1DEPUIS LONGTEMPS, et particulièrement depuis le début du XXe siècle avec l’émergence des nationalismes dans la région, l’espace rural kurde constitue un véritable enjeu politique. En effet, les révoltes de la première moitié du XXe siècle et les guérillas qui ont marqué la seconde moitié du XXe siècle se sont produites dans cet espace et ont profondément transformé les relations ville-campagne. Les campagnes kurdes ont été le terrain de conflits aussi symboliques que réels : symboliques parce que, avec le mouvement national kurde, la ruralité devenait le point nodal de la résistance ; réels parce que ces campagnes étaient présentées par les États comme le lieu même de la subversion.
- 1 Les articles de ce numéro portent sur la Turquie, l’Irak et la Syrie. Nous déplorons l’absence de c (...)
2Ce numéro s’intéresse aux effets de ces phénomènes de violence1. La perspective diachronique et pluridisciplinaire adoptée met en évidence la contradiction qui existe entre l’imaginaire d’un monde tribal « de montagne » et les échanges anciens qui lient ce monde rural au monde urbain. Aussi, grâce à des concepts clés comme « l’entre-deux », « la marge », « les circulations » et « les mobilités », plusieurs auteurs tentent d’apporter un nouvel éclairage sur ces flux complexes.
- 2 Quelques exceptions à souligner : Michel Chevalier [1985], Lâle Yalçin-Heckman [1991] et Martin van (...)
3Si l’importance de la ruralité au sein de la société kurde a souvent été soulignée, elle a rarement été au centre de la recherche scientifique2. Les articles rassemblés dans cette livraison souhaiteraient contribuer, même modestement, à la formation d’un champ du savoir resté à la marge des sciences sociales et des études sur le Kurdistan.
4Depuis le Moyen Âge, des communautés urbaines kurdes se sont constituées au Kurdistan même et dans des métropoles telles Istanbul, Damas et Bagdad. Bien que situées aux confins des empires qui se sont succédé au Moyen-Orient, certaines dynasties kurdes ont joué un rôle singulier dans la région. C’est notamment le cas de la dynastie ayyoubide qui, sous Saladin (1169-1193), a favorisé l’installation de Kurdes dans les centres urbains de la Palestine, de l’Égypte et de la Syrie. Plus tard, la constitution de communautés urbanisées a été liée à l’éclosion, au XVIe siècle, d’émirats kurdes, tels Bidlis, Djézireh Ibn Omar et Hakkari.
Définir les Kurdes
Certains auteurs l’ont dit : définir les Kurdes n’est pas chose facile parce qu’il n’existe pas de passeport kurde et parce que les identités sont plurielles et fluctuantes. Les États dans lesquels vivent les Kurdes ne tiennent en général pas compte de leur appartenance ethnique, religieuse et/ou linguistique. Pour cette raison, on ne dispose pas de chiffres fiables : on estime que la population kurde compte entre 25 et 35 millions d’individus. Choisir l’une ou l’autre de ces estimations a des répercussions politiques. Parler d’un peuple kurde qui serait l’un des plus grands peuples sans État du Moyen-Orient, c’est présupposer l’unité, « forcer la distinction », comme le disait Abdullah Aydin [1999-2000]. Souligner au contraire les différences participe de la négation de l’existence des Kurdes, négation qui a souvent servi à les diviser.
Les Kurdes parlent différents dialectes de la famille des langues iraniennes occidentales. Ces dialectes se divisent en trois groupes. Le principal, le kurmandji, est parlé dans l’ensemble du Kurdistan, du Caucase au nord de l’Irak. Le sorani, plus au centre, est parlé essentiellement en Irak et en Iran. Au sud de cette zone sont parlés des dialectes assez hétérogènes. Les locuteurs du zazaki, parlé dans l’ouest du Kurdistan en Turquie, se considèrent le plus souvent comme kurdes. Il en est de même des locuteurs du gorani, parlé au sud-est du Kurdistan. Toutefois des politiques répressives ont eu pour conséquence d’accroître l’usage des langues officielles, que ce soit l’arabe, le turc ou le persan.
