1La construction du pont de normandie (inauguré en 1995) et le développement portuaire du havre (au début des années 1970) dû au projet d’extension industrielle baptisé « Port 2000 » ont accéléré les modifications morphologiques de l’estuaire de la Seine. Les experts, associations naturalistes, gestionnaires et scientifiques parlent davantage de fleuve tuyau, soumis au régime des marées et à différents degrés de salinité, que d’estuaire.
2Entre 1995 et 2000, la partie aval de la Seine a fait l’objet de nombreux débats concernant son devenir. L’essentiel du questionnement a porté sur l’impact de l’homme sur le milieu naturel estuarien et sur les formes de réparation à consentir [Lecoquierre 1998]. Dans le cadre des discussions publiques qui ont eu lieu autour du projet « Port 2000 » (1997-2002), le Conseil général du Calvados a tiré un signal d’alarme à propos de l’envasement massif des plages du littoral et de la dégradation de l’industrie touristique locale. Plusieurs expertises sont alors entreprises, prolongées par des travaux en sédimentologie et hydrodynamique centrés sur le déplacement du bouchon vaseux, la diminution des surfaces des vasières dans l’estuaire, la préservation des marais et des zones humides et le suivi des sédiments en suspension dans l’eau. L’alerte d’envasement confond, dans sa problématique, zones naturelles spécifiques, données historiographiques d’aménagement du littoral et expansion industrialo-portuaire. Pourtant, si pour les élus du Calvados et les scientifiques spécialistes de l’estuaire de la Seine il y a bien risque d’invasion, pour les touristes ordinaires et usagers des plages il ne se passe rien.
3Les anciens découpages administratifs et lieux-dits du littoral normand portent encore l’empreinte de la vase. Désormais jumelée avec Honneur, la commune de Vasouy est enfermée entre l’estuaire de la Seine et le marais de Pennedepie. Aux XIVe et XVe siècles, la communauté cistercienne aménage le paysage hydrologique du bassin de la Seine. Nombre de marais et zones humides sont asséchés à des fins agricoles. La route des abbayes qui longe le fleuve en aval témoigne de l’emprise de la religion sur la nature à une époque où vasières et marais étaient considérés par les commentateurs et illustrateurs de la Bible comme une manifestation terrestre des enfers [Bata et al. eds. 2002 ; Burnouf et Leveau 2004].
4Pour l’auteur de la Divine Comédie, la vase et les zones humides sont des objets exemplaires du châtiment des damnés : les avares et les prodigues sont immergés dans la vase, les mélancoliques ensevelis sous la boue. Toute la géographie des enfers est vaseuse ou marécageuse. On accède au 1er royaume, où les indifférents et les lâches sont tourmentés par les vers, les mouches et les guêpes, pour aller progressivement vers le 9e cercle, où les traîtres sont condamnés au marais glacé de Cocyte.
5L’unité romantique française qui touche les principaux écrivains de la Seine puise une partie de son inspiration chez les esprits persécutés que sont Homère, Dante, Milton, Camoens et Byron [Bénichou 2004]. Au VIe siècle, le Marais-vernier, ancien méandre situé sur la rive gauche de l’estuaire de la Seine, puis Sainte-Opportune, accueillant, au Moyen Âge, le plus grand étang naturel de Haute-Normandie, disent l’imprégnation symbolique des marais de l’estuaire. Ces images seront renforcées par la grande campagne d’assainissement entreprise par le médecin Le Prieur en 1832. La voyze normande comme le wasier breton attestent l’enracinement étymologique du phénomène. Une théologie combinant la matière, le peuple et la nature est à l’œuvre chez Victor Hugo, Michelet et Charles Nodier. Elle se prolonge dans les écrits champêtres d’écrivains familiers de la Seine comme Flaubert, Maupassant et Barbey d’Aurevilly. Les fées et démons du terroir surgissant des marais et des bords vaseux des fleuves racontent une histoire nouvelle de l’enfer et du paradis. Si les marais et vasières relèvent d’une représentation diabolique, la vase se range davantage du côté de la vie et de l’engendrement. Dans ce contexte normand, au caractère maléfique et dégoûtant des eaux stagnantes on oppose une matrice de vie.
