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Firmes et developpement durable : le nouvel esprit du productivisme

Ève Fouilleux et Frédéric Goulet
p. 131-146

Résumé

Résumé
Cet article revient sur l’activisme des multinationales de l’agrofourniture et de l’agroalimentaire dans la gouvernance du secteur agricole. Pour ce faire nous nous appuyons sur deux cas de figure qui ont trait à la conception et à la diffusion d’innovations à l’échelle internationale : la technique du semis direct, et la mise en place de systèmes de certification « durable » des principales matières premières agricoles. Dans les deux cas, l’influence majeure de ces firmes se fonde sur des alliances spécifiques avec des acteurs de la sphère politique et économique, de la société civile et des mondes agricoles. Nous montrons en particulier comment les promoteurs de ces dispositifs mobilisent et instrumentalisent les débats sur la pluralité des formes d’exercice de l’activité agricole, sur leur durabilité environnementale et sociale, s’inscrivant dans un « nouvel esprit du productivisme », qui incorpore la critique des systèmes agricoles industriels sans pour autant les remettre en cause.

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Texte intégral

  • 1 Ce travail a bénéficié d’une aide de l’Agence nationale de la recherche dans le cadre du programme (...)

1Définir le productivisme agricole n’est pas chose aisée tant on risque de tomber dans la caricature. Piège dans lequel tombent par exemple les travaux qui tentent de le définir en creux par la description de segments professionnels agricoles qui en incarneraient une alternative. Nous nous contenterons ici de proposer une définition minimale de ce terme, qui renvoie à un ensemble de procédés techniques, de dispositifs organisationnels et de croyances engageant des acteurs autour de l’exigence d’accroissement et d’intensification de la production1.

2En agriculture le productivisme est étroitement lié aux processus de modernisation qui, tout au long du xxe siècle, ont transformé l’agriculture des pays industrialisés par la diffusion d’innovations techniques et une rationalisation de la production permettant d’accroître considérablement la productivité du travail. Ces pays ayant atteint l’autosuffisance alimentaire, le productivisme s’est ensuite trouvé rapidement prolongé dans la promotion des exportations et la conquête des marchés internationaux, et ce afin d’écouler les excédents nationaux. L’essor de ce modèle de développement industriel et libéral appliqué au secteur agricole a nécessité l’engagement, dans ce projet mobilisateur, de différentes catégories d’acteurs : les services publics de recherche et de développement ; les industries d’amont et d’aval ; et, bien entendu, les agriculteurs eux-mêmes.

3Pourquoi interroger ici l’existence ou la nature d’un nouvel esprit du productivisme ? La formule renvoie explicitement au « nouvel esprit du capitalisme » décrit par Luc Boltanski et Ève Chiapello [1999], à leur analyse des critiques formulées à l’encontre du modèle capitaliste et de leur incorporation par les promoteurs de ce modèle pour mieux le pérenniser en faisant évoluer son « esprit ». Avec la notion d’« esprit », Luc Boltanski et Ève Chiapello [ibid.] avancent l’idée que le capitalisme, comme tout système d’organisation sociale, ne va pas de soi, et qu’il lui faut, pour s’imposer, mobiliser les citoyens, les travailleurs, autour d’une idéologie partagée. Face aux critiques dont il a régulièrement été l’objet – subordination des salariés ; inégalités ; individualisme ; misère sociale ; homogénéisation des modes de vie –, le capitalisme est resté le modèle économique dominant, notamment parce que sa mise en récit et sa justification se sont transformées sous l’effet de la critique.

4Dans cet article, nous nous appuierons sur ce modèle d’analyse pour interroger le devenir du productivisme agricole, qui a lui-même été l’objet, ces trente dernières années, d’une critique particulièrement nourrie sur le plan environnemental (dégradation de la qualité de l’eau, des sols, de l’air et du paysage), sur le plan sanitaire (santé des travailleurs agricoles, bien-être des animaux d’élevage, qualité des aliments) et sur le plan social (disparition des petites unités de production, réduction de l’insertion territoriale de l’activité agricole). Nous posons l’hypothèse que, par l’incorporation de ces critiques et la transformation de son « esprit », le productivisme agricole reste – et ce malgré le développement de modèles alternatifs – la forme d’organisation et de mobilisation dominante au sein du secteur.

5L’esprit initial du productivisme renferme trois dimensions principales : la croyance dans les bienfaits du progrès scientifique et technique ; la certitude que l’agriculture est une affaire de professionnels et de spécialistes ; et celle que sa première mission est de nourrir la population mondiale tout en générant des profits pour les acteurs du secteur. Pour tester l’hypothèse du renouvellement de cet « esprit », nous proposons de mettre en évidence les pratiques, les stratégies et les discours d’acteurs qui constituent un maillon essentiel du productivisme agricole et qui contribuent, de façon active, au processus d’incorporation de la critique : les grandes firmes multinationales. Par les intrants qu’elles diffusent (engrais, semences, pesticides, machines), les marchés qu’elles contribuent à structurer (matières premières, produits agroalimentaires) et les volumes de produits qu’elles traitent, ces firmes sont des acteurs incontournables. En tant que cibles privilégiées des critiques adressées à la fois au capitalisme et au productivisme, elles constituent par ailleurs un poste avancé d’observation des transformations à l’œuvre.

  • 2 La notion de stakeholders, souvent traduite par le terme « parties prenantes », est issue de la lit (...)

