- 1 Ouvrage paru en 1978, réédité en 1988 puis en 2008.
1Dans son livre intitulé L’espace et le temps en Camargue1, le sociologue Bernard Picon [2008] retrace la remarquable mise en valeur agricole de la Camargue, territoire délimité par les deux bras du Rhône, et qui n’a été colonisé qu’à partir du début du xixe siècle. L’auteur situe entre 1978 et 1988 les prémices de la mutation profonde qui a fait de l’« espace productif » un « espace-objet ».
2Plus de vingt ans plus tard, la transformation de ce territoire semble toujours à l’œuvre, avec notamment l’émergence de nouvelles formes d’organisation de la production agricole : effacement progressif du caractère familial des exploitations ; présence d’investisseurs non agricoles ; délégation, totale ou partielle, de la gestion des domaines. Nous proposons ici de décrire ces nouvelles formes et de les caractériser en croisant le regard d’une économiste et d’un sociologue.
3Pour ce faire, nous nous appuierons sur des entretiens réalisés auprès de différents acteurs de la filière rizicole et sur des tableaux et un schéma synthétisant nos observations. Au-delà de cet exercice d’identification, nous tenterons d’analyser les modalités de coexistence de ces nouvelles formes avec des formes plus classiques.
- 2 Cet article s’inscrit dans un programme de recherche financé par l’ANR et intitulé « Agrifirme », e (...)
4La photographie des trajectoires des exploitations camarguaises devrait nous aider à mieux comprendre la transformation en cours dans cette région et dans d’autres régions de France, où existent également ces formes associées à la figure de la « firme »2.
5Comme l’a souligné Bernard Picon, la Camargue se présente comme un espace qui « recèle des activités sociales qui, quoique représentatives de l’ensemble national, prennent ici des formes si particulières, souvent démesurées, presque caricaturales » [2008 : 14]. Agissant comme un miroir grossissant les bouleversements qui affectent les structures d’exploitation, le particularisme agricole camarguais puiserait ses racines dans le fait que les communautés paysannes traditionnelles n’auraient pas été à même de s’implanter dans un milieu réputé hostile. Raison pour laquelle la Camargue aurait échappé aux « freins ou écrans habituels à la pénétration des innovations économiques en zone rurale » [ibid. : 51], ce qui aurait donné lieu à des pratiques non conformes à « l’éthos paysan » et à des dynamiques de type industriel portées par des investisseurs.
6Ainsi le terrain camarguais témoignerait d’une question agricole qui ne serait pas réductible à la seule question paysanne. En effet, dès le début du xxe siècle, l’agriculture camarguaise se partageait entre deux catégories d’investisseurs : les propriétaires de la zone fluvio-lacustre ; et les industriels des salineries de la zone laguno-marine. Selon Bernard Picon, la présence de ces investisseurs serait due à l’incapacité des petits exploitants à mobiliser les capitaux nécessaires à « la mise en valeur de milieux naturels difficilement maîtrisables ». Leur coexistence participerait de la production d’une « richesse biologique socialement engendrée » :
L’équilibre économique entre le monopole salinier et les propriétaires agricoles se traduit par une belle productivité biologique des étangs centraux qui, soumis en effet à parts égales aux influences des eaux salées et des eaux douces introduites par les uns et par les autres, sont devenus saumâtres.[ibid. : 84-85].
7C’est dans ce contexte que, après la guerre, se développera la culture du riz. Cultivée dès le xixe siècle à la suite de l’endiguement de la Camargue et de la salinisation des sols, cette céréale n’était pas cultivée pour elle-même mais « pour rentabiliser les introductions d’eau douce nécessaires à d’autres cultures plus rentables », comme la vigne, implantée au moment où le vignoble français était détruit par le phylloxera [Picon 2008 : 91].
8Avec la pénurie alimentaire consécutive à la guerre, la culture du riz a bénéficié du Plan Marshall. Elle a intéressé non seulement des familles françaises en provenance du Maroc et d’Algérie, mais aussi de nombreux industriels ou négociants marseillais qui, dès le début de la guerre, avaient investi dans le foncier en Camargue et en Crau [Livet, cité par Picon 2008 : 92]. La structure foncière latifundiaire de la Camargue leur offrait la possibilité d’investir dans de grandes propriétés « en une seule opération ». L’historien Roger Livet souligne qu’à cette époque la mise en valeur était moins le fait d’agronomes que d’hommes d’affaires soucieux de valoriser un patrimoine nouvellement acquis [id.]. Déjà, la discrétion était de mise : à la difficulté d’identifier les frontières de ces premières acquisitions foncières s’ajoutait la quasi-invisibilité des investisseurs.
9Terre de colonisation agraire, la Camargue n’en était pas moins une région où les propriétaires fonciers n’habitaient que très rarement leurs mas. À côté des investisseurs issus de la noblesse arlésienne ou montpelliéraine, voire de la bourgeoisie industrielle marseillaise, on a vu rapidement émerger des investisseurs « étrangers », originaires de Paris ou de Lyon, et qui possédaient les plus grandes propriétés [Picon 2008 : 53]. La gestion technique et managériale de ces exploitations était très souvent confiée à des notables arlésiens [Schilizzi et al. 1987]. On appelait cela un « investissement danseuse », ce qui évoquait ces propriétés dans lesquelles s’exerçait une certaine activité agricole mais qui servaient avant tout de villégiature.