6Charles Nodier distingue l’immobilisme des marais de la dynamique des vases et de l’estran. Sous sa plume on devine une connaissance des mécanismes d’eutrophisation et de comblement naturel de l’estuaire. Cette science de la nature est confondue avec l’impact psychologique que la Seine produit sur les hommes. L’écrivain initiateur du préromantisme publie en 1836 La Seine et ses bords. Dans la zone géographique où a migré aujourd’hui le bouchon vaseux, Nodier fait prévaloir une esthétique des ruines, où la puissance de la nature le cède à la désolation :
Cette presqu’île n’offre plus maintenant qu’une plaine marécageuse, presque à demi convertie en tourbière, et indigne d’être mentionnée si elle ne possédait les ruines de la magnifique abbaye de Jumièges [2005 : 76].
7Nodier note que les vestiges religieux et les propriétés foncières ou agricoles n’ont pu domestiquer le fleuve en sa partie aval. À mi-chemin entre Rouen et Le Havre, la Seine et ses berges sont soumis aux marées, et ce de façon spectaculaire. À la vitesse d’un cheval au galop, la marée génère une vague qui engloutit tout sur son passage, ce qui confirme que la nature règne sur l’estuaire. Ce « mugissement » qui travaille les coteaux bordant la Seine sensibilise les populations locales. L’écume, la brume, les vagues, le courant, la marée, les plages et l’eau saline traduisent ce monde des ports de fond de vallée dont la vie fourmille encore dans le premier XIXe siècle. La vallée de Saint-Wandrille retient l’attention du voyageur, où les îles tantôt englouties par les eaux ressurgissent du passé comme par magie. Comme le rappelle Nodier :
[À Caudebec on trouve] l’ermitage de Notre-Dame-de-Barre-y-Va, dont les murs sont surchargés de ces tableaux que le pilote a voués à la Vierge dans le fort de la tempête [2005 : 79].
8Entre Caudebec-en-Caux et Villequier, on assiste au déferlement du mascaret. La vague puissante venant de la mer et remontant le fleuve jusqu’à Rouen est un motif de déplacement pour les Parisiens et les Normands. on y voit, jusqu’au début des années 1960, les spectateurs ébahis prendre la lame et se retrouver plaqués au sol sur le chemin de halage. Les plus malheureux sont aspirés et tombent à l’eau. Il est courant que, lors des fortes marées, les riverains trouvent du poisson dans leurs champs.
9Pour Nodier, cependant, cette agitation du fleuve vivant renvoie à une spiritualisation de la matière. La marée agite souterrainement les vases, les sédiments et les sables, provoquant, chez les hommes de la Seine, une terreur divine ou un délicieux effroi. Entre Quillebeuf et Caudebec, la manifestation visible du flux de matière drainée par le fleuve décide de l’attribution des zones agricoles et de la fragilité des œuvres culturelles. La barre participe à la fabrique du monde des marais :
Dans sa course, le phénomène dévastateur dégrade le rivage, enlève tout ce qu’il rencontre, et porte au loin sur les terres basses un gravier et un limon stériles ; il a successivement détruit les digues les mieux cimentées qu’on avait essayé de lui opposer. À l’extrémité de l’immense plaine marécageuse qui entoure Quillebeuf, et qu’on a plusieurs fois tenté vainement de dessécher, le fleuve baigne le village du Marais- Vernier [Nodier 2005 : 81].