6Nous nous appuierons sur deux études de cas. La première concerne le développement des techniques de semis direct, innovation dans laquelle les firmes agrochimiques et semencières et les constructeurs de matériel agricole ont joué un rôle central. La seconde renvoie à la multiplication, sous la houlette des multinationales de l’agroalimentaire, de dispositifs de type multi-stakeholders2 visant la certification « durable », « responsable » ou « éthique » des principales matières premières échangées sur les marchés internationaux. À partir du cas de la mise en place de la norme « soja responsable », nous montrerons notamment que ces firmes, en quête de nouvelles alliances symboliques et discursives, investissent de nouveaux registres de justification.

7Cet investissement répond à la critique environnementale à travers la promotion de « bonnes pratiques agricoles » : à la critique sociale, en promouvant notamment la pluralité des formes d’exercice de l’activité agricole (agriculture industrielle capitalisée versus agriculture familiale) ; et à une critique plus politique, qui dénonce le pouvoir excessif des industriels dans les filières, en faisant la promotion de formes de négociation inclusives et participatives.

Les firmes d’amont et la promotion du semis direct

8Le semis direct est une technique d’implantation des grandes cultures qui permet l’enfouissement des semences dans le sol sans avoir à travailler la terre au préalable. Il fait partie de la famille plus large des techniques sans labour excluant tout recours à cette opération que l’on pourrait qualifier de traditionnelle tant elle est inscrite dans les fondements pratiques et symboliques de l’agriculture.

9Le semis direct en agriculture motorisée voit le jour aux États-Unis dans les années 1960. Il vise alors à réduire les coûts de production et à lutter contre l’érosion des sols. La conception de ce système repose sur la collaboration étroite entre des agriculteurs innovateurs, des agents d’institutions publiques de recherche et de développement, des constructeurs de machines agricoles et des firmes agrochimiques [Coughenour 2003]. Le rôle de ces entreprises était en effet essentiel : pour semer dans un sol non préparé et couvert de végétation, il fallait concevoir des semoirs adaptés, de même que pour éliminer les mauvaises herbes autrement qu’en travaillant le sol, il fallait recourir à des herbicides performants (atrazine, paraquat et, plus tard, glyphosate).

  • 3 Entre 1997 et 2006, les surfaces cultivées en semis direct sont ainsi passées de 7 à 19 millions d’ (...)

10Le succès de ces techniques auprès des agriculteurs nord-américains inspire, à partir des années 1970, les agriculteurs du Brésil et de l’Argentine. Après avoir importé des semoirs des États-Unis, des constructeurs brésiliens se lancent dans la fabrication de ces outils, les firmes agrochimiques s’engageant, elles, dans la diffusion de ces techniques aux côtés d’organisations de producteurs et de coopératives. Au Brésil, l’essor du semis direct est concomitant de la mise en culture, dans les années 1980 et 1990, du plateau central (Cerrado), aujourd’hui largement recouvert de soja [Bertrand 2004]. C’est également au soja qu’est associé le développement spectaculaire du semis direct en Argentine dans les années 1990-20003, avec la mise sur le marché de variétés transgéniques à même de résister au glyphosate, herbicide aujourd’hui le plus vendu au monde et indissociable du semis direct [Brieva 2007].

  • 4 Données Agreste 2008.

11En France, les techniques sans labour ont été développées à partir des années 1990. Dès cette époque, la firme américaine Monsanto organise des voyages vers les États-Unis pour faire connaître le semis direct : des groupes français d’agriculteurs, comme les Groupes de développement agricole des Chambres d’agriculture, accompagnés d’un technicien-conseiller, découvrent ainsi le non-labour. Dans un premier temps, ces agriculteurs, intéressés par le non-labour, sont à la recherche d’économies et développent principalement les techniques culturales simplifiées (travail du sol superficiel, sans retournement). Ces techniques se sont développées rapidement en France pour atteindre environ un tiers des surfaces de grandes cultures en 2008, soit environ 4 millions d’hectares4. Mais, contrairement à ce qui s’est passé sur le continent américain, le semis direct reste relativement peu pratiqué aujourd’hui car sa mise en œuvre est complexe et nécessite un type de semoir spécifique. Mais, si les praticiens de cette technique sont peu nombreux, ils n’en sont pas moins actifs pour ce qui est de sa promotion, revendiquant au passage une filiation avec les pionniers du semis direct en Amérique du Sud.

Du rôle actif des firmes dans la diffusion de l’innovation

12Les firmes de l’agrofourniture (semoirs, herbicides, semences OGM) ont donc joué un rôle essentiel dans la mise à la disposition des agriculteurs des technologies rendant possible le semis sans travail du sol. Mais ces firmes se sont aussi investies directement dans la promotion et la diffusion de ces techniques, développant à cet effet des alliances particulières.

13En Argentine, dans un contexte où les institutions publiques de développement agricole avaient été mises à mal par une politique libérale [Blaum 2007], les firmes agrochimiques et semencières comme Monsanto et Nidera ont, dans le courant des années 1990, permis aux producteurs d’accéder au crédit. Grâce à cela, ces derniers ont pu investir dans le « paquet technique » lié à la culture du soja : herbicides à base de glyphosate (en particulier le RoundUp de Monsanto) ; semences transgéniques résistantes au glyphosate et semoirs. Nombre de producteurs se sont ainsi lancés dans cette nouvelle culture, plus rentable que le traditionnel élevage extensif.

14Mais, au-delà de ce soutien financier propre à l’Argentine, les agriculteurs se sont vu proposer, dans de nombreux pays, un soutien technique déterminant. En effet, les organismes publics de recherche et de développement sud-américains et français étant peu compétents en la matière, les firmes agrochimiques et semencières ont mis au point des dispositifs d’accompagnement de leurs clients, et ce sous deux formes principales.

