventuels lancés par des concurrents soutenus par des responsables publics de l’administration ou de la justice. Ces holdings se sont fait enregistrer à l’étranger, pas nécessairement dans des offshores, et ont pu ainsi accéder à des financements plus longs et plus avantageux que ceux de leur territoire national.
- 3 Hazard Analysis Critical Control Point : il s’agit de veiller à l’hygiène et à la sécurité des alim (...)
23En quelques années, ces groupes ont mis en place des processus de production conformes aux normes internationales : ISO ; normes européennes, méthode HACCP3.
24La plupart des holdings sont ukrainiennes ou russo-ukrainiennes, mais certaines sont d’origine étrangère, comme le producteur danois Danocha (porc) ou le producteur français AgroGeneration (productions végétales).
25Mironovski (MHP), le plus ancien et le plus important des groupes ukrainiens, s’est très tôt spécialisé dans la production de poulets de chair : ce groupe vient de mettre en service la première tranche de sa nouvelle unité de production dans la région de Vinnitsa, d’où devraient sortir, dans les années à venir, près de 500 000 tonnes par an de poulet entier ou découpé. Le groupe a créé ses propres marques, comme « Nacha Ryaba ». Son activité de production se double d’une très bonne maîtrise des ventes (plus de 45 % de parts de marché) et de la création d’un vaste réseau de fast-foods. Il a récemment investi dans le rendement énergétique et la réduction des pollutions. Depuis quelques années, Mironovski accroît sa base foncière et contrôle aujourd’hui plus de 350 000 hectares dans les meilleures terres noires, les mieux arrosées d’Ukraine.
26Astarta est un groupe qui a démarré son activité dans le secteur du sucre en modernisant par étapes ses six usines (250 000 t/an de sucre blanc) et la culture betteravière (95 % des besoins en matière première). Pour réduire ses dépenses de fertilisation et valoriser les sous-produits, le groupe a restructuré et développé un important troupeau bovin qui en fait le premier livreur de lait d’Ukraine (200 000 t/an). Il investit actuellement dans le retraitement des déchets des usines et de l’élevage pour arriver, à terme, à une totale indépendance énergétique. Nibulon, pour sa part, est devenu, en une vingtaine d’années, le plus important chargeur de grains, avec 4,5 millions de tonnes par an et un taux de rotation de son terminal portuaire maritime compris entre 25 et 30 selon les campagnes.
27Aujourd’hui, l’Ukraine compte environ une centaine de holdings.
Les PME
28Tout comme les holdings, les PME ont des histoires très différentes.
29Certaines sont nées de la reprise quasi intégrale d’une ferme collective à l’initiative de l’ancien président ou d’un des responsables techniques – l’agronome en chef le plus souvent – qui maîtrisaient l’approvisionnement, le suivi des récoltes et les circuits – même sommaires – de commercialisation. Elles occupent sensiblement la même surface (quelques milliers d’hectares) et maintiennent un troupeau laitier tant qu’elles peuvent conserver leur indépendance.
30D’autres entreprises se sont plus progressivement constituées à partir d’un noyau de terres en propriété réunissant les « pailles » de plusieurs membres de la famille auxquelles ont été adjointes d’autres pailles prises en location à des voisins. La loi a autorisé la réunion de toutes ces parts foncières sur une partie des parcelles de l’ancien kolkhoze.
31Les terres de ces « exploitations fermières » sont faciles à identifier : elles sont plus ou moins rattachées au village mais sont moins étendues que les grandes unités initiales ; souvent cultivées de façon extensive avec de moindres apports d’engrais, elles contrastent avec les parcelles de grande culture des holdings ou d’exploitations privées intensives. La superficie de ces exploitations est très variable : certaines concentrent moins d’une centaine d’hectares ; d’autres atteignent 20 000 hectares.
