1TANDIS QUE POINTAIT la mille et unième aurore, Shahrāzād s'adressa à Shāhriyār pour l'implorer de lui laisser la vie sauve, arguant qu'elle lui avait donné trois héritiers mâles, qui, sans sa grâce, se retrouveraient dépourvus de mère. Le roi fondit en larmes et assura son épouse, bien que ce fût à la toute dernière heure, que la décision de l'épargner s'était imposée à lui avant même la naissance de son premier héritier. Après ce moment de grande émotion, le roi se retira avec son frère cadet Shāh Zamān et lui fit le récit passionné des mille et une nuits passées avec Shahrāzād, vantant les incomparables qualités d'esprit et les vertus de la fille de son vizir. Shāh Zamān, émerveillé, réagit ainsi :
Je voudrais, moi, épouser sa sœur cadette [Dunyāzād] afin que nous soyons deux frères germains et deux sœurs germaines et qu'elles soient, de même, deux sœurs pour nous [Habicht et Fleischer eds. 1843, XII : 415-416 ; Burton ed. 1894 : 51].
2Shāhriyār, comblé de joie, fit part de ce désir ardent à Shahrāzād qui, ravie, posa néanmoins une condition : Shāh Zamān devrait élire résidence auprès de sa sœur car elle ne pourrait jamais la quitter, fût-ce pour une heure. Shāh Zamān, lui aussi empli d'amour fraternel, rétorqua que lui non plus ne pourrait jamais quitter son frère, fût-ce pour une heure. Il s'empressa alors de donner son accord à Shahrāzād au prix, dérisoire à ses yeux, de l'abandon de son royaume de Samarcande. Puis Shahrāzād – et non son père et gardien, le vizir, comme il se devait – disposa comme promis de la main de sa cadette. Il ne restait plus à Shāhriyār, louant Allāh, que de mander les qadis et les oulémas, qui dressèrent les contrats de mariage et conclurent cette double union de germains [Habicht et Fleischer eds. 1843, XII : 416-417 ; Burton ed. 1894 : 53-54].
- 2 Nous citons ici l'édition arabe dite de Breslau due à Maximilian Habicht et achevée par Heinrich Fl (...)
3Cette ultime intrigue des Mille et une nuits, trouvée dans les versions « longues » du texte 2 , est d'un intérêt considérable car elle clôt en l'inversant le récit-cadre initial [Bencheikh et Miquel eds. 2005-2006, I : 5-16] où le roi, trahi par son épouse, se vengera sans fin, violant et mettant à mort femme après femme, qu'il considère toutes comme perfides par nature. Les versions « courtes », quant à elles, « se satisfont », pour briser cette malédiction première, de l'humanisation de Shāhriyār, qui aboutit à son union avec Sharāzād, mais elles abandonnent les germains au bord du chemin narratif. S'instaure alors une double asymétrie. Shāh Zamān est réduit à assumer un statut de frère cadet, qui, pour atténuer son propre dépit, apprend à Shāhriyār que lui aussi a été trahi par son épouse [ibid. : 8] ; il déclenche ainsi l'ire meurtrière de son frère. Dunyāzād, pour sa part, n'est qu'une souffleuse et observatrice « placée auprès du lit » royal où devait officier nuit après nuit son aînée, bref une postiche [ibid. : 16]. Or, le récit long restitue une quasi-symétrie entre personnages et genres. L'union des deux frères est scellée grâce au consentement aimant mais conditionnel des deux sœurs. L'amour de Shāh Zamān pour Dunyāzād, déclenché par la mutation de Shāhriyār, elle-même attribuable à la puissance du verbe de Sharāzād, annule ses propres envies de meurtre. Aussi avoue-t-il avoir, lui aussi, « depuis ses trois ans couché chaque nuit avec une fille de [son] royaume pour la tuer à l'aube » [Habicht et Fleischer eds. 1843, XII : 416]. Le spectre du « gynocide » [Ouyang 2003 : 412] est ainsi écarté, validant à la fois le couple hétérosexuel et le « couple homosocial », en particulier fraternel [Multi-Douglas 2004 : 41]. L'administration de Samarcande, qui avait longtemps éloigné les deux frères, est confiée au vizir, nommé vice-roi, tandis que Shāhriyār « divisa les royaumes entre lui et son frère » :
Les gens se réjouirent de cela. Chacun régna tour à tour pour un jour sur [ces domaines] et ils [vécurent] en plein accord entre eux ; de même, leurs femmes persévérèrent dans l'amour de Dieu l'Exalté, Lui rendant grâce [Habicht et Fleischer eds. 1843, XII : 425 ; Burton ed. 1894 : 57].
4Ce dénouement résout la tension inhérente à la relation primordiale mais ambivalente du système de parenté considéré, le rapport frère-frère, faisant prévaloir l'harmonie des germains sur la rivalité en puissance. La fraternité n'acquiert cependant une valence positive – les tueurs misogynes se muant en époux amoureux et germains unis – que grâce au pouvoir de la sororité exercé, lui, avec constance, depuis le récit-cadre jusqu'à l'union finale des deux couples. Ces deux aspects de la germanité déterminent ici, en articulation, l'alliance. Ainsi s'établit une quasi-symétrie entre époux et épouses placés en situation de parité au sein de chaque couple mais soumis à la disparité secondaire de l'aînesse, qui demeure au sein de chaque paire de germains. Si cette solution est admirable d'équilibre, on en pressent néanmoins toute la fragilité : germanité puissante et fondatrice, mais germanité ambiguë et labile. Dans les lignes qui suivent, nous allons partir de ce paradigme pour mieux cerner le rapport entre germanité et alliance au Proche-Orient en nous focalisant sur le mariage par permutation.
- 3 Parmi les termes analogues, on trouve « berdel » (turc), « gav ba gav » (farsi), « makhi » (pachto) (...)
5Dans la littérature anthropologique relative aux sociétés d'Asie du Sud-Ouest, entre Méditerranée et Indus, et d'Afrique du Nord, y compris le Sahel, où la référence au droit islamique du statut personnel fixe une norme de filiation légitime et influe, selon des modalités variables, sur la dynamique de l'alliance, le mariage par permutation de partenaires est souvent relevé mais rarement analysé en termes systémiques. Dit « badal » ou « tabādul » en arabe 3 , mais pas toujours nommé, il est diversement désigné par les scientifiques. Hilma Granqvist l'a qualifié de « mariage par considération », expression qui renvoie à « l'échange d'une épouse pour une épouse », sans autre prestation effective [1931-1935, I : 109]. Le « mariage par échange de sœurs » (sister-exchange marriage) [Antoun 1980 : 457], qui en est le protoype [Tapper 1991 : 149] mais non la modalité unique [Conte 2000 : 280-288], est subsumé sous le terme générique de « mariage par échange » (exchange marriage), choisi par Gideon Kressel et Khalīl Abū Rabīca [2002]. D'autres auteurs distinguent dans l'appellation « bride exchange » « l'échange de filles » (exchange of daughters) et « l'échange de germains » (sibling exchange) [Jacoby et Mansuri 2009]. Notons que ce dernier terme est le seul de la série qui soit neutre au regard du genre, ne présupposant donc pas que seuls les hommes initient l'échange d'époux. Le danger inhérent à tous ces vocables techniques est qu'ils tendent à situer la réciprocité qui fonde ces doubles unions comme acte singulier et immédiat, donc dans la synchronie. Or, un accord de badal ne représente qu'un instant ou qu'une articulation ponctuelle dans ce que John Law appellerait un « precarious process » [2003 : 5-6]. Il participe d'agencements relationnels en mutation constante et engage non des « groupes » mais des « regroupements », au sens de Bruno Latour [2006 : 41-62], se déployant dans la diachronie. À défaut de tenir compte de ces facteurs on risque d'ériger le badal – à la fois terme vernaculaire générique et modalité d'alliance plurielle – en un artéfact et un pseudo-concept, tel que ce fut le cas pour l'expression « mariage arabe » – désignant les unions « paradigmatiques » entre enfants de frères – qui ne répond, par contraste, à aucun terme emic.
6Par ailleurs, une ambiguïté de taille, terminologique mais d'abord théorique, surgit si l'on omet de différencier soigneusement le terme « mariage par échange de sœurs » tel qu'appliqué aux sociétés du Proche-Orient du terme frazerien quasi homonyme d'« échange des sœurs » que relève Lévi-Strauss dans le chapitre des Structures élémentaires qu'il consacre à « l'échange restreint » dans les systèmes de parenté unilinéaires [Lévi-Strauss 1967 : 160]. Du « mariage par échange », d'une « extrême primitivité », dériverait la règle positive d'alliance imposant le mariage prescriptif entre cousins croisés bilatéraux [ibid. : 161]. Contrecarrant cette vision évolutionniste, Lévi-Strauss argumente :
Nous avons vu dans l'échange considéré non pas sous la forme technique de l'institution du « mariage par échange » mais sous son aspect général de phénomène de réciprocité la forme universelle du mariage [ibid. : 166 ; italiques de l'auteur].
7Cependant les systèmes de parenté d'Asie du Sud-Ouest et du Nord de l'Afrique échappent à cette « universalité » : ils ne sont pas unilinéaires, et la dynamique de l'alliance ne répond à aucune règle positive, tou(te)s les cousin(e)s étant épousables. On y observe non « l'échange de sœurs » au sens frazerien ou lévi-straussien du terme mais des permutations de partenaires dont l'intermariage de paires de germains n'est qu'une des formes possibles. La réciprocité qu'impliquent ces accords croisés relève de la volonté contractuelle des acteurs et non de leur appartenance à une catégorie classificatoire de parents. Bien qu'empiriquement divers par leurs agencements normatifs et symboliques, ces systèmes sont structuralement analogues en raison de l'importance constitutive qu'y assume non la filiation mais la relation de germanité, ainsi que nous le suggèrent Dunyāzād et Sharāzād [Conte 2011 ; Walentowitz 2011]. Plus largement, il s'agit de systèmes qui privilégient l'union entre proches et non dans « un degré rapproché » en tant que tel [Lévi-Strauss 1983]. Et là où les proches font défaut, on s'efforce d'en créer par des procédés allant de l'assimilation généalogique à l'adoption secrète, sans oublier le très polyvalent mariage par permutation, reconfigurant ainsi la constellation des options matrimoniales présentes et à venir [Conte 2003].
- 4 Ainsi, résume Lina Brock, « a process of interaction occurs between 1) the tendency to marry within (...)
8La notion clé de proximité (qarāba en arabe) est ainsi à définir non en fonction de catégories a priori relevant d'une vision classificatoire de la parenté mais comme le résultat fluctuant d'une dynamique complexe d'inclusion-exclusion dont la grammaire se fonde avant tout sur des exigences de parité statutaire, elle-même relative. Cela s'applique aux domaines si souvent entremêlés de l'alliance politique et de l'alliance matrimoniale. Les regroupements (auto-)définis en termes de proximité parentale – qu'il s'agisse de parentèles étendues (hamulāt ou caylāt) ou des fameuses « tribus » (qabā'il) [Conte et Walentowitz 2009] – ne tendent pas à s'ouvrir vers l'extérieur grâce à l'alliance mais, lorsqu'ils en ont le pouvoir et le désir, tendent à naturaliser l'extérieur par le biais d'inclusions successives qui pourront être conceptualisées et légitimées par référence sélective aux antécédents généalogiques. Ils ne se constituent pas en « groupes » « exogames » ou « endogames » mais peuvent être décrits comme des kinship constructs [Brock 1986 : 290 ; Walentowitz 2011 : 112-114] fluides, dont la constitution et la transformation résultent d'une tendance à privilégier l'alliance parmi les descendants de germains 4 , de même sexe (frère-frère) dans les configurations arabes – turques, iraniennes et autres – et de sexe opposé dans le cas touareg dont traitent Lina Brock [1986] et Saskia Walentowitz [2011] [voir aussi Fogel 2006 : 374]. À cette différence près, qui appelle une ethnographie comparative, nous pouvons transposer l'hypothèse suivante :
[Le système de parenté] est structuré par la germanité [relation frère-frère] et se crée et se recrée à travers l'ensemble des unions matrimoniales conclues au sein de réseaux de parenté cognatiques partagés. Aussi bien la création que la régénération de ces réseaux se réalisent principalement à partir de mariages par permutation entre deux ou plusieurs ensembles de germains, apparentés ou non [Walentowitz 2011 : 108].
