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La grande maille agraire en Europe Centrale : un invariant spatiotemporel ?

Marie-Claude Maurel
p. 25-47

Résumé

Résumé
Deux décennies après la décollectivisation, l’hyper-concentration foncière reste une singularité structurelle des agricultures centre-européennes. L’article s’attache à saisir le rôle des institutions qui ont pu favoriser la conversion de la grande exploitation, collective ou étatique, en formes sociales de production préservant des caractéristiques dimensionnelles comparables. La trame d’appropriation de la terre, émiettée entre de nombreux propriétaires, et celle de sa mise en valeur sont dissociées sans que cela n’entrave son exploitation en très grandes unités de production. Auparavant intégrés dans l’organisation collectiviste, la terre, le travail et le capital sont restés associés, à l’initiative des gestionnaires des macrostructures qui ont réussi à prendre le contrôle des droits de propriété sur le capital d’exploitation. À travers le processus de recomposition des formes sociales de production, la grande maille agraire a assuré la transmission de l’héritage structurel.

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Texte intégral

1Sous des formes sociales renouvelées, la très grande exploitation est une caractéristique propre aux agricultures des pays d’Europe centrale et orientale qui ont connu le collectivisme agraire. Nulle part ailleurs en Europe elle n’atteint d’aussi vastes dimensions et ne met en valeur d’aussi vastes superficies. Dominante en République tchèque, en Slovaquie et en Bulgarie, elle est très présente en Hongrie et dans les États baltes, où elle coexiste avec d’autres formes sociales de production. Seules la Pologne et la Slovénie, dont les paysanneries ont résisté à la collectivisation, ne connaissent qu’à la marge ce type d’exploitation.

  • 1 Les formes sociales de production se définissent par leurs dimensions matérielles et techniques, pa (...)

2Deux décennies après une décollectivisation de grande ampleur, la place occupée par ces unités de production reste une singularité structurelle dont la permanence défie les évolutions attendues. D’autres formes d’organisation de la production, telles que l’exploitation familiale ou l’exploitation individuelle de type entrepreneurial, ont pu également se développer selon une trajectoire plus compatible avec celle des autres agricultures européennes [Rey ed. 1996 : 16-19]. La fin du système collectiviste appelait en effet à rompre avec le dogme de la supériorité de la grande exploitation et de sa capacité à réaliser des économies d’échelle, dogme qui avait guidé l’économie administrée. Condamnée par les uns pour son inefficience, défendue par les autres pour sa viabilité théorique, la grande exploitation est parvenue à surmonter le choc de la transformation de système en ajustant son mode de gestion aux nouvelles conditions. Le passage à l’économie de marché a brutalement mis à l’épreuve sa capacité d’adaptation. Inscrites dans le maillage agraire des anciennes exploitations étatiques ou collectives, les macro-exploitations qui leur ont succédé diffèrent des précédentes sur de nombreux points, qui font d’elles des formes de production d’un genre nouveau1. C’est à une analyse de ces structures recomposées que se livrera la première partie de notre étude.

3La deuxième partie décrira les mécanismes institutionnels qui ont joué en faveur de la continuité structurelle. L’interrogation centrale est celle de la filiation des formes de production repérables dans les agricultures post-collectivistes. Comment se positionnent-elles par rapport aux formes antérieures ? En quoi témoignent-elles d’une sorte de continuité ? Les trajectoires de transformation doivent être replacées dans le contexte de l’histoire sociale propre à des espaces dont les structures, modelées par la grande propriété foncière (le grand domaine), ont traversé au xxe siècle des réformes inabouties, avant d’être reconfigurées par l’épisode collectiviste. Au-delà des tournants infléchissant les trajectoires, c’est la grande maille agraire qui perdure en tant que matrice spatiale à l’intérieur de laquelle s’élaborent de nouveaux modes d’articulation de la terre, du capital et du travail. Ici, la grande maille demeure sous des formes renouvelées ; là, sous l’effet des changements institutionnels, elle se décompose et disparaît. Comment se transmet et se recompose cet héritage structurel ? Quel rôle joue l’inscription spatiale de la forme sociale d’origine dans la nouvelle forme sociale de production ? Le processus doit être resitué dans sa dimension socio-spatiale : recomposition des formes sociales de production, d’une part ; reconfiguration des trames d’exploitation du sol, d’autre part.

4À partir de là, la troisième partie tentera de repérer les dynamiques de restructuration à l’œuvre. Dans le contexte des évolutions de la PAC, quels sont les atouts des agricultures reposant sur des macro-exploitations sociétaires ? Sous quelles conditions les très grandes exploitations peuvent-elles prétendre relever le défi de la compétitivité ?

L’hyper-concentration foncière : singularité structurelle du postcollectivisme

La place des très grandes exploitations

5Pour identifier les traits spécifiques des structures d’exploitation des nouveaux États membres et repérer ce qui les différencie de celles des anciens pays membres (UE-15), on dispose des statistiques recueillies par Eurostat selon une méthodologie commune à l’ensemble de l’Union européenne. Le recours à ces données permet de surmonter les difficultés liées à la catégorisation en vigueur dans chaque pays pour désigner les nouvelles formes juridiques apparues au lendemain de la privatisation. Pour mesurer la taille des exploitations, plusieurs indicateurs peuvent être retenus : la dimension économique ; la force de travail mobilisée ; la production réalisée ; la superficie agricole utilisée. Le point de vue adopté impose d’entrer dans la problématique par le niveau de concentration foncière privilégiant la superficie agricole utile (SAU).

6Le seuil de définition de la très grande exploitation est relatif et doit être apprécié pays par pays. Sur la base de données fournies par l’enquête Farm Structure Survey (FSS), une étude publiée par Eurostat a mis en évidence sa place et ses caractéristiques [Martins et Tosstorff 2011 : 1-7]. Pour pouvoir comparer le poids des plus grosses unités en Europe, les auteurs ont classé les exploitations par taille, ce qui leur permet de distinguer deux groupes : celui des plus petites exploitations occupant 80 % de la SAU ; et celui des plus grandes exploitations, qui, toutes ensemble, représentent 20 % de la SAU. Le seuil de délimitation de la très grande exploitation n’est pas uniforme : il tient compte de la distribution statistique des exploitations propre à chaque pays. Très variable, sa valeur est respectivement supérieure à 2 782 hectares en Slovaquie, 2 500 en République tchèque, 1 868 en Hongrie, 1 814 en Bulgarie, 1 178 en Estonie et 832 en Roumanie (tableau 1 ci-contre).

Tableau 1. Les très grandes exploitations agricoles(1),(2)

Tableau 1. Les très grandes exploitations agricoles(1),(2)

(1) Au-delà de ce seuil, l’ensemble des exploitations couvre plus de 20 % de la SAU du pays.
(2) Marge brute standard.

Source : Eurostat Statistics in Focus, 18/2011.

  • 2 Plus de 3 000 hectares de superficie moyenne pour les grandes exploitations en République tchèque, (...)
  • 3 En Europe occidentale, seuls le Royaume-Uni et le Portugal présentent des valeurs comparables (resp (...)

7C’est la présence d’exploitations géantes (1 millier d’hectares2) qui caractérise les agricultures des nouveaux États membres. Ces très grandes exploitations sont en petit nombre, tant en chiffres absolus qu’en chiffres relatifs (moins de 0,5 %). Cette singularité structurelle ne concerne que les agricultures autrefois dominées par le modèle collectiviste, la Pologne et la Slovénie mises à part3. Les statistiques révèlent un écart considérable entre la très grande exploitation et l’exploitation moyenne dans chacun de ces pays (de 1 à 500 pour la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie).