15La première relève de l’accompagnement personnalisé : les constructeurs et vendeurs de semoirs privilégient un suivi fondé sur l’expertise et la confiance, et sur un conseil adapté à chacun. Ainsi, implanté en France depuis les années 2000, le constructeur brésilien de semoirs Semeato est distribué par des agriculteurs utilisateurs patentés de la marque, qui entretiennent avec leurs clients d’étroites relations, relevant davantage d’un échange entre pairs que d’un échange « vendeur-acheteur » [Goulet 2011]. De même, en France, dès la fin des années 1990, Monsanto joue la carte du conseil et de l’accompagnement dans ses campagnes publicitaires pour le RoundUp, herbicide phare de la firme. D’autres entreprises d’agrofourniture mettent en œuvre des stratégies similaires lors de la commercialisation par exemple de fertilisants minéraux destinés à renforcer les équilibres du sol, recourant à des technico-commerciaux aux compétences agronomiques très appréciées des producteurs.

16Le second dispositif d’accompagnement s’appuie sur une dynamique collective. Certaines entreprises s’emploient à structurer des communautés d’utilisateurs, organisant des clubs et des séminaires afin de favoriser l’échange horizontal et le conseil entre clients. Ces rencontres prennent la forme de journées de formation, théorique et pratique, au cours desquelles des chercheurs et des représentants d’autres firmes sont invités à présenter leurs travaux. À cette occasion une visite de ferme ou de station d’expérimentation est souvent proposée aux participants. Semeato organise pour sa part des voyages annuels au Brésil qui permettent aux clients de visiter le siège social de l’entreprise et d’aller à la rencontre d’autres agriculteurs.

  • 5 Asociación argentina de productores en siembra directa.
  • 6 Bretagne Agriculture Sol et Environnement.
  • 7 European Conservation Agriculture Federation.
  • 8 Confederación de asociaciones americanas para la agricultura sostenible.

17Au-delà de ces animations, les firmes en question ont contribué, dans l’ensemble des pays où le semis direct a été adopté, à créer des structures de type associatif ou des réseaux regroupant, à une échelle régionale ou nationale, les praticiens de cette technique. Les Clubes dos amigos da terra au Brésil [Ekboir 2003], AAPRESID5 en Argentine et l’association BASE6 en France ont ainsi vu le jour avec le soutien organisationnel et/ou financier de ces firmes, grandes ou moyennes. Les bureaux de ces associations et des réseaux qui les fédèrent (comme l’ECAF7 en Europe et le CAAPAS8 en Amérique) sont composés d’agriculteurs, d’employés d’institutions de recherche et de développement, qui siègent aux côtés des représentants des firmes.

  • 9 Constructeur argentin de semoirs.

18Ces associations ont, elles aussi, un rôle d’animation et de conseil, facilitant là encore les échanges horizontaux entre pairs. Il s’agit d’organisations privées et autonomes vivant des cotisations et des dons de leurs adhérents et des firmes. Certaines ont en revanche pour principale vocation de promouvoir le semis direct auprès de la sphère politique comme une forme d’agriculture écologiquement respectable. Ainsi l’Institut de l’agriculture durable (IAD), créé en France en 2007, et qui compte, parmi ses membres fondateurs, Monsanto France, Syngenta Agro, Semeato et Bertini9, est présidé par un agriculteur breton et dirigé par un agent de la Compagnie européenne d’Intelligence, société de lobbying basée à Paris et à Bruxelles, et inscrite parmi les groupes de pression autorisés auprès du Parlement européen. Une de ses principales missions est de faire reconnaître la pertinence du semis direct d’un point de vue écologique et productif.

19Dans les secteurs agrochimique, semencier et du machinisme agricole, les firmes d’amont accompagnent donc les agriculteurs dans leur apprentissage du semis direct. Elles se substituent ainsi à d’autres acteurs du développement, plus classiques, n’hésitant pas à mettre en avant ce qui serait le « retard » de ces derniers. Elles insistent auprès des agriculteurs sur leur capacité à innover par eux-mêmes et valorisent leur identité d’entrepreneurs indépendants, fondatrice de la modernisation agricole française [Rémy 1987]. Elles appuient le développement de dispositifs associatifs et réticulaires où se côtoient agriculteurs, agents de firmes, chercheurs et experts divers, prenant le pas sur des dispositifs datant de la modernisation et reposant sur une vision hiérarchisée et descendante du progrès.

Inscrire le semis direct dans un répertoire civique

20Mais si ce management de l’innovation peut apparaître en rupture, il ne suffit pas à légitimer ces techniques dans l’arène des initiatives qui tiendraient compte des critiques adressées à l’agriculture intensive et productiviste.

21Deux axes structurent alors le travail réalisé par les firmes pour démontrer les bienfaits du semis direct sur l’ensemble de la société et l’inscrire ainsi dans un monde « civique » [Boltanski et Thévenot 1991]. Le premier axe est environnemental, visant à souligner les vertus écologiques de cette technique. Le second reprend à son compte l’objectif avéré des modernisations et autres révolutions vertes : maintenir un niveau de productivité élevé et, donc, contribuer à relever le grand défi alimentaire mondial.

22L’enjeu, tout d’abord, est donc de faire du semis direct un modèle respectable du point de vue environnemental. Programme ambitieux quand on sait que le semis direct nécessite impérativement l’usage d’herbicides comme le glyphosate, et que les firmes agrochimiques qui commercialisent ces herbicides souffrent en France d’une image extrêmement négative dans l’opinion publique et dans une partie de la profession agricole.

23La démarche passe alors par l’affirmation d’un principe fort, à la croisée de l’agriculture et de l’environnement : présenter le sol comme une ressource essentielle à préserver, qui serait tout aussi menacée mais moins souvent évoquée que d’autres éléments comme l’eau, l’air ou la biodiversité, et présenter le semis direct comme le moyen de lutter contre cette dégradation.