10Entre 1960 et 1980, l’activité rizicole en Camargue a connu une période de déclin due à la réorganisation du marché européen du riz, à l’ouverture des frontières et à un manque relatif de compétitivité. Parce que la riziculture s’est révélée vitale à l’équilibre écologique de la région, dont les sols étaient de plus en plus menacés par la salinisation, un plan de relance a été mis en œuvre dès 1981, porté par les professionnels et les pouvoirs publics alors même que la production française de riz représentait un enjeu mineur au regard des volumes échangés sur les marchés internationaux :
La Camargue est un microcosme un peu particulier : en Camargue, il n’y a pas du tout de CUMA [coopérative d’utilisation de matériel agricole]. Rien que ça, ça en dit long […] La Camargue est faite d’un empilement de gens qui venaient d’ailleurs et qui, très souvent, étaient étrangers. Ils ont été très entreprenants : c’étaient des pionniers. Ils avaient un état d’esprit très individualiste. Et cet esprit, en Camargue, il perdure. Tout le monde travaille côte à côte et pas ensemble […] Heureusement, de fortes personnalités ont pris les choses en main dans le syndicat du riz, des personnalités reconnues par les Camarguais et qui ont pu entraîner l’ensemble des riziculteurs, surtout à partir des années 1980 (directeur de production).
11Ce plan de relance a permis à la filière de s’organiser progressivement, de se structurer grâce à la création du Syndicat des riziculteurs de France et du Centre français du riz, et de s’affirmer grâce à l’obtention, en 2000, de l’indication géographique protégée (IGP), faisant du « riz de Camargue » un produit de terroir protégé, à la différence de son concurrent proche : le riz italien. Ce plan a également renforcé le rôle des investisseurs « étrangers », des régisseurs et de la figure du manager [Picon 2008 : 54].
12Nombre de ces acteurs ont marqué l’histoire agraire de la région au point de la transformer en un « espace-objet » [Picon 2008], un « espace égaré entre natures » [Mathevet et al. 2002 ; Mathevet 2004]. C’est le cas de l’industriel Paul Ricard, qui a acheté le Domaine de Méjanes en 1939 pour en faire une exploitation pilote. C’est également le cas du régisseur de ce domaine, Pierre Guillot, qui a joué un rôle important dans la relance du riz en participant à la création du Syndicat des riziculteurs, dont il est devenu le premier président. Aujourd’hui, le Domaine de Méjanes, regroupant 600 hectares en polyculture et 300 hectares de manade, s’affiche comme un lieu d’expérimentation de pratiques agricoles et touristiques respectueuses du patrimoine et des traditions locales. Citons enfin Luc Hoffman, héritier du groupe pharmaceutique Hoffman-La Roche et grand défenseur de la nature, qui a acheté le Domaine de La Tour du Valat en 1948 pour en faire une réserve naturelle et une station de recherche biologique.
13Depuis la dernière édition de l’ouvrage de Bernard Picon [2008], nous avons pu constater sur le terrain que, non seulement le rôle des anciens acteurs a changé et que, en outre, de nouveaux acteurs sont apparus sur la scène agricole (fonds d’investissement, multinationales, grandes familles d’entrepreneurs) :
L’« investissement danseuse », c’est fini. À une époque, les gens qui avaient les moyens s’achetaient une « danseuse », une exploitation agricole. Souvent, la riziculture, c’était pas la question : c’était surtout la chasse, le standing ou le fait d’avoir un beau domaine avec un beau rendez-vous de chasse. Maintenant, c’est en train de disparaître. Ce qui compte, c’est les investissements productifs. Maintenant, les gens qui investissent misent sur le fait que le foncier ne cessera d’augmenter : c’est du gagnant-gagnant à long terme (régisseur de domaine).
14Ces transformations camarguaises semblent préfigurer des transformations agraires dans d’autres régions françaises, en dépit de caractéristiques très différentes. L’histoire de cet espace hostile devenu un écosystème domestique unique, et de sa structure foncière, serait, selon nous, favorable à l’émergence d’une agriculture que, par défaut, nous nommons « agriculture de firme ». Les événements plus récents associés aux changements de politiques agricoles et aux processus de modernisation, de globalisation et de financiarisation de l’agriculture ne seraient en fait que des facteurs d’accélération. En ce sens, nous pensons – et c’est notre hypothèse de travail – que la présence de formes nouvelles d’organisation de la production ne résulte pas d’une rupture mais du basculement ou de l’hybridation de formes déjà existantes.
15Nous souhaitons proposer ici de nouveaux idéaux-types, au sens wébérien du terme, c’est-à-dire, en partant de faits et d’observations, procéder à une construction « stylisée et logique » de types d’exploitations. À travers cet exercice de déconstruction et de reconstruction d’une réalité, ce n’est pas tant les modèles qui nous intéressent que l’écart qu’ils peuvent révéler entre la réalité pensée et la réalité observée : pourquoi une exploitation qui a toutes les apparences de l’exploitation familiale classique nous semble-t-elle, dans son mode de fonctionnement, si éloignée de cet idéal-type ? Quel sens donner aujourd’hui au qualificatif « familial » quand on parle d’exploitation ?
- 3 Se référer notamment à l’ouvrage de Bertrand Hervieu et François Purseigle [2013] et à l’article de (...)
- 4 Collectif DAA Agromanagement, « La filière “riz” de Camargue. Regards croisés des acteurs sur une f (...)
16Une première grille d’analyse du modèle de l’exploitation familiale a été établie à partir d’une recension de la littérature de référence (économie et sociologie rurales)3. Cette grille a été appliquée à des exploitations camarguaises. Trente-huit entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès d’agriculteurs, gérants propriétaires ou non propriétaires, interrogés sur l’historique de leur exploitation, sur ses caractéristiques et sur la manière dont ils perçoivent l’évolution de l’agriculture sur leur territoire4. Sur la base de ces données nous avons effectué une analyse multidimensionnelle, qui a mis en évidence trois groupes d’exploitations, dont deux reflètent le portrait dual de l’agriculture française, et dont le troisième renvoie aux exploitations identifiées comme « atypiques ».
