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Archéologie du savoir et paradigmes de l'archéogéographie

Le domaine royal : entre territoires et réseaux

The royal domain: between territories and networks
Marie-Pierre Buscail
p. 73-92

Résumés

Résumé
Marie-Pierre Buscail, Le domaine royal : entre territoires et réseaux
Le domaine royal est un objet emblématique de l’histoire médiévale française. C’est dans une perspective spatiale que nous le réexaminons ici. Sont d’abord envisagés les possibles effets déformants du contexte dans lequel cet objet est apparu à la fin du xixe siècle. Puis est proposée une analyse archéogéographique d’un document exceptionnel : la prisée de 1332 en Gâtinais. La notion de saisine simultanée et multiple est essentielle pour comprendre la nature des liens sociaux et fonciers entre le roi et les autres acteurs. Le domaine royal peut ainsi être entendu comme un espace social complexe qui, au xive siècle, est en cours de transformation via un processus de centralisation s’effectuant à des degrés divers et à différentes échelles. L’hypothèse que nous avançons ici est que les domaines royaux s’organisent tels des réseaux de réseaux socio-fonciers entremêlés. Plusieurs logiques sont à l’œuvre, qui témoignent de stratégies d’équilibre de la part du pouvoir royal, de l’émergence de têtes de réseaux et de pôles de la fiscalité.

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Texte intégral

1Le domaine royal est un objet emblématique de l’histoire médiévale française. Aussi, après avoir exposé certains aspects historiographiques et les résultats d’une enquête archéogéographique, nous nous proposons de présenter de nouveaux questionnements, à la fois historiques et contemporains.

2Notre premier axe de réflexion, qui repose sur une archéologie du savoir, montre que la documentation relative au domaine royal a jusqu’ici été intégrée dans le récit de la fondation de la France. La construction de l’unité et de l’identité du territoire français est au cœur de ce processus. C’est dans ce contexte scientifique que l’objet « domaine royal » émerge à la fin du xixe siècle et qu’il survit aujourd’hui encore dans l’historiographie française.

3Outre l’histoire des institutions et de la fiscalité royale, cette documentation peut servir d’autres fins. Présentés sous la forme de listes de lieux, les textes comportent, à coté de leur aspect juridique et institutionnel, une dimension résolument géographique, qui, elle, a été peu exploitée. Ce que nous envisageons ici c’est de faire de la documentation du domaine royal une source géographique, en délaissant momentanément l’histoire institutionnelle et politique et en évitant de réemprunter le chemin de la géographie historique. Partant d’une méthodologie archéogéographique, nous questionnons le domaine royal comme objet géographique, c’est-à-dire comme un espace social où la présence du roi, déterminante, mérite d’être mieux définie. Poursuivant un objectif parfois téléologique, devenu avec le temps la seule grille de lecture, la plupart des historiens ont cherché à asseoir les fondements de l’unité territoriale française et de la concentration du pouvoir qui va de pair avec une centralisation de plus en plus marquée. Or, les documents ne recèlent-ils pas d’autres contenus que cet objectif affiché ? Dans cet article, nous montrerons qu’il y a lieu de modifier les cadres de référence. Ce qui est perçu comme un fait juridique et politique traduit davantage une volonté, de la part de la monarchie, d’intégrer l’ensemble des réseaux possibles à partir de la théorie de la domanialité que cela ne traduit l’émergence d’une forme unifiée de territoire.

4Dans la recomposition de l’objet que nous entreprenons ici, il convient de conjuguer les approches juridique et géographique. Ce qui invite à reconsidérer tant le dominium royal et le statut juridique de la terre au Moyen Âge que la représentation et la construction d’un espace en cours de transformation au xive siècle. En effet, l’articulation des nouveaux rapports sociaux s’exprime aussi dans l’espace. À partir de ces questionnements historiques il est possible de proposer de nouvelles interrogations épistémologiques et contemporaines. L’objet « domaine royal » se trouve au croisement de plusieurs axes de recherche : à l’axe historique et juridique nous ajouterons les points de vue géographique (ou archéogéographique si l’on veut insister sur l’héritage) et anthropologique afin de comprendre ce qu’est un espace médiéval et de reformuler les cadres du pouvoir et du droit.

Le dossier historique et l’enquête archéogéographique

Le domaine royal, territoire du pouvoir royal

5À partir de la fin du xixe siècle, les historiens produisent une histoire nationale. Grâce à la redécouverte de documents écrits ayant trait à la royauté, on tente de comprendre la place que celle-ci a occupée dans l’histoire française. Cette redécouverte s’inscrit dans le contexte particulier de l’affirmation de la iiie République, ce qui nécessite de légitimer les frontières dites « naturelles » de la France et de la Nation, cette dernière étant l’aboutissement du long processus de construction du territoire et de l’identité française. Ce processus amène à écrire une histoire continue et une mémoire dans lesquelles les événements s’enchaîneraient pour aboutir à la souveraineté de la France de la iiie République. Il importe donc d’intégrer le Moyen Âge dans ce récit historique, mais un Moyen Âge qui légitimerait la forme de la France actuelle à partir de personnages et de mythes fondateurs. Les œuvres de Jules Michelet [1833-1867], François Guizot [1872-1876] et Ernest Lavisse [1901-1911] illustrent bien cette posture, certes légitime à l’époque, mais qui n’en est pas moins équivoque. C’est dans ce contexte précis que l’objet « domaine royal » émerge. Les travaux d’Auguste Longnon marquent alors un tournant majeur. Cet historien lui consacre deux ouvrages qui vont durablement infléchir l’historiographie française [Longnon 1884, 1889-1890].