Les Kurdes sont principalement musulmans : si la plupart sont sunnites, le chiisme duodécimain est très répandu, notamment en Iran. Outre l’islam orthodoxe, on trouve chez les Kurdes des systèmes syncrétiques ou hétérodoxes, mêlant islam (chiite) et pratiques préislamiques. Le yézidisme, propre aux Kurdes, autrefois présent dans l’ensemble du Kurdistan, survit aujourd’hui en Irak, un peu en Arménie et un peu en Europe. Il existe également des populations chrétiennes kurdophones. Quant aux Kurdes juifs, la plupart ont émigré en Israël.
Au-delà de ces marqueurs objectifs, être Kurde est « un acte de volonté [qui] s’ancre dans l’affirmation d’un vouloir vivre ensemble » [Aydin 1999-2000]. Au-delà de ces différences, une « identité kurde » s’est construite, transcendant les appartenances tribales, religieuses et linguistiques, s’organisant autour d’une histoire et une origine communes, de mythes fondateurs, d’une référence au Grand Kurdistan.
5Traditionnellement, les Kurdes étaient identifiés au monde rural. En effet, les représentations véhiculées par les auteurs médiévaux sont quelque peu schématiques [James 2006]. Le monde kurde était associé à l’espace montagnard, au tribalisme, au nomadisme et à des actes de déprédation. Si ces représentations, relayées jusqu’au XXe siècle par des orientalistes, des voyageurs européens [Tejel Gorgas 1998-2000] et des auteurs orientaux, puisaient dans la réalité, elles n’en étaient pas moins réductrices.
6En développant dans son article le paradigme de « l’entre-deux », qui situe les Kurdes entre les deux macrorégions que sont le plateau iranien et la Mésopotamie et dans un « entre-deux » socioéconomique, Boris James souligne que, déjà au Moyen Âge, les mondes rural et urbain étaient fortement imbriqués.
7Dans les plaines, l’agriculture était la source principale de richesse des populations sédentaires (tribales et non tribales), en contact parfois avec des Arméniens au nord et des Arabes au sud. Dans les montagnes, l’élevage a été pendant des siècles la première activité. Les paysans, kurdes et chrétiens, étaient exposés à des attaques de bandes tribales, tant nomades que sédentaires, malgré l’autorité que les émirs kurdes étaient censés exercer sur leur territoire.
8Au XIXe siècle, la disparition progressive des émirats kurdes situés aux confins orientaux de l’Empire ottoman a permis aux chefs tribaux et religieux de s’imposer comme les nouveaux maîtres des zones rurales, au détriment des notables urbains. En 1890, un décret impérial a donné naissance à une cavalerie spéciale : les Hamidiye. Armées par le gouvernement, ces forces supplétives devaient répondre, en temps de guerre, à l’appel du sultan Abdulhamid II (1876-1909). Généralement organisées autour d’un chef tribal, les Hamidiye avaient également pour mission de protéger les frontières orientales de l’Empire des dangers extérieurs et des « ennemis intérieurs », notamment les comités nationalistes arméniens [Klein 2010].
- 3 Signifiant « réorganisation », les tanzimat sont une série de réformes promulguées par l’Empire ott (...)
9Hans-Lukas Kieser revient sur la fin de la cohabitation entre Kurdes et chrétiens, suscitée par les tanzimat3 et la cooptation des tribus kurdes par l’État. Cette période de grands bouleversements politiques et sociaux est surtout marquée par la transformation de la propriété foncière. C’est notamment autour de la question agraire et des terres spoliées aux chrétiens à partir de la réforme de 1858 que vont se cristalliser les tensions entre Kurdes et chrétiens annonciatrices des massacres des Arméniens et du génocide de 1915.
10L’analyse khaldounienne des sociétés arabo-musulmanes montre que, à la fin du XIXe siècle, au Kurdistan, la disparition des émirats et l’alliance politico-militaire passée entre le sultan et les chefs tribaux ont ouvert la voie à une retribalisation des populations kurdes et à un renforcement des solidarités de groupe (’asabiyyat) permettant aux tribus de s’imposer, par la violence, face à la ville – lieu de civilisation selon Ibn Khaldoun – et face aux populations sédentaires, kurdes et chrétiennes [van Bruinessen 1983].
