1POUR CONSTRUIRE CE NUMÉRO ANNIVERSAIRE nous sommes partis du constat que, cinquante ans après la création de la revue Études rurales, la ruralité signifiait toujours quelque chose de majeur pour une part importante de l'humanité. Bien que, en tant qu'espace, valeur et objet de recherche, le rural n'ait cessé de traverser des crises, la revue est toujours là. Cependant, comme l'a souligné à juste titre Rose-Marie Lagrave lors d'un comité de rédaction, une revue aussi rurale que la nôtre aurait, plus d'une fois, pu ou dû disparaître, et ce en raison de l'écrasante primauté de l'urbain et de l'absorption du rural dans le périurbain ; de la crise de la géographie et de la marginalisation de la géographie agraire ; en raison aussi de l'intérêt nouveau pour le paysage et l'environnement ; de l'échec relatif de l'interdisciplinarité ; de la mondialisation ; en raison enfin de l'aplatissement des lieux et de la confusion des catégories, etc. Or, la revue est toujours là.
2Inversons donc les termes du bilan : la façon dont les problèmes se posent aujourd'hui nous incite à ouvrir un nouveau chapitre dans l'histoire de la revue, chapitre plus délibérément tourné – que cela n'a été le cas jusqu'ici – vers les grandes questions contemporaines. Précisément, il y a matière à poursuivre l'aventure autour de l'idée que le rural, qui n'est plus celui des années 1960, est un lieu qui s'oppose à la dissolution et à la banalisation ambiantes, qui révèle les tensions les plus fortes, soulève les questions les plus ardues.
3La ruralité, aujourd'hui, nous confronte à des problèmes particulièrement graves : l'insécurité alimentaire, qui touche près de 1 milliard d'êtres humains ; l'insécurité foncière ; l'insécurité énergétique, qui oblige à recourir aux agrocarburants et à supporter leurs effets sur l'environnement ; les politiques de la nature ; la légitimité des aspirations locales ; la défense des formes paysannes de production ; la globalisation ; la réinvention d'une forme d'agronomie. La prise en compte de l'intersection entre des formes anciennes d'organisation du monde et les formes actuelles fait de la tribu, de la parenté, de la propriété, des formes de la production, de la solidarité, de la revendication, etc., des concepts à revisiter. La ruralité se présente aussi à nous sous des formes nouvelles, de métissage, d'inter-identité, de parité, de cosmopolitisme, tous ces mots relevant d'une épistémologie à redéfinir.
4La croissance de la ville et du fait urbain, longtemps mise en avant pour expliquer la perte d'intérêt pour le rural, ne réduit pas le champ de la ruralité mais l'augmente au contraire en investissant la nature de fonctions, de valeurs et de représentations nouvelles, qui créent et élargissent les formes géographiques et sociales du contact.
5Ce qui est en jeu aussi, c'est l'invention d'un monde nouveau qui fasse une part aux émergences, souvent aiguës, qui apparaissent de tous côtés : demande de sécurité, de participation, de démocratie, de redistribution, de droits nouveaux... Cela passe par l'idée que la rationalité occidentale n'est pas le seul et unique modèle. Comment, alors, inventer ce monde lorsqu'une épistémologie générale n'est plus possible ? Lorsque, devant la « crise » de la rationalité occidentale, qui n'est plus « universelle », nous (re)découvrons un monde de contrastes, voire de contradictions ?
6L'un des enjeux de ce numéro, qui prend le temps de réfléchir à ce que peut être le rôle d'une revue de sciences sociales, est que la ruralité, au sens large, est un des lieux de l'élaboration de cette épistémologie ou « sociologie des émergences » – pour reprendre la formule de Boaventura de Sousa Santos [2006]. Si, jadis, l'air de la ville a pu rendre libre, aujourd'hui, l'air du rural donne du sens. Il s'oppose, par son existence même, à l'idée d'une Terre qui serait définitivement et désespérément « plate », selon l'expression de Thomas L. Friedman [2006]. Une autre carte du monde se dessine, qui pose différemment la question des connaissances, des lieux et des peuples (voir couverture).