6Le but est clair : il s’agit de démontrer, cartes à l’appui, l’unité française. Le Domaine est l’expression du pouvoir royal. Cette conception peut être qualifiée de « féodale » puisqu’elle vise à intégrer les différents biens des lignées capétiennes, notamment les fiefs, dans un ensemble territorial qui formerait un tout [Chouquer 2008]. Le traité de Verdun (843) marque le début de cette dynamique puisque ce traité « découpe le royaume de France tel qu’il subsiste sans modifications bien apparentes jusqu’à la fin du Moyen Âge », l’ensemble constituant une superficie de 1 816 km2 [Longnon 1889-1890 : 3]. Fruit de ce contexte scientifique, la production cartographique s’attache à représenter des instantanés du royaume de France. Les différentes étapes de l’extension du Domaine jalonnent ainsi l’histoire du royaume, concourant à la dynamique de constitution du territoire français.

7Quoique sérieuse, cette histoire du Domaine est définitivement empreinte de ce que nous pourrions appeler un « nationalisme méthodologique », selon l’expression de Ulrich Beck reprise par Gérard Chouquer [2007a]. Plusieurs remarques vont dans ce sens.

8Premièrement, comme on sait ce que l’on veut démontrer, la documentation est exploitée en conséquence. Un filtre de lecture propose de voir l’expansion du Domaine en termes de colonisation progressive [Citron 1987].

9Deuxièmement, l’acception du Domaine est uniquement territoriale et ramenée à l’échelle de la France. En posant comme problématique l’émergence et la consolidation des États-Nations, les historiens envisagent les faits de façon également spatiale. Chaque territoire a ainsi son identité, son unité topographique et son enracinement historique. Un système de représentation fondé sur ce type de territoire se met en place, qui articule différentes échelles administratives emboîtées et diverses représentations collectives. Territoire et cartographie se conjuguent pour créer un maillage institutionnel et un sentiment d’appartenance à une Nation. L’acception territoriale et géométrique prime, l’échelle d’observation étant celle du territoire national. Dans ce contexte, les réalités médiévales aux contours débordants n’ont pu qu’être lissées au profit d’une représentation territoriale et institutionnelle. Le Domaine n’échappe pas à cette règle puisqu’il symbolise le pouvoir royal. Il devient un territoire étatique, un « embrayeur » qui permet de glisser de l’Antiquité vers la période moderne dans le droit fil de la constitution du territoire français.

10Troisièmement, il convient de noter que, bien qu’Auguste Longnon soit conscient de la complexité de la géographie « féodale » du fait des nombreux fiefs et arrière-fiefs du roi, son discours privilégie la vassalité directe, omettant les biens mis en douaire et aliénés. Partielle, cette représentation du Domaine est donc biaisée. Toutefois l’auteur ne peut procéder différemment car – comme il le reconnaît lui-même – l’échelle française est petite et ne permet pas de prendre en compte des enclaves locales et des phénomènes qui ne seraient pas de l’ordre du territoire. Il ne peut travailler à une autre échelle dans la mesure où ce qui fait de la Nation ce qu’elle est, c’est son unité historique et géographique. Cet objet, tel que formulé par Longnon, va devenir un véritable paradigme dans la médiévistique française. C’est en ce sens qu’il est le fruit d’un « nationalisme méthodologique » car, mobilisé dans un but précis, il est une étape dans le récit de la mise en ordre de l’espace français. Il permet de créer une filiation identitaire et territoriale entre différentes réalités historiques. On a donc exporté un modèle contemporain de territoire pour l’appliquer à une réalité médiévale qui se présentait autrement.

11L’historien américain William-Mendel Newman a critiqué cette approche dans un ouvrage portant sur le domaine royal sous les premiers Capétiens [1937]. S’opposant à la conception « féodale » d’Auguste Longnon, il propose une vision « domaniale » qui met en avant la diversité des biens royaux. Ceux-ci forment un ensemble extrêmement morcelé, c’est-à-dire des Domaines. C’est pourquoi une cartographie territoriale serait erronée, voire impossible. Aussi Newman suggère-t-il une cartographie qui ferait apparaître des semis de points et des aires d’influence. Cette représentation sera reprise par Marcel Pacaut dans son ouvrage sur Louis VII [1964], et critiquée par la suite. À l’époque, l’héritage de Longnon était encore trop lourd pour que la thèse de Newman ait pu avoir un quelconque impact sur l’historiographie française.

Le paradoxe des historiens

12En effet, c’est la cartographie « féodale » du Domaine qui prévaut désormais dans tous les manuels scolaires, et ce pour deux raisons. La première tient au fait qu’il est difficile de cartographier un Domaine qui – parce que le roi est à la fois seigneur et roi – rassemble des droits aussi variés. Il y a une réelle difficulté à représenter un tel enchevêtrement de droits et de revenus. La deuxième raison tient au fait que l’échelle d’observation du Domaine reste avant tout celle de la France. Par conséquent, les Domaines ne peuvent être envisagés qu’à une échelle territoriale. Pour étayer notre propos, arrêtons-nous un instant sur l’ouvrage que Ferdinand Lot et Robert Fawtier ont consacré aux institutions royales [1958]. Dans ce livre, les deux historiens insistent sur la pluralité et l’émiettement des revenus royaux. Pour eux, l’erreur réside dans le fait de représenter le Domaine comme une « unité géographique cohérente » [ibid. : 35]. Néanmoins – et c’est là tout le paradoxe –, ils continuent de le représenter comme un territoire unifié car une royauté sans base territoriale serait « un pouvoir flottant dans l’espace » [ibid. : 104]. Ainsi, malgré leurs propres objections, les deux auteurs se rangent du côté de la conception « féodale » du Domaine alors même que leur discours impliquerait deux cartographies distinctes : celle du pouvoir royal et du royaume, d’un côté ; celle des domaines du roi, de l’autre.

