Introduction
Texte intégral
- 1 Je tiens à remercier tout particulièrement Bertrand Hervieu, qui est, avec moi, à l’origine de ce v (...)
1Ce numéro est consacré aux « agricultures de firme », expression que nous avons proposée, Bertrand Hervieu et moi, dans l’article intitulé « Pour une sociologie des mondes agricoles dans la globalisation », que nous avons publié dans le numéro 183 de la revue1. Nous y développions l’idée selon laquelle les mondes agricoles, dans leur diversité, sont traversés de processus d’abstraction-financiarisation et de phénomènes de disqualification-précarisation. Ces dynamiques concomitantes révèlent une population aux visages multiples et de fortes tensions entre le patrimoine familial et le capital financier, d’une part, l’ancrage territorial et la délocalisation, d’autre part.
2Dans ce contexte, les outils mis en place dans le courant du xxe siècle par les ruralistes pour analyser la modernisation des agricultures, le passage du statut de « paysan » à celui d’« agriculteur », l’exode rural massif et, plus généralement, la mutation des sociétés rurales ne sont plus adaptés : ces outils ne permettent plus d’appréhender la place qu’occupent les agriculteurs tant dans les sociétés occidentales que dans les pays émergents et les pays en développement.
3Pourtant il nous paraît indispensable de saisir leur insertion dans la globalisation. Au-delà d’un seul changement d’échelle ou d’un emboîtement d’échelles, il s’agit de reconsidérer les catégories d’analyse, et ce en ayant recours à ce que Saskia Sassen appelle « les classes globales émergentes » transcendant les particularismes nationaux considérés jusque-là comme déterminants [2009]. Sans doute ces classes sont-elles davantage hors de portée du national que véritablement globales ou cosmopolites. Les trois pôles principaux autour desquels s’articuleraient désormais les formes d’organisation sociale et économique du travail agricole – la famille, la firme, la subsistance [Hervieu et Purseigle 2011] – s’inscriraient dans ces classes globales, partiellement dénationalisées mais encore et fortement implantées à l’échelle locale.
4Dans le présent numéro, nous nous efforçons de poursuivre l’investigation. Les transformations de l’agriculture familiale et l’émergence d’agricultures qui s’en éloignent ou s’en distinguent invitent à interroger les schémas classiques d’analyse des formes sociales d’organisation de la production en dépassant l’invariant sociologique que constitue le modèle familial. Nous formulons l’hypothèse que, sous l’influence de la globalisation, de la financiarisation et des évolutions technologiques, une agriculture de firme se développe sous des formes organisationnelles nouvelles, qui reposent notamment sur la multiplicité des unités de prise de décision et sur la mobilisation conséquente de ressources matérielles et immatérielles d’origine non agricole.
5Non seulement de nouveaux protagonistes apparaissent dans la sphère de la production agricole – fonds d’investissement, multinationales, grandes familles d’entrepreneurs –, mais en outre le rôle des anciens acteurs évolue : grâce à des conventions spécifiques, des États accèdent à des terres agricoles à l’étranger ; des multinationales de l’agrofourniture ou des groupes coopératifs intègrent ce maillon de la filière ; des exploitations agricoles deviennent de véritables firmes de production ; des agriculteurs deviennent des salariés…
6D’une grande diversité, ces différents acteurs présentent toutefois une certaine cohérence dans leurs objectifs en ce qu’ils développent des modes de fonctionnement singuliers (finalités et logiques d’action ; nature, volume, origine et statut juridique des ressources mobilisées ; relations contractuelles). Les frontières de ces nouvelles formes productives, tout comme leur gouvernance interne, sont difficiles à cerner dans la mesure où ces structures supposent un niveau d’investissement financier et technologique tel qu’elles en viennent à empiéter sur des secteurs non agricoles.