7Face à l'urgence des problèmes – acquisitions massives de terres faisant entrer le foncier dans une nouvelle forme de globalisation ; redistribution de la nourriture ; détournement de l'aide au développement ; rôle de la production agricole dans la sécurité énergétique ; face aussi aux « nouvelles enclosures » qui enserrent le vivant de droits et de brevets ; face, enfin, à l'évolution du travail paysan qui lance des défis à la sociologie rurale, que pouvons-nous proposer et construire ?
8Inlassablement mais insuffisamment revisitée par notre revue, la ruralité requiert de nouveaux regards. Mais comment ne pas voir que, désormais, les questions se posent dans des termes mobiles et avec une acuité autre que celle des années 1960 ? À cette époque, la revue explorait le monde à travers le local, la logique des lieux et des sociétés. Mais la situation était encore confortable puisque les rationalités différentes n'allaient pas jusqu'à suggérer l'incommensurabilité du monde. Aujourd'hui les termes ne peuvent être pensés que dans une articulation entre la globalisation et les différentes rationalités, et ce parce que les interrelations ont elles-mêmes changé de nature, mêlant toujours plus les lieux, les peuples, les économies et les ressources, en des configurations réellement originales et imprévisibles. Car ce qui s'oppose finalement le mieux à la tentation d'aplatissement, ce sont toutes ces autres pensées du monde qui constituent les différents « Suds » – qu'ils soient géographiques ou sociaux –, sans oublier toutefois les « Suds » que les pays riches portent en eux.
9Dans les années 1960, les peuples et les lieux existaient encore. En 2011, ils sont devenus des « Suds » dont il faut défendre la cause et réintégrer la réalité. Ne seront-ils pas demain à l'origine de la réinvention de la diversité du monde ?
10En présence d'aussi vastes questions, ce volume paraîtra inévitablement court : il n'était guère possible de couvrir ici tous ces horizons, et il faudra attendre d'autres livraisons pour voir s'ouvrir d'autres perspectives. Seuls quelques angles ont pu être retenus, qui amorcent des choix éditoriaux que la revue pourrait développer à l'avenir.
11Ayant composé la table des matières de ce numéro, ses éventuelles insuffisances seraient de ma responsabilité et non de celle du Comité, que je remercie au passage de sa confiance et de sa participation active.
12J'ai demandé à Boaventura de Sousa Santos de prolonger pour nous la réflexion qu'il avait entreprise en 2006 avec sa Gramática do tempo, dans laquelle il avait posé les bases d'une compréhension de la différence qui existe entre les savoirs du Nord et les savoirs du Sud.
13Son analyse de la modernité définissait les racines et les options, recoupant d'ailleurs les logiques du sujet et les logiques du prédicat qu'Augustin Berque avait définies quelques années auparavant [2000]. Mais, par rapport à la théorie écouménale de Berque, Santos mettait en mouvement, via Gurvitch, les éléments que Berque avait installés sans chercher à leur donner de dynamique historique. Alors que dans les sociétés modernes la connaissance est logico-temporelle, dans les sociétés non modernes elle est analogico-spatiale. Pourtant, la connaissance moderne, qui devrait être accumulative et dynamique, ne s'enrichit pas de ce qu'elle observe. Elle est, dit Santos, « épistémicide » en ce qu'elle rejette toute rationalité qui ne lui convient pas. Dès lors, l'objectif est de redécouvrir la diversité épistémique du monde, c'est-à-dire la variété des modes d'être et de savoir. La caractéristique fondamentale de l'épistémicide occidental est précisément de concevoir les autres rationalités non pas comme des rationalités mais comme de la matière à étudier par la seule rationalité moderne. Sortir de cette posture n'est pas chose aisée. C'est, fondamentalement, tout l'enjeu des disciplines. Toutes n'ont pas atteint le même niveau dans ce domaine.
14C'est peu de dire que l'épistémicide a gagné du terrain et que, désormais, les rationalités analogiques et animistes des peuples non modernes ne font pas seules l'objet de ce rejet. Les savoirs traditionnels, les expériences de la diversité et de la localité, et les liaisons qualitatives sont entrés peu ou prou dans cet enfer des réprobations. Tout ce qui s'oppose à l'extension de l'idéologie libérale et à la rationalité scientifique d'un monde sans bornes se doit d'être combattu. J'ajouterai que, dans les pays développés, même les sciences sociales sont, d'une certaine façon, passées de l'autre côté de la barrière, rejoignant les « réprouvés » dès lors qu'elles prétendent expliquer les contradictions du monde, notamment la manière dont la science fabrique ses propres concepts. J'y reviendrai à propos de l'article de Jean-Pierre Berlan.