17Ces exploitations atypiques, au-delà de leur taille économique remarquable, présentent des montages juridiques complexes, disposent d’une main-d’œuvre importante, pratiquent une délégation partielle ou totale de la gestion, et s’appuient sur des logiques de gestion autres que celles de la transmission familiale [Nguyen et Purseigle 2012]. Nous avons sélectionné cinq de ces exploitations afin de réaliser des études de cas. Pour ce faire, une deuxième grille d’analyse a été mise au point, visant à redéfinir les contours de l’exploitation et à repérer les critères sociaux et économiques nécessaires à la construction de nouveaux idéaux-types. Cette nouvelle grille s’est surtout inspirée de la littérature récente en économie industrielle, celle qui interroge les grandes transformations de la firme depuis les années 1980 et s’attache à en préciser les frontières [Baudry et Dubrion eds. 2009].
- 5 Société d’aménagement foncier et d’établissement rural.
18Parallèlement à ces enquêtes, des tableaux ont été réalisés à partir des données 2009 de la SAFER5 PACA. Il s’agit d’une base de données recueillies entre 2002 et 2009 et ayant trait au marché foncier connu et au cadastre. Deux communes des Bouches-du-Rhône ont été sélectionnées : Arles et Port-Saint-Louis-du-Rhône.
19En ce qu’elle aide à mieux cerner la structure foncière de la région et les acteurs impliqués, cette photographie participe à la compréhension de la coexistence des différents types d’exploitations agricoles.
20Les études relatives à l’agriculture française s’accordent sur les transformations profondes du secteur depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale : augmentation de la taille des exploitations ; augmentation du niveau de capitalisation ; développement des formes sociétaires ; augmentation de la part de la main-d’œuvre salariée ; diversification des activités (transformation, vente directe, agritourisme, service de travaux agricoles). Ces transformations sont dues au processus de modernisation et à l’exode rural, lequel s’est accentué dans les années 1960 avec la mise en place de la PAC. Les gains de productivité ont modifié l’équilibre entre l’offre et la demande, participant ainsi à la sélection des exploitations les plus performantes.
- 6 INSEE, « Les agriculteurs : contours et caractères », 1993.
21De cette littérature semble émerger un consensus implicite quant à la permanence du modèle de l’exploitation familiale, et ce malgré les changements intervenus dans la structure de l’exploitation. D’ailleurs les termes utilisés pour qualifier l’ampleur du phénomène – « chambardement » [Braudel 1985], « mutation »6, « métamorphose » [Marchand et Thélot 1997] – sont sans équivoque. Pourtant, tout porte à croire que les fondements du modèle de l’exploitation agricole familiale sont restés les mêmes.
22L’évolution des structures agraires en Camargue reflète ces tendances lourdes observées au niveau national. Même si la baisse du nombre des exploitations semble se ralentir, elle se poursuit néanmoins et s’accompagne d’une concentration et d’une plus grande capitalisation des structures [Delmotte 2011]. Toutefois, cette tendance générale cache des mouvements plus singuliers que seule une analyse approfondie permet de déceler.
23La principale difficulté de l’exercice consistait à repérer des critères suffisamment discriminants pour pouvoir déconstruire l’idéal-type de l’exploitation familiale qui prévalait jusqu’ici et proposer de nouveaux idéaux-types suffisamment « individualisants », au sens de Talcott Parsons [cité par Coenen-Huther 2003 : 534]. Difficulté renforcée par le fait que nous rejetons l’idée d’une opposition ou d’une discontinuité entre les modèles et défendons celle d’une hybridation ou d’un basculement de certaines exploitations familiales sur la longue durée. L’évolution interviendrait à un moment clé de la vie de l’exploitation : celui du départ à la retraite du chef d’exploitation. Celle-ci sera alors reprise ou non par un enfant ou tout autre membre de la famille. Dans tous les cas, la transition s’accompagnera de nouvelles modalités de gouvernance et de gestion.
24En proposant cette nouvelle grille de lecture, nous voulons souligner la complexité des nouvelles formes d’exploitations, formes hybrides entre l’exploitation familiale – catégorie définie par l’économie et la sociologie rurales – et la figure de la firme – catégorie générique définie par l’économie industrielle. Cette grille s’articule autour de quatre critères, qui nous sont apparus comme les plus déterminants pour éclairer les mutations en cours.
251) Les modalités de gouvernance et de gestion opérationnelle de l’exploitation : ce critère reconnaît d’abord le fait qu’une exploitation atypique peut poursuivre des finalités qui n’ont pas trait à la famille (rentabilité à court terme ; constitution d’une réserve foncière ; garantie de l’approvisionnement ; projet personnel plus ou moins philanthropique). Les objectifs fixés déterminent une logique caractérisée par la multiplicité des sphères de prise de décision, le découpage de l’exploitation en unités fonctionnelles, et un fonctionnement sur le mode « gestion de projets ». D’autres traits essentiels de ces formes nouvelles renvoient à l’identité des décideurs, au statut juridique de l’exploitation et à la structure du capital.
262) Les caractéristiques et la gestion de la main-d’œuvre : ce critère renvoie au nombre de salariés permanents et au pourcentage de la main-d’œuvre salariée non familiale. Certes, l’orientation technico-économique d’une exploitation peut expliquer l’importance du recours à la main-d’œuvre salariée. Toutefois ce critère ne suffit pas à lui seul à qualifier une exploitation d’atypique : il doit être associé à d’autres paramètres comme le degré de délégation des responsabilités, le niveau de qualification, la polyvalence des compétences (mécanique, informatique, gestion, comptabilité), le type de contrat et le mode de gestion de la main-d’œuvre.