7Néanmoins, trois grandes figures se dégagent :
- une agriculture de firme « par délégation » qui renvoie aux dispositifs de prestation et de sous-traitance intégrale du travail agricole et des tâches qui lui sont associées (comptabilité, gestion logistique, gestion fiscale et patrimoniale) ;
- une agriculture de firme « financière » qui renvoie à des acteurs hautement capitalistiques intervenant sur les marchés des matières premières et de l’agroalimentaire (multinationales, fonds d’investissement, groupes coopératifs) ;
- une agriculture de firme « souverainiste » qui renvoie aux États en quête de sécurité alimentaire et énergétique.
8Nous souhaitons ici affiner la présentation de ces trois grandes figures, illustrer les processus d’abstraction et de financiarisation dont nous avons parlé plus haut et contribuer ainsi à une définition de l’agriculture de firme. Au-delà des approches journalistiques qui se focalisent souvent sur les manifestations les plus extrêmes, de nombreuses questions demeurent : du Nord au Sud, qui sont les acteurs de ces agricultures ? Quelle place occupent respectivement les producteurs et les salariés agricoles ? Comment caractériser ces formes d’agriculture dans des contextes aussi divers ? Comment définir les organisations professionnelles et les entreprises qui les soutiennent ? Dans quelle mesure l’arrivée d’acteurs dont les logiques sont purement financières contribue-t-elle à l’émergence de nouveaux systèmes productifs ?
9Loin de préjuger du caractère définitif d’une forme d’agriculture incarnée dans la firme, cette publication n’est qu’une étape d’une lecture synchronique et pluridisciplinaire des questions qui se posent aujourd’hui au monde agricole.
- 2 Pierre Blanc, géopoliticien au CIHEAM ; Ève-Anne Bühler, maître de conférences en géographie à l’Un (...)
10Notons que le projet de ce numéro s’inscrit dans la continuité d’un programme de recherche, le programme « Agrifirme », porté par un collectif de jeunes chercheurs2 travaillant à identifier et à caractériser les formes d’organisation sociale et économique associées à l’agriculture de firme. Plusieurs de ces chercheurs contribuent à ce numéro ou contribueront au numéro suivant de la revue, qui portera également sur les agricultures de firme mais, plus spécifiquement, sur le thème de la délocalisation de l’agriculture présenté sous l’angle géopolitique, géographique et social.
11Les articles présentés ici s’inscrivent par ailleurs dans le prolongement des réflexions engagées dans le cadre du colloque de Cerisy « Agriculture et alimentation dans un monde globalisé », qui s’est déroulé du 21 au 28 septembre 2011, sous la direction de Patrick Caron (CIRAD), Bertrand Hervieu (Ministère de l’agriculture) et Bernard Hubert (INRA et Agropolis international). Ces rencontres visaient à interpréter les recompositions des modes de production en agriculture et les mouvements qui les accompagnent, et ce dans une double perspective : « celle d’un monde global connaissant aujourd’hui une intensification des liens et des flux et se révélant de ce fait force de transformation ; celle de mondes distincts, et, en particulier, de mondes agricoles connaissant chacun des destinées spécifiques ».
12Cette livraison rassemble de façon plus spécifique des contributions qui éclairent les « sédimentations » et filiations de ces formes dites émergentes, dont on se doute qu’elles ne sont pas venues de nulle part. Les observations récentes et les jeux d’échelle que leur interprétation requiert nécessitent de nouvelles mises en perspective : quels liens les tendances les plus contemporaines entretiennent-elles avec des processus anciens ? Les agricultures de firme que l’on voit apparaître sont-elles des constructions sui generis ou la résurgence d’agricultures féodales, collectivistes ou coloniales ?
13Les contributions de Marie-Claude Maurel, Pascal Grouiez et Stéphanie Barral apportent des éléments de réponse à cette question.