Peuplement kurde
Le Kurdistan, « pays des Kurdes », est décrit depuis plusieurs siècles par les auteurs kurdes. Il couvre le sud-est de la Turquie, le nord de l’Irak, une zone compacte au nord de la Syrie et l’ouest de l’Iran. Constitué d’arcs montagneux et de hauts plateaux, sans accès à la mer, il est traversé par le Tigre et l’Euphrate. Comme l’a souligné Maria T. O’Shea [2004], la région n’ayant jamais correspondu à un État, ses représentations cartographiques sont nombreuses. Niant l’existence des Kurdes, certains ont nié l’existence même de ce pays ; d’autres ont choisi d’y voir un Kurdistan qui, s’étendant de la Méditerranée au Golfe persique, relèverait du mythe. Aujourd’hui, d’après le tracé des frontières effectué dans la première moitié du XXe siècle, 50 % de la population kurde vit en territoire turc ; suivie, du point de vue numérique, par la population kurde d’Iran, d’Irak et de Syrie. Le Kurdistan comprend, dans une moindre mesure, une importante population chrétienne, arménienne notamment.
Si le Kurdistan constitue le noyau du peuplement kurde, on trouve, depuis plusieurs siècles déjà, des poches de population kurde hors de ce pays. Les empires perse et ottoman ont déplacé des tribus kurdes vers l’Anatolie centrale, dans les régions de Konya et d’Aksaray et dans l’extrême nord-est de l’Iran, au Khorasan. Les Kurdes sont aussi présents au Caucase, en Arménie et en Géorgie, mais également au Proche-Orient (Liban). La seconde moitié du XXe siècle a vu des grands mouvements migratoires et la formation d’une large diaspora de plusieurs millions de personnes en Europe (Allemagne, France, Belgique), au Canada et en Australie.
11La cooptation des tribus kurdes a été complétée par la création, en 1892, à Istanbul et à Bagdad, d’une école tribale destinée à éduquer les enfants des chefs de tribu, qu’ils soient arabes ou kurdes, selon les principes de fidélité à la personne du sultan-calife [Rogan 1996]. Paradoxalement, les descendants des émirs déchus et des chefs tribaux qui avaient été formés aux idéaux ottomans et étaient restés en contact avec des élites non kurdes ont été les promoteurs des premières associations kurdistes à Istanbul.
12En cette fin de XIXe siècle et jusqu’au premier conflit mondial, les intellectuels ottomans d’origines diverses se sont interrogés sur les « progrès » de leurs groupes respectifs. Arriéré, le peuple avait besoin d’être guidé par une élite occidentalisée. La parenthèse qu’a constituée la Première Guerre mondiale a introduit d’importantes modifications dans la syntaxe nationaliste promue par les « clubs » kurdistes de la capitale.
13À l’instar d’autres mouvements nationalistes de la région, mais également d’Europe, les intellectuels kurdes ont fait de la langue l’élément déterminant de l’identité nationale. Largement assimilée d’un point de vue linguistique, l’élite, occidentalisée, s’est tournée vers ses « compatriotes » du Kurdistan, en premier lieu le paysan et le montagnard. Pour cette élite nationaliste, le montagnard, par son isolement, n’était pas « contaminé » par la ville et avait jalousement conservé son héritage culturel. Dès lors, les comités kurdes ont développé « le mythe de l’idylle rurale où les Kurdes viv[ai]ent en harmonie avec la nature dans un paysage agraire luxuriant » [O’Shea 2004 : 51]. Ce mythe est encore bien vivace. Clémence Scalbert-Yücel souligne la vigueur de ces représentations dans la poésie contemporaine kurmandji, laquelle oppose le monde rural, symbole d’un âge d’or révolu, à la ville, lieu de l’altérité. Ces représentations ont contribué à renforcer l’image d’un clivage entre ces deux espaces.
14L’imaginaire national kurde est d’autant plus lié aux espaces rural et montagnard qu’ils sont devenus le terrain des premières résistances aux projets centralisateurs des États, à l’exception de la Syrie. Lors de la prise de pouvoir par les partisans de Mustafa Kemal, les dirigeants kurdes ont quitté Istanbul, laissant un vide idéologique important. Tandis qu’une grande partie des notables urbains se ralliaient au régime kémaliste, les intellectuels nationalistes kurdes s’alliaient aux chefs tribaux et religieux entrés en dissidence, afin de mettre leur potentiel militaire au service de la lutte nationaliste en Turquie entre 1925 et 1937 [Bozarslan 1988]. Dans le nord de l’Irak (1919-1931) et en Iran (1946), les diverses révoltes « nationalistes » n’ont pas échappé à cette logique [Eagleton 1991 ; McDowall 1996].