13Dans son ouvrage intitulé Le domaine royal en Gâtinais d’après la prisée de 1332 [1963], Guy Fourquin, attaché au récit historico-national, est plus explicite que ses prédécesseurs quant à ce choix cartographique : constatant le caractère enchevêtré des revenus royaux, il conteste pourtant la cartographie proposée par Newman, lui préférant une cartographie de délimitation du territoire. Bien qu’ayant conscience du fait que le roi ne détient pas tout sur un secteur donné et que la détention royale est discontinue, l’auteur crée de la limite et de la continuité. Pour appuyer son raisonnement il prend pour exemple les aires d’intervention des prévôts royaux chargés de la fiscalité royale. L’aire d’activité du prévôt délimite ainsi un ressort territorial : la prévôté. La cartographie territoriale du Domaine serait ainsi tout à fait justifiée puisque les prévôtés symbolisent la présence royale. Nous pourrions multiplier les exemples de cartes qui, de manière plus ou moins implicite, revendiquent une filiation avec cette conception du Domaine. Ce qui n’est pas totalement injustifié par ailleurs quand on sait que ce qui n’est pas territoire peut produire du territoire. Mais cela est rarement exprimé en ces termes.

  • 1 Les travaux des médiévistes français portant sur le territoire [Cursente et Mousnier eds. 2005 ; Bo (...)

14Parce que le territoire symbolise le pouvoir ; parce que c’est le seul type d’espace qui puisse justifier l’existence de la France démocratique de la iiie République ; parce que le domaine royal est censé participer à la construction continue de la Nation, les historiens de la fin du xixe siècle ont fabriqué un véritable paradigme historique. Malgré les critiques et les nuances apportées à ce propos, c’est ce modèle qui perdure aujourd’hui. Les historiens ne se sont toujours pas engagés dans la voie d’une rénovation puisqu’ils continuent de plaquer une conception territoriale, étatique et moderne sur une réalité médiévale complexe1.

La réalité juridique du domaine

15En réalité interfèrent deux problèmes et deux documentations qui leur sont liées : celui de l’institution royale et de la formation du territoire national ; celui de la fiscalité et de la nature des réalités sociales et foncières [Chouquer 2007b et 2010].

16Aux deux arguments cités plus haut nous pourrions en ajouter un troisième, à savoir qu’il y a un contresens sur la nature des liens socio-fonciers médiévaux. Alors qu’Auguste Longnon suggère que le roi est propriétaire de tous les biens du royaume, les textes montrent une réalité toute autre. Le terme même de « propriété » est ambigu et dénote une modernité qui ne peut être appliquée aux sociétés médiévales. Longnon en fait déjà le constat : la détention médiévale est enchevêtrée. Au niveau local, le roi ne détient pas tous les droits. Avec l’instauration progressive de la seigneurie, des rapports individuels d’homme à homme se mettent en place, modifiant les relations foncières et sociales. En plein essor du xie au xive siècle, ces nouveaux rapports induisent une pluralité de situations socio-foncières. En effet, ce qui détermine la détention d’un bien, c’est son usage et sa jouissance, ce qu’on appelle la « saisine » [Bart 1998]. La détention s’acquiert et ne peut se concevoir sans un lien social entre celui qui détient le bien et celui qui en a la jouissance. Aussi, rien ne s’oppose à ce que plusieurs individus usent d’un même bien mais de manière différente : par exemple, un moulin dont les nombreuses redevances peuvent être perçues par différents seigneurs. C’est la « saisine simultanée et plurielle » d’un même bien [Patault 1989]. C’est d’ailleurs ce qui permet à des seigneurs d’accroître leur pouvoir (ou dominium) sur les terres et les hommes (pariages, franchises, villeneuves, système féodo-vassalique). L’enchevêtrement signalé dans la documentation n’est rien d’autre que cette saisine polymorphe, cette situation où le social et le foncier se mêlent, cette pluralité de droits [Ourliac et Gazzaniga 1985]. Avec la redécouverte du droit romain par les juristes à la fin du Moyen Âge (ce qu’on appelle « la réception du droit romain ») et pour servir le projet politique de protection de la détention royale, les maîtrises socio-foncières – qu’il s’agisse de fiefs ou de droits (sur la circulation, l’eau, les marchés ou la terre) – sont ramenées à des oppositions binaires (Domaine corporel/Domaine incorporel ; Domaine muable/ Domaine immuable ; suzeraineté/souveraineté). Il y a donc réduction de la pluralité de la maîtrise socio-foncière [Giordanengo 2000].

17Cette conception tardi-médiévale des réalités socio-foncières est un héritage d’autant plus pesant qu’elle est toujours à l’œuvre. Rien de surprenant dans ces conditions que les historiens usent encore de ces catégories juridiques modernes pour caractériser la détention royale médiévale. C’est ce qui explique également que le Domaine soit vu comme un ensemble territorial de droits divers, un jeu entre la suzeraineté du roi et/ou sa souveraineté. Or, il est l’un et l’autre à la fois car ce qui prime c’est la pluralité des rapports et des « maîtrises foncières et usufruitières » – pour reprendre une expression propre à l’anthropologie du droit [Le Roy, Karsenty et Bertrand eds. 1996]. Avec la centralisation, la maîtrise socio-foncière se hiérarchise, formant une structure sociale dont le roi est le garant via son dominium. Se manifestant sous différentes formes, cette centralisation est progressive, et il n’est pas sûr qu’elle soit tout à fait achevée au xive siècle. Dans ce contexte, le domanium est l’ensemble des maîtrises socio-foncières (biens, droits et acteurs) sur lesquelles le roi tente d’exercer son dominium de manière plus nette qu’ailleurs.

Analyse géographique de la prisée de 1332

  • 2 L’original est conservé aux Archives nationales, P26//1 et P26//2. Ce document est édité en partie (...)

18Nous avons eu accès à un document exceptionnel – la prisée de 13322 – qui est un inventaire fiscal dressé, pour le roi Philippe VI de Valois, par deux enquêteurs qui partent « priser », c’est-à-dire estimer et inventorier les revenus du roi à hauteur de 25 000 livres tournois. Le but est de mettre en saisine la reine Jeanne de Bourgogne d’un ensemble de revenus pour son douaire. Celle-ci reçoit ainsi en usufruit, à la mort du roi, les revenus de ce que les deux enquêteurs vont recenser sur le terrain.