14À propos des agricultures d’Europe centrale, Marie-Claude Maurel parle d’hyper-concentration foncière. Elle constate que la grande exploitation, collective ou étatique, s’est convertie en des formes sociales de production conservant des caractéristiques dimensionnelles comparables. Elle insiste sur la place qu’occupent les institutions dans ce processus de conversion. Pour elle, la grande maille agraire propre aux pays d’Europe centrale a permis que se perpétue un héritage structurel faisant de cette maille un « invariant spatiotemporel ».
15Pascal Grouiez s’intéresse, lui, au passage, en Russie, des anciens kolkhozes à l’agrobusiness. Après en avoir décrit les grandes étapes, il précise le caractère multiforme de ce capitalisme agraire. Selon lui, ces transformations révèlent l’existence de compromis négociés entre acteurs aux pouvoirs hétérogènes, qui, tous, cherchent à contrôler les ressources agricoles du pays. L’auteur interroge la place de leurs patrimoines respectifs dans la reconnaissance de leurs intérêts et dans l’orientation des changements à l’œuvre.
16Stéphanie Barral enquête sur les organisations productives que sont, en Indonésie, les plantations agro-industrielles de palmiers à huile. L’originalité de son travail réside dans son appréhension des mécanismes qui poussent les ouvriers agricoles dans la voie du capitalisme. L’auteure montre que les nouveaux contours de la déprolétarisation peuvent s’accompagner d’un renforcement du capitalisme de plantation qui n’efface pourtant pas les situations de dépendance, lesquelles perdurent en effet dans un ordre nouveau de contrôle du salariat au service de l’entreprise. Mettant tout particulièrement l’accent sur les logiques capitalistes des grandes plantations privées et sur les dynamiques foncières paysannes, Stéphanie Barral ouvre des pistes de réflexion sur les modalités de coexistence entre les firmes et les petits propriétaires fonciers.
17L’agriculture de firme ne questionne pas seulement le modèle classique de l’exploitation familiale : elle questionne également les outils de l’économie et de la statistique agricoles. Ce que montrent Valérie Olivier-Salvagnac et Bruno Legagneux. Ces deux auteurs s’emploient à relever, dans le recensement agricole de 2010, les indicateurs à même de caractériser ces exploitations hors norme.
18Geneviève Nguyen et moi tournons notre regard vers la Camargue, qui a ceci de particulier qu’elle présente diverses formes atypiques d’organisation sociale et économique du travail agricole. Ce qui, dans cette région, définit la figure de la firme, ce n’est pas tant ses caractéristiques structurelles que ses logiques de fonctionnement et d’intégration au territoire et aux filières d’amont et d’aval.
19Ces grandes entreprises agricoles réinterrogent la relation avec leurs partenaires historiques, telles les coopératives. Valérie Barraud-Didier, Marie-Christine Henninger et Guilhem Anzalone décrivent le phénomène de distanciation qui, en France, caractérise la relation entre l’adhérent et la coopérative.
20De leur côté, Ève Fouilleux et Frédéric Goulet s’intéressent au rôle que jouent les firmes multinationales d’agrofourniture et d’agroalimentaire dans la diffusion des innovations techniques et institutionnelles. Ils soulignent la manière dont ces acteurs instrumentalisent le débat sur la pluralité des formes d’exercice de l’activité agricole (agriculture industrielle capitalisée versus agriculture familiale) en convoquant notamment « l’icône » de l’exploitant familial indépendant.
21Parallèlement, des acteurs encore plus éloignés du monde agricole se tournent, eux aussi, vers cette production. Des capitaux, privés ou publics, convergent massivement vers ce secteur, les matières premières et le foncier étant perçus comme des ressources stratégiques en ces temps de crise et de volatilité des prix. Ward Anseeuw, Antoine Ducastel et Mathieu Boche prennent pour exemple l’Afrique du Sud, où de nouvelles dynamiques d’investissement assoient la domination de quelques groupes internationaux aux dépens des agriculteurs locaux.