15La « pacification » des zones rurales, la violence étatique et la clientélisation des élites rurales (aghas, sheikhs confrériques et chefs tribaux) ont initié une période que Hamit Bozarslan [2007] a qualifiée d’« années de silence » (1946-1958).
16À l’instar d’un grand nombre de villes du Moyen-Orient, les centres urbains du Kurdistan du début du XXe siècle ne disposaient que d’un très faible tissu industriel. Longtemps, l’économie urbaine était concentrée dans les grands souks où les paysans vendaient leurs produits agricoles et achetaient des produits manufacturés, créant ainsi une interdépendance entre la ville et la campagne. Cette relation économique et sociale extrêmement forte a débouché sur une « urbanisation sans urbanisme ».
Constitution de l’espace kurde
L’histoire d’un peuple est souvent liée à la formation d’empires ou, plus tard, d’États-nations territorialement bien définis. Pour ce qui est des Kurdes, il n’y a pas eu de royaume ou d’État-nation rassemblant toutes les régions où les Kurdes constituent l’élément ethnique dominant.
L’existence des Kurdes est mentionnée pour la première fois dans les chroniques arabes des VIIe et VIIIe siècles. Au XIIe siècle, l’empereur seldjoukide Sanjar (1084-1157) sanctionne le rôle émergeant des Kurdes au sein de son royaume en créant une région administrative appelée « Kurdistan ». On voit alors se constituer des émirats à la tête desquels se trouvent des dynasties kurdes, qui laisseront dans l’histoire des noms illustres, tel celui de Saladin.
En 1514, les luttes territoriales entre Ottomans et Safavides poussent les premiers à établir une alliance politico-militaire avec seize émirats kurdes. En contrepartie de l’aide militaire qu’ils reçoivent, les Ottomans reconnaissent la légitimité des dynasties kurdes et l’autonomie, limitée, des territoires qu’ils contrôlent. Ce pacte conduira cependant à la première division frontalière des régions kurdes car, si la plupart des émirats demeurent sous domination ottomane, d’autres intègrent la Perse.
Au cours du XIXe siècle, les deux empires cherchent à centraliser le pouvoir, défiant ainsi l’autonomie des émirs kurdes. Si les empires l’emportent, au prix parfois d’une répression massive, sur les émirs rebelles, d’abord, sur les chefs tribaux et religieux, ensuite, force est de constater que, au début du XXe siècle, l’idée d’un État kurde indépendant commence à faire son chemin parmi certaines élites kurdes. Le nationalisme arménien, la présence européenne au Moyen-Orient et l’effritement de l’Empire ottoman en 1918 viennent nourrir le nationalisme kurde naissant.
Mal préparés, les comités kurdes ne saisissent pas l’occasion que leur offre le traité de Sèvres de 1920. Même si ce texte prévoit de créer un État kurde dans le sud-est de la Turquie, auquel pourrait être annexé l’ancien vilayet de Mossoul, les nationalistes kurdes restent divisés et dépourvus de toute influence sur les chefs des zones rurales.
Face aux victoires militaires des rebelles turcs en Anatolie, les puissances occidentales décident de souscrire aux exigences des nouveaux maîtres de la Turquie, et le projet d’un État kurde est abandonné en 1922. Dès lors, les Kurdes se répartissent entre la Turquie, l’Irak, l’Iran et la Syrie, et si, à plusieurs reprises, ils font preuve d’une solidarité transfrontalière, leur histoire récente reste profondément marquée par leurs États respectifs.
17L’exode des paysans kurdes en direction des villes a connu une évolution comparable à celle des autres paysans de la région. Cet exode a débuté dans les années 1950 pour s’accélérer dans les années 1970-1980 avant de se stabiliser dans la décennie 1990. Si l’urbanisation de la société kurde au cours du XXe siècle ressemble à celle des autres sociétés du Moyen-Orient, elle présente néanmoins quelques spécificités.
- 4 Mentionnons néanmoins ici le Projet du Sud-Est anatolien (GAP) progressivement mis en place dans le (...)
18L’abandon progressif des campagnes a en grande partie résulté de l’action, parfois même de l’inaction, d’acteurs extérieurs, notamment les États. En effet, l’État n’a pas été étranger au processus d’urbanisation et de sédentarisation dans cette région du monde, et ce depuis la première heure. Face aux résistances armées nées dans les zones rurales du pays, le gouvernement turc a, dans les années 1930, mené diverses campagnes d’anéantissement et d’installation forcée, dans l’ouest de la Turquie, de dizaines de milliers de Kurdes ayant participé aux révoltes ou susceptibles de le faire. Les zones rurales kurdes ont été doublement punies par le choix politique du gouvernement turc de ne pas investir dans le développement économique du Sud-Est anatolien. Ainsi ces régions sont restées largement sous-développées et sous-industrialisées par rapport au reste du pays, ce qui est le cas aujourd’hui encore4 [Yalçin-Heckman 1991 ; Pérouse 2002].