- 5 Ibn Khaldūn (m. 808/1430) fut à cet égard un prédécesseur [s.d. : 126-129]. Voir aussi É. Conte [20 (...)
9Cette dynamique collective et sexuée renvoie à la notion clé et ô combien polysémique de nasab. Pour étudier plus avant le mariage par permutation dans son contexte systémique il importe de préciser d'emblée les acceptations de ce terme propres au langage quotidien et juridique, puis de le définir en tant que concept analytique 5 . Selon le lexicographe classique Ibn Manzūr (m. 1311 EC) [s.d.], « nasab » signifie aussi bien relation ou rapport de parenté, démontrable ou putatif, que parentèle, consanguinité, ascendance, généalogie, pedigree ou parage, origine sociale ou affiliation professionnelle. Ibn Manzūr signale aussi sa synonymie avec le terme générique qarāba (litt. « proximité »).
On dit, ajoute-t-il, qu'il [le nasab] est dans [la lignée] des pères particulièrement [ibid.].
10Force est cependant de constater que « nasab » s'applique aussi à la parenté utérine [Lane 1863-1893 sub verbo (infra : s.v.) NSB]. Dans le droit islamique de la famille, « nasab » prend le sens de filiation légitime et est l'un des trois aspects de la parenté (asbāb al-qarāba) avec le sihr (affinité ou alliance matrimoniale) et les liens dérivés de l'allaitement (ridâca) [Conte 1994 : 146-153].
[En tant que concept sociologique, « nasab » désigne] la continuité diachronique des patronymes qui structure et valide des identités et réseaux sociaux fluctuants, avec tous les droits, attentes et devoirs qui s'y attachent. [Il reflète] les processus structuraux et historiques qui garantissent rétrospectivement la légitimité d'affirmations d'origine grâce à l'articulation transgénérationnelle de fratries par le biais de permutations matrimoniales ainsi que la reconnaissance d'affiliations individuelles et collectives, dont la paternité et la citoyenneté [Conte et Walentowitz 2009 : 218 ; nos italiques].
11Le mariage par permutation apparaît dans cette dynamique comme un opérateur qui permet de lier entre elles des fratries, qu'elles soient proches ou non par le nasab du point de vue des acteurs. Pourtant fréquemment relevée en Asie du Sud-Ouest et dans le Nord de l'Afrique, la permutation d'époux a rarement été mise en rapport avec les dynamiques sexuées de la parenté dans leur ensemble (gendered dynamics of kinship). Pareille bévue surprend car une antique lignée de textes notoires fait valoir que les unions entre enfants de frères, singularisées depuis un demi-siècle dans le débat sur le mariage dit arabe, constituent, en termes logiques, un dépassement des incontournables mariages frère-sœur ou jumeau-jumelle des « origines ». Par cette métaphore de la genèse de la parenté que nous allons explorer, les sources anciennes suggèrent avec force d'envisager les processus de l'alliance comme issus de la germanité et non de la filiation. Cette dynamique est constitutive du nasab, et non l'inverse. En érigeant le badal en simple artéfact « arabo-musulman » découplé, voire destructeur du processus filiatif, l'ethnographie moderne le présente comme un événement subsidiaire, même vulgaire, qui subvertit l'alliance en dénaturant l'échange (au sens lévi-straussien) par un simulacre de réciprocité. En privant ainsi le badal de toute signification structurale, on escamote le fait que le mariage par permutation est indispensable pour établir et entretenir la proximité parentale, ou qarāba, sans laquelle le nasab ne peut se (re)construire. C'est bien là l'idée que nous lèguent des textes comme les Mille et une nuits. Retournons donc aux sources.
- 6 Période de sept « semaines-années », soit de 49 ans.
12Le Livre des Jubilés 6 ou Sefer haYovelim est un pseudépigraphe figurant parmi les manuscrits de la Mer Morte, rédigé, considère-t-on, vers 160-150 aEC [Charles 1913 ; Dimant 1994 ; Stone 1996]. Selon cette « petite Genèse », Ève, « dispensatrice de vie », donna naissance à Caïn dans la troisième semaine du second jubilé. Abel, lui, naquit dans la quatrième semaine. Dans la cinquième semaine, Āwān, la fille d'Ève vit le jour. La première fratrie était donc composée de deux frères et une sœur. Toutefois, dans la première année du troisième jubilé, Caïn se fit le premier tueur, et Abel devint le premier homme à mourir. La terre n'était alors plus peuplée que d'un couple de parents et d'une paire de germains de sexe opposé. Mais Dieu bénit Adam et Ève, faisant surgir, après quatre semaines d'années de deuil, le grain de Seth, qui naquit, dans la quatrième année de la cinquième semaine, égal et ressemblant en toutes choses à Abel, son frère défunt. Dans la sixième semaine, Adam et Ève engendrèrent une deuxième fille, Azūrā, restituant ainsi l'équilibre des sexes.
13Puis Caïn prit pour épouse sa sœur Āwān, tandis qu'Adam et Ève eurent encore neuf fils. Cette progéniture devait engendrer les premiers cousins. Seth prit pour épouse sa sœur Azūrā. De la première union naquit Enoch ; de la seconde naquirent Enos et Nōām. Enos épousa sa sœur Nōām, et de cette union naquit Kenan, qui prit pour épouse sa sœur Mūalēlēth et engendra Mahalalel. Mais au terme de quatre générations cessa la pratique des unions entre frère et sœur. Mahalalel épousa Dinah, la fille du frère de son père, et la ligne de Seth fut maintenue par des unions entre enfants de frères exclusivement, et ce jusqu'à la génération de Noah. Ainsi se construisit la patrilignée des Antédiluviens (schéma 1 p. 166).
- 7 Genèse (5 : 3) rapporte seulement qu'Adam « engendra des fils et des filles ».
14Le Livre des Jubilés rend explicite ce que la Genèse laisse en filigrane 7 , reflétant peut-être des versions perdues de cette dernière. À la question cruciale « comment fut assurée la descendance d'Adam et Ève ? », le Livre des Jubilés répond : « d'abord par le mariage frère-sœur ». Cette forme d'union constitue, du point de vue de la simple logique, un prélude indispensable au mariage entre enfants de germains, que le texte choisit de décliner sur un mode exclusivement patrilinéaire. Le « mariage arabe » trouve ainsi une origine hébraïque.
15Déjà, la sélection généalogique opère : qu'en est-il de la descendance de Caïn, le père des tueurs ? Nous apprenons seulement que Caïn fut tué au terme du dix-neuvième jubilé, écrasé sous les pierres de sa maison. Ce ne fut là qu'une juste rétribution infligée à celui qui tua son frère d'un coup de silex sur le front. Cette vengeance de Dieu est présentée comme fondatrice de la loi du talion. Avec la mort de Caïn, que suivra le Déluge, pourra se perpétuer, par Noah, une descendance de justes au pedigree limpide. Aux « filles de Caïn » s'opposeront les « fils de Dieu ».
16Le problème soulevé par cet apocryphe hébreu de l'Ancien Testament – qui n'est autre que l'origine de la parenté – sera posé de manière analogue, mais avec des accents différents, par l'apocryphe syriaque du Nouveau Testament dit Livre de la caverne aux trésors ou Livre de l'ordre de succession des générations [Ri 1987 et 2000]. Ce texte est attribué à saint Ephrem le Syrien, de Nisibe, mort en 373 EC, mais on considère que les versions connues sont du vie siècle, voire plus récentes. Toutefois elles restent antérieures aux commentaires coraniques et vies de prophètes d'auteurs musulmans que nous examinerons, et qui traitent de Caïn et Abel.
17Dans le récit des premières mille années, on lit :
Adam et Ève [sortis du paradis] descendirent de la montagne sainte jusqu'à ses contreforts, en bas. Et Adam connut Ève.
Elle conçut et enfanta Abel et Qlimna avec lui.
Une seconde fois Adam connut Ève et elle conçut et enfanta Caïn et Levouda avec lui.
Quand les enfants eurent grandi, Adam dit à Ève : « [Que] Caïn prenne Qelima [sic] qui est née avec Abel et [qu'Abel] prenne Levouda qui est née avec Caïn. »
Mais Caïn dit à sa mère : « C'est moi qui prendrai ma sœur et Abel prendra sa sœur », car Levouda était très admirable en sa beauté et désirable d'aspect.
Lorsque Adam entendit ces paroles, il fut contrarié et dit : « C'est une transgression du commandement que de prendre ta sœur qui est née avec toi. Mais prenez pour vous deux des fruits de la terre et des agneaux du troupeau et montez au sommet de cette sainte montagne. Entrez dans la Caverne des Trésors et offrez là vos sacrifices à Dieu. Et ensuite unissez-vous à vos femmes. »
Il arriva que, pendant que Adam, le premier prêtre, Caïn et Abel montaient au sommet de la montagne, Satan s'introduisit en Caïn afin qu'il tue son frère à cause de Levouda et parce que son sacrifice fut rejeté et ne fut pas agréé devant Dieu [alors que] le sacrifice d'Abel avait été agréé.
Et Caïn s'enfonça [litt. : ajouta à] encore dans sa jalousie.
Lorsqu'il fut descendu dans la plaine, Caïn se dressa contre Abel, son frère, et le tua à coups de pierre.
Aussitôt il reçut la sentence de mort.
Il fut angoissé et tremblant tous les jours de sa vie, et Dieu l'abandonna à l'exil dans la forêt sise au [pays] de Nod.
Il prit sa sœur et là fut sa demeure [Ri 1987 : 19-20].
18Germanité amour, germanité haine. L'ordre de naissance des deux premiers frères est inversé, accordant à Abel, le bon fils, la primogéniture. Le refus du sacrifice de Caïn trouve son origine dans le désir et la jalousie, Satan ayant réussi à instiller en lui la tentation, comme il l'avait fait avec ses parents. Caïn épousera bien sa sœur jumelle mais au prix du bannissement divin. L'accent est mis ici sur la honte d'une relation interdite, sans toutefois que le texte ne condamne l'union frère-sœur qui permettra à Seth, clone d'Abel, d'enfanter « tous les géants d'avant le déluge » [ibid. : 20].
19La tradition musulmane reprendra ce récit, soulignant – sans que l'on puisse déterminer avec précision la nature et l'ordre des influences intertextuelles – qu'Adam tentera d'atténuer la proximité jugée excessive du mariage entre jumeaux de sexe opposé en prônant l'union de jumeaux de germains. Dans ses Vies de prophètes, Thaclabī, mort en 427 AH/1035-1036 EC, rapporte que Caïn et Abel avaient chacun une sœur jumelle, appelée respectivement Aqlīmā et Labūdā, inversant l'ordre de naissance des frères ainsi que l'ordre des noms de leurs sœurs trouvés dans La caverne aux trésors [Thaclabī s.d. : 37-38 et 2002 : 73-74 et passim]. La probité de tous pouvait être préservée, pensait Adam, en procédant à un échange symétrique de germains jumeaux, ce qui correspondait plus, compte tenu du contexte, à un mariage à distance parentale maximale qu'à un mariage au plus proche. Thaclabī « confirme » que lorsque Adam proposa à ses fils d'épouser leurs sœurs respectives, Caïn se révolta et tua son germain. Le premier meurtre fut ainsi un fratricide [van Gelder 2005 : 123]. Son auteur considéra que son droit d'aînesse annulait l'obligation de piété filiale, voire le devoir d'obéissance au Créateur.