  • 10 Parmi ces controverses, citons l’utilisation du glyphosate, son impact sur l’environnement et la sa (...)

24D’ailleurs les techniques sans labour sont couramment désignées par leurs défenseurs par l’expression « agriculture de conservation », qui signifie la combinaison du non-labour, des rotations culturales et de la couverture végétale permanente des sols. Cette agriculture de conservation concentrerait ainsi de nombreux bénéfices environnementaux, pour certains actés par la communauté scientifique internationale, pour d’autres, sujets à controverse10 [Goulet 2008]. Les défenseurs du semis direct mettent en avant les effets positifs sur l’érosion, sur la consommation d’énergie fossile, sur la biodiversité des sols et des cultures, et sur le réchauffement climatique par la séquestration de carbone dans le sol. Pour les agriculteurs engagés dans la promotion de ces techniques, la mise en relief de ces atouts est l’occasion d’inscrire leur activité et leur métier dans le cadre d’un mandat renouvelé par une société demandeuse d’environnement [Hughes 1996].

25À travers le semis direct s’échafaude une justification environnementale permettant aux uns d’atténuer l’image de pollueurs dont ils se sentent victimes, et aux autres de répondre à la critique visant les produits phytosanitaires et les organismes génétiquement modifiés. Pour les firmes agrochimiques et semencières, l’enjeu est, en effet, de taille : il s’agit de « reverdir » leur image auprès du monde agricole et de la société [Hall 1998] tout en continuant à commercialiser leurs produits.

26Ainsi, au-delà du forum des sciences biomédicales où l’on débat de l’innocuité du glyphosate et des OGM, des firmes comme Syngenta11, Monsanto12 et BASF13 investissent dans la communication en faveur de l’agriculture de conservation présentée comme une agriculture durable et productive. Dans le même registre, la firme suisse Syngenta a produit un documentaire, primé au festival Agricinéma en 2007, intitulé « Perdreaux et quintaux », donnant à voir l’impact positif de l’agriculture de conservation sur la biodiversité et les populations de gibier tout en maintenant des rendements élevés. Ainsi ces firmes réussissent-elles à faire passer au second plan les entités fortement stigmatisées que sont les herbicides [Goulet et Vinck 2012].

  • 14 Sur son site internet, Monsanto évoque : « En ce début de xxie siècle, l’agriculture est confrontée (...)

27Le second pilier de l’ancrage civique du semis direct est alors celui du maintien d’un niveau de production élevé, présenté comme compatible avec la thématique de l’environnement. Utilisateurs et firmes invoquent l’accroissement démographique et l’insécurité alimentaire mondiale14 pour défendre l’alternative qu’offre l’agriculture de conservation à d’autres modèles, comme l’agriculture biologique. Ainsi, un agriculteur, conforté dans sa position par les propos de cadres de la recherche agronomique [Chevassus-au-Louis et Griffon 2008], affirme :

  • 15 Entretien, Ille-et-Vilaine, mars 2008.

Si on mettait toute l’agriculture en bio, il n’y aurait pas de quoi nourrir le monde15.

28Le représentant en France de la firme Semeato souligne d’ailleurs l’importance qu’il y a à se différencier d’autres formes d’agricultures « candidates » au titre d’agriculture durable et, plus largement, de l’importance qu’il y a à se différencier de l’ensemble des agriculteurs qui continuent à labourer :

  • 16 Journée Semeato, Indre-et-Loire, janvier 2007.

On veut défendre notre système. Et on peut mieux défendre notre système du moment que l’on peut prouver qu’on n’est pas aussi mauvais que les gens qui sont labour16.

29Cette idée de différencier l’agriculture de conservation et le semis direct des autres formes d’agriculture pour leurs performances est d’ores et déjà au cœur d’un autre niveau d’engagement des acteurs privés : celui de la distinction marchande des produits par la certification, et ce sur la base des qualités environnementales ou sociales de leurs processus de production.

De la certification « durable » des matières premières agricoles

30L’utilisation des marchés comme levier de changement des pratiques n’est pas en soi une nouveauté dans le domaine agricole : l’agriculture biologique, le commerce équitable ou encore les normes sanitaires (GLOBALGAP par exemple) sont connus pour cela [Fouilleux 2012 ]. Les certifications « durable » de matières premières agricoles font le même pari, mais en innovant fortement du point de vue des structures de gouvernance et des processus de décision qui leur sont rattachés, processus basés sur des principes inclusifs, participatifs et délibératifs. Ces caractéristiques constituent l’un des arguments majeurs de légitimation des tables rondes de certification durable des matières premières, qui renvoient à des macro-standards activement promus au niveau transnational comme instruments de réorientation de la globalisation, dans un sens plus écologique et plus juste [Fouilleux et Loconto 2012].

Les industries agroalimentaires en quête d’un approvisionnement durable

  • 17 Action qui consiste à dénoncer sur la place publique les activités de certaines entreprises. Les ca (...)

31Dès la fin des années 1990, les industries agroalimentaires européennes ont été au centre de vives polémiques eu égard à leur façon de s’approvisionner dans les pays en développement. Les ONG environnementales qui dénonçaient les conditions de production des matières premières ont intensifié leurs campagnes, notamment en Europe du Nord. Les actions de naming and shaming17 de grandes marques se sont multipliées, associées à des appels au boycott, mettant dans le même panier les entreprises et leurs fournisseurs.