10Cette matière créatrice qu’est la vase explique pour partie la quête de Nodier cherchant à percer les mystères du peuple et de la nature. Les alluvions déposées par le fleuve forment, à l’embouchure, des bancs et des prairies humides. Ce génie primitif explique, selon l’écrivain, la théologie ordinaire des Normands :
À l’embouchure de la Rille, les alluvions successives du fleuve ont formé un immense herbage, connu sous le nom du Banc-du-Nord. Cette propriété, qui a compté jusqu’à une lieue de diamètre, est réduite à présent à moins du dixième de sa grandeur primitive : la Seine s’est lassée de fuir ses bords, et chaque jour elle reprend ce qu’elle avait abandonné. Derrière le Banc-du-Nord s’étendent les prairies et les marais de Conteville [... ] Ce village n’a d’autre importance que d’être devenu, depuis 1812, par le déplacement des vases, la posée des navires qui descendaient au Havre ou, se dirigeant vers Rouen, viennent attendre là des vents favorables ou les marées de Syzygie [ibid. : 81-83].
11Il est frappant de constater que la description la plus érudite de la partie aval de la Seine soit à mettre au crédit d’une théosophie de la nature. La fréquentation, par Nodier, des milieux illuministes conforte sa science du fleuve et de l’estuaire, « qui voit dans la mythologie comme dans la Bible une série d’allégories agraires » [Viatte 1979 : 152].
12En 1846, Victor Hugo dépeint les turbulences de l’estuaire comme suit :
Les courants de la Manche s’appuient sur la grande falaise de Normandie, la battent, la minent, la dégradent perpétuellement ; cette colossale démolition tombe dans le flot, le flot s’en empare et l’emporte ; le courant de l’Océan longe la côte en charriant cette énorme quantité de matières, toute la ruine de la falaise [...]. Arrivé au cap de la Hève, le courant rencontre, quoi ? la Seine qui débouche dans la mer. Voilà deux forces en présence, le fleuve qui descend, la mer qui passe et qui monte. Comment ces deux forces vont-elles se comporter ? Une lutte s’engage ; la première chose que font ces deux courants qui luttent, c’est de déposer les fardeaux qu’ils apportent ; le fleuve dépose ses alluvions, le courant dépose les ruines de la côte [cité par Chirol 1985 : 169].
13Dans le contexte romantique, les images de Victor Hugo montrent comment la boue et la vase constituent l’humus où se nichent le peuple et les gens de peu. Dans son roman Quatre-vingt-treize, la fange sociale que symbolise la terre ignoble est la source de la Révolution française. Michelet, quant à lui, souligne l’importance des mares et zones humides du bocage normand, tout comme il décrit ce « monde en démolition » qu’est le rivage de Haute-Normandie, où l’érosion des falaises et le languissement stérile des côtes sont remarquables [1886]. Pour l’historien, la mer infinie, que l’on trouve au-delà des côtes et que l’on devine dans le sang des Terra Neuva, est génératrice de vie dans ses noces avec la terre. Au-delà du « pouls » que constitue le régime des eaux et du ciel, il insiste, lui aussi, sur la matière en suspension dans l’eau et à la surface (mucus de la mer), et notamment sur celle qui s’apparente à des sédiments vaseux, qu’il considère comme une infinité d’atomes vivants. Racontant son passage au Mont Saint-Michel, il dit cette « équivoque » que représentent les zones sableuses et vaseuses, où, derrière la magie du paysage, se cache un abîme ensevelissant.