  • 4 L’UTA mesure la quantité de travail humain fournie sur chaque exploitation. Cette unité équivaut au (...)

8Ces très grandes structures concentrent, sous la forme du salariat, une part significative de l’emploi agricole : 16,9 % en République tchèque ; 14,2 % en Estonie ; 13,4 % en Slovaquie ; 7,9 % en Lituanie ; 6,3 % en Lettonie et 5,7 % en Hongrie, soit un peu plus que le pourcentage connu pour l’ensemble de l’Union européenne (5 %). Le salariat agricole conserve une position dominante dans les agricultures les plus concentrées, en Tchéquie et en Slovaquie, et, dans une moindre mesure, en Hongrie. Le volume de la force de travail (116,5 unités de travail annuel – UTA – en Tchéquie, 125 en Slovaquie et 86,6 en Hongrie) est largement inférieur à celui des anciens collectifs des coopératives et fermes d’État, qui regroupaient plusieurs centaines de travailleurs4. Si la productivité du travail (mesurée en hectares par UTA) est supérieure à celle des exploitations de plus petite taille, elle est faible en Tchéquie (30 ha/UTA), en Hongrie et en Lituanie (37), en Slovaquie (32), s’élève à 82 hectares/UTA en Bulgarie et plafonne à 140 en Roumanie, dans des systèmes de grande culture mécanisée. Ce qui indique que les gains de productivité du travail que l’on serait en droit d’attendre au titre des économies d’échelle ne sont pas au rendez-vous.

  • 5 La marge brute standard par hectare se définit comme la valeur de la production par hectare moins l (...)

9Les données concernant la marge brute standard (MBS)5 à l’hectare le confirment. Si la dimension économique, exprimée en milliers d’euros, est élevée en Tchéquie (1 972,6), en Hongrie (1 467) et en Slovaquie (1 220), elle est sensiblement plus faible en Bulgarie et en Estonie, et, rapportée à la SAU, la productivité à l’hectare de toutes ces agricultures est largement inférieure à celle de la plupart des anciens États membres. Fait plus surprenant : le niveau de productivité de ces grandes structures s’avère médiocre si on le compare à celui des autres catégories d’exploitations. Si l’écart de dimension économique entre les très grandes et les petites exploitations est comparable à l’écart de SAU dans la plupart de ces pays, en revanche, les niveaux d’intensivité économique par hectare (MBS/ha) des deux types de structures sont proches dans le cas des agricultures tchèque et slovaque, alors que, pour la Hongrie, la Pologne et la Roumanie, les grandes exploitations présentent un niveau d’intensivité inférieur à celui des autres catégories.

10Pas plus aujourd’hui qu’hier, la supériorité de la grande exploitation n’est attestée.

La diversité des profils structurels postcollectivistes

11De nouveaux clivages structurels opposent des agricultures à forte concentration foncière fondées sur le travail salarié, à des agricultures aux structures plus duales, associant travail familial et travail non familial [Bazin et Bourdeau-Lepage 2011 : 15-17]. Ce que permettent d’illustrer l’agriculture tchèque, dont les structures sont majoritairement de grande taille, et l’agriculture hongroise, dont les structures sont plus diversifiées.

  • 6 Pour information, 1 UDE correspond à un certain montant d’euros de marge brute.

12En République tchèque, les 9/10e de la SAU sont cultivés par des exploitations de plus de 100 hectares. Au nombre de 4 300 en 2007, elles représentent 16,6 % de l’ensemble. Ces importantes surfaces (en moyenne 727 ha) sont principalement exploitées en faire-valoir indirect (88,5 %). Une moitié est composée de grandes unités familiales ou patronales ; l’autre, d’entreprises sociétaires. Plus des deux tiers de ces grandes exploitations emploient plus de 3 UTA. Dans ces systèmes plus largement orientés vers les grandes cultures (céréales, oléagineux, cultures industrielles) que vers les productions animales, la productivité du travail demeure faible (29 ha/UTA). Aussi, pour utiliser à plein temps une maind’œuvre encore nombreuse (22 UTA en moyenne), les grandes exploitations développent des activités complémentaires (en particulier des travaux contractuels). Plus de la moitié d’entre elles ont une dimension économique supérieure à 100 unités de dimension européenne (UDE) ; le quart ont une dimension économique entre 40 et 100 UDE6.

13L’évolution 2007-2010 (premiers résultats de l’enquête) montre une certaine stabilité du nombre des exploitations et de l’assise foncière tandis que, dans le même temps, le nombre total des exploitations diminue. Les données montrent que, sur ces grandes exploitations où le volume de la force de travail tend à se réduire ( − 18 %), la substitution du travail par le capital s’accélère. De plus en plus, ces exploitations se spécialisent dans la grande culture, et leur productivité progresse (41 ha/UTA). La consolidation structurelle s’opère ainsi au profit de la très grande exploitation.

  • 7 En dix ans (2000-2010), le nombre des unités de production a diminué de 40 %, passant de 966 900 à (...)
  • 8 La grande majorité des plus petites unités dont la taille est inférieure à 1 UDE sont des micro-exp (...)

14L’agriculture hongroise poursuit une recomposition économique et sociale caractérisée par la diminution du nombre de ses exploitations et par l’élargissement de leurs superficies7. En 2007, sur les 626 300 unités de production dénombrées par l’enquête FSS, environ 1/5e (140 800) ont une dimension économique supérieure à 1 UDE8. Parmi elles, toutes les tailles sont représentées. Plus des 4/5e sont des petites exploitations de moins de 2 hectares exploitant 12,9 % de la SAU. Les exploitations de taille moyenne (20-100 ha), au nombre de 18 000 (12,9 %), exploitent environ 20 % de la SAU. Les grandes et très grandes exploitations, au nombre de 6 500 (4,6 %), occupent 68,1 % de la SAU et emploient moins du tiers de la force de travail. En moyenne, leur superficie est de 426 hectares et elles mobilisent 10 UTA. Si l’on tient compte du fait qu’une large majorité (64 %) est orientée vers des cultures céréalières et industrielles, on en déduit que le niveau de productivité du travail est relativement faible.

Fig. 1. Les exploitations par catégorie de taille en République tchèque

Fig. 1. Les exploitations par catégorie de taille en République tchèque

Fig. 2. Les exploitations par catégorie de taille en Hongrie

Fig. 2. Les exploitations par catégorie de taille en Hongrie

Source : M.-C. Maurel à partir des données Eurostat de l’année 2007.

Tableau 2. Analyse comparée des grandes exploitations de plus de 100 hectares en 2010

Tableau 2. Analyse comparée des grandes exploitations de plus de 100 hectares en 2010

Source : Agricultural Census 2010, provisional results. http://epp.eurostat.ec.europa.eu/​statistics_explained/​index.php/​Agricultural_census_2010_-_provisional_results

15Ces grandes unités ont des profils divers. Majoritaires (58 %), les exploitations familiales et patronales font appel soit aux membres de la famille (parfois à temps partiel) soit au travail salarié ; les exploitations sociétaires font, elles, très largement appel au salariat. L’assise foncière de ces exploitations est constituée pour plus des 4/5e de terres prises en location auprès de propriétaires fonciers parcellaires. Les 9/10e du travail (nombre d’UTA) y sont fournis par des salariés, permanents ou saisonniers. La dimension économique de ces exploitations est variable : les deux tiers d’entre elles réalisent plus de 40 UDE. Très hétérogène, cette catégorie peut revêtir deux formes : celle de grandes exploitations familiales et patronales de quelques centaines d’hectares, qui tendent vers une unité terre-travail-capital sur le modèle de l’Europe de l’Ouest ; celle d’entreprises agro-industrielles de très grande taille, intégrées aux filières agroalimentaires dépendant de grands groupes d’investisseurs, domestiques ou étrangers. Un processus de concentration agraire se développe donc au profit de ce type d’exploitations, dont le nombre (7 430 en 2010) et la SAU (+ 7,1 %) augmentent.