273) La capacité d’innovation : ce n’est pas tant la capacité d’innovation elle-même qui est discrimante que la nature même de cette innovation et la possibilité qu’a l’exploitation de la financer. En effet, certaines exploitations sont engagées dans une dynamique permanente d’innovation, à la fois technologique, organisationnelle et institutionnelle. Elles testent continuellement de nouvelles machines, de nouvelles techniques, de nouvelles manières de travailler. Elles développent de nouveaux ateliers de production et de nouveaux services. Elles adoptent de nouveaux statuts juridiques et de nouvelles règles de gouvernance. Pour ce faire, elles n’hésitent pas à s’entourer d’experts (fiscalistes, notaires) et à s’associer avec les milieux de la recherche, de l’industrie et de la finance. L’innovation est alors envisagée moins comme un élément d’adaptation que comme un élément d’une stratégie de croissance. L’innovation ainsi conçue est gourmande en ressources matérielles, humaines et financières, ce qui ne la rend accessible qu’aux exploitations de grande dimension.
284) Le degré d’insertion de l’exploitation dans le territoire, les filières et les marchés : ce critère renvoie aux flux des ressources et des produits, et aux relations contractuelles entre l’exploitation et les acteurs extérieurs. Il permet d’appréhender la coexistence des différentes formes d’exploitations. Notons que ce qui distingue les nouvelles formes d’exploitations n’est pas tant leur approche a-territoriale de l’activité agricole – certaines sont au contraire très ancrées dans le territoire, y compris local – que leur capacité à tisser de nombreux liens ou, au contraire, à s’émanciper de toute relation, à se mouvoir d’une échelle géographique à l’autre, à recourir à plusieurs filières et plusieurs marchés à la fois (marché agricole, marché financier, marché du travail) et, donc, à se soustraire non seulement à toute espèce de frontière mais aussi, dans certains cas, aux acteurs intermédiaires.
29Ainsi, pour chaque critère, nous avons positionné le curseur en fonction des observations faites sur le terrain. Nous avons distingué deux principaux idéaux-types (tableau 1 p. 106). Cependant notre approche n’interdit pas de s’interroger sur l’existence de variantes, qui confirmeraient que nous ne sommes pas face à des ruptures ou à des oppositions de modèles.
Tableau 1. Critères distinctifs des nouvelles formes d’exploitations agricoles
30Le premier idéal-type que nous proposons renvoie à l’exploitation agricole familiale « sociétaire » caractérisée par une gouvernance de type actionnarial et guidée par une logique patrimoniale. Cet idéal-type peut être assimilé à un capitalisme familial. Le capital d’exploitation et le capital foncier restent ici majoritairement entre les mains d’une famille qui détient une voire plusieurs sociétés civiles d’exploitation agricole (SCEA). Ces dernières s’appuient généralement sur un ou plusieurs groupements fonciers agricoles (GFA). Ces dispositifs permettent ainsi de mettre d’un côté la gestion patrimoniale et foncière du capital d’exploitation, et de l’autre, le travail agricole. Très souvent, un seul représentant de la famille, de formation agronomique, gère l’exploitation :
Dans la famille nous avons tous fait des études supérieures : mon grand-père avait fait une école de commerce, mon père, l’université, et moi, une école d’ingénieur agronome (chef d’exploitation).
31Le chef d’exploitation ou gérant a le statut de salarié de la SCEA dont il est actionnaire et devient directeur de la production. La plupart des autres membres de la famille travaillent hors de l’exploitation et dans d’autres secteurs d’activité. Ils ont le statut d’associés non exploitants, détenant chacun des parts dans les sociétés d’exploitation et dans les groupements fonciers. Les associés se contentent de percevoir une rente dont le montant moyen à l’hectare est défini par un Conseil de gouvernance présidé le plus souvent par l’aîné de la famille. Ce Conseil se réunit tous les ans pour faire le bilan, entériner ou non les orientations proposées par le gérant. La rente perçue par les membres de la famille ne provient pas seulement de l’exploitation dont ils sont les ayants droit mais aussi d’activités connexes : gestion d’exploitations ; services de travaux agricoles et de stockage ; vente d’intrants et de crédits ; activités de transformation.
32Ces activités parallèles sont repérables à la présence de sociétés commerciales rattachées aux SCEA. Le développement de ces activités permet à ce type d’exploitations de s’affranchir des formes traditionnelles d’organisation collective, au premier rang desquelles les coopératives de stockage et d’approvisionnement. L’émancipation sera d’autant plus facile que le gérant aura su s’entourer de compétences extérieures à la famille en embauchant des cadres responsables des différentes unités fonctionnelles, auxquels s’ajoutent des salariés permanents (tractoristes, comptables, responsables de silos, man œuvres, secrétaires) :
Pour ce qui est de la main-d’œuvre, nous avons 7 personnes sur notre exploitation de 1 000 hectares, 2 sur celle de 80 hectares, et 40 (dont 10 cadres) dans notre société de négoce (SA). En tout, nous exploitons entre 1 500 et 2 000 hectares (chef d’exploitation).
33Ces exploitations familiales sont par ailleurs engagées dans un processus de concentration reposant non seulement sur l’acquisition de terres quand celle-ci est possible, mais aussi sur des contrats de location, de production ou d’approvisionnement passés avec des exploitants voisins, ou encore sur l’assolement en commun avec d’autres SCEA :
[…] et vous, vous avez quel type de contrat avec Monsieur O. ?
J’ai un contrat qu’on aurait dû signer, qu’on a jamais signé, un contrat d’appro. Lui, en théorie, il doit me fournir en respectant les délais et le cahier des charges ; moi, en contrepartie, je dois lui acheter des produits sous la forme d’une prestation de services. On fait les prix ensemble chaque année, mais y’a rien d’écrit. On connaît pas les prix pour les années prochaines : chaque année y’a les prix du marché : on discute… Y’a pas de contrat précis (exploitant contractualisant).