20Toutefois, convaincus de la justesse de leurs vues, et avec l'aide de Dieu, Adam et Ève, rapporte-t-on, persévérèrent. Selon Tabarī, décédé en 310 AH/923 EC, « Ève donnait deux enfants à Adam à l'issue de chaque grossesse, l'un mâle, l'autre femelle » [1879 : 139 et 1985 : 309]. Ainsi naquirent au total quarante enfants, mâles et femelles en nombre égal, en vingt parturitions [Thaclabī s.d. : 37 et 2002 : 73]. Selon Muhammad ibn Ishāq, cité par Thaclabī :
Lorsque ses enfants grandirent, [Adam] mariait un garçon issu d'une naissance à une fille issue d'une autre naissance. À cette époque un homme pouvait épouser la sœur qu'il souhaitait à l'exception de sa sœur jumelle née avec lui car elle n'était pas légitime pour lui. Tout cela était nécessaire car, en ces temps, il n'y avait pas de femme qui ne fût la sœur d'un homme et qui n'eût Ève pour mère [Thaclabī s.d. : 37 et 2002 : 74].
21Une symétrie provisoire s'instaure à cette génération : dès lors, deux couples (Caïn-Ashūt ; Seth-Hazūrah) donnent chacun naissance à une paire de germains (Enoch-cAdan ; Enosh-Nacmah). La permutation adamique est de nouveau possible. Initialement la préférence de Caïn s'impose : chacun garde sa sœur. La distanciation relative qui en aurait résulté est rejetée. La consubstantialité matrimoniale est doublée de la filiation partagée. Symboliquement mais aussi stratégiquement, ce choix du mariage au plus proche permet de mieux distinguer la descendance de Caïn de la descendance de Seth.
22Dans un deuxième temps, la donne change. Thaclabī s'est largement inspiré de la Chronique (Histoire des prophètes et des rois) de son illustre prédécesseur Tabarī [voir, sous son nom 1879 et 1985]. Or Tabarī avait fort bien saisi la transition des unions conclues entre jumeaux, du fait de la révolte de Caïn, aux unions par permutation de frères et sœurs de naissances successives, imposées par Adam et Ève. Dans son Tafsīr (commentaire coranique), il observe :
[Au début] il était interdit pour une femme d'épouser son frère jumeau. Un autre de ses frères l'épousait. Et les fils [descendants] d'Adam ne cessèrent de faire cela tant que ne furent pas passées quatre générations. Et [après cela], on épousa la fille de son oncle paternel et les mariages avec les sœurs cessèrent [Tabarī s.d. : 233].
23Si Caïn avait obéi, avec Abel ou Seth, à l'injonction paternelle, l'abomination des unions entre jumeaux aurait été évitée. Toutefois les enfants issus de telles unions auraient été des cousins croisés bilatéraux. Et, partant, il eût été difficile d'instaurer une préférence pour les unions entre enfants de frères, selon la voie tracée des siècles auparavant par le Livre des Jubilés.
- 8 Ce processus est décrit dans les schémas présentés par E. Peters [1990 : 219 et 223]. Pour saisir p (...)
24Posé ainsi dans la perspective d'une très longue durée symbolique, le mariage par permutation de germains – le badal suggéré par Adam pour assurer sa postérité dans le respect de la Loi – structurera discrètement le champ de la parenté, et ce malgré le refus initial de ses fils de se séparer de leurs jumelles. Ce mariage est donc loin de constituer un mythème, un accident de parcours, une inconsistance regrettable entre norme et pratique, une coutume condamnable pratiquée au bas de l'échelle sociale, un abus de pouvoir masculin. Il se révèle être la clé de voûte d'un système matrimonial complexe, incompréhensible en termes synchroniques et unilinéaires, et non reproductible dès lors qu'il s'articulerait autour des seules unions entre enfants de germains. Comme l'observait Élisabeth Copet-Rougier, ce type d'union ne peut pas faire système à lui seul car son renouvellement intergénérationnel exige d'introduire « à chaque moment de sa reproduction des éléments qui ne sont pas compris dans sa structure de base et qui n'ont pas entre eux la même valeur : deux frères, d'un côté ; un frère et une sœur, de l'autre » [1994 : 456]. En revanche, indéfiniment reproductible de génération en génération, le badal peut associer indifféremment des paires de germains de sexe identique ou opposé ou des non-germains. En liaison sélective avec les unions entre enfants ou descendants de frères, il assure l'articulation systémique des mariages entre proches avec les unions, nombreuses, impliquant des forastiers, à savoir les « voisins non parents » (al-jirān al-junub), ceux et celles d'une autre ascendance ou venant d'un autre lieu (ajānib ou ghurabā'). Le badal pratiqué entre non-parents contribue au maintien démographique ou au renforcement d'une patrilignée en déclin. Pratiqué entre parents, notamment agnatiques, il consolide le nasab, facilitant ultérieurement le « mariage arabe » – ce que Tabarī avait déjà perçu – là où une distanciation généalogique entre partenaires potentiels se fait trop grande 8 .
. Schéma 1. La généalogie des Antédiluviens selon le Livre des Jubilés
25Le badal réussit ces prouesses en mettant la germanité et non la filiation au cœur de l'échange. Sans tenir compte de sa pertinence structurale, comment résoudre le dilemme de la non-reproductibilité en séquence analogue du mariage entre enfants de frères ? [Conte 2000 : 280-288] Sans lui, comment maîtriser l'équilibre, socialement riche mais toujours fragile, entre proximité et distance, parentale et sociale, filiative mais aussi élective [Conte 2003], dans des contextes culturels très variés où la perpétuation du nom se décline de père en enfant mais où les choix matrimoniaux qui la réalisent se déterminent toujours, en définitive, par référence à la relation angulaire de germanité ?
26Le mariage par compensation réciproque est désigné en arabe par au moins quatre vocables – shighār ou fishāgh, badal ou tabādul – qui présentent de véritables écarts sémantiques. Ibn Manzūr définit le shighār, terme aux connotations obscènes, comme suit :
- 9 Voir aussi Kazimirski s.d. (1860), I, pp. 1243-1244.
[une forme de] mariage [pratiquée] au temps de l'Ignorance (Jāhiliyya), qui consistait pour un homme à marier une femme [sous son autorité] afin qu'il puisse en épouser une autre sans [verser de] compensation matrimoniale (mahr) ; et [cela se pratiquait] en particulier entre parents (al-qarā'ib) [s.d., s.v. ShGhR] 9 .
- 10 Compensation matrimoniale donnée directement à la femme, ici synonyme de « mahr ».
- 11 Al-Bukhārī (m. 256/870), Sahih, kitāb al-nikāh, bāb al-shighār, III, p. 245.
27Le shighār est aussi appelé « mariage de la paresse » ou fishāgh [Wellhausen 1893 : 433, n. 6]. L'imam Mālik (m. 795 EC) condamne uniquement le shighār défini comme le fait, pour un homme, de « marier sa fille à un autre afin que celui-ci donne sa fille sans qu'il y ait entre eux [d'acquittement] de sadāq 10 » [s.d. : 535]. En arabe moderne, le mot « shighār », qui qualifie une pratique explicitement interdite par la sunna (tradition prophétique) 11 , n'est guère usité. On préfère parler, si tant est qu'on en parle, de badal ou de tabādul, termes neutres et séants qui soulignent l'établissement d'un lien social par affinité, pratique compatible, en apparence du moins, avec les exigences du droit, de la religion et de la coutume. Le verbe « badala » signifie « changer l'un contre l'autre », « substituer », « remplacer », « permuter ». Le badal est « ce qui est donné ou reçu en échange, ce qui remplace quelque chose », tandis que « tabādul », forme permutative, accentue, au-delà de l'échange, la notion de réciprocité immédiate [Kazimirski, s.d. (1860), I : 97-98]. Cette compensation ne relève pas d'une dynamique de « donneurs » et de « preneurs » de femmes, posée en termes d'endoou d'exogamie, mais d'une cession ou transmission de droits tantôt s'inscrivant dans un champ de proximité préétabli, tantôt comblant un vide de relations.
28En feignant de croire qu'il s'agissait là d'une pratique d'antan qu'aucun croyant ne saurait tolérer, Ibn Manzūr soulignait que le manquement à l'obligation islamique du mahr rend l'homme coupable de fornication, de zinā, notion très large qui recouvre tout rapport sexuel illicite. En cas de shighār, une femme tient lieu de mahr pour une autre, même si, pour être en conformité avec la sharī‘a, cette prestation est inscrite dans les contrats de mariage sans toutefois être versée [Antoun 1980 : 457]. Les juristes Louis Millot et François-Paul Blanc, qui parlent de « mariage par compensation », précisent :
[Chaque contractant procède bien] à une stipulation de dot, dot déterminée et dot sérieuse ; mais, comme les parties se trouvent respectivement débitrices d'une somme [égale], les deux dettes se compensent et aucun versement n'a lieu. Or c'est à la femme que la dot appartient ; c'est elle qui doit être dotée et, en la circonstance, aucune des femmes ne l'est réellement. Le bénéfice en va à chacun des deux, mari et père [1987 : 293-294].
29En droit, le nikāh al-shāghir auquel correspond cette description est illicite (fāsid) puisque conclu aux dépens des prérogatives des épouses (Coran 4, 19-21). Cependant rien n'interdit le badal dans ses autres modalités car cette pratique est conforme autant à la walāya (tutelle que les hommes exercent sur leurs parentes non mariées) qu'à la volonté des familles de trouver des époux à leurs proches, hommes et femmes, célibataires. Au-delà de l'ambivalence juridique qui dérive du non-paiement effectif du mahr, le badal étend ou renforce souvent différentes modalités d'union entre cousins tout en créant des noyaux d'affinité aux limites du champ effectif de la proximité parentale et sociale (qarāba). Cette pratique engage en principe des hommes de statut comparable ou homologue, assurant ainsi la parité (kafā'a) des mariés. Néanmoins, bien des formes d'asymétrie, voire de hiérarchie, se révèlent, notamment en raison de l'écart d'âge, de fortune ou de statut des parties.
30La lecture que fait Élisabeth Copet-Rougier du mariage entre enfants de frères nous permet d'approcher le phénomène du badal autrement qu'en constatant l'incapacité des théories de la filiation et de l'alliance à en rendre compte. L'auteure souligne :
La formule classique du mariage avec la fille du frère du père [...] se trouve dans l'incapacité logique de faire fonctionner de façon mécanique un modèle d'alliance. [Elle] ne peut constituer, seule, une structure globale d'alliance matrimoniale parce qu'elle porte dans sa définition même les germes du développement de ses contradictions et de ses impossibilités [1994 : 455].
31En observant « ce qui se passerait idéalement si l'ensemble du système [matrimonial arabe] était fondé sur cette “préférence” matrimoniale », elle démontre que, contrairement à l'échange restreint ou généralisé, la structure serait incapable de se reproduire à l'identique car « il faut à chaque changement de génération adjoindre un nouvel élément, à savoir un germain masculin » [id.] (schéma 2 p. 172).
32Aussi, les enfants issus d'unions entre cousins patrilatéraux parallèles sont d'abord des cousins croisés directs. Or, en ouvrant au moyen du badal le noyau privilégié de la structure de l'alliance – la « paire socialement valorisée frère-frère » – à toute paire homme-homme, on vise à réduire la contradiction des « logiques qui, chacune menée à son terme, présentent strictement le contraire des caractéristiques par lesquelles le mariage [entre enfants de germains] se définit » [ibid. : 457]. Cette hypothèse a le grand mérite de placer la germanité au cœur de l'analyse. Mais rend-elle compte de la diversité des situations empiriques ? Pour répondre à cette question, nous pouvons, dans un premier temps, nous appuyer sur l'étude ethnographique exhaustive des pratiques matrimoniales du village palestinien d'Artās réalisée par l'anthropologue finno-suédoise Hilma Granqvist [1931-1935, I et II], laquelle étude, en dépit de sa date de publication, demeure tout à fait d'actualité dans une perspective théorique. Puis nous étendrons l'analyse comparative au-delà du cadre des sociétés arabes du Mashreq.