19Ce document a jusqu’ici servi à améliorer la connaissance des bases foncières de la royauté, du pouvoir royal, de sa dynamique territoriale et de la fiscalité. Il se présente sous la forme d’un inventaire de lieux (dont 20 chefs-lieux de prévôtés et 3 massifs forestiers). Les enquêteurs ont consulté des témoins et notables locaux qui s’étaient chargés d’authentifier la détention royale, et ils ont confronté ces données avec leurs propres observations sur le terrain. Ce document se présente également sous la forme d’un inventaire de revenus et de droits (plus de 2 100 revenus liés à des droits variés : péages, moulins, terres, fiefs, églises, charges d’entretien, gages des officiers, exploitation des forêts, étangs, justice) localisés en divers lieux (plus de 1 100 microtoponymes). Enfin, il se présente comme un catalogue d’acteurs (plus de 1 400) en relation avec le roi. Les deux enquêteurs se rendent dans les chefs-lieux de prévôtés dans le Gâtinais, entre les vallées de la Seine et de la Loire. Dès le mois d’avril, ils gagnent Corbeil, puis Fontainebleau, Melun, Lorris-en-Gâtinais, Orléans et Saint-Florentin, près de Sens, avant de rentrer à Paris en juin et de se présenter à la Chambre des Comptes. Ils parcourent environ 600 kilomètres en un mois et demi. La nature extrêmement fouillée et minutieuse de leur enquête autorise une analyse fine des Domaines, et ce à plusieurs échelles.

20Nous retiendrons ici deux exemples qui prouvent la discontinuité de la maîtrise socio-foncière. Cette discontinuité et les connexions entre les biens et les acteurs nous permettent de définir les domaines du roi comme des réseaux de réseaux, au sens géographique du terme [Lévy et Lussault eds. 2003].

La centralisation à l’épreuve des réalités socio-foncières

21Le 13e jour du mois de mai, les deux enquêteurs se rendent au chef-lieu de la prévôté de Janville, où ils vont s’entourer de neuf témoins, du lieutenant du bailli et du prévôt, chargés, à différents niveaux, de la fiscalité royale. Ils y recensent les revenus : cens sur une terre, taxes sur un four ou sur une transaction commerciale, rentes à accorder à des clercs et charges d’entretien. Ils évaluent également les recettes royales liées à l’exercice de la justice, concernant aussi bien les délits mineurs jugés par le prévôt royal (basse et moyenne justice) que les délits majeurs (haute justice et ressort). Dans un autre passage de la prisée, les fiefs sont décrits de façon très détaillée. Le caractère tout à fait singulier de cette prévôté de Janville réside dans le fait que environ 30 % des fiefs mentionnés dans la prisée sont gérés par le prévôt de Janville (soit 545 fiefs), ce qui est considérable.

22On peut, de ce texte, dégager deux éléments.

23Le premier a trait aux nombreux conflits qui émaillent le récit et qui révèlent toute la difficulté pour le roi d’exercer la justice. Dans les cas où un autre acteur détient la haute-justice, le roi peut toujours faire jouer son droit de ressort. Ce droit a été inventé par les juristes pour permettre au roi de juger en dernier ressort [Gauvard 2007]. Le roi se situe ainsi au sommet d’une organisation, dont le Parlement mais aussi les prévôts et les baillis sont les tribunaux. Le champ d’action judiciaire du roi s’étend ainsi au détriment des tribunaux locaux et seigneuriaux. Toutefois les situations sont variées : dans une prévôté donnée, le roi peut exercer le ressort pour une partie des biens d’un vassal qui lui rend hommage et exercer la haute-justice pour une autre partie des biens de ce même vassal (fig. 1 p. 80, exemple 1) ; le roi peut exercer la haute-justice et le ressort pour les biens d’un vassal dont l’hommage n’est pas précisé (fig. 1, exemple 2) ; le roi peut jouir de saisines simultanées sur un même bien (fig. 1, exemple 3). Mettre les choses par écrit permet aux enquêteurs d’asseoir un équilibre judiciaire et social entre le roi et les seigneurs hauts-justiciers. Il est important pour le roi de garantir ses prérogatives dans des fiefs détenus par d’autres seigneurs, attachés à leurs propres pouvoirs. Les fiefs relevant des abbayes et des châtelains apparaissent, à cet égard, comme un enjeu de premier ordre.

Fig. 1. Exemples de saisines multiples et simultanées sur des fiefs d’après la prisée de 1332

Fig. 1. Exemples de saisines multiples et simultanées sur des fiefs d’après la prisée de 1332

R = ressort ; BJ = basse justice ; HJ = haute justice ; HM = hommage ; AF = arrière-fief

24L’enquête sur le terrain est donc l’occasion de fixer des situations, voire de « détourner » par opportunisme des fiefs. L’échange est réciproque : ainsi, une abbaye en a profité pour faire préciser ses droits et ses fiefs. Localement, la situation socio-foncière est en train de changer : le secteur de Janville fait partie de l’ancien comté de Chartres, que le roi revendique depuis l’accord de 1286. Jusque-là les comtes y rendent la justice par délégation royale. Au nom de cette situation le roi entend affirmer son droit de justice sur les fiefs de Janville, d’où le soin apporté à leur description.