32Toutes ces entreprises se livrent une rude compétition. Elles se battent d’abord pour conserver le droit d’usage acquis par le contrat de location mais se battent aussi pour capter d’autres « pailles » lorsqu’elles peuvent financer leur mise en culture. De surcroît, elles entrent en concurrence avec les grandes holdings qui cherchent à étendre leur « banque foncière ». La moindre faiblesse d’un fermier, comme un retard dans le paiement du loyer, peut leur être préjudiciable. En moyenne, les fermiers privés perdent et gagnent chaque saison 10 % de leur surface arable.
33Les plus petites fermes privées pratiquent une activité de polyculture-élevage. Elles sont faiblement mécanisées. Souvent dépourvues de moyen de transport, elles sont la proie des intermédiaires pour la commercialisation de leurs surplus sauf lorsque, à proximité d’un grand centre urbain, un membre de la famille qui a transporté en autobus les produits de la ferme loue un emplacement sur le marché et se constitue une petite clientèle. Très peu monétarisée, l’activité de ces petites unités est stable. L’exploitation procure des revenus limités à la famille à qui elle fournit l’essentiel de ses besoins alimentaires. Les plus grosses d’entre elles (plus de 1 millier d’hectares) dégagent des bénéfices si elles sont bien gérées : il n’est pas rare que le propriétaire circule en 4/4, ce qui ne nuit pas à sa reconnaissance locale, surtout s’il sait contribuer utilement à la vie du village en alimentant son apothèque et en soutenant ses activités cultuelles, culturelles et sportives.
Des gestions diverses
34La diversité des exploitations se traduit par une grande diversité dans les modes de gestion.
Gestion non monétarisée
35Dans les « fermes de la population », il est difficile de parler de gestion au sens moderne du terme tant la vie familiale est tournée vers la production alimentaire et vers celle d’un petit surplus commercialisable. Lorsqu’elles disposent d’un cheval, les petites fermes perçoivent volontiers une partie du loyer de leurs « pailles » sous forme de foin ou d’avoine. Elles peuvent aussi participer aux gros travaux de l’exploitation à laquelle elles donnent leurs terres en location et demandent alors à être rémunérées en nature (porcelets, matériaux de construction).
36La plupart des hommes boivent plus que de raison, se saoulant au samogone (eau de vie de grain), ce qui limite leur espérance de vie à une soixantaine d’années. La babouchka (grand-mère) est la figure dominante de la petite exploitation. Elle est responsable du troupeau communautaire constitué l’été pour pâturer les prés communs installés à la sortie du village, à demeure ou sur des parcelles de culture mises en jachère. Deux ou trois fois par jour, la babouchka se rend en vélo sur la pâture pour la traite des vaches et apporte le lait à la khata (maison rurale). De là, il sera acheminé vers une station de collecte appartenant à un industriel. L’hiver, les vaches restent dans l’enclos familial, et la production chute de moitié.
37La transmission est très incertaine. Mais de nouveaux retraités issus du monde rural préfèrent le retour au village et, à partir d’un noyau de terres acquises sous la forme des fameuses « pailles », décident d’agrandir leur exploitation pour entrer dans une catégorie d’entreprise dégageant un revenu supérieur.
Système mixte entreprise-famille
38Pour les plus petites exploitations fermières encore proches des « fermes de la population », les relations de voisinage dominent, avec leurs solidarités mais aussi leurs rivalités. La survivance des acquis antérieurs se traduit par des choix techniques traditionnels : fertilisation organique ; semences de ferme ; peu ou pas de traitements phytosanitaires. Les rendements en céréales plafonnent à 2,5 voire 3 tonnes par hectare. Quelques rangs de maïs contribuent à l’alimentation des porcs et parfois à la production de farine pour la confection de galettes. Le tournesol fournit de l’huile et des graines qui, grillées, se dégustent comme des friandises. Les vaches laitières soit restent dans un petit troupeau familial de quelques unités soit sont incluses dans le troupeau communautaire.
- 4 Diesel et ester.
- 5 Granulés de bois.