Changement institutionnel, continuité de la maille agraire

La filiation des formes sociales de production

16Dans des campagnes qui ont appartenu à l’Europe des grands domaines avant d’être le champ d’application du système collectiviste, la question de la filiation des formes de production est centrale. Comment naissent, survivent ou disparaissent les divers types d’exploitations lorsque change leur environnement institutionnel ? En quoi les grandes exploitations du postcollectivisme témoignent-elles d’une continuité ou, à l’inverse, d’une discontinuité par rapport aux formes sociales qui les ont précédées ?

  • 9 Un ensemble de dispositions restreignaient la liberté de mouvement des paysans attachés à la glèbe (...)
  • 10 Dans plusieurs régions, les premières fermes d’État ont été créées pour exploiter les terres confis (...)

17Le dualisme structurel souvent avancé évoque un héritage agraire plus ancien que les quarante années de collectivisme. Le grand domaine, ferme d’État ou coopérative durant la période collectiviste, macro-exploitation sociétaire ou exploitation patronale aujourd’hui, renvoie à des réalités sociales qui doivent être replacées dans leurs contextes historiques respectifs. Installé au début des temps modernes (à partir du xive siècle), le système de l’économie domaniale a durablement marqué les rapports sociaux et la situation socioéconomique de la paysannerie à l’est de l’Elbe9 [Rösener 1994 : 161-190]. Dans toutes les régions (Allemagne orientale, Silésie, Poméranie, Bohême, Moravie, Hongrie, Roumanie, Pologne, Lituanie) où s’est étendue la grande propriété foncière, le développement et la modernisation de l’exploitation paysanne ont été bloqués par les rapports de domination imposés aux paysans parcellaires et aux journaliers. La petite exploitation paysanne pouvait être présente mais, faute d’une superficie suffisante, elle était rarement autonome. À partir des années 1920, des réformes agraires redistribuant la terre aux paysans ont fait reculer cette domination. À côté de survivances tenaces d’une société hiérarchisée et oppressive (les grands domaines de l’aristocratie hongroise, les manoirs de la noblesse polonaise), des paysanneries indépendantes et propriétaires de leurs terres se sont développées (en Tchécoslovaquie et en Roumanie) [Maurel 1992 : 189-190]. En liquidant la grande propriété et en attribuant des terres aux petits paysans, les réformes de l’immédiat après-guerre ont étendu la petite exploitation sans lui donner les moyens de se consolider avant la collectivisation forcée de la décennie 195010.

  • 11 La composition sociale et ethnique des communautés rurales et le degré de consolidation des exploit (...)
  • 12 Le schéma de passage d’une forme sociale à une autre, avancé par certains auteurs [Laschewski 1998] (...)

18Une approche simplifiée fait de la ferme d’État le successeur du grand domaine et attribue aux coopératives des origines paysannes. La reconstitution des itinéraires locaux révèle des trajectoires plus complexes [Maurel 1994a : 21-47]11. Il en est de même du démembrement des structures collectivistes après 199012. Le processus de conversion des exploitations étatiques et coopératives a emprunté des voies plurielles via des formes transitoires qui ménageaient en quelque sorte un « sas de sortie » aux acteurs sociaux non préparés à la rupture de système.

Le cadre institutionnel

  • 13 Nous entendons le terme « institution » au sens défini par Douglass North : « Les institutions sont (...)

19Pour comprendre la diversité des formes sociales postcollectivistes, il convient de retracer les changements institutionnels qui découlent de l’introduction des mécanismes du marché et du rétablissement des droits de propriété sur les actifs agricoles (capital foncier et d’exploitation). La transformation de système avait pour but de modifier l’environnement institutionnel, c’est-à-dire les institutions13 économiques, politiques et juridiques qui définissent les règles formelles du jeu et conditionnent les organisations et leur évolution [Koester 2005 : 106-112]. Ce changement majeur impliquait l’adoption de dispositifs législatifs pour rétablir la propriété privée des moyens de production, encadrer la privatisation des actifs et la conversion des organisations héritées du système collectiviste. Mis en place sur un laps de temps assez court, le nouvel environnement institutionnel est venu transformer de manière radicale les institutions formelles, en particulier les rapports de propriété et de travail.

  • 14 On reprend ici la distinction établie par Oliver Williamson entre les institutions informelles (de (...)
  • 15 Lorsqu’ils travaillent au sein de l’exploitation, les membres des « néocoopératives » qui détiennen (...)

20Il en est allé différemment des institutions informelles, lesquelles ne sont pas soumises à la même temporalité14. Parce qu’elles sont « incorporées » (embedded) dans des comportements et des normes de conduite, les règles informelles sont plus lentes à évoluer. Ce qui est le cas, notamment, des manières de penser et d’agir « incorporées » dans les usages sociaux de l’agriculture collectivisée. Ces modèles mentaux, modelés par l’idéologie collectiviste, ont conditionné les attitudes des travailleurs vis-à-vis de la transformation des droits de propriété. Les enquêtes réalisées en 1991 auprès des travailleurs de plusieurs exploitations collectives ont mis en évidence les valeurs attachées aux rapports sociaux collectivistes [Maurel 1994b : 16]. L’attachement à la propriété collective, à la sécurité de l’emploi et à la protection sociale était partagé par le plus grand nombre, qu’il s’agisse des employés des fermes d’État ou des membres des coopératives. En revanche, l’économie de marché, l’efficacité du travail, l’intéressement, l’appropriation privée et la responsabilité étaient loin de susciter l’enthousiasme. Les partisans du modèle collectiviste ou d’une version amendée de type « néocollectiviste » étaient largement majoritaires à la veille de la décollectivisation [Lamarche et Maurel 1995 : 125-126]. Cet état de fait ne pouvait que rendre difficile l’apprentissage des contraintes formelles issues du rétablissement des droits de propriété en ce qu’il favorisait une relative inertie des travailleurs des exploitations successeurs15.

  • 16 La volonté politique des assemblées parlementaires (issues des élections libres) a permis le rétabl (...)

21Par ailleurs, le nouvel environnement institutionnel est venu modifier de manière radicale les règles formelles du jeu. Dès 1990, l’inefficacité économique des grandes exploitations collectives et leur incapacité à s’adapter sont mises à nu par le choc que représente le passage à l’économie de marché, ouvrant sur une récession agricole de grande ampleur [Pouliquen 2011 : 21-27]. Démesurément étendues, dotées d’une main-d’œuvre salariée pléthorique, souvent en situation de déficit financier, ces exploitations sont contraintes de s’adapter au nouveau contexte. En donnant la priorité au rétablissement des droits de propriété, la décollectivisation a été présentée en termes idéologiques par des forces politiques et sociales aux intérêts divergents [Maurel 1994a : 157-180]16.

  • 17 L’inventaire comprenait le bétail et le matériel de culture remis, par les paysans, à la coopérativ (...)
  • 18 Loi du 21 décembre 1991 en Tchécoslovaquie et loi du 17 janvier 1992 en Hongrie.