25Le deuxième élément a trait aux fiefs de la châtellenie (chastel) du Puiset mentionnée dans l’inventaire. Pierre de Rochefort, seigneur du Puiset et châtelain, exerce la haute-justice dans ses 140 fiefs répartis en 35 lieux. Il détient également d’autres biens. Il ne participe pas à l’inventaire en tant que témoin alors que ses fiefs sont détaillés. Médiatisés par ce seigneur, ces biens sont également des arrière-fiefs du roi. Ce dernier peut donc y exercer son droit de ressort. Indépendamment de sa valeur économique, chaque fief est évalué à 5 sous parisiens, ce qui montre que la démarche est purement recognitive. Le seigneur du Puiset se doit de rendre hommage au roi. L’hommage est un système juridique qui fait qu’un vassal est l’obligé d’un seigneur. L’hommage-lige est, lui, un système dans lequel un hommage l’emporte sur un autre : ainsi, un vassal qui rend hommage à plusieurs seigneurs peut rendre un hommage-lige à un seigneur particulier, ce qui place ce dernier à un niveau supérieur dans la hiérarchie. Par ce biais, plusieurs vassaux vont rendre l’hommage-lige au roi, qui, lui, ne rend hommage à personne. Le roi se hisse ainsi au sommet d’une hiérarchie socio-foncière. Il y a donc un intérêt pour le roi à recenser les seigneurs et les vassaux qui lui rendent hommage. La capture des fiefs de Pierre de Rochefort permet au roi de saisir une série de biens et de relations vassaliques en cascade. C’est ainsi que le roi va se rendre maître des fiefs du vicomte d’Orléans, vassal du seigneur du Puiset. C’est également ainsi qu’il va pénétrer l’ancien comté de Chartres.

26Le Domaine s’accroît donc davantage par la capture de biens divers que par l’acquisition successive de blocs de terres, comme le suggéraient les historiens du Domaine. Nous pouvons même aller plus loin.

Les domaines du roi : des réseaux de réseaux

  • 3 Sur la figure 3, la taille des pôles est proportionnelle à ce que ces derniers rapportent au roi da (...)
  • 4 Se pose la question essentielle du passage du réseau au territoire avec les exemples des vicomtés, (...)

27La cartographie de la prévôté de Janville fait apparaître deux groupes : l’un, à l’est de la prévôté, composé de fiefs dans lesquels le roi exerce majoritairement la haute-justice ; l’autre, à l’ouest, composé des fiefs du seigneur du Puiset, dans lesquels le roi exerce son droit de ressort (fig. 2 p. 82). Chacun de ces fiefs est un point stratégique de l’avancée du dominium royal dans l’ancien comté de artres. On observe deux lignes de démarcation, que nous pourrions qualifier d’interfaces [Lévy et Lussault eds. 2003]. Elles marquent le contact entre ces deux groupes et constituent des lignes d’équilibre du pouvoir royal et de la centralisation menant au roi. Le roi ne détient pas tous les fiefs de l’ancien comté de Chartres : il y a une discontinuité dans la détention royale, qui s’organise en réseaux de biens, de droits, de revenus et d’acteurs, c’est-à-dire en réseaux socio-fonciers. La châtellenie du Puiset constitue le nœud d’un réseau dans la mesure où une multitude de réseaux de fiefs et d’acteurs sont mis en relation avec le roi. À une autre échelle, la prévôté de Janville constitue un autre nœud stratégique (fig. 3 p. 83). La figure 3 représente l’ensemble des biens recensés dans cette prévôté, qui tend à s’étirer vers l’est, au cœur du comté de Chartres, via d’autres espaces comme les sièges de châtellenies, de baronnies et de vicomtés, mais aussi l’abbaye de Saint-Florentin-de-Bonneval. Nous les qualifions de pôles car ils centralisent des flux de circulation et de gestion de la fiscalité, et ce au même titre que les chefs-lieux des prévôtés royales3. Ce sont également des nœuds de réseaux socio-fonciers. Les revenus que le roi tire de l’exercice de la justice dans ces fiefs dépendent de l’importance, de la densité et des ramifications de ces réseaux4. C’est en cela que nous pouvons, à propos des domaines du roi, parler de réseaux de réseaux organisés en lieux, acteurs, revenus et droits.

Fig. 2. Les réseaux socio-fonciers des fiefs du roi et du seigneur du Puiset dans la prévôté de Janville. Lignes d’équilibre du pouvoir royal et interfaces

Fig. 2. Les réseaux socio-fonciers des fiefs du roi et du seigneur du Puiset dans la prévôté de Janville. Lignes d’équilibre du pouvoir royal et interfaces

Source : prisée de 1332 (Archives nationales), cartes topographiques anciennes et récentes

Fig. 3. Le domaine royal : réseaux de réseaux socio-fonciers. La prévôté de Janville

Fig. 3. Le domaine royal : réseaux de réseaux socio-fonciers. La prévôté de Janville

Source : prisée de 1332 (Archives nationales), cartes topographiques anciennes et récentes

Fig. 4. Intersécance des maîtrises socio-foncières et territorialisation. La prévôté de Pont-sur-Yonne

Fig. 4. Intersécance des maîtrises socio-foncières et territorialisation. La prévôté de Pont-sur-Yonne

Source : prisée de 1332 (Archives nationales), cartes topographiques anciennes et récentes

Fig. 5. Réseaux de réseaux socio-fonciers du roi dans les secteurs de Janville et Yèvre-le-Châtel

Fig. 5. Réseaux de réseaux socio-fonciers du roi dans les secteurs de Janville et Yèvre-le-Châtel

Stratégie spatiale et capture des têtes de réseaux d’après la prisée de 1332 (en gras : les têtes de réseaux)
Abb. : abbaye ; Comm. : commanderie ; Pr. : prieuré

  • 5 Sur la figure 4, les délimitations des surfaces de la ville et de la paroisse de Pont-sur-Yonne son (...)