14En 1847, Flaubert descend la Seine jusqu’à la mer et raconte la société balnéaire qui se déverse sur le littoral du Calvados. Les promenades nocturnes lui permettent d’échapper à la bonne société, qui a métamorphosé les villages de pêcheurs en société maniérée de loisirs. Grâce à ses excursions hors des sentiers battus, Flaubert livre une description positive du littoral vaseux, tour à tour miroir de lumière ou lieu regorgeant de vie. Les zones humides sont un témoignage de résistance à l’envahissement touristique résultant de la vogue des bains de mer et des casinos. Dans La Légende de Saint Julien l’Hospitalier (1877), Flaubert rappelle l’attribut évangélique de la vase dans laquelle s’enfonce le terrible guerrier en compagnie des lépreux [1973]. Les zones humides ont un caractère sacré qu’illustrent l’omniprésence des abbayes des bords de Seine et les tentatives de conversion à la foi de Madame Bovary. À l’aval et à l’embouchure du fleuve les marais offrent aux chasseurs et aux pêcheurs un espace de loisir. À la différence des touristes endimanchés qui fréquentent le littoral, le terroir résonne en eux. N’oublions pas que Victor Hugo, lui-même, a été frappé au plus profond de son être par la noyade de sa fille Léopoldine enterrée à Villequier.
15Au XIXe siècle, la terre humide, à la fois source de vie et lieu d’ensevelissement, reste vivace pour les habitants de l’estuaire de la Seine. Nous retrouvons là la dimension féminine du marécage et de la zone humide soulignée par J.-J. Bachofen [1996]. Ces lieux sont chacun une déclinaison de la terre mère, qui traduit le pouvoir mystique du féminin. L’œuvre de Maupassant s’inscrit dans cette filiation, où les salons littéraires et artistiques, les loisirs bourgeois de la chasse et du canotage montrent une distance entre la Normandie et Paris. Pour lui, les touristes ne comprennent guère la profondeur magique de la nature. Dans La légende du Mont Saint-Michel (1882), il oppose les terres sableuses infertiles du saint aux terres grasses et humides d’un terroir gagné sur l’eau et administré par le diable. Le terroir de l’eau de la Seine lui rappelle une Vénus rustique alors que sa pièce intitulée Au bord de l’eau (1876) évoque les amours d’une lavandière, où l’humidité des lieux renvoie à l’engendrement féminin [2004]. L’écrivain se remémore les plaisirs du bord de l’eau qui consistent à « faire le rapin » lors de parties de chasse et de pêche à pied. Voilà qui contraste avec le canotage élégant des Parisiens. D’ailleurs le littoral développe un canotage sportif plus que des rendez-vous amoureux sur l’eau, comme, en 1858, en témoignent A. Karr et L. Gatayes [1991].
16Le XIXe siècle est le siècle des marais pour les peintres romantiques. L’École de Barbizon en a fait un de ses thèmes privilégiés. Dans La Seine à Bezons (1851), La Vanne d’Optevoz (1859) ou Bords de l’Oise (1873), Charles Daubigny fait de la vase un élément important du paysage. Il sera suivi dans cette démarche par son élève, Antoine Guillemet, qui illustre à plusieurs reprises le littoral de la Côte fleurie et l’envasement de Villerville. Sur ses toiles, la marée basse, dévoilant des eaux noires, est à la fois nourricière et vecteur de lumière.
17Si la zone vaseuse traduit un mouvement de retour à la campagne et prédispose à la vogue du plein air, il semble que le motif s’efface à la fin du XIXe siècle chez les impressionnistes, qui figent sur la toile le loisir nautique des bords de Seine et des plages de l’estuaire. Les œuvres d’Eugène Boudin sur le marais de Deauville, ses scènes de pêche à pied sur la Côte fleurie contrastent avec ses représentations des bains de mer [Manœuvre 1991]. Comment expliquer dès lors que la vase disparaisse ? Pour Bachelard [1947], l’esthétisation des matières molles passe, au cours du XIXe siècle, par la mise en valeur de la faune et de la flore qui en sont issues. L’analyse de la peinture de Claude Monet se révèle ici d’une aide précieuse. Les Nymphéas qui l’obsèdent indiquent de façon métaphorique que les fleurs naissent de la boue ou de la vase.