32C’est dans ce contexte que le WWF a eu l’idée de mettre en place un système de certification « durable » des matières premières, en collaboration avec la multinationale Unilever, le distributeur suisse Coop, la Rabobank et la Société financière internationale, branche de la Banque mondiale. Ce dispositif rassemble, sur la base du volontariat, les principaux acteurs de la filière, des producteurs aux distributeurs en passant par les opérateurs des différents stades de transformation des produits, les importateurs/ exportateurs, les banques et les ONG environnementales et sociales chargées de représenter la société civile.

33Au sein de cadres institutionnels spécifiques appelés tables rondes, ces différents acteurs participent collectivement à la définition des principes, critères et indicateurs (PCI) qui définissent le cahier des charges correspondant à la certification. Ce type de dispositif a été développé pour de nombreuses matières premières, comme l’huile de palme (Roundtable on Sustainable Palm Oil : RSPO, 2003), le soja (RoundTable on Responsible Soy : RTRS, 2005), la canne à sucre (Better Sugar Cane Initiative : BSCI, 2006, aujourd’hui Bonsucro), le café (Common Code for the Coffee Community : 4C, 2006), les agro-carburants (Roundtable on Sustainable Biofuels : RSB, 2007), le coton (Better Cotton Initiative : BCI, 2007) et le cacao (Roundtable for a Sustainable Cocoa World Economy : RSCE, 2007).

34Ces tables rondes sont toutes activement portées par des industriels européens en association avec le WWF. La multinationale néerlando-britannique Unilever illustre bien les motivations des firmes engagées dans ce processus : parmi les premiers fabricants mondiaux de produits de consommation courante (agroalimentaire et produits ménagers) elle tire ses bénéfices de grandes marques mondialement connues, ce qui la rend particulièrement sensible aux campagnes de naming and shaming et de boycott. Destinées à gérer le risque lié à leur réputation, les tables rondes ont été directement conçues comme une réponse à la critique des ONG :

  • 18 Entretien Unilever, mai 2009, à propos de RSPO, RTRS et BCI, principales tables rondes dans lesquel (...)

Our first objective was to get environmental NGOs out of our back […] It is also a problem of risk management. If you want to protect your brand, you have to show that you are dealing concretely with these issues18.

35Unilever est l’un des acteurs phares et fondateurs de ces dispositifs, pour les tables rondes « huile de palme » et « soja » en particulier, où elle occupe des postes clés dans les structures de gouvernance. D’autres multinationales (Nestlé, Cadburry, Coca-Cola) sont impliquées pour les mêmes raisons dans ces tables rondes, donnant la priorité aux produits dont elles achètent les volumes les plus importants. Les importateurs et transformateurs s’y engagent aussi, de même que les banques d’investissement. Un autre phénomène explique, au moins en partie, que de nombreux acteurs industriels s’engagent dans ces dispositifs : le mécanisme de l’engrenage. Le fait que les uns s’engagent incite les autres à en faire autant, ce qui, à terme, permettrait d’impliquer la totalité des acteurs et d’assurer les conditions d’une agriculture durable. C’est du moins sur ce phénomène d’engrenage que compte le WWF dans sa promotion des tables rondes de certification durable pour transformer le secteur.

36Bien que bénéficiant d’importants fonds publics (provenant en particulier des politiques de coopération suisse, allemande et néerlandaise) [Fouilleux 2012], ces dispositifs sont des entités de droit privé, point fondamental pour leurs promoteurs qui considèrent que le privé est plus efficace et plus rapide que le public, et plus à même de gérer les conflits d’intérêts :

  • 19 Entretien WWF Brésil, 2 septembre 2008.

This is a voluntary and not mandatory initiative. With governments there was the risk to loose the focus of the objective […] Governments are very much on regulatory things, they are not there to mediate conflicts between actors19.

37Ces dispositifs s’appuient sur une rationalité de type managérial [Djama et Verwhilghen 2012]. L’encadrement et l’orientation des débats sont généralement confiés à des consultants privés dont c’est la spécialité. Les discussions de type scientifique sont laissées de côté car considérées comme prenant trop de temps, l’efficacité à court terme et le pragmatisme étant, eux, considérés comme des valeurs centrales. La dimension inclusive et participative des tables rondes est ce qui fonde leur légitimité : une représentation équitable, des procédures de consultation ouvertes et une recherche systématique de consensus. Sur cette base, les dispositifs de tables rondes sont plus qu’une simple réponse à la critique des ONG : ce sont aussi des dispositifs d’incorporation de cette critique.

Le pari de la délibération entre des acteurs aux ressources asymétriques

  • 20 Christofer Wells, Président de RTRS, allocution d’ouverture, 3e conférence de RTRS, Buenos Aires, 2 (...)

We are all faced with the same challenges ; we all want to go in the same direction20.

38Le cas de RTRS (RoundTable for Responsible Soy) est représentatif de ce type de dispositif. L’idée de cette table ronde a été initialement discutée à Londres en 2004 lors d’une réunion regroupant Unilever, WWF, Grupo Maggi (un des plus gros producteurs de soja brésilien), Cordaid et Solidaridad (ONG néerlandaises), Fetraf Sul (syndicat brésilien d’agriculture familiale) et COOP (distributeur suisse). Une autre réunion a eu lieu en 2005 à Foz de Iguazu, au Brésil, puis une troisième en 2006 à Asunción, au Paraguay, qui a débouché sur le dépôt, en Suisse, des statuts de l’association.

  • 21 Pour les producteurs de plus de 10 000 hectares, l’industrie, les banques et les ONG internationale (...)
  • 22 « Consensus is understood as the absence of sustained opposition but does not require unanimity. » (...)

