1SI, DEPUIS LE DÉBUT des années 1980, l'environnement a émergé en tant que problème de société, sa mise en agenda politique est en partie due aux mouvements sociaux qui n'ont cessé de dénoncer les effets néfastes du développement technique et industriel. Les études portant sur les mouvements environnementalistes montrent que leurs registres de dénonciation et leurs répertoires d'action sont davantage marqués par la diversité que par une définition commune des causes à défendre et des mesures à prendre [Micoud 2001].
- 1 Un bon exemple de contre-mobilisation pourrait être celui de l'Ordre des médecins, qui s'est inscri (...)
2Il serait toutefois malvenu de réduire les formes d'engagement liées à l'émergence des problèmes environnementaux aux seules mobilisations écologistes. D'autres mouvements sociaux, tout aussi significatifs, se sont positionnés dans ces espaces de revendication, moins pour faire avancer « la cause » que pour lui résister et infléchir ce que « protéger l'environnement » veut dire. Ces mouvements de « résistance », présents dans le domaine de l'action environnementale mais que l'on retrouve également dans d'autres segments de l'espace public, se différencient des autres mouvements par leur volonté de se mobiliser pour que rien ne change. Contrairement aux mouvements sociaux plus traditionnels communément associés à la lutte pour les droits sociaux et à la lutte contre les atteintes aux libertés individuelles et contre les discriminations [Neveu 2005], ces mouvements de résistance sont davantage caractérisés par des logiques de contre-mobilisation 1 .
- 2 Nous entendons par « écologisation » l'ensemble des phénomènes convergeant vers la prise en considé (...)
- 3 Expression empruntée à Claude Dubar et Pierre Tripier [1998], correspondant à l'espace où se metten (...)
3Dans cet article, nous nous proposons d'examiner un mouvement d'agriculteurs néerlandais résistant à l'écologisation de leur activité 2 . Face à la normalisation environnementale dont, aux Pays-Bas, la profession agricole a été l'objet depuis une vingtaine d'années, ces agriculteurs ont mobilisé un répertoire d'action innovant, à contre-courant des formes traditionnelles. Ils ont proposé de nouveaux espaces de régulation au niveau local pour mettre au point des formes d'autogouvernance plus adaptées à la spécificité des enjeux environnementaux. Ils ont mis en place des « coopératives environnementales » et ont invité des acteurs extérieurs au monde agricole à participer à leur projet. Nous questionnerons cette « ouverture » du « territoire professionnel » 3 eu égard à sa capacité à résister à l'emprise des réglementations environnementales.
4Nous verrons d'abord comment ces coopératives ont été présentées dans la littérature scientifique, en portant un regard critique sur le phénomène d'héroïsation qui accompagne les premières descriptions de ce mouvement. Puis nous nous intéresserons aux motifs de l'apparition de ces coopératives et à la stratégie d'ouverture du territoire professionnel. Enfin, nous étudierons l'impact de la montée en puissance de ces organisations sur la structure du groupe professionnel agricole ; nous étudierons également les formes de légitimation qui ont permis leur essor, et les réalités qui se cachent derrière cette ouverture.
- 4 La notion de « coopérative » s'éloigne ici sensiblement de celle communément admise dans le domaine (...)
- 5 Ces organisations locales d'agriculteurs, au nombre de 10 en 1994, sont passées à 124 en 2004, comp (...)
5Les coopératives 4 environnementales ont émergé au début des années 1990, à l'initiative d'agriculteurs souhaitant reprendre à leur compte les questions de développement durable 5 . Ces organisations agricoles, qui ont petit à petit essaimé sur l'ensemble du territoire, visent à « intégrer, dans les pratiques agricoles au niveau régional, les objectifs en termes d'environnement, de protection de la nature et de conservation du paysage » [Wiskerke et al. 2003a : 3]. Elles ont été décrites par certains auteurs comme une forme d'autogouvernance destinée à mieux gérer, au niveau local, les tensions toujours croissantes entre les processus de production, d'un côté, et le souci du respect de l'environnement, de l'autre [van der Ploeg et Renting 2001 ; van der Ploeg et al. 2002 ; Wiskerke et al. 2003b]. Ces premiers travaux révèlent que c'est l'aspiration à plus d'autonomie dans la production des normes environnementales définissant les conditions d'exercice du métier d'agriculteur qui est au fondement des revendications de la profession.