18Ce n’est donc pas un dégoût du marécage qui explique cet effacement pictural mais plutôt une volonté de saisir l’éclosion de la vie tout en s’opposant au dictat de Napoléon III. Sa politique de construction de canaux et d’ouvrages en vue d’assécher marais et vasières (Landes, Marais poitevin, Seine) est emblématique des fastes de la haute société qui s’affiche dans les stations balnéaires. Le duc de Morny, demi-frère de l’empereur, entreprend, dès 1860, un drainage des ruisseaux, un assèchement des marais et un arasement des dunes pour bâtir la station de Deauville [Hébert 2004]. Dans le même temps, Napoléon III impose une peinture monumentale aux artistes prenant pour motifs le percement du canal de Suez et les conquêtes coloniales d’Orient.
19Pour le groupe des impressionnistes, effacer les traces d’anthropisation dans le paysage c’est aussi s’émanciper de cette politique culturelle. Le jardin d’eau construit par Monet à Giverny vise le même objectif : le rendu d’une profusion végétale [Martinez 2009]. Monet puise son inspiration dans la mythologie des crues du Nil, figuration du déluge transformant les temples de Thèbes en marécages. Un grand lotus poussant de ces eaux originelles donna naissance au soleil. D’où l’obsession de Monet :
La nymphéa est la vulve du monde.
20Cette métamorphose de la matière (de la vase au végétal) éloigne le peintre de ses confrères encore adeptes du sublime se dévoilant dans les dépôts de sédiments de l’estuaire. En outre, la marche en avant des sports et des loisirs s’accompagne d’un traitement paysager des sites et des lieux. Le canotage, les bains, la régate, le déjeuner sur l’herbe, la guinguette ou la promenade au bord de l’eau focalisent les regards sur les expériences corporelles et les sensations physiques. La célèbre Grenouillère dit métaphoriquement que ce sont des batraciens d’une autre nature qui s’ébrouent désormais sur les berges et dans les eaux du fleuve [Noël et Hournon 2004].
21En 1828, le Muséum d’histoire naturelle de Rouen ouvre ses portes. Son conservateur, Félix Archimède Pouchet, entreprend les premiers inventaires botaniques et zoologiques de l’estuaire, qui restent incomplets et épars. Son successeur, Georges Pennetier, inaugure une nouvelle forme de présentation, les dioramas, qui mettent en scène les espèces dans leur milieu naturel. Si les collections restent largement tournées vers l’Europe et le colonialisme, Pennetier s’affirme comme un grand connaisseur de l’estuaire.
22C’est à cette époque que paraît le bulletin des Actes du Muséum, qui fait une large place à l’ornithologie, aux mares et aux clos-masures. Pennetier publiera ainsi en 1898 une Ornithologie de la Seine inférieure. Ce qui intéresse ce médecin, investi dans une politique hygiéniste, c’est de percer les mystères de la vie. De ce point de vue, les zones humides ont une grande importance. Dans L’origine de la vie [1868], il affirme la primauté de la matière organique comme génératrice du vivant mais, aussi et surtout, comme organiciste. Derrière l’analyse scientifique on retrouve l’influence romantique.
23Le deuxième tiers du XIXe siècle voit les sociétés savantes normandes s’intéresser plus aux processus géologiques qu’aux inventaires naturalistes. Il faudra attendre l’arrivée de Robert Régnier (conservateur entre 1924 et 1965) pour que soit créée « la salle de Normandie », se voulant une leçon vivante d’écologie régionale. Les prêts de livres et les leçons données aux écoles font les grandes heures du Muséum d’histoire naturelle. Il faut dire que la Seine n’est pas encore totalement aménagée et que la connaissance scientifique trouve un écho particulier auprès des habitants et des professionnels du fleuve et de son estuaire. La pêche, la chasse, les vocations naturalistes, mais aussi les bacs et passages d’eau trouvent des réponses à leurs interrogations vernaculaires.