22Jean-Marc Puel revient, quant à lui, sur le caractère souverainiste de certains de ces investissements effectués par des États étrangers : achat de terres ; spéculation sur les matières premières agricoles ; soutien aux firmes agro-industrielles. Loin de n’être qu’un enjeu financier, l’investissement dans l’agriculture est également politique. L’auteur souligne toutefois que les fonds souverains ne jouent pour l’instant qu’un rôle modeste dans la restructuration financière que subit le secteur agricole. Selon lui, il convient de nuancer les annonces médiatiques portant sur les accaparements de terres à grande échelle pour la simple raison que la puissance de ces fonds s’accroît au rythme des économies des pays émergents et que leurs ambitions s’ancrent dans le temps long.
23Enfin, deux articles insistent sur la restructuration du marché du travail agricole liée à l’agriculture de firme.
24Christophe Albaladejo, Xavier Arnauld de Sartre et Pierre Gasselin observent, dans un village pampéen d’Argentine, les conséquences de la transformation des formes d’organisation du travail agricole et remettent en question le concept d’« hyper-professionnalisation » qui, en réalité, serait davantage une « déprofessionnalisation ».
25Dans un papier qui se présente comme une invitation à réfléchir aux agricultures de subsistance et non comme un article à part entière, Henri Rouillé d’Orfeuil évoque les phénomènes d’exclusion paysanne que la course à la concentration des systèmes de production est susceptible d’engendrer. Ce cri d’alarme nous interpelle notamment sur l’ampleur de la disqualification attachée à la nouvelle division internationale du travail et de la production agricole. L’auteur soulève le problème de l’anomie grandissante au sein des populations agraires. De ce point de vue, l’étude des processus d’exclusion et de marginalité s’avère tout aussi indispensable que l’étude de l’inclusion progressive de ces paysanneries dans les dispositifs les plus abstraits.
26Ainsi, loin de considérer l’agriculture de firme comme une forme unique et aboutie, il s’agit bien ici de la coexistence complexe de plusieurs mondes agricoles, dont les organisations sont contrastées, voire antagonistes.
27Au lieu de se présenter comme un continuum de niveaux étagés de développement, les différents modes d’organisation de la production agricole se renforcent mutuellement. C’est pourquoi il nous faut passer d’une sociologie des transitions à une sociologie de la coexistence de mondes divers et opposés. Et c’est dans cette coexistence même que s’opère le changement.
Notes
1 Je tiens à remercier tout particulièrement Bertrand Hervieu, qui est, avec moi, à l’origine de ce volume et a eu la gentillesse de m’en confier la responsabilité éditoriale.
2 Pierre Blanc, géopoliticien au CIHEAM ; Ève-Anne Bühler, maître de conférences en géographie à l’Université Paris 8 ; Valérie Barraud-Didier, maître de conférences en sciences de gestion à l’Université de Toulouse (INP-ENSAT) ; Martine Guibert, maître de conférences en géographie à l’Université de Toulouse (UTM) ; Marie-Christine Henninger, maître de conférences en sciences de gestion à l’Université de Toulouse (UTM) ; Geneviève Nguyen, maître de conférences en sciences économiques à l’Université de Toulouse (INP-ENSAT) ; Valérie Olivier-Salvagnac, maître de conférences en sciences économiques à l’Université de Toulouse (INPENSAT) ; Bertrand Hervieu, sociologue, inspecteur général de l’agriculture, président du Conseil scientifique du CIRAD. Pour ma part, j’assure la coordination du projet « Agrifirme », qui a bénéficié du soutien de l’Agence nationale de la recherche et de celui d’organisations professionnelles agricoles.
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Référence papier
François Purseigle, « Introduction », Études rurales, 190 | 2012, 19-23.
Référence électronique
François Purseigle, « Introduction », Études rurales [En ligne], 190 | 2012, mis en ligne le 09 janvier 2015, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/9663 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.9663
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