6Pourtant le syntagme « coopérative environnementale » suggère une proximité avec le réseau des organisations environnementalistes. Ces agriculteurs sont généralement présentés comme les tenants d'un modèle alternatif de développement durable, situé entre le paradigme de l'agriculture productiviste et celui d'un État environnementaliste hermétique à toute préoccupation sociale et économique [Marsden et al. 2001]. L'héroïsation de ces agriculteurs a été entretenue par les travaux des économistes néo-institutionnels qui attribuent à ces coopératives des vertus d'efficacité dans la gestion des biens publics environnementaux [Hagedorn et al. 2002 ; Polman 2002 ; Slangen et Polman 2002].
7Non seulement cette représentation ne contribue pas à donner une image fine des logiques, parfois contradictoires, à l'œuvre dans l'action publique, mais elle tend aussi à masquer les rationalités d'engagement qui sont véritablement à l'origine du mouvement. Pour remettre en perspective la complexité de cet engagement, il nous a semblé important de reconsidérer ce mouvement social au regard des évolutions récentes du monde professionnel dans lequel il a pris forme. La crise environnementale, l'essoufflement du modèle productiviste, mais aussi l'affaiblissement du poids démographique des agriculteurs et de leur influence politique [Hervieu et Viard 2001] sont autant de facteurs qui remettent en cause le modèle de développement agricole, la nature du mandat attribué aux agriculteurs et leur professionnalisme. Le rapprochement avec la société civile, que nous nous proposons ici de mettre en lumière, procède de ces réajustements.
8La démarche adoptée pour objectiver ce mouvement d'agriculteurs se situe à mi-chemin entre la sociologie des professions et la sociologie des mouvements sociaux. Comme le soulignent Florent Champy et Liora Israël [2009], comprendre l'engagement des acteurs professionnels dans les mouvements sociaux suppose de s'intéresser aux tensions inhérentes à leur activité. C'est dans l'exercice de leur activité que se manifestent les contradictions qui poussent les professionnels à s'engager dans une action de revendication, à se mobiliser pour une cause, à demander que justice soit faite. Les tensions s'expriment lors d'épisodes de crise, qui initient des argumentaires de revendication, ou lors de mécanismes plus diffus mais tout aussi probants, qui cristallisent les motifs de l'engagement.
9Dans le domaine de l'environnement, cette contre-mobilisation qui investit les registres d'argumentation du mouvement écologiste est enchâssée dans des mondes socioéconomiques au sein desquels coexistent des processus de fabrication, des savoirs et des pratiques, sans cesse remis en question. Comprendre les régimes d'engagement et de mobilisation [Thévenot 2006] de ces mouvements suppose de prendre en compte les logiques propres au secteur professionnel considéré, les raisons pour lesquelles les individus s'investissent dans une cause, les dilemmes sociaux et économiques qui les poussent à agir. Cette perspective, qui s'appuie sur le vécu des individus et des groupes au travail, permet de dépasser les approches qui ne conçoivent la résistance à l'environnement qu'en termes d'intérêts ainsi que les approches qui mettent en avant un engagement désintéressé. Selon Florent Champy et Liora Israël [2009], l'engagement professionnel est compris entre ces deux positions : c'est celui d'un « praticien » qui engage des logiques professionnelles et des savoirs spécialisés au travers desquels transparaissent la dimension civique et le rapport au bien commun.
- 6 Cette enquête a été réalisée entre 2004 et 2006, dans le cadre d'une thèse [Daniel 2008]. Nous avon (...)
10Dans le cas qui nous occupe, nous avons mené des entretiens semi-directifs afin de savoir ce qui pousse les agriculteurs des coopératives environnementales à se mobiliser. Nous avons interviewé des membres des coopératives et des personnes extérieures au mouvement 6 .