24Au Havre, le Muséum d’histoire naturelle ouvre ses portes en 1881. Son conservateur, Charles-Alexandre Lesueur, est un voyageur célèbre. À cette époque on assiste à un changement rapide et ininterrompu de l’estuaire : agrandissement du port du Havre et développement de l’industrialisation. Ces activités humaines ont pour effet d’éroder les falaises, mais aussi d’ensabler les ports et de désensabler certaines plages. La construction des industries portuaires et des digues modifie l’impact des marées et des courants sur le trait de côte, ce qui appelle d’urgence l’implantation d’épis sur le littoral. L’observation d’une telle dynamique pousse ce conservateur à se lancer dans des études géologiques en lien avec sa passion pour le cap de la Hève ou pour la plage de Sainte-Adresse.
25Les successeurs de Lesueur apprécieront les effets de cette anthropisation sur l’estuaire. Ainsi, en 1885, Gustave Lennier publiera une somme intitulée L’estuaire de la Seine. Enrichi d’un atlas, l’ouvrage rend compte de vingt années d’observation. Après une analyse géologique et topographique, l’auteur accorde la plus grande attention aux phénomènes d’érosion et aux mouvements des sables et des alluvions (vaseux et tourbeux). Le scientifique constate – cartes anciennes et relevés de navigation à l’appui – le comblement des ports et des baies auquel les travaux de chenalisation et d’endiguement ne sont guère étrangers. Il est le premier à indiquer la mise en péril d’un écosystème, dont l’envasement est un symptôme révélateur.
26Les années 1970 sont celles d’une anthropisation désastreuse de l’écosystème. La prise de conscience est liée à une pollution visible des eaux (mousses, nappes, poissons morts) et à la mise en place de compensations. Cette décennie voit la thématique des zones humides et de l’hydro-sédimentologie monter en puissance (convention RAMSAR, 1971-1986). Le territoire de l’estuaire connaît un renouveau avec la création, en 1974, du Parc naturel régional des Boucles de la Seine normande (PNRBSN) et avec la création, en 1984, d’une zone d’intérêt communautaire pour les oiseaux (à l’origine de la Réserve naturelle de l’estuaire de la Seine, fondée en 1997).
27À la fin des années 1980, une nouvelle équipe gravite autour du Muséum de Rouen, composée d’un des initiateurs de la problématique hydro-sédimentaire à l’Université de Rouen, du directeur de l’AREHN, du principal conseiller scientifique du PNRBSN et du fondateur du Centre de documentation sur les milieux naturels. En 1990, un projet de rapprochement du Muséum et du Jardin des Plantes n’est pas loin d’aboutir. On pense sérieusement à développer une muséographie de l’estuaire. Même si le projet avorte, les chercheurs présents dans ce contexte conservent une responsabilité scientifique auprès de la plupart des cellules qui suivent l’évolution de l’embouchure du fleuve. On a d’ailleurs conscience que la vase et les zones humides restent intimement liées à la mémoire du pays, aux métiers et aux usages traditionnels associés au fleuve. Ce groupe est aujourd’hui considéré comme la référence scientifique pour ce qui est de l’estuaire de la Seine et a été sollicité dans le cadre de scenarios d’envasement du littoral du Calvados. Il n’est pas étranger à l’élaboration du programme de recherche « Seine-Aval » et, notamment, aux thématiques privilégiées par le Groupement d’intérêt public.
28L’envasement est un phénomène qui concerne au premier chef les techniciens et aménageurs de l’estuaire, aujourd’hui regroupés dans différentes instances : programme « Seine Aval », cellule de suivi du littoral haut-normand, Maison de l’estuaire de la Seine, Grenelle de l’estuaire, Conservatoire du littoral...