15Mais, poursuit Santos, il n'y a pas de théorie générale moderne qui expliquerait, en la coiffant de sa seule rationalité, la diversité des réalités cosmopolitiques. Seules comptent les écologies : celle des savoirs ; celle des temporalités ; celle de la reconnaissance des différences ; celle des échelles ; celle des productivités. Seule compte « la sociologie des émergences », qui, au profit d'un futur de possibilités, refuse un futur vide parce que déjà écrit par « le progrès ». Bien entendu, il faut pour cela se livrer à un travail de traduction – Santos reprend ici un précepte déjà bien élaboré par d'autres chercheurs (Michel Callon, Bruno Latour, John Law, etc.) –, travail que l'auteur nomme « herméneutique diatopique » et qu'il applique aux ontologies. Il faut accomplir ce travail parce que tout ce qui est simultané n'est pas obligatoirement contemporain ; parce que l'universalisme n'est jamais qu'une particularité de l'Occident ; parce que la globalisation comme phénomène et la complexité comme méthodologie n'ont pas prouvé l'unité épistémologique du monde.
16Pour le monde occidental, les découvertes datant des grands empires coloniaux ont été porteuses de trois grandes hétérotopies négatives : l'Orient, synonyme d'altérité ; le sauvage, synonyme d'infériorité ; la nature, synonyme d'extériorité. Cependant, chacune de ces trois hétérotopies comportait en miroir son hétérotopie positive (selon la série épistémologique réflexive en miroir et cascades de miroirs que j'ai définie [Chouquer 2007 et 2008]) : les paradis orientaux et la sagesse, pour la première ; le bon sauvage, pour la deuxième ; les ressources et la biodiversité, pour la troisième.
17Partant, l'article de Boaventura de Sousa Santos oriente la réflexion dans de nouvelles directions. Sa « sociologie des absences » désigne les formes de non-existence produites par la rationalité moderne : l'ignoré, le résiduel, l'inférieur, le local, l'improductif. Elle dépeint un centre des savoirs et les marges de réprobation ou d'absence. En revanche, sa « sociologie des émergences » part à la recherche de toutes les formes capables de réenrichir les possibilités concrètes par l'accroissement des connaissances, des pratiques et des agents.
18C'est le programme que je suggère pour la revue parce que « le rural » concentre à lui seul un grand nombre de ces présents de refondation.
19Dès lors, dans l'éventail des épistémologies, l'auteur peut distinguer « les épistémologies du Sud » : il ne se contente pas d'un simple pluriel qui mettrait toutes les épistémologies dans une situation de neutralité apparente mais ajoute le qualificatif « du Sud », toutes les rationalités n'étant pas égales. En ce sens, parallèlement au tableau anthropologique et structuraliste que Philippe Descola [2005] propose des quatre onto-épistémologies qui se partagent le monde (animisme, totémisme, analogisme, naturalisme), Boaventura de Sousa Santos propose une vision sociologique et historique de leur production et une explication de leur mise en tension.
20Augustin Berque avait, il y a dix ans, donné les clés permettant de comprendre comment la géographie et l'anthropologie pouvaient dégager un territoire commun [2000]. Ce territoire, il l'avait appelé « concrétude », ne réduisant pas, avec ce mot, l'espace géographique à sa seule matérialité, comme le font les découpages disciplinaires entre sciences de la terre, sciences de la vie et sciences de la société. Il chargeait au contraire ce territoire d'une relation forte qu'il exprimait en associant des logiques de sujet à des logiques de prédicat et en définissant les prises trajectives par lesquelles les êtres disent comment ils veulent construire le monde, ce qui fonde la médiance. Il décrivait ainsi cette part immense de la géographie qui, justement, ne définit pas les choses en ce qu'elles sont ici ou là ou comme se réduisant à leur enveloppe, mais se définit comme une étude des relations que les choses entretiennent avec les lieux. Ce faisant, il rappelait qu'à côté de la géographie de l'espace existe une géographie des lieux, fondamentalement non moderne. Conjuguant le physique et le phénoménal, l'en-soi et l'imaginaire, l'intelligible et le sensible, Berque nous disait comment nous pouvions avoir prise sur la réalité à partir du moment où nous acceptions que celle-ci existe en tant que réalité et non pas comme simple signe. En ne s'intéressant pas seulement aux proportions, qui peuvent finir par isoler les objets dans un espace totalement abstrait, mais en s'intéressant aussi aux échelles, qui font le lien avec les réalités du monde, la géographie pouvait revenir au concret sans craindre le retour aux sécheresses descriptives ou idiographiques d'antan et sans s'enfermer dans les seules vertus de la nomologie ou du spatialisme.