39L’adhésion à RTRS est payante, mais ouverte et libre, et fonction des moyens de chacun21. Les membres sont répartis en trois catégories de stakeholders – « producteurs » ; « industrie, commerce et finance » ; « société civile » – qui élisent un Bureau exécutif de 15 personnes (5 sièges par catégorie), qui prend les décisions courantes en dehors des assemblées générales annuelles, tandis que les tâches administratives et organisationnelles sont assurées par un secrétariat basé à Buenos Aires. L’élection du Bureau exécutif mise à part, on recourt le moins souvent possible au vote à main levée, la règle étant celle du consensus obtenu après discussions et délibérations22.

40Entre 2006 et 2010, le cahier des charges pour la certification « soja responsable » a été défini par un development group constitué de 9 membres des catégories « producteurs » et « industrie, commerce et finance » et de 8 membres de la catégorie « société civile » (4 pour le social, 4 pour l’environnement), groupe animé par le cabinet de consultants londonien Proforest. Au terme d’assemblées générales, de « consultations publiques » sur Internet, d’allers et retours avec le development group et d’ateliers de terrain, on est passé des 9 « impacts clés de la production de soja » identifiés lors de la réunion de 2006 à 11 principes, finalement réduits à 5, puis aux critères et indicateurs associés à ces 5 principes qui fondent le cahier des charges de RTRS depuis 2009. Après une période d’expérimentation, les normes de certification « soja responsable » ont été lancées en juin 2010, et les premiers volumes certifiés livrés en Europe en juin 2011.

41Pourtant, une analyse fine du fonctionnement de RTRS soulève un certain nombre de questions.

42D’abord, en regroupant les ONG sociales et environnementales en une seule catégorie, RTRS donne d’emblée la primauté aux intérêts économiques, contrairement au Forest Stewardship Council, précurseur des tables rondes de ce type, dont les trois Chambres sont calquées sur les trois piliers du développement durable : l’économique, le social et l’environnemental [Guéneau 2012].

43Ensuite, la représentation de chaque catégorie révèle de grandes disparités : en 2009, c’est-à-dire lors de la définition du cahier des charges, sur 87 membres, seuls 16 représentaient la société civile. Si cela semble en partie contrebalancé par le fait que chaque catégorie dispose formellement d’un droit de veto, la plupart des décisions se prenant par consensus, le nombre reste un atout majeur.

44De surcroît, la représentation au sein de chaque catégorie peut aussi être interrogée, et plus particulièrement celle des « petits producteurs » au sein du groupe « producteurs ». Les organisateurs de la table ronde ont longtemps cherché à compter parmi eux un membre pour représenter les « petits producteurs » – une présence considérée comme un gage de crédibilité, mais aucun de ceux qui, un temps, ont accepté d’adhérer n’est resté. Ce problème se pose également pour les ONG membres de RTRS : principalement conservationnistes, elles sont, pour la plupart, internationales (WWF, Solidaridad, Conservation International) ou, quand il s’agit d’ONG locales, entièrement et directement financées par les ONG internationales membres. Ce sont elles aussi que l’on retrouve dans les organes de gouvernance. De fortes tensions sont ainsi apparues dès le lancement de l’initiative, qui ont abouti, en particulier au Brésil, à la désertion de plusieurs ONG locales ayant mal vécu la mainmise des ONG du « Nord ». En somme, le fait que les intérêts des personnes directement concernées par les conditions de production du soja (petits producteurs, populations indigènes en Amazonie) soient représentés essentiellement par des acteurs européens ou nord-américains est problématique.

45Enfin, un autre problème tient à l’inégalité des ressources entre, d’un côté, les ONG locales et les représentants des petits producteurs et, de l’autre, les grands producteurs, industriels et autres opérateurs de la filière, qu’il s’agisse des ressources financières (coûts de participation aux réunions), humaines (personnel disponible), analytiques (maîtrise des codes d’interaction des rendez-vous internationaux) ou linguistiques (discussions en langue anglaise). Le format des tables rondes révèle également des disparités de ressources sociales et culturelles, qui empêchent les personnes les plus affectées de faire valoir leur point de vue : uniquement fondées sur un mode d’action stratégique, les tables rondes rejettent toute légitimité autre que celle des stakeholders, créant, dans la qualification du bien commun, les conditions d’une participation fondamentalement inégale et d’une oppression des plus faibles [Cheyns 2010].

46Modèles d’incorporation de la critique, ces dispositifs inclusifs et participatifs permettent aux industriels ou, plus précisément, au complexe ONG-industries [Gereffi et al. 2001] qui les pilotent, de s’associer, dans une recherche commune de solutions, aux défenseurs de l’environnement, aux petits producteurs et aux populations indigènes, dont ils étaient accusés de spolier les droits.

Une qualification particulière de la durabilité

47Ces conditions de délibération aboutissent à une qualification singulière et a minima de la durabilité.

48Si les tables rondes se présentent comme des forums de discussion sur la production agricole durable, aucun des modèles productifs en jeu n’est mis en débat. Ainsi les thèmes de la monoculture et des OGM ont très longtemps été tabous, RTRS ayant officiellement vocation à définir « a technology neutral standard », c’est-à-dire une technologie qui puisse convenir à tous les types de soja : biologique, conventionnel, OGM. Seules quelques voix très minoritaires ont tenté en vain de soulever la question, soulignant notamment la forte demande européenne en produits sans OGM. C’est finalement sous la pression des critiques extérieures qu’a été envisagée la possibilité de distinguer la « certification RTRS “avec” OGM » de la « certification RTRS “sans” OGM ».

49Ce refus du débat sur les OGM, qui fait directement écho à la mise au second plan des mêmes OGM et des pesticides dans le cas du semis direct, s’explique par plusieurs éléments.