22La réhabilitation de la propriété privée comme institution clé a mis le législateur face à un choix de première importance : définir les termes de la redistribution des terres et des moyens de production. Deux options étaient possibles : soit organiser cette redistribution autour des ayants droit, à savoir les propriétaires originels et leurs héritiers ; soit favoriser ceux qui, par leur travail, avaient contribué à l’accumulation du capital d’exploitation (cadres gestionnaires et travailleurs). Selon les pays, les modalités d’attribution des droits de propriété ont associé, de façon variable, deux principes : « à chacun selon son apport » ; « à chacun selon son travail ». Quant à la restitution des biens fonciers confisqués par le régime communiste, elle a été réglée différemment suivant les pays. En Hongrie, on a écarté toute reprivatisation automatique des terres en octroyant aux anciens propriétaires des bons de compensation leur permettant de se porter acquéreurs de terres que les exploitations étaient tenues de mettre aux enchères. En Tchécoslovaquie, on a préféré que soient restitués en nature aux anciens propriétaires les terres et l’inventaire17. Enfin, des lois18 ont mis fin à l’appropriation collective en procédant à un partage des biens indivis des coopératives (bâtiments, matériel, cheptel) entre les ayants droit.

23L’affectation nominale de droits de propriété n’a pas suffi à rendre à la propriété son rôle de mécanisme économique. Dans la plupart des cas, il n’y a pas eu de réelle appropriation des biens par leurs titulaires, rapidement confrontés à des barrières d’ordre économique, social et psychologique limitant leur liberté d’usage. La phase initiale, dite d’appropriation primaire, a été suivie d’une séquence d’appropriation secondaire (encore appelée « deuxième vague de privatisation ») dont l’enjeu était le contrôle de la gestion des biens. Deux grands types d’action intentionnelle ont prévalu : la mise en œuvre de stratégies de contrôle (d’origine interne ou externe) au sein des exploitations successeurs ; la création de nouvelles entreprises avec des statuts juridiques différents, fondées sur le retrait et l’acquisition des biens privatisés [Doucha et Divila 2001].

24Le changement institutionnel a ouvert un champ d’opportunités aux acteurs économiques. Sous des formes juridiques diverses, la privatisation de la terre et du capital a permis la recomposition des facteurs de production, en convertissant les organisations préexistantes ou en créant de nouvelles formes d’organisation (tableau 3 ci-contre). Parce qu’elle procède d’une adaptation à des changements qui font intervenir des institutions informelles et formelles évoluant à leur propre rythme, la restructuration est passée par des formes transitoires, telles les coopératives de propriétaires. Elle s’est étalée sur toute la décennie 1990-2000.

Tableau 3. Les formes sociales postcollectivistes

Tableau 3. Les formes sociales postcollectivistes

Trajectoires de recomposition

25Le jeu des institutions a favorisé la conversion des grandes exploitations, collectives ou étatiques, en formes sociales de production préservant des dimensions comparables, c’est-à-dire se fondant dans la grande maille agraire.

Appropriation-contrôle au profit des managers en République tchèque

26En République tchèque, la transformation a consisté à restituer les biens confisqués, à restructurer les coopératives et à privatiser les fermes d’État. S’appuyant sur un dispositif législatif complexe, elle a suscité des conflits d’intérêts, en particulier pour ce qui est du contrôle du capital des exploitations privatisées. L’agriculture tchèque a enregistré une reconstitution limitée de l’exploitation familiale. Pourtant, la restitution de leurs terres aux anciens propriétaires aurait pu permettre l’installation d’exploitants indépendants.

27Plusieurs facteurs expliquent que l’exploitation familiale marchande ne soit pas devenue le modèle dominant. La couche sociale susceptible de porter un tel projet était relativement mince, les travailleurs des exploitations collectives se déclarant peu intéressés. Les nouveaux exploitants étaient plutôt des spécialistes (ingénieurs, agronomes) ou, de manière plus marginale, d’anciens propriétaires [Nespor 2006 : 1 178-1 179].

28La majorité des exploitations collectives sont devenues des coopératives de propriétaires, et les assemblées de coopérateurs ont désigné de nouveaux dirigeants. Dans la deuxième partie des années 1990, ces néocoopératives ont connu une deuxième vague de transformations visant à changer leur statut juridique afin de procéder, à l’initiative de leurs gestionnaires, à une recomposition du capital. Le nombre des coopératives n’a alors cessé de diminuer au profit des formes sociétaires.

  • 19 Les terres ont fait l’objet de restitutions, souvent lentes et difficiles, dans les régions d’où le (...)

29De son côté, la privatisation des anciennes fermes d’État a donné naissance à des entreprises sociétaires, plus rarement à des exploitations à responsabilité personnelle19. Au départ, les terres et les biens ont été mis en location par le Fonds foncier d’État, et les repreneurs étaient d’anciens cadres. Lors de leur mise en vente par l’État, 90 % des terres furent acquis par des exploitants agricoles faisant jouer leur droit de préemption. Les macro-exploitations sociétaires constituées à cette occasion conservent une grande assise foncière, de l’ordre du millier d’hectares.

Dualisme agraire en Hongrie

30Comme dans les pays voisins, en Hongrie la décollectivisation a eu lieu sans que l’on décide d’un nouveau modèle agricole. Si certains partis vantaient les mérites de la petite et moyenne exploitation, d’autres forces politiques et sociales défendaient le maintien des structures collectivistes afin de préserver le potentiel de production. En réalité, le conflit idéologique et social entre la grande et la petite exploitation, qui traverse toute l’histoire agraire du pays, s’est trouvé réactivé.

31La décollectivisation a mis un terme à l’écrasante domination du secteur coopératif (62 % de la SAU en 1989) et du secteur étatique (26 %). La restitution des terres aux propriétaires spoliés a suivi la voie originale des bons de compensation [Szelényi ed. 1998 : 214-244]. Une fraction des terres des anciennes exploitations collectives a été vendue aux enchères et acquise par les porteurs de ces bons. Par ailleurs, les terres restées la propriété des membres des coopératives pouvaient être reprises par leurs propriétaires. Enfin, dans un souci d’équité, des parcelles furent attribuées aux employés qui n’en possédaient pas. À l’issue de la procédure de transformation des anciennes coopératives, les actifs non fonciers furent répartis, sous la forme de parts de propriété, entre les ayants droit (membres actifs ; anciens membres et leurs héritiers ; employés).

32Relativement égalitaire dans ses intentions, la privatisation a bénéficié aux agriculteurs à même de développer des stratégies actives d’appropriation des biens. La décollectivisation s’est soldée par une importante fragmentation de la propriété foncière : un demi-million de personnes ont reçu plus de 2 millions d’hectares en moins de cinq ans. Transformées en coopératives de propriétaires, les anciennes exploitations collectives ont entrepris de réduire leurs coûts de production (investissements, travailleurs excédentaires, etc.). La loi sur les faillites a fait disparaître les coopératives non rentables : de plus de 1 300 qu’elles étaient au début des années 1990 on n’en comptait plus que 1 000 à la fin de la décennie, en même temps que leur taille se réduisait sous l’effet des retraits de terres. En 2000, 959 coopératives exploitaient 17,9 % de la SAU. Le processus de recomposition du capital s’est brusquement accéléré en favorisant la conversion des coopératives en sociétés de types juridiques divers. Changement de statut dû à la recherche d’une plus grande stabilité du capital. En 2002, les coopératives agricoles exploitaient moins du dizième de la SAU.

33La trajectoire hongroise se distingue ainsi par le déclin rapide de la forme coopérative au profit de macro-exploitations sociétaires exploitant des terres en location et d’exploitations familiales ou entrepreneuriales de moindre dimension. La restructuration s’est traduite par une inversion du rapport entre les petites exploitations familiales et les grandes exploitations sociétaires.

La grande maille agraire, matrice spatiale du changement structurel

  • 20 Les premières enquêtes monographiques, réalisées en 1990-1991, ont permis de retracer les transform (...)