33Examinons d'abord des cas de figure type observés par Hilma Granqvist pour en préciser les conséquences au regard de la dynamique de la parenté.
- 12 Formule citée par Hamdiye, interlocutrice de H. Granqvist [1931-1935, I : 111 ; translittération de (...)
34• Cas 1 : « Khud ukhti u actīni ukhtak ! », c'est-à-dire « Prends ma sœur et donne-moi la tienne ! » 12 Les enfants nés de mariages conclus grâce à une permutation de sœurs par deux hommes non apparentés sont des cousins croisés bilatéraux (FZD/FZS ; MBD/MBS). Et il en va de même pour les enfants issus des mariages entre ces derniers. Ce type d'union, qui constitue le cas le plus fréquemment relevé à Artās, est reproductible de génération en génération sans adjonction de nouveaux éléments. S'il ne correspond pas au mariage agnatique idéal qui unit un homme et une femme dont le lien de parenté ne passe par aucun chaînon féminin, il ne tombe sous aucune prohibition juridique dérivée d'une communauté d'ascendance ou nasab, de l'affinité (musāhara) ou – sauf choix contraire des parents concernés – de l'allaitement (ridā‘a). Il est ainsi pleinement compatible avec le statut personnel musulman (schéma 3 p. 173).
35• Cas 2 : H. Granqvist observe que, à Artās, conformément à l'interdiction du shighār déjà évoquée :
Il n'y eut jamais deux pères ayant échangé leurs filles, mais un père ayant donné sa fille à un homme dont il reçut la sœur comme épouse. Si une première épouse [du père] vit encore, on dit : « Elle obtient une co-épouse de son propre cordon ombilical (furritha min surritha). » Cela est considéré comme un des côtés tragiques du sort de la femme, qui, au prix de sa propre fille, peut être contrainte d'acheter une rivale au profit de son mari. « C'est plus amer que la galle. » [Ibid., I : 112]
36Lorsque, sans atteindre cet extrême, un homme cède sa fille à un autre, non apparenté, dont il épouse la sœur, les enfants des deux couples (G -1) se trouvent dans des positions généalogiques asymétriques : ils sont tantôt « oncles ou tantes » et « neveux ou nièces », tantôt cousins croisés bilatéraux, tantôt enfants de demi-sœurs agnatiques. En théorie, les uns peuvent s'épouser, les autres non. Ici, l'asymétrie rompt toute possibilité de réciprocité matrimoniale. Une fois effacé l'écart générationnel, les enfants de la génération suivante (G -2) ne sont « que » des cousins croisés bilatéraux. Globalement, cette pratique, équivoque au regard des prohibitions légales, tend à « fermer » le champ de l'alliance. Pourtant, elle est attestée à Artās dans 8 cas sur 70 unions par badal [ibid., I]. Elle traduit avec crudité la préséance des hommes sur le retour de l'âge (schéma 4 p. 174).
37• Cas 3 : le badal peut se constituer de manière plus égalitaire par l'articulation de plusieurs mariages entre enfants de germains. Lorsque deux ou plusieurs frères marient leurs fils et filles les uns aux autres, ces époux sont bien sûr des cousins parallèles patrilatéraux (G 0). Vu de la génération des pères, cela correspond à une permutation de filles qui se confond avec le mariage agnatique préférentiel. Mais les fils y verront un échange de sœurs entre orthocousins, les cousines une permutation de frères, les mères un rapprochement entre fils... Si les enfants de ceux-ci (G -1) s'épousent à leur tour – et c'est là une forme d'alliance très prisée –, ces unions seront conclues entre cousins croisés bilatéraux directs mais aussi entre descendants de frères (FFBSD/FFBSS) (schéma 5 p. 175).
38Un badal analogue décrit par H. Granqvist [1931-1935, I : 113] semble avoir été conçu pour illustrer un manuel de parenté : trois frères ont chacun un garçon et une fille ; le premier frère (S1) épouse la sœur (Z2) de son puiné (S2) qui, à son tour, épouse la sœur (Z3) de son puiné (S3). Ce dernier, enfin, « boucle la boucle » et épouse la sœur (Z1) de l'aîné (S1). Tous les partenaires sont des cousins patrilatéraux parallèles ; tous leurs enfants seront des cousins croisés bilatéraux. Le schéma triangulaire présenté par H. Granqvist [ibid., I] paraît à première vue analogue à « un échange généralisé à trois clans » [Lévi-Strauss 1967 : 344]. Et ce à deux « détails » près cependant : les trois donneurs/ preneurs de sœurs sont issus de trois germains ; et il s'agit d'individus et non de groupes unilinéaires ou de catégories échangistes (schéma 6 p. 176).
39• Cas 4 : un autre cas d'« échange complexe » (complicated exchange) engage à la génération supérieure deux frères et un non-parent, qui configurent le badal. Un premier partenaire épouse la fille du frère de son père, tandis que sa sœur et le fils de son oncle paternel épousent respectivement le fils et la fille d'un homme d'un autre clan (hamūla). Deux mariages avec des non-parents sont ainsi articulés autour d'une union entre enfants de frères, établissant une relation étendue de parité statutaire nonobstant une inégalité de départ. L'ensemble des enfants issus de ces unions seront des cousins croisés [Granqvist 1931-1935, I : 113-114] (schéma 7 p. 177).
40• Cas 5 : lorsqu'une fratrie ne dispose pas d'enfants en nombre suffisant et de sexe approprié, une permutation peut être conclue avec un non-parent et ses enfants. H. Granqvist relate le cas de deux frères et une sœur, dont l'un avait deux enfants à marier : un garçon et une fille [ibid., I : 114]. La sœur, quant à elle, était célibataire. Ici, l'échange fut accordé avec un homme ayant deux filles et un garçon. La sœur épousa « l'entrant » tandis que son frère sans enfants épousa une fille du forastier, et les deux enfants de son autre frère – un garçon et une fille – furent donnés aux deux enfants restants du forastier. Ainsi, autour de la permutation de deux paires frère-sœur s'organisent deux unions impliquant des partenaires de la génération ascendante, mais sans engendrer de relation oblique (schéma 8 p. 178).
- 13 Cela se résume à une série d'unions asymétriques :A : FZHD/FWBSB : FWBD/FZHSC : DHZ/BWFD : ZHD/FWBL (...)
41Lorsque le badal engage ainsi une fratrie, d'un côté, et, de l'autre, des partenaires extérieurs de générations différentes, les liens générés parmi les enfants issus de ces unions ne relèveront plus principalement du cousinage mais d'une avuncularité classificatoire qui rend difficile la conclusion d'unions entre proches à la génération suivante au sein du réseau d'alliances ainsi construit 13 . En revanche, de tels agencements d'unions permettent à des fratries en manque de partenaires, de conserve avec des individus éloignés de leurs proches, d'avoir une progéniture dans l'immédiat. De là, tout se renégocie en temps opportun.
42• Cas 6 : dans un cas largement analogue au précédent, une fratrie de trois germains et une sœur s'allie à un non-parent libre ayant un fils [ibid., I : 115]. Ce dernier épouse la sœur, ouvrant ainsi la voie à trois unions à la génération suivante. Deux d'entre elles, « classiques », lient des enfants des trois germains de la fratrie, tandis que le second fils du troisième frère épouse la fille du nouvel allié. Les deux autres unions créent des proches par alliance, sans consanguinité reconnue, mais assurent une progéniture à tous en mettant à profit les « lacunes » affectant deux générations successives (schéma 9 p. 179).
- 14 Cela donne à la génération suivante les liens : A – B :FFBSD/ FFBSD ou MFBSD/MFBDSA – C :FF(M)ZD/ M (...)
43La particularité que présente cette configuration est que tous les enfants issus de ces mariages sont susceptibles d'être considérés comme des orthocousins patri-ou matrilatéraux, de second degré, certes, mais néanmoins au nombre des proches 14 . Le badal peut donc aussi consolider la patrilinéarité.
. Schéma 2. Le modèle impossible
Source : É. Copet-Rougier [1994 : 455].
. Schéma 3. La permutation de germains
. Schéma 4. Fille contre sœur
. Schéma 5. Le badal reconduit
. Schéma 6
. Schéma 7
. Schéma 8
. Schéma 9
- 15 Comparer les schémas 1 et 9 ci-avant avec le schéma 7 dans É. Conte [2011 : 63].
44Revenons à notre point de départ. Élisabeth Copet-Rougier [1994] nous renvoie, non sans quelque ironie, aux paradigmes illustrés par les écrits anciens que nous lèguent les monothéismes 15 . Son modèle théorique contribue à apporter une réponse à la question heuristique : quelle condition doit être remplie pour que chacun et chacune puisse épouser l'enfant d'un oncle paternel ? Autrement dit : comment faire en sorte que la prétendue « préférence » qui sous-tendrait le « mariage arabe » se réalise de manière systématique dans la pratique ? Bien entendu, l'intérêt de sa démonstration ne consiste pas à montrer que cela est faisable ou que cela serait souhaité par les acteurs. Car chacun sait que la composition des fratries est soumise aux aléas du nombre, de la distribution par sexe, de l'écart des âges, notamment entre demi-germains, ainsi qu'aux effets des divorces et remariages possibles des géniteurs, dont les statuts sociaux peuvent varier considérablement. L'analyse d'Élisabeth Copet-Rougier suggère, en revanche, que seule la conjonction dynamique de la germanité et de l'alliance autorise la dévolution transgénérationnelle des patronymiques. La filiation – et le nasab au sens emic du terme – apparaît alors comme une résultante et non comme une cause. Or, dans un cadre qui privilégie l'égalité statutaire (kafā'a) et l'isogamie des partenaires et de leurs proches, il importe de faire en sorte que tout germain trouve épou(x)se et ait progéniture afin que le nasab commun de la fratrie et de ses antécesseurs passe pour avoir été transmis à travers les générations, assurant potentiellement le maintien et l'accroissement de l'honneur agnatique (sharaf) que les patronymiques dénotent. Les enfants de la fratrie épousent autant de non-cousins que nécessaire pour compenser les disparités découlant des aléas que nous venons de mentionner et peuvent ainsi espérer assurer cette transmission. Or, cela est impossible sans recourir parfois aux options d'alliance dérivées, dans le respect – fût-il formel – de la sharīca, du principe de compensation réciproque (tabādul). Dès lors, plus qu'à une souche immuable le nasab s'apparente à un assemblage de branches fragiles, que l'on retouche à chaque naissance ou mort, à chaque mariage ou divorce, à chaque dissension entre proches.
45La continuité transgénérationnelle du nasab-pedigree est ainsi garantie – ou non – par un ensemble diversifié de choix matrimoniaux censés résoudre les disparités démographiques et statutaires. Il n'y a nulle opposition entre les principes jumeaux de taraf (notion proche de celle de filiation directe) et de jānib (notion de latéralité qui renvoie à la germanité) mais une compensation des contrastes qu'ils supposent au fil d'une dynamique complexe d'inclusion-exclusion dont participe le badal, sous ses différentes formes. Le mariage entre proches et l'apparentement sélectif de forastiers, non parents mais non étrangers, sont deux aspects indissociables de cette réalité processuelle. Cela éclaire la double valence sémantique du terme nasab, qui désigne aussi bien la continuité transgénérationnelle des patronymes que l'affinité [Ferchiou 1992 : 140].