21L'autre mot clé était « mondanité ». Relèvent de la mondanité tous les lieux qui sont nommés et qui se situent en deçà d'un horizon. S'opposent donc à l'espace universel voulu par la Modernité tous les lieux qui permettent des déploiements singuliers. Pour faire advenir cet espace universel, il avait précisément fallu les neutraliser.
- 1 Je reprends explicitement ici le titre du remarquable dictionnaire de Jacques Lévy et Michel Lussau (...)
22Associant la pensée de Santos à celle de Berque, je serais tenté de dire que l'une des formes majeures de l'épistémicide de la Modernité est le « localicide », par lequel le monde moderne a cru devoir tuer ses propres lieux pour se doter d'un espace, avant de l'aplatir. Ce qui trace le programme de la géographie, qui ne saurait être uniquement « une géographie de l'espace des sociétés » 1 mais aussi une géographie des lieux.
- 2 J'emprunte cette expression à Ulrich Beck [2003 et 2006].
- 3 « Cosmopolitisme méthodologique » qui est, soulignons-le au passage, la base théorique et épistémol (...)
23Selon moi, « le poème du monde » est une histoire complexe, et je ne crois pas qu'on puisse la résumer en disant qu'on est passé d'une ancienneté des lieux à une modernité de l'espace, comme si l'espace avait fait disparaître les lieux. Les lieux résistent, bien qu'ils soient désormais placés dans une situation carcérale par rapport à l'espace. Et c'est justement le rôle du « cosmopolitisme méthodologique » 2 que de rappeler cette réalité 3 , à l'opposé de la vision réductrice du cosmopolitisme libéral, qui s'appuie sur l'extension de l'espace et du libéralisme économique.
24Dans son livre Écoumène, Augustin Berque notait :
Il manque à l'ontologie une géographie, et à la géographie une ontologie.
25J'ajoute que l'historicisation résolue de ces catégories est la voie de ce redéploiement. Sur un mode volontairement plus léger, Berque nous propose ici un redéploiement du monde par les mots. Dans son article, Santos évoque le « linguicide », épistémicide qui revient à exclure tous ceux qui ont autre chose à dire et dont on pense qu'ils n'ont rien à dire. De façon complémentaire selon moi, Berque fait valoir le fait que d'une langue à l'autre existent des formes de commensurabilité qui, en quelque sorte, composent ce que les Anciens appelaient « le poème du monde ». Nous sommes donc, avec lui, sur le chemin de cette « traduction » que Santos appelle de ses vœux. Bref, la recherche des parentés possibles.
26Son article me convainc en outre qu'une des grandes pistes à envisager est la mise en œuvre d'une archéologie du savoir autour de la notion de ruralité. Nous manquons encore d'une histoire épistémologique de cette puissante notion qui, de l'Antiquité jusqu'à nos jours, a défini et justifié un monde longtemps majoritaire.
27Hafez Ghanem, en tant qu'économiste et haut responsable politique à la FAO, et Hubert Ouedraogo, conseiller de nombreux gouvernements africains pour les questions foncières, plaident chacun pour l'une de ces dimensions réprouvées, qu'il convient désormais de soutenir par de nouvelles politiques publiques. L'un et l'autre traitent de ce que Santos rangerait dans les « absences » : la petite exploitation familiale, pour le premier ; la reconnaissance des droits coutumiers, pour le second.
28Hafez Ghanem défend l'idée que les petites exploitations agricoles doivent être placées au cœur du processus de développement, principalement dans les pays du Sud, notamment parce que la moitié des populations qui, dans le monde, souffrent de la faim, habitent des zones rurales et disposent de moins de 2 hectares, et parce que près de 2 milliards d'êtres humains dépendent de l'agriculture familiale.