34Dans les faits, ces arrangements participent non pas d’une concentration foncière au sens strict, mais d’une concentration productive qui échappe complètement aux dispositifs de contrôle des structures agraires comme les SAFER. Grâce à des sociétés anonymes de prestation de services, ces holdings mono-familiales procèdent à l’assolement de plusieurs milliers d’hectares, dont une partie seulement est en propriété ou en fermage. Cette concentration productive présente plusieurs avantages, dont une gestion plus souple du parcellaire, de la main-d’œuvre et du matériel. Si l’expansion de la propriété foncière familiale n’est pas ici une finalité en soi, la concentration productive est, elle, bel et bien, au centre d’un projet de type patrimonial.
35Ce projet d’entreprise est principalement construit autour de deux objectifs. Le premier tient à la transmission du capital familial, qui implique un choix judicieux de statuts juridiques et de modalités d’organisation entre les différentes entités de la holding familiale. Ce processus de transmission diffère de celui qui est associé à l’exploitation familiale classique dans la mesure où il n’implique pas nécessairement l’installation d’un agriculteur et la transmission de son statut à un héritier de la famille. Le deuxième objectif tient à la recherche d’une viabilité financière et organisationnelle reposant sur une offre de services aux autres agriculteurs du territoire et sur une rationalisation de l’outil de travail et de la gestion de la main-d’œuvre (modèle divisionnel ou fonctionnel d’organisation) :
Soit je deviens actionnaire majoritaire, je fais fructifier au maximum l’entreprise mais je ne sais pas ce qu’elle va devenir, mais je peux prendre ma retraite à 30 ans. Soit je me donne les moyens de réagir à l’incertitude, de pérenniser l’entreprise sans toutefois être paternaliste (chef d’exploitation).
36Le deuxième idéal-type que nous proposons renvoie à l’exploitation agricole « de firme » caractérisée par une gouvernance de type actionnarial, une logique strictement financière et une délégation totale de la gestion. L’exploitation agricole n’est alors qu’une entité parmi d’autres dans un groupe industriel qui déploie ses activités dans divers pays. Elle peut aussi n’être qu’un actif parmi d’autres d’un portefeuille. Son capital appartient à des actionnaires avec, dans la plupart des cas, un actionnaire majoritaire qui va s’apparenter à un propriétaire et prendre les décisions stratégiques. Cette exploitation se présente comme une société civile avoisinant le millier d’hectares. Afin de sécuriser ces approvisionnements, le groupe industriel peut disposer d’une ou plusieurs exploitations.
37Il convient de souligner que, dans cette deuxième catégorie, nous trouvons des exploitations agricoles qui peuvent avoir fait l’objet de plusieurs rachats au cours des deux dernières décennies. Ces rachats sont souvent effectués par des industriels du secteur, qui ne gèrent pas toujours directement le site de production. Le choix de gérer ou de faire gérer l’exploitation dépend des investisseurs.
38La gestion technique de ces exploitations peut être confiée à d’autres acteurs, installés de longue date dans la région et disposant de leur propre site de production :
Les industriels du secteur agroalimentaire qui possédaient l’exploitation [dont je parle] ont été rachetés par un groupe étranger qui ne voyait pas d’un bon œil les pratiques du régisseur. La gestion technique a alors été confiée à une entreprise familiale locale qui possédait une exploitation agricole et qui faisait du stockage. Et pendant trois ans, c’est le régisseur envoyé par cette entreprise familiale qui a géré la propriété pour le compte de ces industriels. Au bout de trois ans, ces étrangers ont vendu à d’autres étrangers. Ce sont eux qui gèrent maintenant le domaine (régisseur d’un domaine agricole).
39Lorsque le domaine est confié à un directeur-régisseur, celui-ci se charge de l’organisation du travail au quotidien mais n’habite pas forcément sur place. De formation supérieure, il a le statut de cadre et est souvent embauché après avoir fait ses preuves comme chef de culture dans d’autres entreprises. Dans de très nombreux cas, il est issu du monde agricole mais pas forcément local. Dans ses tâches administratives, il est secondé par une secrétaire et un comptable qui gèrent les achats d’intrants et les paies des salariés. Souvent originaires de la région, ces derniers résident, pour la plupart, sur place ou dans les environs. Enfants eux-mêmes de salariés, certains ont toujours vécu sur l’exploitation, et ce malgré les achats et reventes du domaine. Même s’ils n’ont pas tous reçu une formation agricole supérieure, les salariés permanents sont très spécialisés (mécanique, irrigation, gestion de silos, semis). Des saisonniers viennent compléter les effectifs en fonction des pics de travail (surfaçage des terres, moisson).
40De l’achat du matériel aux choix agronomiques, les décisions sont prises « d’en haut ». Un des responsables du groupe transmet ses ordres au directeur-régisseur, lequel n’a qu’une très faible marge de manœuvre sur le plan technique et économique :
Dans le groupe, il y a deux têtes, deux grands patrons. En dessous, un certain nombre de personnes sont spécialisées dans certains domaines : une personne s’occupe plutôt de la technique ; une autre donne les grandes orientations ; une troisième s’occupe des finances. Le responsable financier donne des orientations tous les quinze jours ou tous les deux mois. Il gère différentes sociétés mais a été choisi car c’est lui qui a la meilleure expertise technique du groupe, ayant lui-même une exploitation. Comme c’est lui qui donne les orientations, il n’y a pas de discussion possible. C’est comme ça. C’est dommage. Les grandes orientations, ils les ont données au début. Ils sont pour la culture traditionnelle. Tout labour. Pour eux, il faut labourer. Après, pour tout ce qui est organisation du travail, je me débrouille (régisseur d’un domaine agricole).