46L'erreur de perception et de méthode qui caractérise les approches dérivées de la descent theory et le structuralisme est d'avoir trop souvent érigé en artéfact arithmétique ou curiosum ethnographicum une seule modalité de mariage, celle qui unit des enfants de frères, en négligeant la grande majorité des alliances conclues selon d'autres modalités, pourtant complémentaires, et en fonction de représentations de la proximité (qarāba) dont la définition classificatoire n'est qu'un reflet. Cette sélectivité conduit à occulter le potentiel structurant de la permutation, qui – reconnaissons-le – n'est que rarement explicité dans les discours locaux. Les généalogistes du cru, suivis en cela par bien des ethnographes ou historiens, tendront à mettre en avant, souvent avec emphase, la profondeur des pedigrees patrilinéaires (ansāb) et la force des « solidarités agnatiques » (casabiyyāt) qu'ils sont supposés traduire. Si, dans cet esprit, on singularise le « mariage arabe » au détriment des unions par permutation conclues entre agnats ou non-agnats, il devient impossible de comprendre dans une perspective diachronique le système dont relèvent ces deux alliances au regard de la genèse récursive de la proximité sociale.
47Ce constat amène à réexaminer certaines données ethnographiques. Le badal induit de multiples contraintes entre « marieur(e)s » et marié(s), d'une part, et, d'autre part, entre couples et, plus particulièrement, entre épouses. L'infertilité ou l'absence de progéniture mâle d'une « échangée » ou badīla, par exemple, entraîne à rebours l'affaiblissement de la position de son homologue. En même temps, le recours au badal permet ou impose le mariage de ceux ou celles n'ayant pas trouvé de partenaire ou dont l'union favoriserait la consolidation de noyaux parentaux de diverses configurations ou l'établissement d'alliances extérieures. La plupart des auteurs soulignent que le mauvais traitement d'une épouse se fait au détriment de l'autre, la rupture de l'une des deux unions entraînant celle de la seconde. Le badal a ainsi mauvaise réputation : il fait mauvaise figure au regard de la sharīca, et, pourtant, on adopte souvent cette formule qui peut générer une réciprocité immédiate dans la parité statutaire.
48Dans son étude portant sur un groupe de hameaux centré autour de Dayr al-Ghassūn, localité proche de Tulkarem en Cisjordanie occupée, Joseph Ginat [1982] note que les pères peuvent faire pression sur leurs fils pour qu'ils acceptent un badal afin d'assurer le mariage de leurs sœurs. Il s'agit alors, pour ces dernières, de « l'union de la dernière chance » :
[...] only when there is no possibility of a daughter being married off will a son be offered as a partner for another girl [ibid. : 100].
49À l'inverse, l'échec de négociations en vue d'un badal peut pousser à choisir entre un mariage entre cousins parallèles patrilatéraux et le célibat, qui entraîne un affaiblissement du nasab et une perte statutaire [ibid. : 101-104, 107]. De telles « unions d'exigence » interviennent notamment lorsqu'une relation sexuelle clandestine entre cousins devient connue ou visible par une grossesse. Sans ces unions, les familles seraient obligées de « laver leur honneur ». Joseph Ginat parle alors de « FBD marriages contracted under compulsion rather than due to ideological preference » [ibid. : 104]. Or, pareilles circonstances n'apparaissent pas en général à la lecture des relevés statistiques qui émaillent la littérature anthropologique, comptabilisant la fréquence d'unions définies en termes généalogiques formels. L'auteur en conclut :
[...] the father's wish to provide for his daughter by marrying her off [...] often seems stronger than the desire for political benefits, social advancement or economic status [id.].
- 16 Voir http://tv.muxlim.com/video/cgcY4scHPoV/Badal-Marriage/, consulté le 26/5/2011.
50Cette appréciation s'applique aussi bien aux unions entre cousins de tous types qu'aux mariages arrangés par badal, ou encore aux agencements qui combinent les deux modalités. Cela remet en cause l'axiome d'une dominance masculine générale. Car si les filles sont bel et bien manipulées pour leur bien, dit-on, il en va de même pour les garçons, parents ou non, qui les épousent sous la pression paternelle, fraternelle ou avunculaire, voire sur l'insistance d'une mère (ou d'une tante) désirant à tout prix « caser » sa progéniture. Ce qu'illustre merveilleusement le film palestino-israélien de Ibtisām Salh Mara‘na, Badal, datant de 2005 16 . Dès lors, la hiérarchie intergénérationnelle prévaut sur l'asymétrie des sexes.
51Bien entendu, ces pressions font naître jalousies et rancunes entre badīlāt ou « échangées » et suscitent des résistances de la part de jeunes désormais plus mobiles, qui souhaitent se libérer du carcan d'une proximité jugée excessive et contraignante. cAlī, sommé d'épouser la fille de son oncle paternel dans le cadre d'un badal compliqué par la grossesse hors mariage d'une autre cousine, résume fort bien cette objection :
I grew up together with Jamīla ; we have known each other as long as I can remember. I wanted a wife from outside the village, not one like a sister to me. Our fathers are brothers, our mothers are sisters, and our fathers and mothers are cousins [Ginat 1982 : 107-108].
52Dans l'étau collectif de la parenté, le « droit » individuel de cAlī à la fille du frère du père se fait contrainte autant pour ce qui est du « choix » de son épouse que pour ce qui est des multiples obligations qui découleront de cette union. Si les faits relatés sont contemporains, ils dénotent une ambivalence durable entre proximité souhaitée et nécessaire, et proximité délétère. Une parole attribuée au Prophète prévient :
lā tankihū l-qarībata l-qarībata fa-inna al-walada yukhlaqu dāwiyyan
(Ne mariez pas les proches aux proches car les enfants seront chétifs.)
[Ibn Manzūr, cité par van Gelder 2005 : 13].
53Les « arrangements » par permutation ne trouvent pas davantage poète qui fasse leur éloge, y compris dans la littérature antéislamique :
- 17 Un poète des Asad cité et traduit par van Gelder [2005 : 15].
I am no runt (dawiyy) whose bones are shaky, born from a line of Khālid after Khālid,
Whose mothers were nearer to his fathers, in one line of kinship, than a single span,
Sons of sisters whom they made to mate with brothers, in a mutual marriage arrangement (mushāghara), so that the whole tribe is father to itself 17 .
54La conjonction de la consanguinité et du badal conduirait, aux dires du poète, à une sorte de « parthénogenèse agnatique » débilitante. Et pourtant, affirme une interlocutrice de Hilma Granqvist :
- 18 « Rās ib rās, shūshe ib shūshe, hāda badāyel ! » Cité in H. Granqvist [1931-1935, I : 11 ; translit (...)
Tête pour tête, touffe de cheveux pour touffe de cheveux, c'est cela l'échange ! 18
55Les observations de Joseph Ginat confirment toute l'ambiguïté de l'articulation entre la proximité parentale (qarāba) et le badal dans la dynamique de l'alliance en milieu arabe. Le second se conjugue souvent avec la première, permettant, parmi les Bédouins de la Cyrénaïque, de « resserrer », par des mariages croisés entre agnats distants, des lignées « distendues » au fil des générations [Peters 1990 : 219], de mieux concentrer la transmission du patrimoine au sein de la bourgeoisie tunisoise [Ferchiou 1992 : 149-150], voire de consolider les stratégies de pouvoir, comme le montre Amatzia Baram pour la « maison de Saddām » [2000 : 318]. Cependant, lorsque le badal engage des non-parents, il tend à restreindre l'éventail des unions possibles entre agnats à la génération suivante. Les enfants des « échangés », ainsi que leurs enfants, n'y auront guère recours car, en tant que cousins croisés bilatéraux, ils seront, à l'inverse des enfants issus de frères, toujours apparentés de manière plus étroite par le biais d'une femme, et c'est là une situation peu valorisée [Conte 2000 : 287]. Si nous passons au domaine turc, en revanche, cette même caractéristique s'allie avec un mode de (re)création de la proximité sociale qui implique moins de cousins, notamment agnatiques, et privilégie les alliances conclues sur la base du voisinage [Ilcan 1994 : 289-292]. La force de ce mode relationnel est réputée, du moins en milieu rural, comparable à celle de la proximité parentale [Delaney 1984 : 232]. Suzan Ilcan écrit :
Beaucoup de villageois affirment que quels que soient les avantages que procurent les mariages entre parents, les mariages entre voisins assurent des gains similaires. En effet, les voisins sont considérés symboliquement comme des parents proches ou lointains [1994 : 289].
- 19 Voir, entre autres, R.T. Antoun [1980], F. Barth [1961], P. Bonte [2008], F.H. Stewart [1991], N. T (...)
56Ces remarques coïncident avec la riche analyse de Michael Meeker [1976] intitulée « Meaning and Society in the Near East : Examples from the Black Sea Turks and the Levantine Arabs ». C'est à partir de ce texte que nous comparerons ici deux lectures de la « proximité » : akrabalık et qarāba. Ce rapprochement aidera à mieux saisir les rapports entre réciprocité et honneur qui sous-tendent la variabilité structurelle et contingente du mariage par permutation. Nous touchons là à une dynamique attestée par la littérature, de l'Anatolie au Sud arabique, de la Mauritanie au Punjab 19 .
- 20 Voir « Kurdish Villagers Reject Marriage Traditions » sur http://www.youtube.com/watch?v=guuDC-_QqM (...)
57En turc, la notion de badal répond à deux vocables. L'un, « berdel », provient directement de l'arabe ; l'autre, « değiş tokuş », signifie « céder (une chose) contre une autre », « échanger » [Ilcan 1994 : 281]. Ce dernier terme rejoint sémantiquement la forme réflexive arabe « tabādul ». Aussi le turc désigne-t-il d'un mot spécifique le mariage de deux frères avec deux sœurs : « kardesler » signifie, sans distinction de sexe, « germains » et, étymologiquement, « ceux qui partagent le ventre » [ibid. : 287]. Nous possédons peu de données ethnographiques sur ces types d'alliance en Turquie. Cependant, en 1990, le cinéaste Atıf Yılmaz a abordé ce sujet dans son long-métrage Berdel, et le débat social et journalistique à ce propos est aujourd'hui plus vif que jamais. S'agirait-il seulement d'une « rémanence patriarcale » inséparable d'autres formes de violence contre les femmes, d'une « affaire de Kurdes » 20 , d'un mécanisme de contrôle archaïque cédant sa place face à la « modernisation », d'un acte répréhensible au titre de l'article 230-(1) du Code pénal turc car considéré comme un mariage frauduleux ? Ou d'un système de solidarité sociale parfaitement respectable, productrice d'égalité entre les hommes mais pouvant profiter à la femme ? [Ersen 2002 ; Das 2010] Ou s'agirait-il de tout cela à la fois, selon les spécificités du contexte régional, local et familial ?
58Pour mieux cerner ce faisceau complexe de facteurs, tentons de reprendre l'hypothèse d'une articulation à la fois structurale et processuelle entre consanguinité et permutation, akrabalık et berdel. La tâche n'est pas facile.
59En effet, il est presque impossible d'apprécier la fréquence du berdel, ces accords ne faisant l'objet ni d'un contrat écrit ni d'un enregistrement d'état civil. Le berdel se pratique ; il ne se publie pas. Aussi peut-il relever de réciprocités différées, peu apparentes. Face à ce manque de données nous sommes contraints d'examiner notre hypothèse en partant des unions entre proches, un peu mieux étudiées en Turquie que le mariage par permutation.
60L'étude synthétique de Ö.M. Alper et ses collègues [2004], qui couvre la période 1969-1999, relève des taux de consanguinité – c'est-à-dire de mariages entre cousins de premier et de second degré – variant de 12 à 47 % selon les régions. Les taux les plus faibles sont enregistrés en Anatolie occidentale et à Istanbul (11,7-16 %), des fréquences intermédiaires ayant été observées en Anatolie centrale et sur la côte orientale de la Mer Noire (20-32 %) ; les incidences les plus élevées apparaissent sur la côte méditerranéenne méridionale (35 %) et dans le Sud-Est à dominante kurde (37-47 %) [ibid. : 132]. Une décroissance du taux de consanguinité de 8 % aurait eu lieu à l'échelle nationale, estime-t-on, entre 1969 et 1983, mais la situation se serait stabilisée par la suite. On observe toutefois une recrudescence des unions entre parents dans le Sud rural [ibid. : 134-135]. Mais cela n'empêche pas – il importe de le rappeler – que les unions non consanguines demeurent – et de loin – majoritaires sur l'ensemble du territoire.