29Les choses se sont passées de la façon suivante : j'ai invité le directeur général de la FAO à s'exprimer dans les pages de la revue sur le thème de la sécurité alimentaire ; l'institution a répondu par la voix de son sous-directeur général, qui a traité de l'insertion de la petite exploitation dans les circuits agro-industriels. Il s'agit, pour la FAO, de construire une politique différente, qui vise à rapprocher les petits agriculteurs des marchés en développant une chaîne de valeur (c'est-à-dire des arrangements contractuels au sein des chaînes de valeur agro-industrielles) et en proposant des stratégies de transition.
30Bien entendu, la proposition soulève d'intéressantes questions. Peut-on et doit-on inscrire les petites exploitations dans les marchés globalisés ? Doit-on le faire par le biais de politiques publiques s'inspirant de thèses « néolibérales-institutionnelles » ? Suffit-il, pour y parvenir, de fournir des biens publics (des infrastructures par exemple), de reconnaître les droits de propriété et de mettre en place des dispositifs de bonne gouvernance ? Cherchant à corriger au mieux les asymétries inévitables, la position de la FAO apparaît comme tout à fait légitime bien que ne résumant pas le champ des possibles.
31En effet, si, certes, « l'agriculture familiale » est présentée dans l'article de Hafez Ghanem, qu'en est-il de l'insertion des familles d'agriculteurs dans le marché ? La hausse récente des prix des produits agricoles ne risque-t-elle pas de remettre en question le rôle attribué jusque très récemment à l'agriculture familiale dans les processus de développement ? L'augmentation des acquisitions massives de terres dans de nombreux pays d'Afrique, mais aussi la place qu'occupe l'agriculture de firme [Hervieu et Purseigle 2009] dans des pays comme le Brésil ou l'Argentine ne risquent-elles pas de faire disparaître le soutien au secteur familial au profit du soutien au secteur entrepreneurial, en réduisant l'action publique au seul domaine des « filets de sécurité » ? Il y a ici un enjeu essentiel, qui n'est pas sans apporter de l'eau au moulin de Hafez Ghanem, et qui mérite d'être suivi avec attention.
32En proposant que les petites exploitations soient préparées en vue d'être intégrées aux circuits de l'agriculture d'entreprise et aux marchés, la FAO promeut un discours que l'on retrouve dans d'autres grandes institutions internationales. La question épistémologique n'est pour autant pas définitivement tranchée. Car cette proposition suppose l'insertion du plus petit dans le plus grand, du traditionnel dans le moderne, et il n'est pas dit que cela convienne à toutes les populations concernées. Après la faisabilité économique, il peut donc y avoir un intérêt à interroger un autre registre : celui de la légitimité. Car la question reste, fondamentalement, épistémologique : la composition du monde est-elle déjà décidée ou bien est-elle encore négociable ?
33L'article de Hubert Ouedraogo expose l'actualité des droits fonciers coutumiers en explorant ce qu'il nomme fort à propos les « gisements de légitimité foncière ». Il récuse la position dualiste qui consiste à opposer les droits coutumiers à la codification moderne. Il se demande plutôt comment ces droits peuvent fonder de nouvelles politiques foncières, au prix néanmoins d'un inventaire de l'héritage coutumier. Coutumiers ou traditionnels, ces droits sont aujourd'hui rebaptisés « pratiques foncières locales », ce qui traduit le refus de reproduire à l'identique les formes du passé.
34Véhiculant une ontologie animiste et des valeurs de solidarité, les droits coutumiers doivent être observés pour ce qu'ils sont et non pour ce qui leur manquerait du point de vue de la rationalité occidentale. Ce respect des réalités africaines est la condition de nouvelles politiques foncières. C'est aussi la préoccupation des États et des populations locales, celle aussi de Hubert Ouedraogo comme expert foncier principal de « l'initiative conjointe de l'Union africaine, de la Commission économique des Nations Unies pour l'Afrique, et de la Banque africaine de développement et portant sur les politiques foncières en Afrique » et coauteur du récent texte intitulé « Cadre et lignes directrices sur les politiques foncières en Afrique », adopté en 2009 par le Sommet des chefs d'État et de gouvernement de l'Union africaine.