41L’investissement dans un site de production repose ici sur une logique de sécurisation d’approvisionnement, sur une recherche de rentabilité, et fait écho à une stratégie de sécurisation de marque. L’exploitation est une unité de profit qui fonctionne sur des alliances techniques et économiques avec d’autres acteurs de la filière maîtrisant des activités qui, comme le stockage, sont absentes au sein du groupe. La logique peut être qualifiée de purement financière, et, l’entreprise, de « nomade ». Peu ancré dans le territoire, le groupe industriel ou l’actionnaire majoritaire est prêt à revendre l’exploitation si sa rentabilité à court terme est remise en cause (baisse des rendements ; arrêt des subventions ; problèmes de commercialisation). Peu d’investissements sont faits en matière d’innovation :
[Notre] groupe est le numéro 1 du riz en Europe. Ils ont des unités dans tous les grands pays producteurs de riz. Aujourd’hui, leur gros concurrent est le groupe X, qui a plus ou moins racheté Y. Ils ont repris leurs usines de transformation. Plusieurs stratégies s’entrecroisent. Le but pour notre groupe est de concurrencer X et de s’auto-approvisionner en riz, et ce d’autant plus que le prix des terres est moins cher chez nous que chez eux. Ils ont noué des partenariats stratégiques avec le domaine Z notamment, des partenariats de commercialisation, de vente. C’est une stratégie de sécurisation de marque. Notre groupe ne maîtrise pas non plus le stockage. Ce n’est pas dans sa culture. Il préfère nouer des partenariats avec des opérateurs locaux (régisseur d’un domaine agricole).
42Une variante de cet idéal-type (que nous appelons 2 bis) s’incarne dans la figure de l’exploitation de firme caractérisée par une gouvernance de type actionnarial, des logiques autres que financières et une délégation partielle de la gestion. Détenues par des pools d’actionnaires étrangers pour qui l’agriculture est un secteur d’avenir relativement sécurisé, ces exploitations sont gérées conjointement par un directeur de production et un actionnaire minoritaire chargé de la direction financière. Ce dernier, qui réside sur place, pilote les activités de gestion, voire les activités commerciales, mais porte également un regard attentif aux questions techniques. Il sert de relais auprès des autres actionnaires qui résident et/ou gèrent d’autres exploitations dans leurs pays d’origine. La présence sur place d’un des actionnaires permet à l’entreprise d’être parfaitement autonome et d’échapper aux contraintes partenariales locales. Même si le directeur financier doit rendre des comptes aux autres actionnaires, les décisions peuvent être prises rapidement entre lui et le directeur du site d’exploitation.
43Nouvellement entrés dans la filière, les investisseurs, quoique surtout préoccupés de rentabilité, n’en demeurent pas moins attachés à maîtriser la production. Parmi eux, un représentant veille à la bonne marche des opérations. Les premières années d’installation sont consacrées à l’acquisition de connaissances agronomiques et à la mise en place de techniques conformes à leur façon de concevoir l’agriculture (techniques culturales simplifiées ; la conversion de tout ou partie de l’exploitation en agriculture biologique) :
Le représentant des investisseurs est un fanatique de la mécanisation. Si je l’écoutais, il faudrait tout changer alors qu’avant, pour la moindre chose, il fallait que j’aille pleurer chez le président (responsable de production).
44Notons également que, pour ces investisseurs et les équipes chargées de la production, le respect des normes environnementales n’est pas nécessairement une contrainte. Selon eux, la recherche de gains de productivité n’est pas incompatible avec la réglementation :
Je ne trouve pas incompatible d’avoir une agriculture à la fois rentable et écologique ou respectueuse de l’environnement. C’est pas opposé. C’est pas antinomique. Le tout, c’est d’y croire (responsable de production).
45Contrairement à « l’investissement danseuse » d’hier, la rentabilité agricole devient l’objectif numéro 1. L’agriculture ne renvoie plus à l’entretien d’une propriété. Si le territoire camarguais a su séduire un pool d’actionnaires qui y possèdent chacun un mas, l’investissement s’inscrit désormais dans un projet plus vaste, qui dépasse largement les frontières de la France. L’activité de la région repose sur des fondements économiques : droit à paiement unique (DPU) ; prix du foncier. Les investisseurs viennent souvent du nord de l’Europe, où la concentration foncière et productive est plus limitée :
La chance avec ces gens-là, c’est que, derrière, il y a des moyens et que ces moyens permettront aux exploitations de perdurer, alors qu’un particulier, même s’il est agriculteur depuis X générations et qu’il aime la terre, n’aura pas toujours les moyens de mettre en place de quoi faire des gains de productivité pour tenir le coup (responsable de production).
46L’analyse détaillée de la base de données 2009 de la SAFER PACA pour les communes d’Arles et de Port-Saint-Louis apporte un regard complémentaire sur les structures foncières et les statuts juridiques de ces nouvelles formes d’exploitations.
47L’étude des comptes de propriété montre que 194 d’entre eux appartiennent à des formes sociétaires dont tout porte à croire qu’il s’agit d’exploitations assurément agricoles (tableau 2a p. 107). Ces 194 « personnes morales » possèdent 18 555 hectares, soit 23,5 % du territoire des deux communes étudiées.
Tableau 2a. Nombre de comptes de propriété sous forme sociétaire assurément agricole
Source : Données 2009 SAFER PACA pour les communes d’Arles et de Port-Saint-Louis.
48Certaines sociétés sont bien connues dans le secteur agricole, comme l’exploitation agricole à responsabilité limitée (EARL) et le groupement foncier agricole (GFA). Elles se sont beaucoup développées au cours de la dernière décennie pour permettre la mise en commun des biens fonciers et des moyens de production, et faciliter la transmission et la reprise d’une exploitation devenue fortement capitalistique. Parmi ces formes sociétaires, les EARL, dont le statut garantit le caractère familial, ne représentent que 1 % de l’ensemble, alors qu’à l’échelle nationale elles en représentent la moitié, l’autre moitié étant représentée par les groupements agricoles d’exploitation en commun (GAEC).