- 7 Ce projet, en cours de réalisation, prévoit d'ici 2018 la conversion de 7 % de la SAU en espaces de (...)
11Les causes de l'émergence de ces coopératives sont multiples. C'est, tout d'abord, dans une perspective de mobilisation locale d'agriculteurs opposés aux normes environnementales limitant leurs activités de production que ces formes professionnelles sont apparues. Différentes initiatives se sont multipliées à travers le pays pour répondre à des enjeux territorialisés : certaines se sont opposées à la limitation de l'élevage intensif dans les zones à forte concentration agricole [de Bruin et van der Ploeg 1991 ; van der Ploeg et Renting 2001 ; Padt 2007] ; d'autres se sont opposées au projet de reconversion des espaces agricoles en zones de conservation de nature 7 [Luttik et van der Ploeg 2004 ; Boonstra 2006]. Ces premières mobilisations correspondent toutes à une réponse spontanée des agriculteurs aux prises avec les injonctions réglementaires :
- 8 Entretien avec un employé de la Fédération régionale des coopératives environnementales, le 19 avri (...)
L'idée, elle venait des agriculteurs. Il y a de plus en plus de politiques environnementales dans ce pays. C'est ce qui a fait réagir les agriculteurs 8 .
12La vocation de ces premières organisations a été de structurer la contestation au niveau local en créant des associations qui soient identifiables par les autorités publiques et soient susceptibles d'être des interlocutrices à part entière.
13À cet objectif de positionnement stratégique vis-à-vis des réglementations environnementales s'en est ajouté un autre, moins apparent mais tout aussi décisif. La libéralisation des politiques agricoles [Fouilleux 2003] et les incertitudes socioéconomiques que cette dérégulation des marchés a occasionnées ont profondément motivé la constitution de ces organisations professionnelles :
On est bien obligés de faire ce genre de démarche. Bientôt on devra s'aligner sur les prix mondiaux. On n'est pas compétitifs. Du coup, on s'occupe du paysage et de la nature [...] Si on ne fait pas ça, il n'y aura plus d'agriculture ici, aux Pays-Bas, dans quelques années 9 .
14Ces tentatives d'atténuation des effets de la concurrence et de domestication des marchés constituent, depuis Durkheim, un des attributs essentiels de l'organisation en professions. Elles instaurent un territoire autonome de régulation. Il n'est pas anodin de constater qu'elles interviennent dans le contexte d'un affaiblissement de l'influence politique des agriculteurs et d'une transformation des modes de gouvernance du secteur.
- 10 Principal organe de cogestion des affaires rurales et agricoles depuis 1954.
- 11 Ce mot est entendu ici dans un sens très large d'octroi d'une mission (mandate) et d'autonomie pour (...)
15La dissolution, au niveau national, du principal organe décisionnel néocorporatiste (le Landbouwschap 10 ) au milieu des années 1990 et la privatisation du conseil agricole [Labarthe 2006] témoignent d'une transformation du contrat social qui unissait, dans les années 1960, les pouvoirs publics au groupe professionnel. Cette transformation a paradoxalement représenté une opportunité pour les coopératives environnementales, qui se sont positionnées à la fois comme des structures modernes de représentation agricole et comme des structures nouvelles de service aux agriculteurs dans le nouvel univers concurrentiel du « marché » du conseil. À la suite de la privatisation du conseil, qui est l'un des piliers de l'identité professionnelle agricole, les coopératives environnementales se sont en effet inscrites dans une perspective de « reprofessionnalisation11 » en réinvestissant ce qui avait été leur « mandat » et en inventant de nouveaux organismes gérés par et pour les agriculteurs, susceptibles à terme de devenir des organismes de conseil concurrentiels.
16C'est moins pour résoudre un problème d'intérêt général que pour résister à des contraintes contradictoires que ces groupes locaux se sont constitués.
17La spécificité de cette mobilisation professionnelle réside dans le fait qu'elle s'appuie sur le territoire comme mode de construction commune de situations. Le territoire sert de support à des revendications socioéconomiques et participe d'une forme de renouvellement de la représentation agricole. La construction collective de ces revendications se fait moins par rapport à un collectif professionnel national et unifié que par rapport à des situations définies par les relations que les agriculteurs entretiennent avec leur environnement immédiat.