50Le premier vient de ce que la grande majorité des membres de RTRS sont partisans des OGM et refusent d’en faire un sujet de discussion. Outre les représentants des producteurs, tous très favorables aux OGM, on peut mentionner Jason Clay, représentant du WWF et farouchement pro-OGM. Au sein de la catégorie « industrie, commerce et finance », l’indifférence relative des industries d’aval aux OGM a fait place à un durcissement des positions à mesure que des firmes d’amont adhéraient à RTRS (Bayer, Cargill, Monsanto, Nidera, Syngenta).

51Le deuxième élément tient au faible écho que les revendications anti-OGM ont rencontré auprès des ONG environnementales membres de RTRS, essentiellement concernées par la conservation et la protection de la forêt :

  • 23 Entretien, Fundación Vida Silvestre, ONG argentine affiliée au WWF, Buenos Aires, 25 avril 2008.

Pour nous, l’important, ce sont les forêts. C’est sur ce thème que nous sommes spécialisés et que nous nous battons. Et on ne peut pas se battre sur tous les fronts. Non, les OGM ne sont pas un enjeu pour nous23.

52Un autre élément qui explique la définition a minima de la durabilité renvoie à la façon dont les instruments de régulation eux-mêmes sont envisagés au sein de RTRS. Afin d’étendre au maximum l’influence de la certification « soja responsable », les tenants de l’association ambitionnent de toucher à terme la majorité des volumes de soja échangés sur les marchés internationaux. Dans leur discours, l’agriculture biologique par exemple fait figure d’anti-modèle :

  • 24 Entretien, WWF États-Unis, mai 2009.

We don’t want 1, 2 or 3 percent of market share. We want to be mainstream […] Thirty years of organic farming and only 2 percent of market share is not acceptable […] Organic farming does not deliver24.

53Le cahier des charges est rédigé de manière à pouvoir être appliqué partout :

  • 25 Présentation de Dawn Robinson, PROFOREST, 3e conférence de RTRS, 23 avril 2008.

We are looking for a broadly accessible standard. We are looking for a standard that be applicable to all scales of enterprise, and all over the world25.

  • 26 Ces indicateurs demandent seulement à ce que l’on apporte au certificateur la preuve que des action (...)

54De même, ce cahier des charges repose davantage sur des indicateurs de progression26 que sur des indicateurs tranchés, comme dans l’agriculture biologique (pass or fail criteria), afin de ne pas exclure ou décourager certains producteurs.

55Autant d’aspects que les opposants à RTRS qualifient de « vernis écologique » destiné à maquiller des pratiques qui restent fondamentalement les mêmes.

Conclusion

56Les grandes firmes privées multinationales sont souvent accusées d’aller à l’encontre d’un véritable tournant structurel de l’agriculture en favorisant des modèles de production et de consommation assurant des profits à court terme, au mépris des équilibres sociaux et environnementaux. Nous avons montré comment ces firmes incorporaient cette critique en développant des stratégies innovantes censées satisfaire une demande toujours croissante sans porter atteinte aux ressources naturelles et aux intérêts de catégories d’acteurs habituellement négligées.

57Associée à ce répertoire discursif, la structure des dispositifs mis en place, privilégiant la rencontre et la concertation, permet d’intégrer et de contrer la critique dénonçant la firme mutinationale comme organisation favorisant une agriculture monolithique, intensive et capitalisée, au mépris des attentes de la société civile et de l’agriculture familiale.

58Se démarquant d’organisations hiérarchiques et planifiées qui continueraient à tenir à distance de la conception des innovations techniques et des modèles de production certains acteurs – producteurs familiaux, associations environnementales et autres ONG –, les dispositifs en question prônent l’engagement et la participation libre, la souplesse et l’ouverture sous forme de rencontres et de débats. Ainsi les tables rondes « multi-parties prenantes » sont censées permettre aux producteurs, aux industriels et aux ONG de se rencontrer et d’échanger sur un pied d’égalité. De même, l’association de promotion du semis direct met en avant le travail de rassemblement des agriculteurs, des chercheurs et des firmes comme moyen de contribuer à une efficacité optimale des pratiques.

59Les exemples que nous avons présentés renvoient à l’organisation en réseau décrite par Luc Boltanski et Ève Chiapello [1999], laquelle occupe une place centrale dans les formes renouvelées qu’a épousées le capitalisme à partir de l’incorporation de la critique qui lui était adressée. Le rapprochement opéré ici entre les notions de capitalisme et de productivisme [Gorz 1991] permet de rappeler que la critique environnementale est au cœur du renouvellement du modèle productiviste agricole, alors qu’elle avait justement été éludée dans l’analyse de Luc Boltanski et Ève Chiapello [1999] sur le renouvellement de l’esprit du capitalisme, avant d’être réinvestie par la suite [Leroy et Lauriol 2011].

60Face à cette critique environnementale alliée à une critique sociale et sanitaire, les fondements du modèle agricole dominant restent cependant les mêmes : diffusion et commercialisation d’innovations technologiques ; spécialisation de sous-régions dans des types de produits ; conduites techniques intensives associées à la monoculture. Sa finalité reste, elle aussi, inchangée : maximiser la productivité de la terre et du travail. Le productivisme continue donc d’être justifié par une série d’arguments associant le constat de la réduction des terres disponibles à l’accroissement des besoins pour un usage alimentaire ou non alimentaire (usage énergétique de la biomasse, notamment). Avec ces justifications, l’esprit du productivisme s’est renouvelé : il met désormais en exergue l’innovation, la connaissance, la connectivité entre acteurs et entre types de savoirs, mais aussi l’inclusivité, la participation et la délibération comme autant d’éléments de la recherche commune de solutions.