39Quand elles atteignent une cinquantaine d’hectares, ces petites exploitations sont partiellement mécanisées. Elles valorisent le matériel agricole de l’ancienne ferme collective dont elles ont bénéficié au titre de la « paille » non foncière mais acquièrent aussi du matériel automoteur (cultivateurs Belarus ou petits tracteurs chinois). Elles s’intéressent à la production fermière de carburants alternatifs (huiles et diester4, pellets5). Elles affirment leur appartenance à la communauté villageoise dont elles dépendent pour les contrats de location de terres. La succession est mal assurée dans l’ensemble, les enfants rejetant le mode de vie de leurs parents.
Gestion entrepreneuriale
40Lorsque la superficie atteint les 500 ou 600 hectares, l’exploitation fermière entre dans les circuits commerciaux et dans l’économie monétarisée. Elle investit dans du matériel neuf ou d’occasion et fait appel à la technologie occidentale (John Deere, CNH, Kuhn…). Elle achète ses équipements chez des distributeurs spécialisés, concessionnaires de grandes marques et gestionnaires du service après-vente. Elle recourt au crédit bancaire malgré les taux élevés.
41Cette catégorie d’exploitation est abonnée aux revues agricoles et suit avec intérêt ce qu’on appelle les « journées des champs » organisées dans les régions par les grandes sociétés semencières ou par les sociétés de matériel agricole. Chaque année, près de 200 manifestations de ce type sont organisées dans le pays. Avec quelques expositions professionnelles, elles constituent les seuls rendez-vous techniques et de vulgarisation. En peu d’années après l’indépendance, l’Académie des sciences agricoles a considérablement réduit ses activités de diffusion des connaissances même si elle reste encore le principal fournisseur de semences céréalières.
- 6 Ce mot désigne les travaux confiés à une autre entreprise.
- 7 Forward agreement : contrat à terme portant, en Ukraine, presque exclusivement sur le marché physiq (...)
42Avec une superficie de 3 000 à 3 500 hectares, l’entreprise agricole privée devient une entreprise à part entière et atteint un palier d’équilibre. Elle dispose d’un parc de machines qui couvre les besoins et les pointes de travail ou, à défaut, sait mobiliser des opérateurs à façon (ouslougi6) pour la récolte et le transport des grains. En général, elle abandonne l’élevage bovin et se concentre sur les productions végétales pour la vente et l’exportation. Comme ses capacités de stockage sont anciennes et limitées (greniers horizontaux ; silos en béton), elle cherche à se doter de silos métalliques modernes équipés d’un séchoir. Les silo bags ont fait leur apparition depuis la très bonne récolte de 2008, en complément d’un séchoir. Cette entreprise conclut avec ses fournisseurs et ses acheteurs des contrats de type forward7. Soucieuse de dégager une valeur ajoutée, elle se dote assez fréquemment d’une unité d’engraissement de porcs.
43Le processus même de formation de ces entreprises conduit à une capitalisation plutôt faible et génère une fragilité chez celles qui sont mal gérées. Elles peuvent alors se retrouver en déficit chronique et changer de mains en concourant à l’agrandissement d’autres exploitations qui doublent ainsi leur superficie et atteignent un second palier d’équilibre autour de 7 000 à 8 000 hectares essentiellement consacrés aux productions végétales. Mais elles peuvent aussi être reprises par des holdings qui ajoutent ainsi à leur « banque foncière » un nouveau cluster (unité de production).
Gestion industrielle de groupe
44La gestion des agroholdings marque un changement qualitatif dans la maîtrise de la production et de la commercialisation. L’entreprise adopte une gestion industrielle de groupe dont les déterminants sont le marché mondial des produits agricoles et agro-alimentaires, notamment celui des grandes productions végétales (soft commodities), et les marchés financiers.