61« L'exogamie » attribuée aux sociétés turques ne doit cependant pas occulter à l'échelle locale, dans les villages ou quartiers urbains, la complémentarité sociologique, difficilement quantifiable, des unions entre parents et de celles, très nombreuses, entre non-consanguins proches par voisinage, berdel ou kerdeslar. Toutes ces modalités d'alliance entremêlées participent du vaste ensemble des mariages « arrangés » par les aînés au gré d'une persistante hiérarchie aggravée par les asymétries de genre et d'aînesse entre germains. Ce contrôle social est légitimé par un vivace code de l'honneur (namus) [Meeker 1976 ; Delaney 1991], qui se prévaut, en milieu sunnite sinon alévi, d'une large conformité avec une vision de la « vertu » conforme à la şeriat. Semblant résister à toute « modernisation » ainsi qu'au sécularisme d'État si fortement remis en question, la détermination parentale des choix matrimoniaux est encore perçue par beaucoup d'aînés comme un droit « naturel » et un devoir moral. Cependant cette perception se heurte à la volonté de jeunes de choisir librement leur partenaire. La tension intergénérationnelle ainsi générée se reflète dans l'actualité renouvelée du mariage par enlèvement, ou kĭz kaçĭrma, dès lors, bien entendu, qu'il s'agit d'une fugue opérée avec le consentement de l'intéressée pour forcer l'acceptation parentale d'un « mariage d'amour » et non d'un viol déguisé [Kudat 1974 ; Guezengar 2008].
62Mais revenons au berdel. Malheureusement les statistiques éparses dont nous disposons sont difficilement généralisables. Pinar Ilkkaracan suggère que ce type de mariage représente 5 % des unions en milieu alévi [2001]. Dans son étude réalisée dans une communauté sunnite à Of, sur la Mer Noire, Michael Meeker ne trouve, dans un corpus de 194 mariages, que deux unions par berdel [1976 : 411]. Dans son ethnographie d'une localité du nord-ouest de la Turquie, Suzan M. Ilcan recense, quant à elle, 30 % d'unions consanguines, mais seulement 5 mariages sur 148 qui résultent d'un berdel [1994 : 281] ; ce chiffre ne tient cependant pas compte des unions entre kardesler. La situation change toutefois si l'on se tourne vers le Sud-Est. Un rapport de la Banque mondiale relatif à la plaine de Harran, située dans la province de Şanlıurfa, frontalière de la Syrie, fait état du berdel et des unions conclues sans compensation (başlık) versée au père de la fiancée ; ces dernières totalisent 17 % des mariages [Kudat, Peabody et Keyder eds. 2000 : 272]. Puis, en pays kurde, le pê-guhurk (analogue du berdel) reprend pour ainsi dire ses droits et peut, comme en milieu arabe, être mis en corrélation avec une fréquence élevée de mariages entre agnats [Yalçin-Heckmann 1991].
- 21 Voir http://www.metacafe.com/watch/1071050/berdel_sister_swapping_in_turkey/, consulté le 17/11/201 (...)
63La fréquence du berdel apparaît ainsi peu élevée dans le nord et l'ouest de la Turquie. Aussi cette pratique suscite-t-elle de vives critiques qui s'expriment dans la presse nationale, à travers le cinéma et dans le discours d'ONG. Toutefois ces condamnations se heurtent à leur tour à la résistance des aînés 21 . De plus, l'opposition au berdel que proclament les oulémas hanbalites se dilue souvent, notamment en milieu rural, face à la complicité d'imams locaux qui consentent, aujourd'hui comme hier, à sanctionner des mariages « religieux » conclus au mépris du Code civil de source suisse (1926), récemment réformé (2001). Car le caractère séculier de ce dernier, quoi qu'en disent les juristes partisans de l'ordre kémaliste, contrarie encore aussi bien les adeptes de la şeriat que ceux de la « coutume » (töre) [Kieser et Meier eds. 2008]. Dans ce contexte de contestations croisées, la résistance au berdel portée par les jeunes générations cristallise un rejet croissant du mariage arrangé en général, et donc du principe d'autorité parentale (et pas seulement paternelle) qui le sous-tend. En principe, la promulgation du nouveau code civil censée favoriser la toujours plus hypothétique adhésion de la Turquie à l'Union européenne devrait faciliter la réalisation de leurs objectifs. Pourtant, le cas décrit dans un article du Sabah du 2 juillet 2010, que j'analyse ici, illustre l'ambivalence du conflit des générations en matière matrimoniale :
- 22 La source ne précise pas l'affiliation ethnique des intéressés.
- 23 Voir http://www.sabah.com.tr/Yasam/2010/07/02/berdele_karsi_cikti_18_yil_ceza_yedi, consulté le 20/ (...)
L'action se déroule en 2003 à Bismil, dans la province du sud-est de l'Anatolie, Diyarbakır, à dominante kurde. Güneş E., âgée de 16 ans, travaillait comme journalière dans un champ de coton appartenant à la famille de Çelebi Y., âgé, lui, de 26 ans. Çelebi tomba amoureux de Güneş. On tomba d'accord sur une prestation matrimoniale (başlık) de 6 000 livres turques (environ 3 000 €) qui fut versée à la famille de la fille par celle du garçon, et le couple fut marié religieusement, sans enregistrement civil. Quatre mois plus tard, la famille de Güneşs¸ demanda que soit conclu un berdel aux termes duquel la sœur de Çelebi épouserait le frère de Güneş. La famille du garçon rejeta cette demande, arguant que cela n'était pas « civilisé » (kültürümüzde yok) 22 .
Sur ces entrefaites, la famille de Günes¸ accusa Çelebi du rapt et du viol (« ırza geçme ve zorla alıkoymak ») de leur fille. Et, circonstance aggravante, Çelebi aurait forcé Güneş à garder le silence. De surcroît, certains membres de la famille de Çelebi furent accusés d'enlèvement et de séquestration (« kĭz kaçĭrma ve alıkoyma »). Tous furent arrêtés.
La procédure dura sept ans. Çelebi présenta à la Cour le journal intime de Güneş, qui attestait de l'amour que celle-ci lui portait, ainsi que les messages enregistrés sur le téléphone portable de cette dernière. Nonobstant ces preuves de consentement, la Cour entérina la qualification de viol, reprochant à l'accusé d'avoir procédé à un mariage coutumier pour dissimuler son crime. 18 ans, 10 mois et 20 jours de réclusion criminelle furent requis contre Çelebi et 11 ans contre ses proches 23 .
- 24 Voir http://www.tusev.org.tr/userfiles/image/turkey%20tr%20civil%20code%20provisions.pdf, consulté (...)
64Berdel et kĭz kaçĭrma sont ici comme les deux faces d'une même médaille. Le condamné, légitimement marié depuis 2003 selon la şeriat, et époux « honorable » selon la coutume, apparaît en revanche, aux termes du Code civil de 2001 24 , coupable du viol et de l'enlèvement d'une mineure, fût-elle consentante. Or, si, en Turquie, l'article 124 fixe l'âge du mariage à 18 ans – contre 17 pour les garçons et 15 pour les filles selon le Code de 1926 –, il faut préciser que, dans l'Est, aujourd'hui encore, une femme sur deux est mariée avant ses 18 ans [Ertem et Kocturk 2008]. Dans une région où le versement du başlık peut, selon les cas, légitimer a posteriori un rapt, le véritable « crime » de Çelebi et des siens est le refus du berdel, refus ressenti comme une atteinte à l'honneur (şeref) collectif des plaignants. En refusant la « réciprocité » exigée, la famille du garçon invalide l'union première, requalifiée de « viol », tandis que le consentement exprimé par la mariée est déclaré nul et non avenu car émanant d'une mineure. Le Code civil, qui ne reconnaît ni la validité du mariage religieux ni le versement du başlık comme légitimation de cette union, est dès lors appliqué de manière à justifier la condamnation de Çelebi et de ses proches, considérés comme complices. Une condamnation collective de fait est ainsi présentée comme une application « ordinaire », par prétérition, de l'article 38 du Code pénal révisé de 2005, destinée à punir les co-instigateurs des crimes dits d'honneur au même titre que le criminel, et qui stipule que « toute personne ayant forcé une personne à commettre un crime reçoit la même sentence que celle qui le commet ». Outre cette singularité, la sentence prononcée ici excède de beaucoup la sentence de 6 mois à 2 ans prévue par l'article 102 en cas de rapport sexuel avec une mineure et celle de 3 à 8 ans prévue par l'article 103 en cas d'agression sexuelle sur mineure. Çelebi, reconnu coupable de viol aggravé, et les siens, reconnus coupables de rapt et de détention, cumulent les peines. La « vengeance » des agnats de Güneş est ainsi parfaite.
65Cette décision entérine en pratique le droit du père de Güneş, au nom des siens, d'exiger une compensation pour le « don » de sa fille alors même que cette décision nie la qualité de personne sui juris de cette dernière en arguant qu'elle était mineure au moment des faits. Elle prévient, cependant, selon toute vraisemblance, un « crime d'honneur » à l'encontre de la fille rebelle. Ce que Richard T. Antoun [1980] appelle « l'accommodation des traditions » par la loi codifiée semble s'effectuer ici à rebours au point de faire, en l'occurrence, des nouveaux codes civil et pénal turcs des instruments de la töre. Au fond de cette affaire – qu'il importera de suivre en appel – se dessine une articulation forte de la notion d'honneur (şeref) avec celle de chasteté (írz) qu'elle englobe. Le berdel apparaît comme un droit exigible en vertu de ces concepts et non comme l'expression d'une simple volonté de (re)création égalitaire de la proximité parentale, et ce par l'alliance. Il met en œuvre la hiérarchie de génération et de genre et réduit à néant – soulignons-le au passage – l'avantage du statut social supérieur de la famille du principal condamné. La lecture des attendus du jugement permettrait de mieux comprendre l'esprit dans lequel certains magistrats entendent appliquer la réforme des codes civil et pénal.
66Cette étude de cas conforte à mon sens l'approche que propose Michael Meeker pour rendre compte de l'écart de signification qui sépare badal et berdel : il est erroné d'opposer une « endogamie » arabe à une « exogamie » turque, de contraster des « préférences » pour les mariages entre cousins parallèles ou entre cousins croisés, ou encore d'invoquer des fréquences supérieures ou moindres de telle ou telle catégorie d'union. Cela reviendrait à réifier de simples types sociologiques et à les prendre pour des « institutions ou rituels culturellement isolables » [1976 : 397]. Si l'on n'y prend garde, le badal-berdel pourrait également être érigé en artéfact, comme cela a pu être le cas pour le « mariage arabe » dont nous avons pourtant constaté en introduction le pedigree scriptural hébreu.