18La multiplication de cette nouvelle génération d'organisations agricoles sur l'ensemble du territoire néerlandais contribue à réinventer les formes d'engagement des agriculteurs dans les organisations professionnelles, le territoire local étant le point d'ancrage du renouvellement de la mobilisation. Les territoires agricoles deviennent les sujets de leur propre représentation, dans une logique de différenciation territoriale. Ils interagissent avec les autorités locales et nationales en prenant la posture d'une organisation agricole indépendante et autonome dans la construction de son identité. Le territoire local devient, pour les agriculteurs, un espace d'action animé par ce que Christian Thuderoz appelle « l'individualisme coopératif » [1998]. Cette territorialisation de l'action syndicale agricole trouve sa justification dans la spécificité des savoirs locaux que les professionnels mobilisent pour mieux faire face à la critique, et ce en construisant des argumentaires ajustés à leur environnement. C'est, en effet, le territoire agroécologique qui, par principe, délimite l'aire d'extension de l'organisation, ses membres étant unis par les mêmes préoccupations environnementales et par un désir de réorganiser le groupe professionnel autour de ces questions :
- 12 LTO (Land-en Tuinbouworganisatie) peut être traduit par « Organisation agricole et horticole ». Il (...)
La politique qu'il faut mettre en œuvre sur ce territoire est totalement différente de celle qu'il faut mettre en œuvre dans les polders. Comment faire avec LTO 12 qui couvre l'ensemble du territoire ?
19L'organisation de ces agriculteurs ne se structure plus autour des types de production (comme c'est souvent le cas en agriculture) ni autour des aspirations politiques mais relève désormais de l'ancrage territorial, d'où provient l'expérience que les agriculteurs ont des situations conflictuelles. Face aux positions radicales de responsables syndicaux au niveau national niant la réalité des problèmes d'environnement, les initiateurs des coopératives produisent des réponses plus nuancées car plus ancrées dans le territoire. Comme le souligne l'instigateur d'un des premiers groupements, cette démarche les marginalise au sein même de la profession :
- 13 Entretien réalisé le 2 août 2004.
Je sentais bien que le syndicat [LTO] voulait se débarrasser de moi. [Ils] me voyaient comme un « gourou environnementaliste ». En fait, je n'ai jamais été membre d'une organisation environnementale bien que je sois leader dans ce domaine. Ça peut créer de la distance avec les autres agriculteurs [...] On devait s'organiser nous-mêmes, sans l'appui des syndicats agricoles 13 .
20En pariant ainsi sur une échelle d'action locale qu'ils maîtrisent mieux que le niveau national (où les syndicats sont assez démunis face à l'ampleur de la critique), les coopératives visent à s'approprier les problématiques environnementales pour mieux les canaliser. La dynamique de mobilisation s'écarte donc d'un modèle d'engagement idéologique et est davantage le fait de périodes de crises localisées se matérialisant par de fortes contradictions entre des logiques économiques et environnementales, d'un côté, et des réponses pragmatiques et locales, de l'autre.
21Cette fragmentation en de multiples « chapelles » locales interroge les formes de solidarité au sein du groupe professionnel. Elle est, en effet, de nature à affaiblir la représentation. Il s'agit toutefois moins d'une atomisation que d'une restructuration de la profession agricole. Ces nouvelles organisations, dont certains instigateurs sont entrés en dissidence avec les syndicats dominants, s'articulent en réalité aux formes plus classiques du syndicalisme. Les représentants de LTO ont, de fait, souhaité intégrer à leur mouvement ces agriculteurs dissidents. Ils ont même contribué à la création de fédérations de coopératives, régionales puis nationales, elles-mêmes rattachées aux principales structures de LTO.
- 14 Pour l'organisation de la société néerlandaise en piliers, voir Arend Lijphart [1968]. Dans le doma (...)