45La direction d’une holding s’apparente à celle d’une grande entreprise disposant de plusieurs sites de production et faisant appel à des investisseurs institutionnels. L’actionnariat peut être multiple ou, au contraire, limité au fondateur de l’entreprise et à quelques partenaires très proches. La première mission des actionnaires est de contrôler et piloter la production sans intervenir de façon directe mais en utilisant les relais d’un management hiérarchisé, à l’amont des niveaux de pure exécution. Le directeur financier assiste les actionnaires dans leurs deux préoccupations majeures : mobiliser des capitaux longs en veillant à préserver la valeur des titres ; réunir les ressources de fonctionnement dans les meilleures conditions de taux et de sollicitation des collatéraux.
46Même si la totalité de leurs actifs physiques se trouvent en Ukraine, la plupart de ces grandes entreprises sont enregistrées à l’étranger, notamment au Luxembourg, en Angleterre ou à Chypre. Elles interviennent sur les seconds marchés de Varsovie et, dans une moindre mesure, sur les grandes places financières que sont Londres et Francfort.
47Le choix des investissements fait l’objet d’une sélection très attentive et s’inscrit dans le cadre d’une stratégie de transition entre l’état actuel des actifs et l’état souhaitable pour atteindre les normes internationales de gestion et de rentabilité.
48Dans le secteur sucrier, malgré la lourdeur toujours croissante de la facture gazière liée à l’augmentation du prix du gaz russe, aucun des grands groupes existants n’a encore décidé de construire intégralement des usines permettant de réduire au minimum les dépenses énergétiques. Les entreprises préfèrent aménager progressivement les différents équipements (chaudières, filtration, cristallisation), utilisant les gains de productivité ainsi obtenus pour financer les améliorations à suivre. La plupart des groupes industriels mettent dorénavant en œuvre la valorisation des déchets pour obtenir des crédits carbone, respectant les chartes environnementales des grandes institutions financières.
49Après quelques années d’un management de transition, les groupes peuvent mobiliser des crédits plus importants et se lancer dans la création d’unités ultramodernes. C’est le cas du groupe MHP, qui a parfaitement valorisé deux générations de matériel avicole (la première directement issue de l’économie soviétique) avant de construire une nouvelle installation de 500 000 tonnes. C’est aussi le cas du groupe ViOil, producteur d’huiles végétales dans la région de Vinnitsa, qui a agrandi et modernisé sa première usine jusqu’à en doubler la taille.
50Le contrôle de gestion effectué dans l’industrie ne diffère guère des modèles connus dans l’univers occidental. En revanche, pour ce qui est de l’agriculture, on peut parler d’innovations réelles, inspirées des grandes exploitations latifundiaires du Brésil, de l’Argentine et des États-Unis.
51La holding assure le contrôle complet de tous les achats de consommables, qu’il s’agisse de semences végétales, de carburants, d’engrais ou de produits sanitaires. Cette concentration pourrait entraîner un allongement des procédures et une inefficacité locale, à l’image de la centralisation soviétique. Dans les holdings bien gérées, ce n’est pas le cas. Chaque unité de production (cluster) définit ses rotations et son assolement en fonction d’un cadrage d’ensemble proposé par la holding. Un aller et retour entre les agronomes de terrain et le directeur de la production agricole permet d’envisager les aménagements à apporter à l’assolement pratiqué par le groupe et à l’assolement pratiqué par chacun des clusters. Ce document sert à élaborer les calendriers de livraisons. Même si chaque cluster est autonome, il doit se conformer à une procédure informatisée de rapport (reporting). En cas de dépenses non programmées appelant une réaction rapide, l’agronome local analyse la situation, propose un devis quantitatif soumis à validation par la direction générale dans un délai très court : de l’ordre d’une journée.
52Dans plusieurs holdings, toutes les opérations sont enregistrées sur ordinateur sous la forme d’un journal paramétré par des informations géographiques (GPS notamment) et par des références aux cultures et aux parcelles. La holding gère la logistique d’ensemble en mettant à disposition et l’intrant et le matériel nécessaire. Elle négocie avec les fournisseurs les compléments d’approvisionnement pour ses propres stocks.
53Si le niveau des salaires est jugé correct, ce système, caractérisé par un fort contrôle des opérations individuelles, n’est pas rejeté par les employés dès lors qu’il est utilisé dans l’intérêt de la production et permet de détecter les abus et les vols.