34Pour souligner le rôle de la grande maille agraire dans la transmission des formes sociales de production, nous nous appuierons sur un travail d’enquête à caractère monographique, qui retrace des trajectoires socio-historiques locales [Maurel 2005 : 12-13]20.

Du grand domaine à l’entreprise agro-industrielle : permanence de la grande maille agraire

35Dans la Baranya (sud de la Hongrie), l’agriculture a connu une modernisation précoce au cours de la première moitié du xxe siècle grâce aux avancées techniques de la grande exploitation aristocratique et des riches exploitations de la paysannerie d’origine souabe implantée depuis le xviiie siècle. La transmission des héritages agraires a emprunté des voies différentes selon qu’il s’agissait de l’une ou l’autre de ces formes sociales.

36Au lendemain de la réforme agraire, en 1949, on a créé la ferme d’État de Bóly sur une superficie de 3 000 hectares, dont le tiers provenait d’un grand domaine et de biens confisqués à des exploitants souabes prospères. Entre 1949 et 1956, cette ferme d’État fut réorganisée à diverses reprises ; puis, en 1961, des fusions successives portèrent son assise foncière à 13 800 hectares. En 1977, cette ferme devint le combinat de Bóly. En 1991, ce combinat regroupait plus de 2 000 salariés dans une douzaine d’établissements de production, dont six exploitations agricoles, des ateliers de production animale, des usines de transformation des produits agricoles et des installations portuaires sur le Danube. Il figurait en tête du palmarès des entreprises agricoles les plus performantes du pays.

  • 21 Sur les 120 fermes d’État, l’État décide de conserver un droit de contrôle sur 24 d’entre elles.
  • 22 Dès 1991, une partie du capital (7,5 % de la valeur comptable des biens) avait été distribuée aux e (...)

37En raison de son rôle de producteur de semences, le combinat échappa à la privatisation21. Il prit la forme d’une société par actions, « Bóly RT », dont l’actionnaire majoritaire était la Compagnie holding pour la propriété d’État, créée en octobre 1992 et qui détenait 90 % du capital22. Le combinat recentra ses activités sur la production de semences, liquida certains ateliers (réparation des machines, abattoir) et mit en vente la plus grande partie de ses logements sociaux.

38Une décennie plus tard, en 2003-2004, le gouvernement hongrois engage la privatisation des dernières fermes d’État. Converti en société agricole et commerciale (Bóly RT), le combinat conserve un peu moins de 20 000 hectares consacrés au blé, maïs, soja, pois et betteraves à sucre. Les terres sont louées auprès de l’État (12 500 ha) et de propriétaires privés avec lesquels les baux sont établis pour cinq ans. L’essentiel de la production végétale est destiné à la fabrication de semences, point fort de l’activité (le quart du tonnage produit est exporté). Des investissements permettent de doubler les capacités de transformation. La production animale pose davantage de problèmes. Les installations portuaires de stockage, de transformation et d’expédition complètent un dispositif agro-industriel dont l’intégration verticale est la caractéristique majeure. On réduit progressivement le nombre des employés jusqu’à tomber à 1 540 personnes. En 2003, un nouveau directeur entre en fonction. Un an plus tard, le combinat est privatisé, et le capital de l’entreprise agroindustrielle passe aux mains d’actionnaires locaux (managers, employés, partenaires agricoles) et aux mains d’investisseurs hongrois. À la fin de l’année 2005, ce montage financier est remis en cause par le principal investisseur, qui prend le contrôle du capital.

  • 23 Nouveau nom de l’entreprise sociétaire de Bo´ly.
  • 24 La holding Bonafarm détient le capital de 4 entreprises agro-industrielles, dont celle de Bo´ ly, e (...)

39Aujourd’hui, la firme agro-industrielle « Bóly Zrt »23 est intégrée à la holding Bonafarm, premier groupe agroalimentaire du pays24. Couvrant 18 500 hectares, organisée en 11 établissements de production, l’entreprise est spécialisée dans les cultures céréalières et semencières ; elle élève 120 000 porcs, 4 000 vaches laitières, produit 12 à 13 millions d’œufs pour l’incubation, et 20 millions de litres de lait.

40En absorbant les effets de la crise de transition, puis en adaptant sa structure productive à l’évolution du marché des produits agricoles (exportation de semences spécialisées), cette grande entreprise a fait preuve de capacités de résilience. La solidité de sa base agro-industrielle, la modernité de son système de culture expliquent l’intérêt que l’on a trouvé à l’intégrer au sein d’un groupe agro-industriel de premier plan.

41Dans la longue durée, la grande maille agraire a servi de cadre à des systèmes productifs qui ont eu pour objectifs la modernisation technique et l’intégration verticale.

De la coopérative à l’exploitation sociétaire : une conversion par étapes

  • 25 Au terme de l’attribution des parts de propriété, 42,8 % des parts sont détenus par 270 retraités ; (...)

42Dans la même région, les bases de l’agriculture paysanne ont été détruites du fait de l’expulsion des paysans souabes en 1945 puis des vagues successives de collectivisation qui ont écarté les élites paysannes. De type traditionnel quant à son organisation et à son orientation productive (cultures céréalières et fourragères ; élevage bovin et porcin), en 1991 la coopérative de Bóly (2 489 ha de SAU) entame sa transformation. Ses membres se prononcent en faveur du maintien de la structure coopérative. Après modification des statuts, 120 membres actifs et 250 retraités renouvellent leur adhésion25. Du fait que certains retirent leurs terres, la superficie cultivée tombe à 1 970 hectares, loués à 700 petits propriétaires auxquels on verse une rente foncière.

43En 1999, le directeur de la coopérative, qui ne compte plus que 300 membres, décide de changer de statut juridique afin de stabiliser la structure du capital. Au moment où elle devient société par actions, quelques actionnaires extérieurs entrent dans la société « Bóly Töttös RT », et 60 à 70 anciens membres vendent leurs parts. Après cette restructuration, l’entreprise sociétaire compte 300 actionnaires. La production reste orientée vers les semences, le maïs et le colza (pour l’engraissement du bétail). L’exploitation sociétaire continue à coopérer avec le combinat pour ce qui est de la livraison des semences et du soja. La production animale se spécialise dans l’élevage porcin ; l’élevage laitier et le vignoble sont abandonnés. L’emploi est en net recul (77 employés en 2005 contre 185 en 1990). Les années passant, l’espoir s’éloigne de voir se redresser les médiocres performances de l’entreprise.

  • 26 L’enquête porte sur les deux communes de Blatnice et Blatnička, dont les finages étaient autrefois (...)
  • 27 Attachés à la propriété du sol, les paysans parcellaires avaient résisté, durant toute la décennie (...)

44Le deuxième exemple concerne une coopérative située en Moravie méridionale26. Dans le village de Blatnice, la petite et moyenne propriété paysanne était, à la veille du tournant collectiviste, largement dominante27. Durant la collectivisation, en 1959, les paysans propriétaires furent contraints d’apporter leurs terres et leurs biens. On comptait alors 481 propriétaires, dont la moitié possédaient moins de 2 hectares. Couvrant 1 176 hectares en 1960, la coopérative s’est par la suite élargie en fusionnant avec celle du village voisin (Blatnička) pour former une seule grande structure de près de 3 000 hectares. Avec une production diversifiée (culture céréalière ; élevage industriel de dindes ; vignoble) et quelques activités industrielles, l’entreprise paraissait, avant le changement de système, solide et prospère.