22LTO pouvait difficilement se priver d'une partie de ses adhérents potentiels dans un contexte de restructuration profonde du paysage syndical agricole. La structuration en piliers14 du secteur agricole (protestant, catholique, libéral) témoignait, au début des années 1990, de lignes de division d'un autre temps, particulièrement inadaptées aux nouveaux enjeux auxquels la profession était confrontée.
23LTO est donc né en 1995 de la nécessité d'unifier les forces syndicales. Ce syndicat a très vite compris l'intérêt qu'il avait à associer le mouvement naissant des coopératives environnementales à ses revendications. La consolidation de la force de représentation face à la prééminence des réformes néolibérales et des critiques écologistes l'a emporté sur les dissensions internes entre pro-et anti-coopératives environnementales. Les principales préoccupations du syndicat ont été de garantir son unité nationale et l'unité de la représentation agricole en général, tout en se dotant d'un affichage pro-environnemental opposable à la critique. De leur côté, les coopératives ont vécu ce rapprochement comme un succès syndical leur permettant de gagner en légitimité et en visibilité.
- 15 Selon ces auteurs, la profession agricole est un monde social en compétition, où les identités et l (...)
24La montée en puissance de ces nouvelles organisations est donc moins le fait d'une atomisation de la représentation agricole que d'une logique de « segmentation » de l'univers professionnel, au sens de Rue Butcher et Anselm Strauss [1961]15 . Dans le contexte agricole néerlandais, cette segmentation s'articule autour d'une position réunissant les partisans d'une stratégie d'appropriation offensive des préoccupations environnementales. Cette perspective, qui vise à faire reconnaître le rôle des agriculteurs dans l'entretien de l'espace, ne fait pas l'unanimité au sein de la profession. Les coopératives sont « tolérées » par les agriculteurs les plus sceptiques. Elles sont considérées, en particulier par les plus libéraux, comme des structures très dépendantes des fonds publics, « à la traîne » d'un point de vue économique, ce que souligne avec habileté un des responsables de LTO :
- 16 Entretien réalisé le 13 janvier 2005 avec un responsable syndical de LTO au niveau provincial et na (...)
Nous sommes très favorables aux initiatives de ces agriculteurs. Nous voulons bien les soutenir mais pas leur apporter une aide structurelle. En fait, ce que veulent ces coopératives, c'est pouvoir poursuivre leur business. Tous les agriculteurs veulent cela. [...] Mais, chaque année, elles ont un problème avec les autorités pour renouveler leurs subventions. Elles ne sont pas viables 16 .
- 17 Beaucoup de responsables et d'adhérents des coopératives adhèrent également à LTO, voire y exercent (...)
25Cette segmentation du groupe professionnel est peu formalisée car elle se situe au cœur même du syndicat. Ces deux tendances sont parvenues à coexister, l'adhésion à une coopérative n'excluant pas l'adhésion au syndicat 17 . Cette coexistence matérialise un compromis entre différentes formes d'agriculture ou, plus précisément, entre différents territoires agricoles, qui, dans la perspective de la libéralisation, se projettent différemment, les uns considérant l'ouverture des marchés comme une opportunité, les autres comme une mise en vulnérabilité, qu'ils souhaitent compenser par les politiques de soutien au titre de leur contribution à la préservation de l'environnement.
26Le succès – relatif – des coopératives environnementales tient au caractère innovant des formes de légitimation qu'elles ont su mettre en place. Ces formes de légitimation s'appuient tant sur de nouvelles modalités d'engagement individuel que sur l'ouverture, au niveau local, du territoire professionnel à des acteurs de la société civile.
27Les coopératives environnementales ont permis un renouvellement des formes d'adhésion des agriculteurs aux organisations professionnelles. Le passage, dans les années 1990, de l'adhésion généralisée et obligatoire, avec le Landbouwschap, à l'adhésion facultative et payante, avec LTO, a engendré une situation de crise structurelle dans la représentation agricole, les élites devant désormais convaincre, susciter l'adhésion et adopter des logiques de captation pour mobiliser les agriculteurs. Ces logiques portent non seulement sur l'offre syndicale et sur les efforts pour en maintenir l'unité, mais aussi sur la nature de l'engagement, les individus étant à la recherche de plus de transparence et de proximité avec les échelles décisionnelles. Comme cela a été observé dans d'autres contextes, face à des problèmes d'efficacité dans la lutte syndicale, les organisations ont dû revoir leur mode de décision et de participation en y intégrant davantage « la base » afin de relégitimer les fondements de l'entreprise collective de représentation [Hyman 1994 ; Lévesque, Murray et Le Queux 1998].