67L'analyse comparative des constructions de l'honneur et des asymétries de genre prévalant parmi les Arabes du Levant et les Turcs de la Mer Noire offre, en revanche, une piste fructueuse qui met en lumière les dynamiques de l'alliance dans leur ensemble. Formellement homologues quant aux permutations qu'ils opèrent, badal et berdel impliquent, soutient Michael Meeker [1976], des modes différents de transmission et de partage de l'honneur entre agnats, d'une part, et alliés, de l'autre. Les analogues sharaf (arabe) et şeref (turc) désignent tous deux l'honneur au sens le plus large. Cette qualité, fragile, est portée par des personnes et collectifs se référant à des origines partagées par nasab ou par soy [Gokalp 1987 : 83-84]. Il peut s'agir de la hamūla arabe ou du oba turc, entités à géométrie et modes d'inclusion/exclusion éminemment variables [Meeker 1976 : 383-384 ; Gokalp 1987 : 81, 90]. De même, sharaf et şeref englobent tous deux l'honneur sexuel, card et írz ou namus (pris au sens restreint), respectivement. Ces termes se réfèrent à la chasteté et à la vertu de la femme. L'honneur sexuel ainsi désigné est l'expression d'un état des rapports de contrôle entre l'homme et la femme, personnalisés au sein de noyaux restreints de parenté et d'alliance : soit il est maintenu ; soit il se détériore. Le sharaf-şeref est, en revanche, processuel et susceptible de s'accroître ; il se réfère à des « actes ou événements auxquels une personne ou collectivité participe » [Meeker 1976 : 260-261] ; il s'inscrit dans la durée, dans la dynamique de (re)création des origines à travers le flux des générations :
Le sharaf reconnaît la nécessité d'événements pour que l'histoire soit possible. Le namus reconnaît la nécessité de conventions statiques pour que l'histoire puisse modeler la société [ibid. : 385].
68Les deux termes se trouvent ainsi en relation dialectique dans les deux contextes sociaux considérés. Mais comment s'y différencient-ils par leurs prémisses et implications ?
69Michael Meeker argumente en amont que l'analyse structurelle-fonctionnaliste, ou social structuralism, se cantonne à une lecture motivationnelle du comportement matrimonial, mesurable à l'aune d'une préférence « endogamique » première, consciemment mise en œuvre par les acteurs. Cette dernière dériverait de l'axiome selon lequel « toutes les relations sociales entre hommes sont de nature similaire, c'est-à-dire impliquent une [...] “solidarité politique” » que l'alliance matrimoniale serait destinée à préserver [ibid. : 400]. L'analyse structuraliste, ou logical structuralism, pour sa part, interprète l'alliance au gré de « catégories purement logiques de totalités relatives et d'échanges », les premières impliquant les seconds et vice versa. La structure ainsi posée répondrait à un code sous-jacent et non à des stratégies individualisées [ibid. : 260 et 400].
70Pour dépasser cette alternative, Meeker [1976] introduit les notions complémentaires d'« amour » et de « signification », love et significance. Ces termes aussi se trouvent en relation dialectique. L'historiographie, notamment sacrée, tout comme le récit généalogique avec lequel elle tend à se confondre au Proche-Orient [Tabarī 1879 et 1985 ; Thaclabī s.d. et 2002 ; Sacīd 2006], s'inscrit dans une cosmologie qui donne un sens aux relations sociales et guide leurs transformations. L'amour, en revanche, lie mais n'impose aucun ordre :
The concept of « love » pervades Islamic religious thought, is closely related to concepts of legitimate rule, is a theme in common everyday expressions, and is at the core of the Near Eastern customs of hospitality. [...] « love » represents a concept of « sentiment », as we say, but this concept is interpreted as a meaning, not as a « sentiment » per se. [...] it is impossible to express anything but interconnections and unity by « love », therefore it is in this sense structureless. It is [by contrast] possible to express a structure with « significance », because they state a definition and purpose and thereby set off those who believe one thing from those who believe another [Meeker 1976 : 385, n. 1 et 2].
71Les deux versants de l'honneur, sharaf et namus, dérivent d'une signification structurante qui différencie les êtres et les collectifs. L'amour, au contraire, englobe sans limites, ainsi que l'illustre l'allégorie de Rahim (litt. « utérus ») des traditions prophétiques saintes (hadīth qudsī) : elle est la Parenté matricielle, interlocutrice première (et aspect féminin ?) de Dieu, qui surgit au jour de la Création, « fragile rameau suspendu au Trône », mais qui « saisit [Dieu] par la taille » [Ibn Hanbal (m. 241/855) 1948-1975, IV : 344, no 2956] et réapparaît à l'heure du Jugement. Elle dépasse toute généalogie, tout nasab, et transcende la umma [Conte 2000 : 291-295]. La « coupure » du lien parental, qatc al-rahim en arabe, relève d'une transgression morale dont les conséquences sont reconnues en droit [Antoun 1989 : 106-126] ; elle touche tous ceux qui partagent un même honneur. Sharaf et rahim, sens et amour, sont ainsi des « idiomes contraires et incompatibles » [Meeker 1976 : 385], mais indissociables dans leur dialectique, qui reflète, en termes emic, la dynamique du genre :
Maleness « signifies » and femaleness « unites ». Maleness is active and structures, while femaleness is a formless overarching unity of « love » [ibid. : 386, n. 1].
72Certaines relations de parenté relèvent des deux dimensions, amour et signification, telles que les rapports père-fils ou oncle-neveu [ibid.]. Si les relations d'affinité semblent diviser autant qu'elles lient, cette impression dérive de la juxtaposition de deux sharaf-şeref et donc de deux significations [ibid. : 387, n. 2], à moins qu'il ne s'agisse d'une union entre enfants de frères. Tandis que la relation époux-épouse se définit par le « contrôle » en dépit de tout « amour », la relation frère-sœur, lieu de confiance et de sécurité, relèverait de l'amour [ibid. : 388]. Cela étant, c'est par la localisation agnatique du devoir de contrôle que les représentations arabes et turques divergent :
Among the Turks, a disgrace of a married woman or a slander touches directly the sharaf of those who « control ». The husband, his brother, his father, and by extension his agnates and clan must « respond » because their sharaf is implicated. Among the Arabs, a disgrace of a woman or a slander touches directly the sharaf of those who « love ». The woman's brothers, her father, and by extension their agnates and clan must « respond » [id.].
73Dans la perspective turque, l'homme reçoit par le mariage le devoir de préserver le şeref de son épouse, jusque-là investi dans son père et ses frères. Ces derniers continuent d'« aimer » leur sœur mais n'ont pas à veiller à son namus ni à assumer les conséquences de son éventuelle rupture. Dans la perspective arabe levantine, en revanche, « le mariage résout l'incapacité du père ou du frère [...] à “contrôler” la sexualité de sa fille ou sœur mais ne la coupe pas de leur sharaf » [ibid. : 390-391]. Ainsi, les agnats d'une femme mariée dépendent de leur beau-fils/frère pour défendre leur sharaf, partagé au même titre que leur nasab, en « contrôlant » le card de leur fille/ sœur. Inversement, le mari dépend des frères de son épouse pour parer à toute atteinte au card de sa femme afin de préserver son sharaf. La rupture de cette « mutualité » conduit soit au divorce, soit à la rupture de la relation frère-sœur, soit aux deux [ibid. : 391-392]. L'expression qatc al-rahim prend ici tout son sens, qui traduit à la fois l'interdépendance de l'« amour » et de la « signification », ainsi que la fragilité de ce lien. Elle renvoie, au-delà, à la précarité particulière de la mutualité qui associe deux époux liés par badal, qu'ils soient ou non parents : le divorce d'un couple entraîne souvent celui de l'autre [Kressel et Abu Rabi'a 2002].
74À Of, comme au Levant arabe, l'oncle maternel est lié à ses neveux par « l'amour » qui les attache à leur sœur/mère. Mais le şeref de l'oncle n'est pas partagé par les neveux, même si ceux-ci se réclament d'origines communes au sein de l'oba ou du village. À chacun son honneur.
In contrast with the Arab case, Turks solve no pressing problem with respect to their sharaf by marrying their children to the children of men who are « close » to them, because the cultural structuring of sharaf and namus does not pose a problem. Indeed, there are strong « reasons » for marrying daughters to men with whom one has only a weak « communal love ». [...] a man's « control » of his wife is restricted where his father-in-law is also his father's brother [Meeker 1976 : 392-393].
75Dès lors on comprend mieux pourquoi la corrélation est forte entre consanguinité et badal au Levant arabe, tandis que l'occurrence du mariage entre cousins agnatiques ne dépasse guère 5 % en Turquie non kurde et que le berdel y est peu pratiqué. On comprend mieux aussi pourquoi dans le premier cas on insiste sur la parité statutaire des époux (kafā'a en arabe) qu'assurent au mieux les unions entre enfants de frères et pourquoi on rejette l'hypergamie féminine, tandis que dans le second cas on ne partage pas pleinement cette exigence. Ces divergences ne peuvent être attribuées à une « vertu intrinsèque » d'un badal-berdel artéfact ou de « l'échange » en tant que garant d'un évitement de « l'inceste ». Elles résident dans des constructions différenciées de la proximité parentale au regard du partage et de la localisation de l'honneur mais se réfèrent à des constructions analogues des dynamiques sexuées de la parenté ainsi que de l'alliance et de la hiérarchie des générations.
76Meeker observe :
[La théorie de l'échange] repose sur le principe que l'alliance (échange) unit ce que la filiation (hostilité) divise [1976 : 401].
77Au Proche-Orient, et bien au-delà, par contraste :
La « signification » divise ce que l'« amour » unit [id.].
78Tandis que la théorie structuraliste considère que la rupture nécessaire de l'unité frère-sœur, fondatrice de la société, se résout par le truchement de l'échange, créateur d'alliance, Turcs comme Arabes (au masculin) partent, à l'inverse, de la conviction que prévaut une unité d'ensemble (qarāba + rahim), partagée par tous, y compris les non-parents. Mais cette unité se différencie selon des modalités contextuelles distinctes pour préserver l'honneur de l'homme et de ses agnats dans ses composantes statique et diachronique. Sans cette différenciation, aucune mutualité n'est possible. Il s'ensuit que :
The key is not the decision to renounce the sister but the necessity of hostilities with one's brother. A refusal to oppose one's brother is a refusal to recognize any « significance » and to be satisfied with the undifferentiated unity of « love » [ibid. : 401].
79Une telle acceptation reviendrait à reconnaître que l'on est sans honneur et statutairement subordonné. N'est-ce pas en définitive le message de Caïn, qui refuse le badal adamique porteur d'« amour » fraternel ? Il préfère tuer son germain par amour-passion pour sa jumelle qu'il refuse de céder, et affirme ainsi son « droit » d'aînesse... et à « l'inceste ». Sans cette transgression fondatrice, les « mariages arrangés » proposés par Adam auraient fait de toute la progéniture de l'aîné de l'Homme des cousins croisés forcés, pour se perpétuer, de respecter à la lettre la théorie de l'alliance. De surcroît, cela aurait rendu impossible la transmission patrilinéaire de la prophétie de la Genèse au Déluge, qui constitue un fondement symbolique de l'asymétrie de genre dans les trois théologies monothéistes [Conte 2011]. Dans cette configuration, Rahim en sera toujours réduite à abriter les êtres sous le manteau de sa compassion, leur enjoignant l'amour entre parents ; mais elle ne peut régir la nécessaire différence des pedigrees (ansāb, sing. nasab) qui structure dans le temps le champ masculin de l'honneur et légitime rétrospectivement les récits d'origine qui définissent les rapports politiques. Néanmoins – revanche négative de Rahim –, la rupture du lien de parenté (qatc al-rahim), tout comme la « fornication » (zinā), est un délit qui dépasse la seule différence de genre pour annuler toute légitimité relationnelle, notamment patrilinéaire. Face à l'instabilité structurale que ces paraboles reflètent, la continuité transgénérationnelle du nasab au Levant, en Turquie et ailleurs dépend pour beaucoup de la nature de la relation de germanité, clé de voute du système de parenté dans son articulation avec l'asymétrie de genre et la hiérarchie des générations qu'exprime la filiation.