45En avril 1992, lors de l’enregistrement des titres de propriété, 730 propriétaires ou descendants se firent connaître. En raison du morcellement successoral intervenu au cours des trois dernières décennies, plus de la moitié détenaient moins de 1 hectare. Avec de telles superficies la restitution ne présentait guère d’intérêt, et la plupart des ayants droit préférèrent devenir membres de la coopérative de propriétaires. Seul un petit groupe saisit l’occasion de retirer ses terres pour se lancer dans la viticulture. Au sein de la coopérative, des cadres alliant compétence professionnelle et enracinement local prirent le pouvoir. La nouvelle communauté des coopérateurs était composée, pour les deux tiers, d’anciens membres, les nouveaux membres étant, pour la plupart, des propriétaires absentéistes.

46La conversion en néocoopérative se solda par un échec qui, en 1997, conduisit à la mise en faillite. Dès 1993 s’était produite une scission avec les coopérateurs du village voisin de Blatnička. Puis des sociétés anonymes, dont le capital était détenu par d’anciens dirigeants de la coopérative socialiste, avaient entrepris de racheter les parts de propriété pour prendre le contrôle du capital de la coopérative transformée. À la tête d’un réseau de sociétés anonymes et de sociétés à responsabilité limitée dont il détenait la majorité du capital, l’ancien président, écarté en 1989, était devenu un acteur majeur de la filière agroalimentaire, à l’échelle régionale.

47Aujourd’hui, sur le territoire de l’ancienne coopérative, deux sociétés anonymes se partagent les activités de production (céréales ; betteraves à sucre ; élevage laitier ; production d’œufs ; ateliers de reproduction ; élevage de dindes ; vignoble) et de transformation (vinification à partir des raisins produits et achetés ; mise en bouteilles et commercialisation par la firme Vinoblatel). Les terres cultivées s’étendent sur 3 300 hectares, dont 2 200 relèvent des cadastres des deux villages. Loin de se rétrécir, le périmètre de l’exploitation successeur s’est agrandi grâce à la location de terres situées sur d’autres cadastres villageois. Toute la production agricole est à présent contrôlée par le capitalisme agroalimentaire.

  • 28 À l’exception de la viticulture, qui avait été préservée dans le cadre des parcelles individuelles (...)

48Cette stratégie d’appropriation-contrôle du capital de production illustre la trajectoire postcollectiviste tchèque. Après trois décennies d’agriculture collectivisée éradiquant la petite exploitation paysanne, la situation était devenue irréversible. Certaines voies de transformation se sont révélées bloquées par le manque de capital et la disparition des savoirs paysans28.

Dynamiques fonctionnelles des grandes exploitations

49Dans la dernière décennie n’a été contestée l’importance relative des très grandes exploitations ni en République tchèque, ni en Slovaquie, ni même en Hongrie. Les premiers résultats du recensement agricole de 2010 indiquent que 88,6 % de la SAU en République tchèque et 64,2 % en Hongrie sont toujours mis en culture par des exploitations de plus de 100 hectares, lesquelles, par ailleurs, concentrent 90 et 72 % du cheptel de chacun de ces pays. Compte tenu de leur contribution à la production agricole, le devenir de ces structures paraît déterminant.

50Sous quelles conditions ces exploitations en situation de sous-compétitivité du fait de la décapitalisation [Pouliquen 2011 : 65-70] peuvent-elles se consolider ?

51Deux pistes sont ici esquissées : l’une concerne l’accès au foncier ; l’autre, les aides octroyées dans le cadre de la PAC.

Les conditions d’accès au marché foncier

  • 29 Qu’ils soient retraités, ex-membres des coopératives ou encore héritiers résidant en ville, une maj (...)

52La concentration du capital foncier caractérisant la grande exploitation procède du développement d’un important marché locatif au lendemain de la privatisation. Le faire-valoir indirect prédomine généralement, dans certains cas de manière exclusive. D’après les estimations publiées par le Farm Accountancy Data Network (FADN), en Slovaquie, en République tchèque et en Bulgarie, plus des 4/5e des terres agricoles sont en location ; les deux tiers en Hongrie, et plus de la moitié en Estonie. Un rapport s’appuyant sur les données Eurostat indique qu’il existe une corrélation étroite entre la part relative des terres en location et la part des terres occupées par les exploitations de type sociétaire [Ciaian et al. 2012b : 9]. Les caractéristiques du marché foncier locatif sont liées aux politiques de privatisation des terres qui ont eu pour effet d’émietter la propriété, la répartissant entre un grand nombre de propriétaires dont l’intérêt pour le travail de la terre est faible, sinon nul29.

  • 30 La trame de l’ancien parcellaire paysan a, elle, été effacée du paysage par les remembrements qui o (...)
  • 31 À la différence des décollectivisations spontanées et brutales qui ont affecté les campagnes albana (...)

53Prenons l’exemple des campagnes tchèque et slovaque, où le parcellaire des grandes unités mises en place par la collectivisation et désormais cultivées par les grandes exploitations est resté inchangé30. La structure d’appropriation foncière établie à partir des anciens droits de propriété restitués aux ayants droit est devenue la base du nouveau marché foncier. Cette trame agraire précollectiviste dont seuls les cadastres conservent la trace n’est pas un facteur d’inertie susceptible de faire obstacle aux exigences de l’agriculture moderne. L’ancien parcellaire a cessé d’être fonctionnel du point de vue de l’exploitation agricole du sol. Ce qui perdure, c’est la grande maille collectiviste en tant que matrice spatiale et trace matérielle au moment où se recompose la forme sociale de production. Son démembrement aurait pu entraîner la destruction partielle ou totale de l’outil de production. Il n’en a rien été31. Par son inscription dans le parcellaire, par ses infrastructures (bâtiments, équipements productifs), la grande maille agraire impose sa logique d’organisation.

54En République tchèque, une partie des terres est encore entre les mains de l’État. À partir de 1999, l’État a commencé à privatiser les terres qu’il détenait, mais leur mise en vente a été longue en raison de la lenteur des procédures de restitution. En 2007, il restait encore 450 000 hectares (13 % de la SAU) à privatiser. Ont un droit de préemption les agriculteurs, les propriétaires fonciers partenaires des exploitations sociétaires ainsi que les membres des coopératives éligibles aux restitutions.

55Les agricultures tchèque et slovaque présentent les pourcentages les plus élevés de terres en location (respectivement 83 et 89 %). Le développement du marché foncier s’avère insuffisant en dépit de la vente des terres par l’État et des mesures d’aide à l’achat de terres. Plus des 9/10e des terres cultivées sont loués à une foule de petits propriétaires privés résidant en ville. Cette situation peut, à terme, devenir source de vulnérabilité. La pénétration du capital étranger, autorisée depuis la fin de l’année 2010, ne va pas manquer d’accroître la compétition [Ciaian et al. 2012a : 22-24].

  • 32 Des parcelles de terre peuvent être restées en indivision lorsque les propriétaires n’ont pas, pour (...)

56La dissociation entre « propriété du sol » et « usage » vient aussi des restrictions qui pèsent sur l’accès à la terre de certaines catégories d’exploitants. Ainsi, en Hongrie, des dispositions législatives fixent une surface maximum de 300 hectares par personne. En outre, la loi interdit l’acquisition de terres par des personnes morales, qu’elles soient d’origine hongroise ou étrangère. En conséquence, le capital foncier exploité par les coopératives et les exploitations sociétaires est entièrement pris en location auprès d’un grand nombre de petits propriétaires32. En Hongrie, 48 % des terres sont en location. Cette proportion doit être mise en relation avec le caractère dual affirmé des structures de production de ces agricultures, où les exploitations familiales occupent une place importante. Une étude portant sur la région de Veresegyház, proche de Budapest, a mis en évidence une partition duale des surfaces foncières : les micro-parcelles (0,5-3 ha) sont transférées aux exploitations moyennes ; les parcelles de 20 à 100 hectares des anciennes coopératives sont, elles, transférées aux exploitations sociétaires [Vandenbroucke et Fehér 2011 : 110].