28Les coopératives environnementales, qui proposent un mode de représentation moins formel et plus local, participent de ce renouvellement de l'offre syndicale. Les agriculteurs y trouvent et y retrouvent une proximité liée au caractère local de l'organisation. Non seulement cette proximité fait naître un sentiment de reconnaissance individuelle, mais le fonctionnement démocratique qu'elle induit suscite chez l'agriculteur une démarche volontaire. La transparence est devenue l'un des éléments essentiels qui conditionnent l'adhésion à la structure associative [Lévesque, Murray et Le Queux 1998].
29Cette reconfiguration de la représentation syndicale s'inscrit en contrepoint d'un sentiment de perte de prise lié à la restructuration et à l'homogénéisation des années 1990 (passage d'un syndicat « pilarisé » à un syndicat unique) et correspond à une aspiration – notamment des élites agricoles locales – à l'individualisation territorialisée de la représentation agricole et des formes de l'action syndicale. Elle aboutit moins à la fragmentation des revendications du groupe professionnel qu'à la coexistence d'un ancrage au territoire local et d'une appartenance au groupe professionnel national, qui suppose un travail d'articulation entre ces deux formes identitaires pour maintenir la force et la cohérence de l'entreprise syndicale. Pour LTO, les coopératives environnementales sont des courroies de transmission permettant de confirmer et de renouveler l'engagement des agriculteurs dans des formes de solidarité innovantes, sans pour autant que ces dernières se détachent de la représentation professionnelle au niveau national. Ces coopératives renouent avec les valeurs collectives professionnelles. Elles parviennent à canaliser les dissensions internes au syndicat et à garantir, sur l'ensemble du territoire, la cohésion du projet syndical tout en assurant la mobilisation du plus grand nombre.
30Si la légitimation du mouvement des agriculteurs dépend des processus internes au groupe professionnel, elle dépend aussi de la dynamique de rapprochement qui s'effectue avec les acteurs extérieurs au monde rural. Les agriculteurs mobilisent leurs réseaux de relations locales pour négocier la normalisation environnementale de leur activité. Des personnalités locales, des membres d'organisations de protection du paysage, des entrepreneurs ruraux, mais aussi des agriculteurs non professionnels (« de loisirs ») sont invités à venir rejoindre ces espaces de revendication « agri-rurale » construits par les agriculteurs.
31Cette ouverture du territoire professionnel vise à rendre les acteurs locaux solidaires des agriculteurs face aux enjeux environnementaux de leurs territoires et à rendre plus visibles les responsabilités partagées des problèmes de pollution. Les agriculteurs interpellent et sollicitent la société civile et les politiques. Il s'agit d'élargir la solidarité de l'espace professionnel à une solidarité de territoire. Afficher une ouverture de principe, quitte à mettre aux commandes de ces organisations des personnes qui ne sont pas des agriculteurs, est essentiel pour crédibiliser le mouvement. C'est également essentiel pour revaloriser un métier stigmatisé par des « affaires » (vache folle, dioxine, fièvre aphteuse, pollutions diverses, etc.). Cette ouverture se veut être un premier pas vers la transformation des règles du jeu de la régulation professionnelle.
32Comme le souligne Howard Becker, la question centrale s'agissant des mondes professionnels est de « savoir qui a le droit de décider si un travail est bien fait » [2009 : 9]. Alors que la professionnalisation de l'agriculture avait, dans les années 1960, laissé aux agriculteurs le soin de décider de façon plus ou moins autonome des formes que devait prendre la modernisation, le déploiement des réglementations environnementales a décloisonné cet espace de régulation, qui s'est ouvert à d'autres acteurs (Ministère de l'environnement, organisations de consommateurs, organisations environnementales, etc.). En faisant appel aux acteurs locaux pour juger du bien-fondé de leur démarche et de leurs actions, les agriculteurs tentent de redéfinir les règles du professionnalisme. Ils créent des plateformes de discussion et de représentation des intérêts des acteurs du monde rural, permettant la co-construction de solutions essentiellement techniques aux problèmes environnementaux. Il s'agit de proposer de nouvelles règles de fonctionnement pour mieux reprendre en main la constitution des normes professionnelles.