49Sur les deux communes étudiées, 37 % des sociétés recensées sont des GFA détenant 34 % des 18 555 hectares (tableau 2b p. 107), alors que les GFA représentent moins de 2 % des formes sociétaires en France. Leur rôle est important dans le processus de transmission en ce qu’ils préservent de l’indivision et accordent des droits préférentiels à l’héritier qui va reprendre l’exploitation. Appelés « GFA investisseurs », ces groupements jouent un rôle peu connu de financement de l’activité agricole en autorisant l’entrée de capitaux extérieurs destinés à l’acquisition de propriétés agricoles, lesquelles peuvent par la suite être mises en location.
Tableau 2b. Surface totale par forme sociétaire assurément agricole
Source : Données 2009 SAFER PACA pour les communes d’Arles et de Port-Saint-Louis.
50Lorsqu’il s’agit d’acquisition et de gestion collective du foncier agricole, les GFA sont souvent comparés aux sociétés civiles immobilières (SCI), qui peuvent, elles, concerner des domaines non agricoles et inclure des personnes physiques et morales. Les SCI ouvrent ainsi le foncier agricole à des organismes financiers, des entreprises commerciales et des collectivités territoriales. Elles représentent une part non négligeable des sociétés recensées en Camargue, et leur présence à côté des GFA donne une idée de l’attractivité du foncier dans la région.
51Sur les 2 communes de la base de données de la SAFER PACA, les acquisitions foncières sous forme sociétaire entre 2002 et 2009 représentent 15 % du total des transactions et 16 % des surfaces échangées. Bien que contraignants sur le plan de la gouvernance financière, les SCI et les GFA permettent ainsi l’acquisition de propriétés foncières relativement importantes, comme en témoignent les 10 comptes de propriété de plus de 500 hectares, qui, à eux seuls, totalisent 33 % du foncier des 2 communes concernées, soit, en moyenne, 2 465 hectares par compte (tableau 2b). Certes, le groupement d’intérêt économique (GIE) des Marais du Salins et le Conservatoire du littoral détiennent certains de ces comptes de propriété de plus de 500 hectares, mais le cadastre révèle également la présence de très grands domaines agricoles de plus de 200 hectares, qui côtoient une majorité d’exploitations, petites et moyennes.
52Le tableau 2c (p. 107) atteste le caractère dual de l’agriculture camarguaise entre, d’un côté, les classes de surface 1 à 3 (< 50 ha) et, de l’autre, la classe 3 (50 à 200 ha). C’est dans les classes 4 et 5 (> 200 ha) que nous trouvons les exploitations atypiques.
Tableau 2c. Nombre de comptes de propriété et surface totale toutes formes juridiques confondues (individuelles et sociétaires)
Source : Données 2009 SAFER PACA pour les communes d’Arles et de Port-Saint-Louis.
- 7 Sociétés anonymes : SA ; sociétés agricoles à responsabilité limitée : SARL ; sociétés par actions (...)
53L’autre fait remarquable a trait à l’importance de la part des sociétés commerciales7 : 49 % des formes sociétaires ; 56 % des 18 555 hectares. Le statut de société civile agricole habituellement adopté par les exploitations traditionnelles, qui interdit toute activité commerciale et les activités non agricoles (en particulier les prestations de services), oblige à adopter un statut permettant de séparer les activités commerciales des activités agricoles telles qu’elles sont définies dans le code rural. Ainsi il n’est pas rare d’observer, dans les exploitations atypiques, des montages juridiques complexes mêlant plusieurs sociétés, à la fois civiles et commerciales, parfois chapeautées par une holding.
54La coexistence des formes d’organisation de la production peut être appréhendée à la lumière de l’inscription de ces firmes au sein d’un territoire, des filières et des marchés, et à la lumière des relations contractuelles plus ou moins formalisées qu’elles peuvent entretenir avec les exploitations familiales plus traditionnelles (schéma 1 p. 114).
Schéma 1. Trajectoires de coévolution et interrelations entre exploitations agricoles
55Ces interrelations entre les différentes formes d’exploitations et avec le territoire existaient déjà, mais elles ont évolué parallèlement au basculement ou à l’hybridation de certaines exploitations revêtant les traits de la firme.
56Dans les exploitations gouvernées par une logique financière (idéal-type 2 et sa variante 2 bis), les acteurs tendent à s’émanciper du territoire, à l’instar d’entreprises non agricoles nomades. Ces exploitations mobilisent des ressources, pour la plupart génériques, disposent de leurs propres capacités de stockage, de transformation et de commercialisation, ce qui leur permet de s’affranchir d’intermédiaires locaux tels que les coopératives.
57À l’inverse, les exploitations guidées par une logique patrimoniale (idéal-type 1), loin d’être isolées, tissent des liens particulièrement étroits avec les exploitations familiales traditionnelles et autres acteurs. Fortement ancrées dans le territoire, elles ont su valoriser une connaissance approfondie de leur environnement et s’appuyer sur des liens historiques pour construire de nouvelles relations fondées sur une offre de services divers (prestation de travaux agricoles ; revente d’intrants ; crédits fournisseurs et avances sur récolte ; stockage ; conditionnement et transformation des produits). Avec ces offres, ces exploitations ont progressivement fait concurrence à des structures existantes, comme les institutions bancaires, de plus en plus éloignées des besoins de la clientèle. Disposant d’une maind’œuvre abondante et d’un parc matériel suffisamment puissant, certaines de ces exploitations vont jusqu’à proposer un service de gestion à des propriétaires absents et prêts à déléguer entièrement la gestion de leur exploitation.
58Cette capacité à exercer différentes activités à la fois agricoles et commerciales et à se positionner sur plusieurs types de marchés (marché des produits et des services ; marché du travail ; marché financier) est un critère essentiel de discrimination entre exploitations atypiques et exploitations familiales traditionnelles.