54L’agrandissement des holdings s’accompagne de modes nouveaux de gestion. Il y a indiscutablement des effets d’échelle positifs. La marge de manœuvre pour les investissements innovants est significative, et plusieurs de ces grands groupes développent d’authentiques politiques de gestion des ressources naturelles. Ces stratégies orientées par et vers les marchés procurant des recettes d’exportation sont le fil conducteur de l’organisation « intégratrice » des holdings. Toutefois le mécanisme de l’intégration connaît parfois des ratés : droits de location des terres trop élevés ; investissements trop élevés au regard des possibilités de commercialisation ; médiocre maîtrise des coûts de production sur des exploitations dispersées sur le territoire ; mauvaise appréciation et couverture insuffisante des risques de change et des risques climatiques.
Une production orientée vers l’exportation des matières premières
55Le potentiel de production de l’Ukraine est estimé à 100 millions de tonnes de grains, c’est-à-dire deux fois le niveau moyen actuel de production. Avec une cinquantaine de millions de tonnes, le pays exporte déjà la moitié de sa collecte annuelle. Avec une démographie en légère baisse, toute augmentation de la production sera reportée sur les exportations. De ce fait, l’Ukraine est en quelque sorte condamnée à jouer le rôle d’un « grenier à blé ». Depuis la récolte record de 2008, cette expression est d’ailleurs devenue une sorte de slogan pour la politique agricole du pays. La BERD, la Banque mondiale et autres institutions financières la reprennent en boucle d’autant que le secteur agricole confirme sa résilience et même une croissance significative qui contraste avec la faible progression du PIB (tableau 3 p. 121).
56Le secteur agricole ne dispose d’aucune aide pour réguler et orienter la production. En prise directe avec les marchés, les producteurs définissent des objectifs agricoles opportunistes et choisissent les cultures qui leur procurent les plus fortes marges nettes. L’absence de régulation portant sur les superficies ensemencées entraînera un accroissement de l’offre et, donc, des besoins en logistique, déjà insuffisamment couverts. Les holdings consentent des investissements lourds pour la conservation des grains afin de les libérer progressivement selon les variations des cours mondiaux sur les marchés à terme. On estime à 30 millions de tonnes la capacité actuelle d’un stockage conforme aux normes internationales. Rares sont les groupes disposés à investir dans l’accroissement du parc des wagons, déficitaire de plus de 10 000 unités. Les contrôles tatillons et globalement assez inefficaces, effectués par des administrations peu scrupuleuses et corrompues, paraissent bien dérisoires à côté des besoins à couvrir. Ils ne font qu’empoisonner les opérateurs.
57La dynamique de croissance des capacités de chargement sur la mer Noire de ces dernières années montre pourtant que les investisseurs ont bien compris les enjeux et mesuré l’importance des investissements à consentir. Nul ne reconnaîtrait aujourd’hui les environs d’Odessa comparé à ce qu’ils étaient il y a seulement trois ou quatre ans. Le port d’Illichevsk se transforme en grand terminal céréalier et huilier tandis qu’à l’est de la cité « phocéenne » ukrainienne le golfe de Ioujnii prend le même chemin sans que cela ne réduise les projets conçus à Nikolaïev ou en Crimée. L’adoption de la loi sur le développement du commerce portuaire vient à point nommé pour encourager les partenariats public-privé longtemps restés le parent pauvre de la coopération économique.
58Les grandes holdings jouent un rôle majeur et moteur dans la valorisation du potentiel de production et de commercialisation. Elles ont besoin de fermes privées d’une taille suffisante pour devenir des partenaires capables de livrer leurs produits tout en respectant des cahiers des charges. Les fermes qui ne pourront pas conserver leur positionnement seront sans doute happées soit par une société de taille voisine soit par une holding. Dans les deux cas, l’entreprise perdra une bonne partie de son autonomie mais aura toutes les chances de conserver sa structure d’ensemble.