33Ce projet d'autogouvernance, qui implique d'autres acteurs que les agriculteurs, suppose d'élargir l'adhésion, ce que facilite le statut juridique, en grande majorité associatif, de ces organisations (69 %) [Polman 2002]. Selon une enquête réalisée en 2003, 60 % de ces structures auraient intégré, dans leurs conseils d'administration, des tiers non agricoles (6 à 25 % des adhérents selon les régions) [Oelermans, van Well et Guldemond 2004].
- 18 Quelques coopératives ont, à partir des années 1990, participé à des programmes de recherche plurid (...)
34Cette prophétie d'un monde commun créé à l'initiative des agriculteurs, où les normes seraient décidées collectivement par les acteurs locaux et où l'intérêt local se confondrait avec celui des agriculteurs, est toutefois plus utopique que réelle. Certes, certaines coopératives ont, notamment en Frise, tenté l'expérience et ont été à ce titre considérées comme des laboratoires d'expérimentation [Stuiver, van der Ploeg et Leewis 2003], mais l'espace de concertation proposé par les coopératives s'est limité à quelques cas 18 . Et ce, pour plusieurs raisons.
35Malgré le fort désir d'autorégulation de certains agriculteurs, l'intérêt d'une telle ouverture ne fait pas l'unanimité au sein de la profession. Le scepticisme s'explique par la tension identitaire qu'induit cette ouverture. L'identité des agriculteurs se partage en effet entre une appartenance stricte au groupe professionnel et une appartenance plus large à une communauté territoriale extra-professionnelle. Les agriculteurs mettent donc en jeu l'intégrité de leur démarche en prenant le risque de voir la défense de leurs intérêts phagocytée par un autre acteur local.
36Certaines coopératives ont d'ailleurs préféré ne pas ouvrir leur territoire à des acteurs extérieurs au groupe, de peur que la définition des intérêts catégoriels ne leur échappe. Au sud des Pays-Bas (Nord-Brabant), LTO a même rendu obligatoire d'adhérer d'abord au syndicat pour pouvoir adhérer ensuite aux coopératives, interdisant de ce fait l'accès aux non-agriculteurs. De plus, lorsque l'ouverture existe, elle semble maîtrisée. Les membres non agricoles sont surtout de « vrais locaux », qui vivent et ressentent, aux côtés des professionnels agricoles, la mainmise des populations urbaines, des écologistes et des nouveaux arrivants. Bien qu'aucun processus délibéré n'existe pour mieux sélectionner à l'entrée les personnalités les plus à même de défendre la cause agricole, ce sont principalement les affinités électives qui déterminent localement la configuration des « coalitions » qui se mettent en place. L'examen de ces rapprochements locaux a mis en évidence des réseaux d'acteurs qui, lorsqu'ils sont relativement soudés autour de positions communes, n'intègrent pas les acteurs radicalement opposés à leur démarche. Les adhérents ou sympathisants soutiennent généralement un discours favorable aux agriculteurs, reconnaissant au minimum le rôle qu'ils jouent dans la gestion de la nature et du paysage.