19Dans la Syrie mandataire (1920-1946), les autorités françaises ont encouragé la sédentarisation des Kurdes de la haute Djézireh et la création d’une strate kurde urbanisée. En deux décennies, la Djézireh syrienne a connu un important développement grâce à la mise en valeur d’une zone constituée jusque-là de steppes [Velud 1991]. Toutefois la politique foncière de la puissance mandataire a largement favorisé les grands propriétaires terriens au détriment des paysans. L’article de Jordi Tejel Gorgas s’intéresse à la pluralité des dynamiques et des acteurs de la transformation du tissu géographique, démographique et social de la haute Djézireh. L’auteur montre que, traversant les espaces ruraux et urbains, ces dynamiques ont façonné une identité territoriale spécifique et en ont marqué l’évolution politique. En Irak et en Iran, les régions kurdes sont restées étrangères à la croissance économique enregistrée dans d’autres régions de ces pays.
20Faute d’autres ressources, le rôle de l’État en tant que distributeur des biens économiques revêtait une grande importance. En Turquie et en Irak, les salaires des fonctionnaires allaient donner naissance à une classe moyenne kurde. L’installation de Kurdes dans les villes occidentales de Turquie a également donné naissance à une bourgeoisie bien intégrée dans le système économique.
21L’exode rural, qui se doublait d’une amélioration de la qualité de vie, a entraîné une croissance de la population urbaine et l’apparition d’une nouvelle intelligentsia. Les années 1960 ont vu la contestation kurde se renouveler à la faveur d’une série de demandes provenant des strates urbanisées. Si ces demandes portaient d’abord sur des questions socioéconomiques et démocratiques, dans les années 1970, les populations kurdes y ont progressivement intégré le registre identitaire [Bozarslan 1997], en particulier en Turquie et en Iran.
- 5 Sur l’Anfal et les déplacements de populations, voir Middle East Watch, Génocide en Irak. La campag (...)
22Ce renouveau des contestations kurdes a conduit les régimes politiques de la région à prendre comme cibles les zones rurales kurdes, lesquelles continuaient à alimenter les mouvements armés. Ainsi, au cours des années 1980-1990, dans les régions kurdes d’Irak et de Turquie, des milliers de villages et de hameaux ont été détruits. Des récoltes entières ont été brûlées, et les armées turque et irakienne ont laissé derrière elles des milliers de mines antipersonnelles, interdisant ainsi toute mise en valeur des terres. En Irak, Saddam Hussein a expulsé des milliers de Kurdes des environs de Kirkouk, Khanaqin et Kifri. L’opération Anfal des années 1980 et l’utilisation d’armes chimiques contre les civils ont été le point culminant de cette politique d’anéantissement5. En Syrie, le régime baasiste a, entre 1973 et 1976, procédé à une campagne d’arabisation forcée de la haute Djézireh en s’appropriant les terres de milliers de paysans kurdes. Ces terres ont par la suite été distribuées aux colons arabes expropriés à leur tour de leurs terres pour construire un barrage dans la région de Raqqa [Meyer 1990]. Détruire et transformer les campagnes par la violence est devenu, pour les États, une façon de gérer la question kurde.
23Joost Jongerden, traitant de la destruction des campagnes kurdes en Turquie dans les années 1990, et Eva Savelsberg, Siamend Hajo et Irene Dulz, traitant, eux, de la population kurde yézidie en Irak, montrent les uns et les autres que la destruction de l’environnement rural, au profit souvent d’un nouvel environnement, de « villes collectives » par exemple, est emblématique des tactiques militaires et des politiques sécuritaires des États.
24Ces politiques ont renforcé l’exode rural. Dans les régions kurdes de Turquie et d’Irak, la population est désormais majoritairement jeune et urbaine. Toutefois ces migrations ont aussi alimenté la croissance des villes d’autres régions de Turquie, d’Iran, d’Irak et de Syrie.