28Ces réseaux ne s’organisent pas seuls : ils sont reliés à d’autres réseaux liés à d’autres acteurs. Lorsque les deux enquêteurs arrivent au chef-lieu de la prévôté de Pont-sur-Yonne le 27e jour du mois de mai, assistés de témoins locaux, ils en recensent les revenus (fig. 4 p. 84)5. Aucun fief n’est mentionné :

Et est assavoir que en lad. ville n’a nul fié, en arrierefié, ne ressort qui voit a la prevosté, quar elle ne s’estant fors en la paroisse. Et a plusieurs seigneurs en la ville qui ont haute justice, et tous ressortissent a Cenz. Et en la plus grant partie de la ville a la justice Chapitre de Senz.

  • 6 Bien qu’il soit généralement admis que le comté de Champagne intègre le royaume de France à la fin (...)

29Cet exemple montre bien « l’intersécance » des maîtrises : il y a la prévôté royale, le ressort, la ville et la paroisse ; il y a des fiefs, des arrière-fiefs, des seigneurs, qui dépendent du ressort de Sens ; il y a des acteurs (le roi, le prévôt, des seigneurs et le puissant chapitre de Sens). Deux raisons expliquent l’absence de fiefs à Pont-sur-Yonne : la petite étendue de la prévôté et de la ville ; la cohabitation avec d’autres seigneurs, dont le chapitre de Sens. Il est intéressant de souligner que, bien que le roi soit censé pouvoir exercer la haute-justice partout, sa maîtrise des réseaux socio-fonciers se trouve là limitée, dans un secteur où des prévôtés royales nouvelles se dessinent (Flagy, Lixy, Dollot, Chéroy, Les Granges, Dixmont, Pont-sur-Yonne des xiie et xiiie siècles). Certaines prévôtés sont d’anciennes châtellenies du comté de Champagne, comme Saint-Florentin, Montereau-Fault-Yonne, Saint-Florentin et Ervy-le-Châtel6. Ainsi, les réseaux royaux coexistent avec d’autres réseaux du même type. Le dominium royal se conjugue ici avec le dominium du chapitre de Sens. Cet exemple révèle également un processus de « territorialisation textuelle », où prévôté et paroisse sont perçues comme des territoires [Sack 1986 ; Noizet 2007] puisque tous les revenus sont localisés à l’intérieur d’un espace (ville, paroisse, ressort de Sens) ou à l’extérieur. Si nous pouvons nous interroger sur la territorialisation des châtellenies et des prévôtés, nous pouvons aussi nous interroger sur ce processus là où les réseaux sont intersécants et les paroisses perçues comme des territoires. Mais c’est une tout autre question.

30Ces réseaux sont plus ou moins étendus suivant les échelles. Ainsi, à Janville, le réseau tend à se ramifier via l’extension du droit de ressort du roi et via la capture des fiefs de Pierre de Rochefort et des grandes abbayes. À Pont-sur-Yonne, en revanche, le réseau royal se heurte à d’autres réseaux. Les liens entre les nœuds de réseaux sont tout aussi importants que les nœuds eux-mêmes. Tout comme Anne Bretagnolle et Nicolas Verdier s’interrogent sur la labilité des réseaux de relais de postes [2007], nous pouvons nous demander si l’organisation des domaines du roi est stable. L’efficacité de la centralisation dépend-elle du maintien des liens entre les nœuds des réseaux socio-fonciers du roi ? En d’autres termes, si l’un de ces nœuds disparaît, ces réseaux sont-ils fragilisés ? Auquel cas, y a-t-il réorganisation ? Et si oui, sous quelle forme ?

31Il importe maintenant de saisir la dynamique de longue durée de ces réseaux de réseaux pour cerner l’organisation des Domaines et les modalités de la centralisation.

Des interrogations historiques aux interrogations contemporaines

S’affranchir du territoire pour découvrir des réalités

32La démarche archéogéographique nous a permis de renverser certains postulats. L’objet « domaine royal » était avant tout pensé comme une île, qui, associée à d’autres, devait former le territoire unifié de la France. La critique de l’archéologie du savoir confirme que le contexte d’émergence de cet objet a durablement influencé la manière dont il a été perçu. En outre, quelques failles sont apparues dans le procédé méthodologique : l’application de filtres modernes à des réalités médiévales. La théorie selon laquelle l’extension du domaine royal serait le fruit d’acquisitions successives de blocs de terres compacts ne tient pas. En effet, le jeu des échelles d’observation a montré que, localement, les réseaux du roi se heurtaient à d’autres réseaux. Ainsi, en ne tenant compte que d’une seule échelle, les historiens du Domaine ont réduit les intersécances de la maîtrise socio-foncière médiévale à une question de limites territoriales.

33À un autre niveau de réflexion, il apparaît que la détention royale est discontinue et mêle de façon complexe terres et relations d’interdépendance. La centralisation qui met en place une nouvelle hiérarchie socio-foncière menant au roi s’exprime par différentes stratégies sociales et spatiales : le rôle du ressort du roi et de l’hommage ; la pratique de la prisée ; la capture des réseaux socio-fonciers des châtellenies et des grandes abbayes.

  • 7 Cette figure est une représentation simplifiée d’un schéma plus détaillé.

34Les exemples développés ici illustrent un Domaine recomposé et pluriel, qui s’organise en réseaux de réseaux d’acteurs, de biens, de droits et de revenus. Au xive siècle, le processus de centralisation n’est pas encore achevé, ce dont témoignent les conflits. Le roi cherche le compromis et la stabilisation de lignes d’équilibre, comme à Janville. La figure 5 (p. 85) tente de représenter les multiliens socio-fonciers menant au roi pour les fiefs recensés dans les prévôtés de Janville et d’Yèvre-le-Châtel7. Y sont indiqués les multiples connexions entre acteurs (dues à des saisines multiples) ainsi que les biens qui leur sont rattachés. Dans certains fiefs, pour exercer son dominium, le roi doit composer avec des intermédiaires. L’impossibilité cartographique tient au fait que les historiens n’ont pas tous franchi le cap qui consiste à s’affranchir d’une cartographie « territorialisante » au profit d’autres représentations.