  • 33 Dans l’Allemagne réunifiée, les prix de location sont dans un rapport de 2 à 1 entre les territoire (...)

57Compte tenu des restrictions sur les transactions foncières (dont, jusqu’en 2011, l’interdiction de vendre aux étrangers), le marché locatif des nouveaux États membres se caractérise par des prix largement inférieurs à ceux pratiqués par les anciens États membres33. Ils s’élèvent à 12 euros/hectare en Estonie, 53 en République tchèque et 82 en Hongrie, soit, dans ce dernier cas, dix fois moins qu’aux Pays-Bas (895 €/ha) [Ciaian et al. 2012a : 14]. La faible charge du capital foncier représente un avantage non négligeable pour les très grandes exploitations, de ce fait moins incitées à intensifier leur système de production.

58Loin d’être préjudiciable au processus de concentration foncière, la dissociation entre la propriété du sol et son usage a indirectement favorisé le maintien de la grande maille agraire.

59Les aides directes accordées par l’Union européenne ont encore accru l’intérêt pour le foncier agricole.

Le défi de la compétitivité

  • 34 La reprise de l’acquis communautaire en matière agricole implique un grand nombre de règles contrai (...)

60L’agriculture a constitué l’un des enjeux les plus sensibles de l’entrée dans l’Union européenne des pays d’Europe centrale compte tenu de l’importance de ce secteur dans leur économie. Les négociations ayant trait au chapitre agricole ont été difficiles34. La question du montant des paiements directs et du choix de la période de référence pour la fixation des quotas a fait l’objet de controverses. La PAC contribue à assurer un revenu aux agriculteurs par l’intermédiaire du régime de paiement unique à la surface (RPUS), qui est un système de paiement direct plus simple que le droit à paiement unique (DPU) appliqué dans l’UE-15. Les primes dépendent de la surface cultivable de chaque exploitation. En outre, chaque pays a le droit d’appliquer un régime de paiement direct national complémentaire. D’autres mesures viennent soutenir la restructuration du secteur via l’aide aux investissements en vue d’améliorer la compétitivité.

  • 35 Les aides directes aux nouveaux États membres n’ont atteint que progressivement la parité avec le m (...)

61L’intégration à la PAC s’est traduite par une augmentation significative du soutien à l’agriculture. En dépit d’une inégalité de traitement35, les agricultures des nouveaux États membres semblent avoir tiré parti de la PAC : accroissement des revenus agricoles permettant la recapitalisation ; relance de la production et stabilisation du marché des céréales, de la betterave à sucre, de la viande bovine et du lait. Les aides directes ont eu un impact structurel en renforçant les plus grandes exploitations. Les agricultures dominées par les grandes exploitations sociétaires ont perçu un montant élevé par bénéficiaire (de l’ordre de 160 000 à 180 000 €/bénéficiaire en Hongrie, Tchéquie et Slovaquie). De la sorte, quelques milliers d’exploitations dans chacun de ces pays ont pu mobiliser des aides substantielles autorisant un investissement productif. Ce qui a permis de compenser, au moins en partie, leurs handicaps divers : charge salariale ; précarité de la location foncière ; endettement hérité des coopératives contraintes à indemniser les propriétaires (en République tchèque).

  • 36 Il est prévu un plafonnement des aides à 300 000 euros ainsi qu’une réduction progressive à partir (...)

62La perspective d’une révision prochaine de la PAC qui limiterait le versement des aides directes aux plus grandes exploitations à partir de 2014 a suscité une vive réaction de la part des organisations agricoles tchèques, où seraient touchés plus du tiers des exploitants36.

Conclusion

63En rétablissant la propriété foncière sur la base des droits remontant à la période précollectiviste, la décollectivisation a ouvert un chemin de recomposition long et complexe. Le détour obligé par le démontage des structures collectivistes et la recomposition progressive du capital ont ralenti le processus d’adaptation structurelle. D’importantes transformations ont affecté la trame d’appropriation foncière et la trame d’exploitation de l’espace agricole, qui ont été, dans une large mesure, dissociées.

64La propriété privée du sol reste dispersée entre de nombreux propriétaires absentéistes, souvent sans lien direct avec l’espace rural, sans que cela n’affecte les grandes unités de production gérées par des exploitations sociétaires.

65Après une phase initiale de déconcentration ayant entraîné un rétrécissement des grandes exploitations, le processus de restructuration a avantagé la grande maille agraire. La matrice institutionnelle héritée du système collectiviste a lourdement pesé sur la conversion structurelle en limitant la capacité d’émancipation par rapport au mode d’organisation antérieur. Seuls les cadres des exploitations collectives disposaient des compétences nécessaires pour relever le défi de l’économie de marché, l’immense majorité des salariés ne disposant ni des qualifications ni du capital requis pour se lancer dans l’aventure. Les entreprises sociétaires ont saisi les opportunités définies par la matrice institutionnelle. Intégré dans l’organisation collectiviste, le triptyque « terre-travail-capital » est resté associé au sein de la grande exploitation, à l’initiative de ceux qui avaient le contrôle du capital d’exploitation.

  • 37 La « dépendance au sentier » ou le « sentier de dépendance » (path dependence en anglais) est une t (...)

66Les voies de la transformation ont été marquées par des phénomènes de « dépendance au sentier »37 qui résultent de l’interaction complexe entre organisations et institutions.

67Au-delà de la succession des formes sociales de production historiquement déterminées, il y a une continuité de la grande maille agraire. À ce titre, elle peut être considérée comme une sorte d’invariant spatio-temporel assurant la transmission d’un héritage structurel.

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Notes

1 Les formes sociales de production se définissent par leurs dimensions matérielles et techniques, par la manière dont s’articulent les facteurs de production (la terre, le capital, le travail) ainsi que par les systèmes de valeurs et de représentations qui leur sont attachés (relation à la terre, au capital, au travail).

2 Plus de 3 000 hectares de superficie moyenne pour les grandes exploitations en République tchèque, Bulgarie, Hongrie et Slovaquie ; 1 800 en Roumanie ; 1 millier dans les pays baltes.

3 En Europe occidentale, seuls le Royaume-Uni et le Portugal présentent des valeurs comparables (respectivement 891 et 700 ha).

4 L’UTA mesure la quantité de travail humain fournie sur chaque exploitation. Cette unité équivaut au travail d’une personne employée à temps plein durant une année. Le statut social et les conditions de travail des salariés agricoles ne sont pas comparables à ceux dont bénéficiaient les travailleurs des exploitations collectives, notamment en termes de protection sociale et d’avantages matériels.

5 La marge brute standard par hectare se définit comme la valeur de la production par hectare moins les coûts de production.

6 Pour information, 1 UDE correspond à un certain montant d’euros de marge brute.

7 En dix ans (2000-2010), le nombre des unités de production a diminué de 40 %, passant de 966 900 à 577 000 (Eurostat, Farm Structure Survey).

8 La grande majorité des plus petites unités dont la taille est inférieure à 1 UDE sont des micro-exploitations formées à partir des anciens lopins de l’économie auxiliaire qui ont été élargis grâce aux parcelles autrefois attribuées aux membres et aux employés des coopératives. La plupart ne sont pas enregistrées, et leur production est principalement orientée vers l’autoconsommation.