59Le modèle multipolaire devrait donc perdurer, avec un très grand nombre de petites unités autosuffisantes de plus en plus affaiblies, qui devront être relayées par des entreprises grandes ou très grandes (tableau 4 p. 121), ce qui n’est pas encore le cas dans le secteur laitier ou dans celui des produits carnés.
60Les nouveaux systèmes de gestion promus par les holdings et les grandes entreprises privées ont bien sûr leurs limites. Seules les opérations de base sont prises en compte dans des calendriers qui dépassent rarement trois ou cinq ans. Les choix technologiques et les orientations de production sont guidés par la recherche de taux de rentabilité élevés, le seuil se situant autour de 30 %. Il en résulte que les investissements exigeant de plus longues périodes d’amortissement sont rejetés ou, du moins, reportés sine die.
61Le manque de confiance dans l’État est regrettable mais ne bloque pas les affaires. Malgré un faible recours aux assurances agricoles, les entreprises mesurent de plus en plus les risques de l’auto-assurance. Bien que l’on compte 28 universités agricoles, les besoins en formation professionnelle restent considérables. Plusieurs holdings ont déjà institué des cours en interne, et de nouvelles propositions voient le jour, avec le soutien des entreprises.
62De fait, plus que par le jeu d’un cadre législatif volontariste, l’Ukraine a vu émerger de nouveaux modèles d’intégration à une économie agricole globalisée. À dix ans d’intervalle, les deux crises ont joué un rôle d’accélérateur.
63La création des holdings ne marque en aucun cas le retour au gigantisme des mythes agricoles soviétiques. Après la longue stagflation brejnévienne, l’indépendance de l’Ukraine lui a permis de reprendre sa place de premier exportateur mondial de tournesol, de céréales et de maïs. Peut-être la concrétisation du rêve khrouchtchévien ?
64On ne peut que regretter que les IFIS (institutions financières internationales) et les pouvoirs publics restent encore très largement inspirés par les modèles de l’École de Chicago : privatisations sans conditions ; diminution des dépenses sociales et dérèglementation. Ne devraient-ils pas s’interroger sur ce que pourrait être une politique agricole qui chercherait à concilier la valorisation d’un potentiel exceptionnel de production et l’amélioration des conditions de vie d’un monde rural laissé pour compte ? De même, l’Europe verte devra bien, un jour, examiner avec objectivité son choix de soutien public en faveur d’un seul type d’entreprise agricole.
Notes
1 Initial Public Offering.
2 Unité de production regroupant plusieurs anciennes exploitations collectives (kolkhozes) relativement proches les unes des autres.
3 Hazard Analysis Critical Control Point : il s’agit de veiller à l’hygiène et à la sécurité des aliments.
4 Diesel et ester.
5 Granulés de bois.
6 Ce mot désigne les travaux confiés à une autre entreprise.
7 Forward agreement : contrat à terme portant, en Ukraine, presque exclusivement sur le marché physique considéré comme un produit dérivé (finance).
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Titre | Tableau 1. Production animale (en milliers de tonnes) * En millions d’unités. |
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Crédits | Source : DerjKomStat. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9804/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 98k |
Titre | Tableau 2. Répartition des animaux d’élevage |
Crédits | Source : DerjKomStat |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9804/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 166k |
Titre | Tableau 3. Évolution du PIB et de la production agricole |
Crédits | Source : DerjKomStat. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9804/img-3.jpg |
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Titre | Tableau 4. Répartition des entreprises agricoles en 2013 |
Crédits | Source : estimation de l’auteur. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9804/img-4.jpg |
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Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Jacques Hervé, « Évolution de la structure de l’entreprise agricole en Ukraine », Études rurales, 191 | 2013, 115-128.
Référence électronique
Jean-Jacques Hervé, « Évolution de la structure de l’entreprise agricole en Ukraine », Études rurales [En ligne], 191 | 2013, mis en ligne le 12 juillet 2015, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/9804 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.9804
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