35Ces nouvelles politiques foncières sont incontournables. Hubert Ouedraogo en mesure parfaitement l'enjeu lorsqu'il note que « légalité » et « légitimité » ne sont pas encore réconciliées. Demeure ainsi entière et « hautement subversive » la question de l'appropriation de la terre par les États : bien qu'affichés, les droits coutumiers ne sont toujours pas reconnus ou mis en œuvre.
36Dans ma contribution, je tente de caractériser le phénomène des acquisitions massives de terres dont on parle beaucoup depuis 2008. Malgré une information encore partielle et une situation mouvante (abandon de projets), je soutiens que nous assistons à une évolution de la situation foncière marquée par une délocalisation désormais mondiale. Parce que les montages associent souvent des demandeurs, des pays hôtes considérés comme vides, et des garants qui se situent dans un troisième type d'espace géographique, et parce que cette vision du monde a été formalisée par les thèses néolibérales des économistes de Stanford, je propose une première analogie en parlant de « nouveau commerce triangulaire ». Si, du temps des colonies, on déplaçait les esclaves et on remplissait ensuite les cales des navires pour ne pas revenir à vide, aujourd'hui, on ne déplace que peu de gens mais on délocalise de façon résolue et mondiale. On accepte facilement qu'un pays s'approprie, pour un délai assez long, les terres d'un autre pays et qu'il les exploite selon ses propres besoins. Cela revient à dire aux populations locales qu'elles n'ont plus de territoire ou qu'il ne leur reste qu'un territoire amputé.
37Serait-ce la mondialisation sans « mondanité », au sens où l'entend Augustin Berque ? C'est, en tout cas, l'espace où aucun lieu n'a de caractère en soi.
38Poursuivant les analogies, je montre que, de la même façon qu'on avait exploité la notion de « terres vacantes » et de « jachère » aux xviiie et xixe siècles pour mieux « polémiser » les communaux et procéder à leur partage, on exploite aujourd'hui la notion de « terres vacantes et sans maître » héritée de l'époque coloniale pour mieux fonder une présomption de vacuité, qui devient la base, assez largement erronée, de la présomption de domanialité.
39La thèse de la domanialité est donc au cœur de la question foncière. Or il y a ambiguïté sur ce point, et il est désormais nécessaire de faire l'archéologie de cette notion. En effet, c'est parce que les pouvoirs ont hérité d'une conception coloniale de la domanialité qui n'a que peu à voir avec ce que, depuis, nous appelons « domaine public » dans les pays de droit civil qu'il leur est possible de s'emparer des terres et de les attribuer de façon discrétionnaire à des entreprises qui, sur place, sont les fers de lance des pays source. Et c'est parce que l'histoire de cette domanialité est le chapitre manquant de l'histoire du droit des biens et de la propriété que les idées sur le sujet restent nébuleuses.
40Avec Jean-Pierre Berlan, ce dossier aborde un tout autre domaine – celui de la brevetabilité et de la commercialisation du vivant –, en prise cependant avec les interrogations que posent l'ensemble des articles sur les formes de la recomposition du monde. L'auteur a publié, ces dernières années, divers papiers scientifiques et/ou polémiques, dans des ouvrages ou sur internet, qui tous tournaient autour de la relation entre la recherche agronomique et les entreprises semencières. Je l'ai donc sollicité pour un article d'archéologie du savoir agronomique. Sa grande connaissance de cette discipline lui a permis de déconstruire le processus qui se cache derrière les notions, peu évidentes pour le profane, de « sélection », « isolement », « clonage », « hybridation », « hétérosis », « modification génétique », et de l'usage qu'en font les industries semencières.
41La discussion n'est pas innocente. Le premier niveau est celui de l'expropriation, qui prend des formes redoutables lorsqu'on se situe à l'échelle mondiale. En effet, si l'on alloue des sommes importantes – le mot est faible – à la recherche sur les modifications génétiques parce qu'on est convaincu que c'est ce qui résoudra le problème de la faim, on ne peut pas dans le même temps soutenir l'agriculture durable, les « systèmes ingénieux », la petite exploitation familiale, les systèmes coutumiers, etc. En quoi y a-t-il contradiction insurmontable ? En ce que les modifications génétiques sous-entendent que c'est par l'expropriation (l'agriculteur est chargé de la production mais privé de la reproduction) qu'on peut apporter une solution à ce qui devrait être une réappropriation. Il s'agit bien de deux mondes, de deux systèmes de valeurs.