80La permutation d'époux, et de germains en particulier, conforte la parité des parties en instituant une mutualité de droits, mais aussi de devoirs. Un tel accord crée un fragile équilibre de forces puisque tout manquement à l'égard d'une des épouses entraîne une réciprocité négative. Dans une étude à grande échelle et, d'un point de vue méthodologique, innovatrice, portant sur l'échange d'époux (bride exchange) au Pakistan, deux économistes, Hanan Jacoby et Ghazal Mansuri, rappellent que le mariage, quel qu'il soit, offre l'exemple même d'un contrat incomplet car « ses termes ne peuvent jamais être pleinement spécifiés a priori ni pleinement exécutés a posteriori » [2009 : 2]. Les unions appelées watta satta en urdu (litt. « donne-prends ») représentent au Pakistan plus d'un tiers des unions en milieu rural ; elles engagent deux paires frère-sœur dans 72 % des cas et au moins une paire frère-sœur dans 94 % des cas, et ce dans un contexte où trois unions sur quatre sont conclues entre cousins de premier ou de second degré. Le watta satta pare, dans une certaine mesure, aux incertitudes et impondérables inhérents au mariage en laissant planer « l'ombre d'une menace mutuelle » [ibid.]. C'est cet effet de dissuasion que souligne sans fard une habitante de Badeen, village de la province de Sindh :
[Watta satta] signifie que tu donnes une fille et en reçois une en retour. Cela implique aussi que si tu fais souffrir notre fille, nous traiterons ta fille de la même manière [ibid. : 1].
81Dans ces conditions, l'échange de germains, ou la permutation tout court, est un mécanisme de prévention, de médiation ou, au besoin, de rétribution. Même si ce sont toujours les femmes qui sont en définitive battues, le watta satta leur est bénéfique car il incite les deux couples de beaux-parents instigateurs de l'union à « contrôler » leurs fils respectifs [ibid. : 5, 29-30]. La dissuasion réciproque se traduit globalement par moins d'abus domestique que dans le cas des mariages qui ne sont pas basés sur la permutation [ibid. : 38 et passim].
82Au Pakistan comme ailleurs, toute rupture d'égalité dans un des deux couples rompt la mutualité de départ parce qu'elle lèse l'honneur de tous les intéressés, époux et proches. Cette tension peut déclencher une « réactivation » ou un renforcement des asymétries statutaires ayant pu prévaloir entre partenaires avant la conclusion du badal. Certes, le badal accommode des conceptions différentes du nasab et de la localisation de l'honneur. Il est pratiqué dans des sociétés très diverses qui ont en commun la pratique du mariage entre proches, au-delà de toute définition étroitement généalogique de cette proximité. Dans tous les cas, argumente Meeker dans sa comparaison de matériaux arabes et turcs, mais aussi circassiens et somalis :
Ce que le frère ne peut « contrôler » mais peut seulement « aimer » est conféré à un autre homme, qui, en retour, donne ce qu'il peut seulement « aimer » mais non « contrôler » [1976 : 411].
83Toutefois, cette mutualité asymétrique focalisée sur la relation frère-sœur ne peut être comprise qu'en envisageant l'articulation plus large des relations d'affinité et de germanité prévalant aux générations des parents et des époux avec les relations intergénérationnelles à caractère parental et avunculaire.
84Dans un texte traitant du rapport au Liban entre la relation frère-sœur et la « reproduction du patriarcat (patriarchy) », Suad Joseph [1999] reproche à Meeker de ne pas aborder dans son analyse de l'honneur le lien entre « amour » et « responsabilité ». Elle observe avec pertinence :
The brother's responsibility of response invests him in controlling the sister's behavior so that he will not have to respond. Responsibility translates into power ; love and power become intertwined [ibid. : 118].
85Partant, Suad Joseph pose la relation frère-sœur comme une extension de la relation père-fille [ibid. : 119], attribuant ainsi une valeur causale à l'asymétrie de genre dans la production de hiérarchie. Elle ne réduit pas la relation frère-sœur à un instrument du « complexe honneur-honte », considéré par beaucoup d'auteurs [Peristiany ed. 1965] comme constitutif d'une « culture familiale méditerranéenne » spécifique [Joseph 1999 : 119] :
It was the interlinking of connectivity, love, and power, throughout, that gave the bother-sister relationship its centrality in the reproduction of Arab patriarchy [ibid. : 120].
86Le terme « patriarchy » renvoie, certes, à l'axiome contestable d'une dominance masculine universelle, susceptible de biaiser et de figer notre perception des dynamiques de la parenté au regard des rapports de genre, eux aussi évolutifs et variables. Cependant, Suad Joseph maintient à bon escient que l'asymétrie de genre, associée au principe de séniorité (entre générations, mais également au sein de chaque fratrie), détermine les systèmes de parenté de manière à favoriser la légitimation et l'institutionnalisation des relations de pouvoir de tous ordres [ibid. : 121].
- 25 La première situation est illustrée par les cas 2 et 3 présentés par Hilma Granqvist ; la seconde p (...)
- 26 Je me réfère ici au cas 1 de Hilma Granqvist.
87Appliqué à l'étude des liens entre permutation, germanité et statut, ce bilan conduit à tracer un axe délimité par un pôle « paritaire » – représenté par la permutation de deux frères et de deux sœurs issus de germains de même père et de même mère – et, à l'opposé, un pôle « hiérarchique » – manifeste lorsqu'un noyau agnatique de statut supérieur organise le badal avec des subalternes ou subordonnées non apparentés 25 . Entre ces pôles se situent des unions impliquant deux paires de germains non apparentés de même sexe ou de sexe opposé ainsi que les permutations « ordinaires » décidées par deux hommes (ou par leurs épouses respectives) ne présentant aucune proximité dérivée de leur propre germanité ou de celle de leurs aînés 26 .
88Suivant en cela ses informateurs, Nancy Tapper distingue dans ses travaux sur les Pashtun Durrani d'Afghanistan [1981 : 393-400 et 1991 : 141-156] trois formes d'unions par badal (pachto : makhi ou alishi) de type symétrique, c'est-à-dire impliquant un échange direct « femme contre femme ». Il s'agit (1) de l'échange « neutre », qui relève de la « convenance » des contractants ; (2) de l'échange de « reconnaissance », qui permet à un forastier d'être accepté parmi les Durrani ; et (3) des mariages de « réconciliation », qui soldent un conflit (pashto : badi). Ces derniers, observe Pierre Bonte, « mettent fin au feud parce qu'ils marquent la reconnaissance d'une parité des parties à travers l'égalité comptable des victimes lorsque [le badal] clôt un cycle de meurtres » [2008 : 91], créant ainsi une mutualité que ne pourrait générer aucun mariage non réciproque, impliquant soit le versement d'une compensation matérielle (kotara), soit le don « gratuit » d'une femme (mosamma), négation même de l'égalité des parties, soit la cession unilatérale d'une femme aux parents de la victime d'un crime de sang (muft ou badi) [Tapper 1991 : 143].
89Toutes les modalités évoquées ici, à l'exception des trois dernières, asymétriques, génèrent une parité statutaire relative des partenaires, renforçant ou créant de la proximité (qarāba). Dans cette perspective, le fait que les enfants qui naissent de ces unions soient des cousins croisés dans des sociétés exprimant une préférence agnatique importe très peu. En cas d'écart statutaire des partenaires, cependant, le badal permet de contourner, dans une certaine limite, l'exigence de kafā'a en établissant une « équivalence conditionnelle » d'ordre contractuel résultant du badal et non préalable à sa conclusion. C'est dans cette zone d'incertitude que réside le talon d'Achille du mariage par permutation, mais aussi sa force. L'union par badal peut aussi se révéler « extraordinaire », au sens de Bourdieu, et génératrice d'honneur. Inversement, l'absence de parité signalée par un refus de réciprocité sera considérée comme une grave atteinte à l'honneur, comme le montre l'histoire de Çelebi et de Güneş. La partie subalterne se considère ici comme lésée dans la mesure où la cession asymétrique, même hypergamique, d'une fille subalterne mais jeune ne s'accompagne pas d'une union hypogamique de sa « belle-sœur » (la sœur de Güneş), indispensable pour établir la parité entre les deux parties.
90Loin de se réduire à « une forme technique de l'institution du “mariage par échange” » [Lévi-Strauss 1967 : 166], la permutation de paires de germains, même non suivie d'unions entre cousins croisés à la génération suivante, conforte dans son ensemble la dynamique de l'alliance dans des sociétés hiérarchiques à « système de parenté complexe » et peut y aplanir bien des écarts statutaires. Pour des raisons logiques mais aussi démographiques, « l'échange de sœurs » exclusif ne saurait davantage faire système dans la durée que « le mariage arabe » universel [Muller 1980 ; Copet-Rougier 1994]. Il s'agit là d'hypothèses d'école, certes heuristiques mais néanmoins chimériques.
91En revanche, l'articulation de mariages par permutation et d'unions entre enfants de germains – les deux pouvant se recouper – confère de la pérennité à des dynamiques de parenté fondées sur la notion élargie de proximité, dont la consanguinité ne constitue qu'un aspect. En effet, au-delà de toute relation généalogique héritée, la permutation peut articuler proximité et parité entre époux et leurs proches, qu'ils partagent ou non un même nasab, et ce par la mutualisation de l'honneur et les contraintes réciproques que celle-ci suppose. Le rejet, serait-il partiel, d'une telle mutualisation renvoie à une conception de la proximité-parité davantage dérivée du voisinage actif que du pedigree, sans toutefois exclure les unions entre proches.
92Par ailleurs, là où prévalent castes, classes ou ordres, le champ potentiel du badal se trouve fragmenté par la forte stratification statutaire, mais la permutation reste structuralement pertinente. À propos de la Mauritanie, Pierre Bonte [2008] parle d'une non-universalité de l'échange au sens lévi-straussien du terme [Bonte 2000]. D'autres exemples de permutation de germains pourraient être choisis de l'Afrique subsaharienne à la vallée de l'Indus voire à l'Inde du Sud ou à la Chine, en passant par l'Asie du Sud-Ouest évoquée ici. Les nomades Komachi de la province de Kerman, située au centre de l'Iran, étudiés par David Bradburd [1984], fournissent un rare exemple a contrario. Ces pasteurs favorisent les mariages entre proches en veillant à la parité matrimoniale au point d'éviter toute union entre détenteurs de troupeaux et bergers. Or cette hiérarchie de « classe » s'accompagne d'une interdiction expresse des unions engageant des paires de germains, pourtant largement attestées ailleurs en Iran et appelées gav ba gav (« vache contre vache ») [Barth 1961 : 33]. Tout se passe ici comme si l'union par permutation était considérée comme un mariage « ordinaire », qui, au mieux, « préserve l'honneur mais n'en créé pas » [Bradburd 1984 : 749]. Dans la mesure où les négociations sur les prestations matrimoniales aboutissent à une déclaration publique traduisant le statut relatif des deux parties, on comprend que les unions ne donnant pas lieu au versement effectif du mahr soient considérées comme dépréciant le prestige de tous [ibid. : 751, n. 4].
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95Apprécier les complémentarités entre les différentes formes de parité et de proximité et, inversement, de hiérarchie et de distance deviendrait tâche impossible si l'on polarisait le débat sur le couple conceptuel filiation-alliance [Lévi-Strauss 1983 et 1988]. Car cela reviendrait à poser la relation de germanité comme un effet de filiation et non dans ses articulations performatives avec l'alliance. Comme le soulignait déjà Tabarī [s.d.] à l'époque abbasside, le refus, par son fils aîné, de l'échange des sœurs jumelles voulu par le père de l'humanité fut en définitive une prémisse indispensable du mariage entre enfants de frères, acquise certes au prix du fratricide.
96Cette lecture symbolique suggère, en termes théoriques, de ne pas attribuer à la filiation a posteriori une causalité a priori, qui ferait d'elle une force immanente. Ni de dissocier germanité et alliance. Dès lors, on perçoit que le badal adamique met la germanité et non la filiation au cœur de l'alliance, ouvrant la voie à d'autres formes de permutation. Pratique privée mais non anecdotique, le badal laisse intacte l'illusion de la filiation agnatique, publique et politique, si chère aux anthropologues et aux notables qui les informent. De la sorte, accommodant la hiérarchie de genre et de génération, il constitue le potentiel filiatif de la germanité tout en garantissant l'interdiction post-diluvienne du mariage frère-sœur.