29Depuis les années 1960, la Seine et son estuaire font l’objet d’une surveillance accrue. Depuis le XIXe siècle jusqu’aux années 1950, la Seine a été un égout à ciel ouvert qui recueillait les déchets liés aux activités des Parisiens. L’image du marécage où se rencontrent les boues et les eaux usées marquera durablement les mémoires. Sur la partie qui s’étend de Poses au Havre, la chaleur de l’été 1955 couplée au bas débit du fleuve a engendré une forte mortalité des poissons. L’hécatombe a été relayée par la Fédération de pêche de Seine-Maritime, qui a porté plainte auprès des Ponts et Chaussées. L’émotion collective suscitée par l’incident a déclenché les premières campagnes systématiques d’analyse de la qualité de l’eau. Outre l’oxygène dissous, la température et la salinité de l’eau, ces premières campagnes s’intéressent à la quantité de matières solides en suspension. Dans les années 1980, ce sont 22 stations de mesure qui apprécient chaque année les « quelque 300 000 à 600 000 tonnes de matières solides » qui « transitent en basse Seine et vont enrichir en limons les vasières de l’estuaire où elles constituent un milieu nutritif pour de nombreux oiseaux migrateurs ou sédentaires. Elles se déposent aussi dans le chenal de navigation où il faut les draguer pour maintenir l’accès à Rouen ».
30La perspective historique insiste sur le climat et, notamment, sur le caractère humide de la vallée de la Seine, qui en fait un paradis constamment renouvelé. Les sédiments vaseux participent pleinement de cette cosmogonie édénique.
31Cela fait bien longtemps que le déplacement du bouchon vaseux associé à la réduction de la surface des vasières et aux aménagements côtiers et fluviaux préoccupe les scientifiques. Ces derniers tentent d’en informer les collectivités territoriales et les élus locaux. Pour l’hydrogéologue, l’hyperindustrialisation de l’estuaire avec l’extension de « Port 2000 » a conduit au réveil de lieux déjà envasés, comme Vasouy, Pennedepie, Honfleur et Villerville. Cependant la déprise agricole touchant les zones humides a contribué à la surreprésentation d’une vision savante et technocratique de l’estuaire. Pour l’hydrogéologue, « un estuaire, c’est une station d’épuration ». C’est-à-dire que la vase joue un rôle d’absorption des contaminants déversés dans le fleuve (bactéries, biphényles polychlorés, hydrocarbures aromatiques polycycliques, produits pharmaceutiques...). La vase permet aux contaminants de se fixer sur la faune estuarienne, qui joue alors son rôle de grand nettoyeur. Les moules, les Saint-Jacques, autres coquillages et poissons sont des « amplificateurs de concentration » et disent le malaise et les inquiétudes des scientifiques.
32L’alerte lancée a une double signification.
33Premièrement, le déplacement du bouchon vaseux dans l’estuaire conduit à une défiguration du paysage balnéaire, avec des risques réels : blessure des chevaux de course, comblement de l’estuaire, dégradation de l’industrie touristique, sensation de s’enfoncer dans le sable, impact sur les zones de pêche. Le problème est d’autant plus crucial que, si on sait traiter l’ensablement et le désensablement, il n’y a guère de solution miracle face à la vase. Comme l’affirment ces sédimentologues : « on peut draguer la vase mais cela reste un déchet intraitable ! »
34Le phénomène ne peut que s’amplifier à l’avenir en raison des projets de développement économique de l’estuaire. « Port Jérôme » et « Port 2000 » ont eu pour effet de réduire et déstabiliser les vasières. La vase, ne pouvant plus se fixer, va finir sur les plages par le jeu des courants et des marées, et ce du fait qu’il n’y a plus de vase dans l’estuaire à cause de l’effacement des zones de marais. La matière vaseuse s’accumule alors dans le fleuve et risque de venir s’échouer sur le sable du littoral.
35Deuxièmement, les préleveurs du milieu (chasseurs, pêcheurs, jardiniers) et les sportifs risquent d’être contaminés par la chaîne trophique. La consommation de poissons et de coquillages fait aujourd’hui l’objet d’enquêtes épidémiologiques. Chaque commune en bordure de Seine possède un jardin collectif, nourrissant en moyenne 350 personnes. Régulièrement, on parle de commerce clandestin d’anguilles. La zone reliant Elbeuf à Tancarville est fréquentée par quelque 4 500 sportifs nautiques. Les plages du Calvados font partie du patrimoine touristique français et européen. Leur population est multipliée par 10 en période estivale.