37Par ailleurs, le rapprochement ne donne pas nécessairement lieu à une coalition. Les extérieurs, lorsqu'ils souscrivent au projet, reconnaissent l'intérêt de la démarche et, par solidarité avec les agriculteurs (ou par intérêt politique), acceptent la contrainte de solidarité. Mais ils intègrent cette contrainte sans renoncer à leur propre identité. La solidarité est en quelque sorte une contrainte choisie [Draperi 2007], qui suppose d'évaluer les formes d'engagement et de réciprocité qui se construisent dans l'interaction. Cet engagement auprès des agriculteurs dans un processus dialogique ne les prive pas, bien au contraire, de leurs propres aspirations d'autonomie. Ils conservent leurs statuts d'environnementalistes, d'employés municipaux soumis au devoir de réserve, de politiciens locaux s'affichant auprès des agriculteurs à des fins électoralistes, etc. Ces acteurs conservent aussi leur liberté de ton et ne se gardent pas de critiquer les choix faits par les agriculteurs, comme en témoigne ce retraité de l'Agence nationale de protection des ressources naturelles, qui, dix ans auparavant, avait accepté de collaborer avec les agriculteurs de sa région à des diagnostics écologiques :
- 19 Entretien réalisé le 14 mai 2004.
Les agriculteurs sont venus me voir. Ils voulaient convaincre les autorités de leur capacité à bien gérer la nature et souhaitaient que je les aide à faire des diagnostics... On a fait des expérimentations, et la conclusion, c'est que les agriculteurs ne peuvent pas s'occuper des zones humides. Ils ne sont pas suffisamment compétents 19 .
38Les personnes qui acceptent de jouer le jeu ne constituent nullement des alliés inconditionnels. L'organisation, lorsqu'elle devient véritablement plurielle, se construit dans la pluralité des identités.
39Enfin, la difficile mise en application du projet d'autogouvernance « agri-rurale » est proportionnelle à la réticence des pouvoirs publics à voir se multiplier des « petits gouvernements » locaux – pour reprendre l'expression de Corinne Lathrop Gilb [1966] –, susceptibles de dissoudre les objectifs nationaux de préservation de l'environnement, comme c'est le cas en France pour l'agri-environnement [Busca 2003 ; Salles 2006 ; Daniel 2008]. C'est l'État qui garde la main sur la définition des normes environnementales. La reconnaissance de ces nouvelles organisations professionnelles par l'État s'est limitée à l'octroi d'un mandat étroit. Celui-ci ne porte que sur l'accompagnement des agriculteurs dans la mise en œuvre locale d'une politique de protection de la nature [Daniel et Perraud 2009 ; Daniel 2010]. Le rôle officiel des coopératives est tout au plus de tenir les agriculteurs informés de la réglementation et des opportunités qu'offre une démarche agro-environnementale. Ce semblant d'alliance nouvelle avec la profession ne recèle pas de compromis entre les agriculteurs et l'État quant à l'institutionnalisation d'un nouvel ordre décisionnel, dont les agriculteurs seraient les pilotes.
40Le mouvement des coopératives environnementales n'a pas été à la hauteur des attentes de ses initiateurs. Bien que le projet d'autogouvernance ait tenté de relégitimer les organisations professionnelles en renouvelant l'engagement des agriculteurs et en élargissant l'alliance avec les acteurs de la société civile, ce projet est resté lettre morte. Le processus était pourtant stratégique : il consistait à se réapproprier la critique en ouvrant le territoire professionnel à des acteurs extérieurs pour mieux reprendre en main les espaces de production de normes.
- 20 Comme nous l'avons montré par ailleurs [Daniel 2011], le discours centré sur l'autogouvernance rura (...)
41Au-delà de ses limites, ce mouvement donne au moins à voir les formes d'engagement spécifiques d'un groupe professionnel confronté aux transformations institutionnelles de la régulation. C'est des tensions liées à l'évolution des conditions d'exercice du métier d'agriculteur que tout est parti. Cette contre-mobilisation n'est donc nullement de nature idéologique20 .
42Cette étude invite à poursuivre la réflexion sur la spécificité des formes de mobilisation des groupes professionnels dans les mouvements sociaux. Face aux transformations de leur environnement institutionnel, ces groupes sont de plus en plus amenés à renégocier leur mandat, à ajuster leurs savoirs et à redéfinir leurs stratégies [Demazière et Gadéa 2009]. À l'instar des nombreuses réformes de management, la prolifération des réglementations environnementales est susceptible de générer pareils mouvements de résistance, tant les groupes professionnels sont situés au carrefour des contradictions entre le développement socioéconomique et la prise en compte de l'environnement.