42Dans certains de ses textes, Jean-Pierre Berlan parle des « enclosures du vivant », associant, par analogie, ce qui se passe pour le vivant, aujourd'hui, à ce qui s'est passé, autrefois, pour les terres accaparées par les aristocraties foncières, principalement en Grande-Bretagne mais aussi ailleurs en Europe. Or, c'est ce qui se passe métaphoriquement quand on fait des processus biologiques une marchandise, quand on naturalise des processus politiques et économiques (parler de l'hétérosis quand il faudrait parler d'expropriation et de variétés libres), quand on fait supporter le coût à la recherche publique, quand on fait d'un succès ponctuel une loi économique et sociale générale (la généralisation de la technique des hybrides au xxe siècle).
43À un autre niveau, il n'est pas anodin d'observer que des sciences dites de la vie choisissent de faire de technologies d'appauvrissement et de stérilisation leur objectif majeur. La gamme des biocides est devenue impressionnante : insecticides, fongicides, herbicides, pesticides, gamétocides. Les objectifs transforment les sciences de la vie en sciences eugénistes, animales et végétales. La torsion des mots est ici tout aussi présente qu'elle l'est dans d'autres domaines : donner à un terme comme « variété » un sens à l'exact opposé de son sens premier ; donner à la jachère un sens contraire à celui qu'elle avait à l'origine [Morlon et Sigaut 2008].
44Jean-Pierre Berlan note, dans sa contribution, que, pour ce programme de transformation génétique, la recherche d'État a été mobilisée à la même hauteur que la recherche d'entreprise. Il souligne que, afin de conserver son pouvoir d'évaluation, la recherche publique devrait être indépendante. Mais, à la hauteur à laquelle elle est mobilisée, la recherche publique est devenue une pure recherche d'État, coupée de certaines de ses fonctions publiques.
45Édouard Conte, enfin, offre ici un article d'anthropologie sociale qui illustre de façon éclatante les liens privilégiés que la revue a longtemps entretenus avec cette discipline. Ce texte s'inscrit dans le sillage d'un article qu'il a publié en 2009 avec Saskia Walentowitz dans Études rurales, et intitulé « Kinship Matters ». Les auteurs y soulignaient l'ambivalence épistémologique du terme « tribu ». Ce vocable trouve certes des équivalents vernaculaires, en particulier en milieu rural. À défaut d'une « sociologie des émergences » il permet aux analystes et polémistes de diviser en « primitifs » et « modernes », « ruraux » et « urbains », les peuples ne relevant pas du modèle universel de l'État-nation. Cette dichotomisation est notamment appliquée aux sociétés dans lesquelles la charia façonne le statut personnel et la transmission de la propriété agraire.
46Comme le précédent, l'article présenté ici part du concept très polysémique de nasab (généalogie, pedigree, parenté, notamment agnatique). En termes sociologiques, le nasab se définit comme une constante réarticulation de processus simultanément structuraux et historiques qui garantissent rétrospectivement la validité des références aux origines. Édouard Conte analyse un phénomène qui peut paraître anecdotique : le mariage, au Proche-Orient, par permutation ou échange d'épou(x)ses (badal), et notamment de germains. Cependant l'étude du nasab comme processus ne révèle pas des sociétés avant tout façonnées exclusivement par référence à la transmission père-fils et à l'endogamie agnatique, comme peuvent l'affirmer l'anthropologie fonctionnaliste ou néo-évolutionniste ainsi qu'une certaine droite américaine qui caricature les sociétés musulmanes en amalgamant endogamie, inceste et terreur.
47On découvre au contraire des constellations en réseau liées à l'articulation de générations de fratries. En particulier grâce aux unions par permutation et grâce aux affiliations individuelles et collectives, de paternité et de citoyenneté, formulées y compris en termes de nasab. La compréhension de ces processus permettra d'émettre de nouvelles hypothèses quant au paradoxe apparent de la transition démographique observée dans des pays comme la Tunisie et l'Iran, où la baisse accélérée de la fertilité de l'ensemble de la population s'accompagne du maintien d'un taux de consanguinité très élevé. C'est là un phénomène sociologique dont se saisissent de plus en plus les généticiens de la région, incitant l'anthropologie à entrer dans le dialogue.