35Au-delà de cette recomposition, nous sommes amenée à nous interroger sur les spatialités d’un groupe social au Moyen Âge et sur les dynamiques d’interactions sociales et spatiales. N’y a-t-il pas un « effet de source » à voir la centralisation comme un projet de fabrique de l’espace alors que, localement, les acteurs produisent, certes, de l’espace mais sans en avoir forcément conscience dans les mêmes termes que nous. Ainsi, nous pouvons nous interroger sur la conception hodographique et analogique que les sociétés médiévales ont de l’espace, et ce à partir du texte très riche de la prisée de 1332. La question du passage au territoire mérite également d’être soulevée. Le roi a-t-il une vision continue de son pouvoir ? C’est possible dans la mesure où la théorie du dominium repose sur ce principe. La représentation continue du pouvoir n’exclut pas la discontinuité de la détention, parce que la conception médiévale du pouvoir est bien celle d’une pluralité et d’une simultanéité de saisines, et parce que la conception médiévale de l’espace est bien celle d’une multiplicité de liens entre des lieux, des droits et des acteurs. À cet égard, les prévôtés royales sont particulièrement intéressantes à étudier.

36En somme, réseaux et territoires se conjuguent dans un processus de centralisation. Par conséquent, nous pouvons dire que le Domaine est une réalité autre (un réseau de réseaux) que l’on ne peut réduire à un simple territoire même si elle contribue à le faire naître.

37Notre enquête nous entraîne vers d’autres Domaines, dont la piste juridique.

Redonner une place à la domanialité

  • 8 Ce terme n’est pas courant chez les historiens, qui préfèrent utiliser des notions voisines liées a (...)

38L’analyse juridique de la documentation a infirmé l’idée que l’unité territoriale aurait présidé à l’organisation des domaines du roi. Quelques rares travaux ont attiré l’attention sur les modalités juridiques de la construction domaniale en soulevant notamment l’intérêt de la saisine, généralement peu relevé par les historiens8.

39Deux remarques s’imposent. Premièrement, le roi ne prend pas le risque de se dessaisir de façon définitive de revenus et de droits essentiels à sa base sociale et foncière. Le douaire prisé en 1332 est un possible transfert viager. Aussi peut-on se demander dans quelle mesure l’inventaire ne sert pas surtout à justifier la réalité des revenus versés sans véritable transfert de biens. Deuxièmement, le roi n’a pas, dans le temps et dans l’espace, la maîtrise complète des biens et des droits. La prisée de 1332 montre qu’il y a d’autres maîtrises, celles des seigneurs, avec lesquelles il doit composer même si, bien sûr, il cherche à les intégrer dans ses propres réseaux socio-fonciers. Nous voici donc face à une réalité jusqu’ici peu décrite : la construction royale d’une forme de domanialité, tant foncière que personnelle, tant économique que politique, tant spatiale que sociale. C’est par ce biais et en puisant parmi plusieurs outils juridiques (imposition, système féodo-vassalique, droit de ressort) que les rois vont tenter d’asseoir leur pouvoir [Buscail 2011]. Cette domanialité ne repose pas sur une base territoriale homogène mais sur une base réticulaire. Sa construction intellectuelle évolue ainsi sous la surveillance royale alors qu’elle semble plus systématique en Angleterre.

40La redécouverte du droit romain par les juristes au Moyen Âge intervient dans ce contexte précis. Les théoriciens du droit y trouvent matière à réorganiser la domanialité. Dans le même temps, les rois, eux, cherchent à limiter les effets de cette réorganisation lorsque celle-ci vient contredire leur pouvoir : par exemple, Philippe Auguste interdit l’enseignement du droit romain à la Sorbonne parce qu’il n’est pas favorable à une société où des citoyens peuvent, par transmission ou au terme d’une possession de deux ans, devenir domini de plein droit de biens immobiliers. Ces hommes et leurs biens échapperaient ainsi à la hiérarchie domaniale, dont la saisine est l’un des fondements. Dans cette théorie de la domanialité, l’alleu apparaît alors comme une incongruité, ce qui amène les théoriciens à dire que « nulle terre ne doit rester sans seigneur ». La question est de savoir si, dans le processus de domanialisation, l’alleu conserve une quelconque place et, si oui, laquelle. Les juristes du Moyen Âge ont dû réinterpréter l’opposition qui existait dans le droit civil romain entre le dominium et la possessio, la possessio permettant aux citoyens romains de plein droit de jouir des biens publics. Aussi ont-ils associé, d’une part, le Domaine direct au dominium romain et, d’autre part, le Domaine utile, qui correspond à la saisine et à d’autres formes d’investitures, à la possessio romaine. Cette analogie vide de leur sens premier les notions, dès lors opposées, de dominium romain et de possessio romaine car elles ne sont pas opératoires dans ce contexte.

41Cet exemple illustre donc bien les différences entre le droit civil romain et le droit médiéval, même si celles-ci doivent être réévaluées [Buscail 2011].

42L’apport de l’anthropologie du droit est ici précieux. Cette étude montre qu’on a tout intérêt à se situer dans le sillage de deux séries de travaux qui renouvellent l’approche et qui combinent le droit et l’histoire, l’anthropologie et l’économie. Le premier sillage, en l’occurrence la théorie des maîtrises foncières et usufruitières [Le Roy, Karsenty et Bertrand eds. 1996], offre un cadre pertinent à l’analyse des réalités médiévales. Cette théorie formalise l’idée de la pluralité des formes d’appropriation sans pour autant recourir à la notion de propriété. Ces maîtrises correspondraient aux différentes formes de saisine, tel le douaire de Jeanne de Bourgogne en 1332. Le roi serait ici le garant de ce système dominium/domanium. Le second sillage renvoie aux recherches de Gérard Chouquer. Selon lui, on passe d’une conception domaniale hétérogène et intersécante, illustrée par la politique coloniale romaine, à une conception domaniale médiévale, où la hiérarchisation la plus complète des différentes maîtrises est la solution aux problèmes de la propriété et du pouvoir. Ainsi, la domanialité devient un chapitre majeur dans l’explication des formes socio-foncières, en France comme ailleurs, hier comme aujourd’hui. Ce processus est méconnu car il disparaît derrière l’idée selon laquelle on serait passé d’un régime anthropo-juridique (où dominent des lois inégales selon les groupes) à un régime où prime la territorialité du droit (une même loi dans un territoire donné). Sans remettre en cause cette distinction juridique qui a toute son utilité, il y a là matière à restituer un chapitre manquant.