9 Un ensemble de dispositions restreignaient la liberté de mouvement des paysans attachés à la glèbe tandis que les réserves domaniales s’étendaient aux dépens des tenures paysannes. On renvoie à l’abondante littérature sur la question du néo-servage et du système féodal. Le chapitre VII de l’ouvrage de Werner Rösener [1994] fait le point sur cette question.

10 Dans plusieurs régions, les premières fermes d’État ont été créées pour exploiter les terres confisquées aux Allemands expulsés en 1945-1946.

11 La composition sociale et ethnique des communautés rurales et le degré de consolidation des exploitations paysannes ont constitué des facteurs déterminants dans les modalités de passage aux divers types de formes collectivistes.

12 Le schéma de passage d’une forme sociale à une autre, avancé par certains auteurs [Laschewski 1998], procède d’une même volonté de généralisation.

13 Nous entendons le terme « institution » au sens défini par Douglass North : « Les institutions sont les contraintes établies par les hommes, qui structurent les interactions humaines. Elles se composent de contraintes formelles (règles, lois, constitutions), de contraintes informelles (comme les normes de comportement, conventions, codes de conduite auto-imposés) et des caractéristiques de leur application. » [1994 : 361]

14 On reprend ici la distinction établie par Oliver Williamson entre les institutions informelles (de premier niveau) et les institutions formelles (de second niveau) [2000 : 595-598].

15 Lorsqu’ils travaillent au sein de l’exploitation, les membres des « néocoopératives » qui détiennent des parts de propriété sont également attachés à leur emploi, qu’ils tentent de préserver à travers le maintien d’activités exigeantes en travail (l’élevage, par exemple).

16 La volonté politique des assemblées parlementaires (issues des élections libres) a permis le rétablissement des droits de propriété qui définissent l’usage des terres et des autres actifs ainsi que les règles de partage du revenu de l’exploitation. Deux types d’acteurs ont animé la scène politique : les anciens propriétaires regroupés au sein d’associations (en Tchécoslovaquie) ou prenant appui sur les partis politiques (Parti des petits propriétaires, en Hongrie) ; les dirigeants des coopératives et des fermes d’État, constitués en groupes de pression (Union des coopératives). Les débats ont duré plusieurs mois (1991-1992) et se sont soldés par des lois de compromis.

17 L’inventaire comprenait le bétail et le matériel de culture remis, par les paysans, à la coopérative.

18 Loi du 21 décembre 1991 en Tchécoslovaquie et loi du 17 janvier 1992 en Hongrie.

19 Les terres ont fait l’objet de restitutions, souvent lentes et difficiles, dans les régions d’où les Allemands avaient été expulsés en 1945 ; les autres biens ont été mis en location auprès de repreneurs.

20 Les premières enquêtes monographiques, réalisées en 1990-1991, ont permis de retracer les transformations des rapports sociaux, depuis les réformes agraires de l’après-guerre jusqu’au tournant de la décollectivisation. Les recherches postérieures ont permis de suivre le processus de recomposition postcollectiviste.

21 Sur les 120 fermes d’État, l’État décide de conserver un droit de contrôle sur 24 d’entre elles.

22 Dès 1991, une partie du capital (7,5 % de la valeur comptable des biens) avait été distribuée aux employés sous la forme d’actions, et ce en fonction de la durée de leur activité et de leur niveau de salaire.

23 Nouveau nom de l’entreprise sociétaire de Bo´ly.

24 La holding Bonafarm détient le capital de 4 entreprises agro-industrielles, dont celle de Bo´ ly, et de 3 usines de transformation de viande de porc, de lait et de vin.

25 Au terme de l’attribution des parts de propriété, 42,8 % des parts sont détenus par 270 retraités ; 36,2 % par 176 membres actifs, et 21 % du capital se répartissent entre 248 anciens membres et leurs héritiers.

26 L’enquête porte sur les deux communes de Blatnice et Blatnička, dont les finages étaient autrefois regroupés au sein de la même coopérative agricole. Le premier village compte 2 153 habitants ; le second, 450.

27 Attachés à la propriété du sol, les paysans parcellaires avaient résisté, durant toute la décennie 1950, à toutes les tentatives de collectivisation.

28 À l’exception de la viticulture, qui avait été préservée dans le cadre des parcelles individuelles et des celliers.

29 Qu’ils soient retraités, ex-membres des coopératives ou encore héritiers résidant en ville, une majorité des bénéficiaires des privatisations sont des propriétaires passifs qui préfèrent louer leurs parcelles aux exploitations qui ont succédé aux coopératives de production.

30 La trame de l’ancien parcellaire paysan a, elle, été effacée du paysage par les remembrements qui ont suivi la collectivisation des années 1950-1960.

31 À la différence des décollectivisations spontanées et brutales qui ont affecté les campagnes albanaise et roumaine, les autres pays d’Europe centrale ont cherché à éviter le gaspillage des ressources.

32 Des parcelles de terre peuvent être restées en indivision lorsque les propriétaires n’ont pas, pour des raisons financières, fait procéder à leur délimitation.

33 Dans l’Allemagne réunifiée, les prix de location sont dans un rapport de 2 à 1 entre les territoires de l’Ouest et ceux de l’Est, sortis il y a vingt ans du collectivisme.

34 La reprise de l’acquis communautaire en matière agricole implique un grand nombre de règles contraignantes, dont l’application s’impose désormais aux nouveaux pays membres. Elles exigent la mise en place d’un organisme payeur, d’un système intégré de gestion et de contrôle, une capacité à mettre en œuvre des aides directes en agriculture et des mesures de développement rural.

35 Les aides directes aux nouveaux États membres n’ont atteint que progressivement la parité avec le montant des aides directes versées aux agriculteurs de l’UE-15. Ces aides, ainsi que les quotas laitiers et sucriers, ont été calculées sur la base des productions de la fin des années 1990, qui ne constitue pas une période de référence favorable : elles sont donc deux à trois fois inférieures à celles de l’UE-15.

36 Il est prévu un plafonnement des aides à 300 000 euros ainsi qu’une réduction progressive à partir de 150 000 euros.

37 La « dépendance au sentier » ou le « sentier de dépendance » (path dependence en anglais) est une théorie qui explique comment un ensemble de décisions passées influe sur les décisions à venir. Une fois établies, les règles du jeu institutionnel vont souvent générer des dynamiques qui se renforcent elles-mêmes.

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Table des illustrations

Titre Tableau 1. Les très grandes exploitations agricoles(1),(2)
Légende (1) Au-delà de ce seuil, l’ensemble des exploitations couvre plus de 20 % de la SAU du pays.(2) Marge brute standard.
Crédits Source : Eurostat Statistics in Focus, 18/2011.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9664/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 77k
Titre Fig. 1. Les exploitations par catégorie de taille en République tchèque
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9664/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 25k
Titre Fig. 2. Les exploitations par catégorie de taille en Hongrie
Crédits Source : M.-C. Maurel à partir des données Eurostat de l’année 2007.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9664/img-3.jpg
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Titre Tableau 2. Analyse comparée des grandes exploitations de plus de 100 hectares en 2010
Crédits Source : Agricultural Census 2010, provisional results. http://epp.eurostat.ec.europa.eu/​statistics_explained/​index.php/​Agricultural_census_2010_-_provisional_results
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9664/img-4.jpg
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Titre Tableau 3. Les formes sociales postcollectivistes
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9664/img-5.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Claude Maurel, « La grande maille agraire en Europe Centrale : un invariant spatiotemporel ? »Études rurales, 190 | 2012, 25-47.

Référence électronique

Marie-Claude Maurel, « La grande maille agraire en Europe Centrale : un invariant spatiotemporel ? »Études rurales [En ligne], 190 | 2012, mis en ligne le 09 janvier 2015, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/9664 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.9664

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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