Bernard Debarbieux et Gilles Rudaz, Les faiseurs de montagne. Imaginaires politiques et territorialités (XVIIIe-XXIe siècle)
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Bernard Debarbieux et Gilles Rudaz, Les faiseurs de montagne. Imaginaires politiques et territorialités (xviiie-xxie siècle). Paris, CNRS Éditions, 2010, 373 p.
1Cet ouvrage montre que la montagne n'est pas un « fait brut ». C'est une construction sociale comme d'autres catégories de la connaissance. Bernard Debarbieux et Gilles Rudaz en font la preuve de façon remarquable.
2Un bilan épistémologique retrace tout d'abord la manière dont la modernité a enfanté de nouveaux discours sur les montagnes, entre la fin du xviie siècle et le milieu du xixe siècle.
3Pensées comme un objet spatial expliquant rationnellement de nombreux phénomènes, les montagnes ont été appréhendées par les savants et les explorateurs à travers des formes et une nature spécifiques. Envisagées comme le reflet de leur milieu, leurs populations ont été naturalisées, ce qui a donné naissance à la catégorie des « montagnards ». La théorie des climats, revivifiée au xviiie siècle, y a largement contribué. En outre, partant du principe que les montagnes constituaient les reliefs les plus anciens, certains chercheurs ont cru y trouver les formes sociales originelles les moins corrompues par le temps.
4Les Alpes suisses ont joué un rôle clé. Proches des villes où l'histoire naturelle se développait (Berne, Zurich, Genève, Neufchâtel), elles ont séduit les philosophes, qui les associaient à un idéal de petites démocraties.
5Au xixe siècle, certains États voyaient dans les montagnes des remparts naturels qu'il convenait de maîtriser et fortifier. D'autres les considéraient comme l'âme de leur identité, ce qui est le cas de la Corée ou de la Suisse. Pourtant, les gouvernements ont souvent décidé d'en recenser les ressources : forêts, torrents, mines, pâturages. L'équipement hydroélectrique des massifs à la fin du xixe siècle conduira même à leur essor industriel.
6Les pratiques sportives, dont le développement est très précisément exposé dans l'ouvrage, serviront également les projets nationaux de maîtrise de ces espaces. D'ailleurs la conquête des sommets les plus hauts du monde deviendra, au xxe siècle, un enjeu de politique internationale.
7Les montagnes ne sont pas confinées aux seuls projets nationaux. L'exploration puis la colonisation du globe par les Européens ont exposé les montagnes à leur discours unificateur. De nombreuses chaînes, en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Japon et ailleurs ont été nommées à l'image des Alpes, archétype du massif montagneux.
8Les colonisateurs européens ont également contribué à construire et fixer l'identité des peuples qui vivaient dans les régions montagneuses, régions qu'ils voyaient tantôt comme des refuges tantôt comme le foyer de civilisations anciennes, différentes et opposées aux peuples des plaines, que l'on catégorisait, eux aussi, à partir du discours né des Lumières. L'Indochine illustre bien cette démarche.
9Le mode de gestion des espaces montagneux développé en Europe a été étendu à l'ensemble de la planète. Les Français et les Allemands ont été particulièrement influents dans ce domaine. La politique des États-Unis en matière de réserves naturelles et de parcs nationaux a, elle aussi, été largement imitée. Mais définir les zones à préserver s'est parfois révélé très problématique. L'histoire du Parc national des Matopos Hills au Zimbabwe est, à cet égard, particulièrement éclairante. La société coloniale britannique prétendait préserver un magnifique espace à des fins de loisirs mais, dans le même temps, avait à l'esprit de pouvoir éventuellement le transformer en zone d'exploitation forestière. Or, pour les peuples de la région, les Ndebele, il s'agissait de terres sacrées sur lesquelles il n'était pas envisageable de perdre la primauté. Ils s'y sont d'ailleurs violemment opposés, mais en vain, car, malgré une âpre résistance, ils perdent leur combat en 1952, au nom de l'impératif de conservation écologique.