61Les deux exemples développés dans cet article montrent à quel point les firmes d’amont et d’aval et l’ensemble des opérateurs privés du secteur agricole sont, seuls ou alliés à des partenaires, des acteurs incontournables des évolutions contemporaines d’un système agricole et alimentaire mondialisé qui, malgré un renouvellement des discours et des formes d’interaction, reste organisé autour du modèle productiviste, de la consommation de masse et du commerce de longue distance.

62Ce constat ouvre au moins trois pistes de recherche. En premier lieu, il convient de s’interroger sur les modalités de production des connaissances mobilisées par les firmes d’amont et d’aval et les stratégies qu’elles déploient dans ce domaine. En deuxième lieu, la variabilité des pratiques d’une firme à l’autre reste insuffisamment explorée, ainsi que les phénomènes d’apprentissage voire de professionnalisation que ces pratiques peuvent susciter. Enfin, le rôle que jouent ces firmes à la fois dans l’encadrement de la production, dans la régulation des marchés et dans la structuration des débats pose en miroir la question de la place relative des acteurs publics dans ces différents domaines.

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Notes

1 Ce travail a bénéficié d’une aide de l’Agence nationale de la recherche dans le cadre du programme Add (ANR-06-PADD-013) et Systerra (ANR-09-STRA-04) et d’un soutien du programme ECOS (A11H01) de coopération entre la France et l’Argentine.

2 La notion de stakeholders, souvent traduite par le terme « parties prenantes », est issue de la littérature de management sur la responsabilité sociale des entreprises. Elle est désormais très fréquemment utilisée par les institutions pour désigner les acteurs, individuels ou collectifs, dont les intérêts peuvent être affectés par une décision ou un projet.

3 Entre 1997 et 2006, les surfaces cultivées en semis direct sont ainsi passées de 7 à 19 millions d’hectares, chiffres concordant avec ceux de l’avancée des surfaces de soja.

4 Données Agreste 2008.

5 Asociación argentina de productores en siembra directa.

6 Bretagne Agriculture Sol et Environnement.

7 European Conservation Agriculture Federation.

8 Confederación de asociaciones americanas para la agricultura sostenible.

9 Constructeur argentin de semoirs.

10 Parmi ces controverses, citons l’utilisation du glyphosate, son impact sur l’environnement et la santé, ainsi que l’apparition d’une résistance à ce produit dans les populations d’adventices.

11 Syngenta Annual Review, 2008.

12 Voir http://www.monsanto.fr/engagements/promotion_techniques.asp

13 « BASF presents solutions for sustainable farming », BASF News Release, 2009.

14 Sur son site internet, Monsanto évoque : « En ce début de xxie siècle, l’agriculture est confrontée à de nombreux défis tels que le nécessaire doublement de la production agricole mondiale afin de nourrir, d’ici quelques dizaines d’années, 9 milliards d’individus. Nous devons relever ces défis dans un monde où la disponibilité de nombreux facteurs de production devient de plus en plus limitée (eau, fertilisants, pesticides), sans oublier les sols cultivables. » De même, Syngenta, sur son site, définit l’agriculture durable comme à même de « produire en quantité suffisante une alimentation qui soit respectueuse de l’environnement et qui réponde aux attentes du consommateur en matière de qualité et de sécurité sanitaire tout en prenant en compte les objectifs économiques des producteurs et les impératifs de sécurité pour l’agriculteur » (sources : http://www.monsanto.fr/engagements/nos_engagements.asp et http://www.syngenta.com/country/fr/fr/ResponsabiliteEntreprise/Pages/RechercheResponsable.aspx

15 Entretien, Ille-et-Vilaine, mars 2008.

16 Journée Semeato, Indre-et-Loire, janvier 2007.

17 Action qui consiste à dénoncer sur la place publique les activités de certaines entreprises. Les campagnes de naming and shaming ont été très nombreuses dans les années 1990 dans les pays du nord de l’Europe, principalement à l’encontre des grandes banques d’investissement (Rabobank, HSBC) et des multinationales de l’agroalimentaire (Unilever, Mars), présentant ces firmes comme directement responsables de la déforestation et de la perte de biodiversité. Le naming and shaming fait ainsi peser sur les firmes ce que la littérature relative au management appelle le risque « réputationnel ».

18 Entretien Unilever, mai 2009, à propos de RSPO, RTRS et BCI, principales tables rondes dans lesquelles la firme est active.

19 Entretien WWF Brésil, 2 septembre 2008.

20 Christofer Wells, Président de RTRS, allocution d’ouverture, 3e conférence de RTRS, Buenos Aires, 23 avril 2008.

21 Pour les producteurs de plus de 10 000 hectares, l’industrie, les banques et les ONG internationales (dont le budget est supérieur à 250 000 euros) : 2 500 euros ; pour les autres : 250 euros.

22 « Consensus is understood as the absence of sustained opposition but does not require unanimity. » (Statuts de RTRS)

23 Entretien, Fundación Vida Silvestre, ONG argentine affiliée au WWF, Buenos Aires, 25 avril 2008.

24 Entretien, WWF États-Unis, mai 2009.

25 Présentation de Dawn Robinson, PROFOREST, 3e conférence de RTRS, 23 avril 2008.

26 Ces indicateurs demandent seulement à ce que l’on apporte au certificateur la preuve que des actions ont été engagées pour améliorer les pratiques existantes.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ève Fouilleux et Frédéric Goulet, « Firmes et developpement durable : le nouvel esprit du productivisme »Études rurales, 190 | 2012, 131-146.

Référence électronique

Ève Fouilleux et Frédéric Goulet, « Firmes et developpement durable : le nouvel esprit du productivisme »Études rurales [En ligne], 190 | 2012, mis en ligne le 09 janvier 2015, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/9708 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.9708

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