48Si l'importance du badal dans la reproduction des identités et dans les rapports de propriété et de genre ne se mesure pas à l'aune de sa seule fréquence statistique, il n'en demeure pas moins qu'une étude réalisée par la Banque mondiale en 2009 a montré que les échanges d'époux représentent 40 % des mariages dans le Pakistan rural.
49La présence de cet article dans ce numéro est une incitation à entretenir et à promouvoir, dans le cadre de la revue, un lien fort entre la sociologie rurale et l'anthropologie, et ce notamment à partir d'une théorie rénovée de la parenté.
***
50Je conclurai brièvement cette présentation en souhaitant que la revue puisse, dans les années à venir, s'aventurer dans quelques-unes de ces voies et porter des dossiers toujours plus en phase avec l'actualité. Ce qui n'est pas facile car le chercheur a besoin d'un temps de réflexion qui le conduit, même sur les questions du moment, à être toujours « en différé ».
51Deux pistes complémentaires me paraissent pouvoir être envisagées.
52La première, interne à la revue, tourne autour des disciplines, de leur épistémologie et de leurs objets. Je crois – mais c'est une opinion toute personnelle – que si les cinquante premières années de la revue ont été celles d'un panel de disciplines, lesquelles s'affichent en couverture, les années qui viennent devraient instaurer une rupture avec un choix fixe de disciplines de référence, donc avec l'interdisciplinarité à niveau constant, et ce au profit d'une cosmopolitisation de la référence. Que dans chaque dossier les éditeurs annoncent leur bouquet disciplinaire, les dosages qu'ils revendiquent, les types de liens qu'ils font, les incommensurabilités qu'ils rencontrent, la traduction qu'ils effectuent entre les concepts issus de différentes épistémologies. Et que tout cela apparaisse sur la couverture. Car, à y bien réfléchir, aucun dossier récent n'entre tout de go dans une seule discipline de référence même s'il existe une dominante, ni dans une seule épistémologie ni dans un seul bouquet disciplinaire. Si l'on doit choisir d'afficher quelques disciplines en couverture, pourquoi serait-ce toujours les mêmes, et dans le même ordre ? Retenir cette orientation, ce serait agir différemment de ce qui a été fait jusqu'ici : le champ disciplinaire est plus vaste et plus mouvant.
- 4 Cette année-là, la syndicaliste en question était stagiaire à SOC-Confédération paysanne dans le ca (...)
53La seconde piste, plus externe, porte sur la séparation qui existe entre le rural qui se fait sur le terrain et le rural qui s'écrit dans la temporalité très particulière d'une revue. Il est toujours difficile de faire dialoguer ces deux réalités. Les exigences intellectuelles sont évidemment légitimes et peuvent conduire à réserver les revues à l'expression des travaux savants. Mais les intellectuels ne sont-ils que des commentateurs, c'est-à-dire extérieurs ? Jusqu'à présent on a invité des intellectuels à participer aux débats de la société civile, à des expertises auprès d'organismes gouvernementaux ou internationaux, préservant ainsi la pureté de l'expression des revues. Ne doit-on pas faire un peu bouger les lignes et promouvoir, dans les colonnes de telle ou telle revue, le dialogue entre chercheurs et responsables institutionnels ? La revue l'a fait il y a peu en accueillant le point de vue d'une syndicaliste paysanne qui s'exprimait sur le travail saisonnier en Espagne [Hellio 2008] 4 . Nous le faisons à nouveau ici avec le point de vue du sous-directeur général de la FAO.
54Ce qui se profile, c'est la cosmopolitisation du fonctionnement des revues. Car une revue qui, sur des questions contemporaines, ne serait ouverte qu'aux scientifiques, ne risquerait-elle pas de proroger la seule épistémologie qui lui convienne ? Ne risquerait-elle pas de parler exclusivement depuis « le Nord » ou depuis « un type de Nord » et de ne donner la parole à tous les autres, et notamment aux « Suds », que dans la mesure où ces autres s'exprimeraient comme s'exprime le « Nord » ? Je ne prétends pas avoir de réponse : je pose seulement la question.
55À la diagonale des peuples et des lieux s'ajoute, et de façon interférente, la diagonale des connaissances et des rationalités. Tel est le sens du rural aujourd'hui.