10La gestion des espaces de montagne intéresse aujourd'hui la communauté internationale. Cette dynamique, longuement exposée par les auteurs, a débouché en 1993 sur la création, au sein de la FAO, d'une unité chargée de leur développement. En outre, l'ONU a mis à l'honneur les espaces montagneux lors des différents sommets de la Terre parce que l'on en valorise de plus en plus les écosystèmes. Enfin, l'année 2002 a été proclamée « année mondiale de la montagne ».
11Ces initiatives rejoignent celles de la communauté scientifique, dont l'intérêt pour les milieux de montagne a été encouragé par des programmes de l'UNESCO. En 2000, reposant sur des critères d'altitude et de pente, une définition mondiale de la montagne a été retenue. Or, cette définition mondiale diffère souvent de celle que lui donnent les États. L'Albanie reconnaît disposer de 25 % de montagnes de moins que ce que lui attribue l'ONU alors que la Croatie en revendique 25 % de plus. Toutefois, les États ont suivi les recommandations des organismes internationaux en mettant en place des politiques de protection des montagnes, avec l'appui des milieux scientifiques.
12Loin de demeurer en marge, les montagnards se sont organisés afin d'être entendus. Leur association vise parfois des objectifs politiques, comme dans le cas du mouvement berbère Amazigh. Ce mouvement cherche à faire reconnaître l'existence d'un peuple berbère explicitement lié aux montagnes d'Afrique du Nord, même si, historiquement, la zone qui accueille cette population s'étend au-delà de ces régions. À l'inverse, certains peuples établis de longue date dans des montagnes ne jouent pas sur cet élément pour asseoir leur identité. Ainsi les populations andines préfèrent-elles revendiquer leur autochtonie.
13Au fond, l'unification intellectuelle et politique des montagnes du globe reste difficile à réaliser. Les actions spécifiques menées par l'Union européenne en sont un exemple. La volonté de compenser le handicap agricole des montagnes a commencé par rapprocher les pays de la CEE. Dans les années 1970, l'intérêt pour l'environnement a infléchi la politique européenne en direction de la préservation des milieux et des sociétés. Mais le développement durable modifie la gestion des massifs, qui ne sont pas tous confrontés aux mêmes problématiques.
14La reconnaissance de la diversité des situations conduit à imaginer des politiques de coopération transfrontalière adaptées à des massifs appréhendés dans toute leur singularité. Ce mouvement s'observe un peu partout dans le monde, quand les États ne se disputent pas tout simplement la propriété d'une chaîne frontalière.
15En somme, les auteurs sont parvenus à présenter les montagnes comme des objets autour desquels se sont développées et articulées des conceptions du monde, de la nature, de la société civile et politique depuis le xviiie siècle. Leur étude traduit particulièrement bien le paradigme de la modernité. Les montagnes ont été imaginées, puis objectivées, mesurées, représentées, aménagées. Tout ce qu'elles abritent a été naturalisé. Et les populations ont été constituées en fonction de spécificités dont elles n'avaient souvent pas idée.
16Voici une très belle illustration de ce que peut apporter à la connaissance l'approche multiscalaire d'un phénomène ou d'un espace, et ce sur le temps long. Que les auteurs soient ici remerciés de ce bel ouvrage, dont les quelques lignes qui précèdent ne peuvent restituer la richesse. Appelé à devenir une référence méthodologique et épistémologique, ce livre représente assurément un jalon dans le mouvement intellectuel de notre époque.
Pour citer cet article
Référence électronique
Fabien Gaveau, « Bernard Debarbieux et Gilles Rudaz, Les faiseurs de montagne. Imaginaires politiques et territorialités (XVIIIe-XXIe siècle) », Études rurales [En ligne], 187 | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2011, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/9464 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.9464
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