59S’intéresser à ces facteurs contribue à la définition de l’agriculture de firme camarguaise, dont une photographie « stylisée » a été livrée ci-dessus. Si nous avons pu distinguer deux idéaux-types d’exploitations, il nous est plus difficile d’isoler les facteurs qui ont contribué à l’émergence de l’une ou l’autre de ces formes. Cet exercice est sans doute vain en raison de la complexité de ce processus sur le temps long de l’histoire agraire de la région, même si les transformations semblent s’accélérer au cours de la dernière décennie et peuvent donc être appréhendées sur un pas de temps plus court. Néanmoins nous pouvons esquisser deux ensembles de facteurs :
- des facteurs spécifiques du territoire camarguais : son écosystème et l’histoire de sa colonisation ;
- des facteurs plus génériques, sans doute présents dans d’autres régions françaises : les effets des politiques agricoles successives ; des facteurs liés au fonctionnement propre de l’exploitation (choix et stratégies) ; la capacité des pouvoirs publics et des organisations professionnelles à reconnaître et à soutenir les mutations en cours.
60Ainsi l’exemple de la Camargue donne à voir la place qu’occupent certains dispositifs de politique agricole – nationaux ou locaux – dans l’émergence de formes de coexistence entre des exploitants dits familiaux et de nouveaux entrepreneurs, et ce alors même que les réformes successives se sont construites sur le postulat qui veut que les agricultures européennes soient avant tout des agricultures familiales que des instruments uniques suffiraient à accompagner. Pour l’instant il n’est question que de formes nouvelles d’effacement du caractère familial : « l’éclatement » des agricultures européennes familiales est encore peu visible :
En France, le prix du foncier est élevé par rapport aux marges que l’on peut dégager, mais il n’est pas comparable à celui de nos voisins. On n’est pas chers. Vous allez dans la plaine du Pô, en Italie : c’est entre 30 et 50 000 euros l’hectare. Vous allez dans le delta de l’Elbe, en Espagne : c’est aussi entre 30 et 40 000 euros. Ici, on est à 10 000. Tout ça pour dire que ça représente un attrait pour beaucoup de pays d’Europe. Il y a un vrai attrait pour les pays de l’Est, mais, pour les Européens des pays occidentaux qui ne veulent pas prendre le risque d’aller dans les pays de l’Est, la France est très attractive. Ce n’est pas comparable avec la Roumanie, c’est évident, mais si le prix du foncier continue à grimper en Europe du Nord, je pense qu’on n’a pas fini de voir débarquer des investisseurs étrangers. Et quand ils ont vu le DPU « riz », ils ont été encore plus convaincus (un directeur d’exploitation).
61Associées à la recherche d’une productivité du travail toujours supérieure, les nouvelles normes « qualité » constitueraient, selon nous, un autre facteur d’évolution. Au lieu d’être un frein au développement de grandes structures, ces contraintes imposées par les politiques publiques conduisent les exploitations d’une certaine taille économique à innover sur le plan des pratiques et à investir dans un équipement toujours plus performant et dans une main-d’œuvre toujours plus qualifiée. L’évolution vers une logique nouvelle d’organisation et de gouvernance serait favorisée au-delà d’un certain seuil d’investissement.
62L’arrivée de capitaux extérieurs et/ou l’intégration de nouveaux associés obligent à revoir non seulement les statuts juridiques mais aussi les règles de décision et les modalités de gestion. De plus, l’acquisition d’un parc de machines oblige à amortir le matériel et à rentabiliser l’investissement. La prestation de services de travaux agricoles libère du temps pour des activités commerciales, d’autant plus précieuses que le contexte économique et l’évolution de la démographie agricole incitent à diversifier les revenus.
63Ainsi, en Camargue, de nouveaux acteurs rencontrent des acteurs plus anciens mais porteurs de pratiques de prestation intégrale du travail agricole (du labour à la récolte et à la gestion). En somme, nous sommes face à un système à double entrée avec, d’un côté, des entreprises de travaux agricoles de plus en plus puissantes et, de l’autre, des exploitants traditionnels ou alors des propriétaires absents, qui conservent leur statut et sous-traitent la totalité des travaux agricoles.
64En Camargue comme ailleurs, le recours à ces entreprises répond à l’incapacité croissante des familles d’origine agricole à assumer elles-mêmes l’activité agricole. Ce recours correspond également aux stratégies d’acteurs nouveaux, dont le foncier et le capital d’exploitation sont peu rémunérateurs. De nouvelles formes de contractualisation apparaissent, figurant de nouvelles formes de coexistence, radicalement différentes de celles qui intègrent les exploitations familiales aux systèmes agroalimentaires d’amont et d’aval [Rémy 1987 et 2009 ; Lamarche ed. 1991 ; Jollivet et Eizner eds. 1996 ; Knoebber 2000].
65Ces premiers résultats confirment deux hypothèses qui mériteraient d’être confrontées à d’autres terrains pour être validées.
66Ce qui caractérise ces figures camarguaises de la firme agricole, ce n’est pas tant leurs caractéristiques structurelles que leur logique propre de fonctionnement et d’intégration au territoire. En effet, elles entretiennent des relations fonctionnelles fortes avec des exploitations familiales classiques en leur offrant divers services. D’un point de vue dynamique, elles constituent une forme potentielle vers laquelle les exploitations familiales peuvent évoluer en réaction à leur environnement interne et externe.
67Les politiques publiques, et notamment la PAC, alors qu’elles cherchaient à développer un modèle d’agriculture basé sur l’exploitation familiale, ont contribué à faire émerger des formes qui s’en éloignent radicalement. Elles ne présentent néanmoins qu’un aspect du phénomène, qui s’inscrit dans un contexte plus global de transformation de l’agriculture.
68Ces résultats invitent les chercheurs à proposer de nouveaux cadres d’analyse pour mieux comprendre l’évolution des mondes agricoles. Ils invitent aussi les professionnels et les pouvoirs publics à repenser les catégories de l’action publique.