43Ces différentes conclusions trouvent toute leur place dans une réflexion contemporaine. Aujourd’hui, face à la multiplicité des espaces, on s’interroge beaucoup sur les modalités de constitution du territoire et sur les changements d’échelle.

44La pluralité des droits et des biens, et l’enchevêtrement des réseaux, n’a nullement freiné la territorialisation. Le territoire français s’est aussi bien construit à partir d’une hiérarchie des réseaux que par une action globale et diplomatique de définition des frontières. Cela peut sembler paradoxal. Pourtant c’est la pluralité des situations et des actions et non une uniformité voulue à plusieurs échelles qui crée du territoire. Il est donc pertinent de s’interroger sur le passage du réseau au territoire, et du territoire au réseau, à l’heure où les réseaux bousculent les territorialités.

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Bibliographie

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Notes

1 Les travaux des médiévistes français portant sur le territoire [Cursente et Mousnier eds. 2005 ; Boissellier ed. 2010] illustrent parfaitement cette tendance tout à fait légitime. Les différents processus de territorialisation et les diverses définitions du territoire font ainsi partie des aspects les plus développés, au détriment d’autres problématiques, morphologiques ou archéogéographiques.

2 L’original est conservé aux Archives nationales, P26//1 et P26//2. Ce document est édité en partie par Guy Fourquin [1963]. Il est composé de trois rouleaux élaborés à des moments différents de l’enquête : le premier porte sur des droits divers (rouleau de la prisée générale), le deuxième concerne uniquement les fiefs (rouleau des fiefs) et le dernier a trait à l’exploitation des massifs forestiers (rouleau des massifs forestiers).

3 Sur la figure 3, la taille des pôles est proportionnelle à ce que ces derniers rapportent au roi dans l’exercice de la justice.

4 Se pose la question essentielle du passage du réseau au territoire avec les exemples des vicomtés, des baronnies, des châtellenies, des domaines ecclésiastiques et des prévôtés royales : à partir de quand et comment ces exemples peuvent-ils être considérés comme des territoires, c’est-à-dire comme des « espaces continus » ? [Lévy et Lussault eds. 2003] C’est un point que nous ne développerons pas ici [Buscail 2011].

5 Sur la figure 4, les délimitations des surfaces de la ville et de la paroisse de Pont-sur-Yonne sont tout à fait arbitraires, mais nous tenions à représenter ces territoires émergents à partir de ce que le texte indique, à savoir un rapport de taille entre une prévôté/une ville et une paroisse. En revanche, il est tout à fait envisageable de représenter des proportions, c’est-à-dire des symboles dont la taille dépend des revenus (dîme pour la paroisse) et/ou de la démographie (nombre de feux pour la ville).

6 Bien qu’il soit généralement admis que le comté de Champagne intègre le royaume de France à la fin du xiiie siècle, il apparaît évident que le transfert de la détention des biens du comte s’effectue de manière progressive. En effet, notre étude montre que celui-ci se joue à plusieurs échelles, notamment locale, et suivant plusieurs stratégies, sociales et spatiales.

7 Cette figure est une représentation simplifiée d’un schéma plus détaillé.

8 Ce terme n’est pas courant chez les historiens, qui préfèrent utiliser des notions voisines liées au problème du foncier au Moyen Âge : le dominium, la tenure, la dépendance, la rente, la pluralité des hommages… Les seules allusions explicites à la saisine se trouvent chez Robert Fossier [1970], Robert Fossier et André Vauchez [1990], Matthieu Arnoux [1996].

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Exemples de saisines multiples et simultanées sur des fiefs d’après la prisée de 1332
Légende R = ressort ; BJ = basse justice ; HJ = haute justice ; HM = hommage ; AF = arrière-fief
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9491/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 121k
Titre Fig. 2. Les réseaux socio-fonciers des fiefs du roi et du seigneur du Puiset dans la prévôté de Janville. Lignes d’équilibre du pouvoir royal et interfaces
Crédits Source : prisée de 1332 (Archives nationales), cartes topographiques anciennes et récentes
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9491/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 121k
Titre Fig. 3. Le domaine royal : réseaux de réseaux socio-fonciers. La prévôté de Janville
Crédits Source : prisée de 1332 (Archives nationales), cartes topographiques anciennes et récentes
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9491/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 131k
Titre Fig. 4. Intersécance des maîtrises socio-foncières et territorialisation. La prévôté de Pont-sur-Yonne
Crédits Source : prisée de 1332 (Archives nationales), cartes topographiques anciennes et récentes
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9491/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 105k
Titre Fig. 5. Réseaux de réseaux socio-fonciers du roi dans les secteurs de Janville et Yèvre-le-Châtel
Légende Stratégie spatiale et capture des têtes de réseaux d’après la prisée de 1332 (en gras : les têtes de réseaux)Abb. : abbaye ; Comm. : commanderie ; Pr. : prieuré
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/9491/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 204k
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Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Pierre Buscail, « Le domaine royal : entre territoires et réseaux »Études rurales, 188 | 2011, 73-92.

Référence électronique

Marie-Pierre Buscail, « Le domaine royal : entre territoires et réseaux »Études rurales [En ligne], 188 | 2011, mis en ligne le 18 janvier 2014, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/9491 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.9491

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Droits d’auteur

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