25À partir d’un travail critique sur les migrations kurdes à Istanbul, Jean-François Pérouse invite à écarter les paradigmes participant à l’essentialisation et à la stigmatisation d’une population kurde considérée comme pauvre, rurale et source d’insécurité. Il invite également à tenir compte de la diversité des migrations, parfois anciennes et de plus en plus le fait des populations urbaines, et à prendre en considération les circulations incessantes entre la métropole et les lieux d’origine. La contribution de Paulo Pinto sur les confréries soufies d’origine rurale en contexte migratoire syrien illustre particulièrement bien ces échanges continus entre les milieux ruraux et urbains.
26La destruction de l’espace rural a donné lieu à de nouvelles formes d’habitat – qu’il s’agisse des « villages-centres » ou des « villages-villes » en Turquie [Jongerden 2007] ou des « villes collectives » en Irak –, brouillant plus encore les frontières de l’urbain et du rural, comme le soulignent Eva Savelsberg, Siamend Hajo et Irene Dulz ainsi qu’Andrea Fischer-Tahir. Ces nouveaux types d’habitat et cette nouvelle organisation spatiale sont autant d’objets qui permettent d’appréhender les frontières entre espace urbain et espace rural, en général, et les transformations de la société kurde, en particulier.
27Pour ce qui est de l’agriculture, les résultats de ces politiques coercitives sont éloquents. Au Kurdistan irakien, région de facto autonome depuis 1991, l’agriculture n’est plus la première source de richesse. Le pétrole et le secteur tertiaire dominent l’économie d’une région devenue largement dépendante des produits alimentaires des pays voisins. En Turquie et en Syrie, la mécanisation a accéléré l’exode rural et modifié les pratiques agricoles. Pour reprendre les termes d’Andrea Fischer-Tahir, l’imaginaire kurde reste fortement partagé entre « idylle rurale » et urbanité, « marqueur de développement ». L’auteure souligne que les représentations, qu’elles soient technocratiques, politiques ou académiques, contribuent à la « périphérisation » des zones situées hors des anciens grands centres urbains.
28Pourtant le sort de la campagne kurde n’est pas décidé. De plus en plus de voix s’élèvent pour demander aux autorités kurdes du Nord irakien de mettre en valeur les zones rurales et l’agriculture autochtone, ce que Yann Walliser rapporte dans sa contribution. Certains groupes, comme les Yézidis du Kurdistan irakien, résistent pour des raisons économiques et religieuses, refusant de migrer vers les grandes villes de la région. D’autres, en Turquie et en Irak, réinvestissent leurs villages, de manière temporaire ou permanente. De nouvelles formes de migration touchent désormais l’espace rural – on pense aux travailleurs saisonniers en Turquie –, transformant elles aussi l’espace des relations entre urbanité et ruralité.
29Par ailleurs, l’espace rural et montagnard se maintient, grâce à des processus de réinvention, au cœur de l’identité et de l’imaginaire national kurde. Par exemple, ne pas souscrire aux projets de construction de barrages sur le Tigre (à Hasankeyf, en particulier) ou dans la vallée du Munzur (région de Dersim-Tunceli) devient une nouvelle forme de résistance politique. L’importation d’un registre écologique permet de redéfinir les identités ainsi que les termes de la contestation [Le Ray 2005].
30Les contributions rassemblées dans ce numéro proposent de revisiter la question kurde, à partir de trois entrées principales : la ruralité, l’urbanité et la violence. Pour autant, ce volume ne se veut pas encyclopédique : il a davantage pour objectif d’ouvrir le débat.
31En partant de son terrain d’étude situé en Turquie, Benoît Fliche compare les « zones de paix » et les « zones de guerre », articulant ainsi différents niveaux scopiques et interrogeant l’imbrication entre violence de proximité et violence politique. Selon lui, une grille d’analyse qui tiendrait compte du facteur générationnel serait plus pertinente pour étudier l’escalade de la violence politique que connaît la Turquie depuis les années 1970 que ne l’est la prise en compte des seuls facteurs idéologiques et/ou ethniques. En cela il rejoint Jean-François Pérouse, qui propose de « désethniciser » la recherche.
32Outre qu’elle documente un espace géographique et social en constante mutation, une recherche centrée sur le monde rural révèle combien les questions politiques sont liées aux questions socioéconomiques. Ce numéro consacré au monde rural kurde permettra peut-être d’ouvrir de nouvelles perspectives d’investigation.