36Si les vasières restent, pour les chercheurs, une matrice de vie, leur éclatement menace la santé publique. La mesure du stress des organismes filtreurs est particulièrement inquiétante : on voit même des poissons de l’estuaire changer de sexe. Ces « angoisses vaseuses » sont accentuées par l’insouciance de la société civile, qui continue à organiser des triathlons dans la Seine en dépit des bilans alarmants de l’Agence de l’eau, à prélever des poissons à proximité des stations d’épuration, à arroser les potagers avec l’eau de l’estuaire, à se baigner ou à consommer les coquillages du littoral.
37La « descente du système vaseux vers l’aval » fait place à une petite cosmogonie de l’invasion. La prolifération de métaux, de substances chimiques et microbiologiques est une véritable prédation. Cet inventaire n’est pas sans rappeler celui que proposait déjà en son temps le théosophe Baader :
Dans les trois règnes de la nature matérielle, écrit Baader en 1841, s’est introduite une nature apocryphe : celle des cryptogrammes, infusoires, insectes ; il y a même des métaux prédateurs [cité par Faivre 1996 : 41].
38Comme le signale A. Faivre, l’erreur de nombre de commentateurs de Baader est d’avoir confondu cette nature apocryphe avec « l’autre nature ». La distinction entre « nature » et « matière » est pourtant ce qui continue aujourd’hui à créer une disjonction des discours relatifs à l’envasement des plages, confondant « construction paysagère » et « processus microphysique ». C’est ce que révèle ce conseiller scientifique du Conservatoire du littoral :
Il y a une image du littoral de la Côte fleurie, avec les belles plages du débarquement. Vous ne pouvez pas enlever cette image-là. Et puis il y a toujours eu les touristes. Les bains de mer, c’est pas des bains de boue, c’est pas des bains de galets : c’est des bains de mer sur du sable.
39Cette confusion amène nos experts à relativiser, sachant qu’en Mer du Nord les populations locales se baignent dans la vase sans que cela ne pose de problème particulier. La vase est exclue de notre idéal de vacances sans que son incidence sur le plan sanitaire soit démontrée. Nos experts s’interrogent sur la provenance de la vase, qui est à craindre si elle vient du Havre et ne l’est pas si elle vient directement du fleuve. Et, face à une telle inconnue, ils préconisent une logique de sanctuarisation et de sacrifice des espaces qui distingue les réserves nutritives des vasières réhabilitées par le génie écologique, d’une part, et les sédiments contaminés par l’industrie, d’autre part.
40À l’occasion des débats publics, chasseurs, pêcheurs, coupeurs de roseaux et associations naturalistes ont su faire entendre leurs voix. Pour diverses associations, l’estuaire est avant tout anthropisé à tout-va : aménagement de la vallée de Rouen, extension de « Port Jérôme », construction du Pont de Normandie, mise en place de « Port 2000 »... Ce sont là les principaux responsables incriminés : « On joue aux apprentis sorciers avec la nature. » La réduction drastique de la surface des vasières, l’assèchement des zones humides et la modification des dynamiques estuariennes sont régulièrement montrés du doigt.
41Le recours à l’arbitrage européen a favorisé une politique de mesures compensatoires. Toutefois, pour les naturalistes, le génie écologique a des limites et il ne remédiera jamais aux dégâts causés à l’estuaire. Les affaires se poursuivent aujourd’hui avec la mise en place des chartes paysagères, le projet de classement des boucles de la Seine au patrimoine mondial de l’UNESCo et le creusement d’un chenal dans la Réserve naturelle de l’estuaire. Une logique technicienne de création de nature, issue des aménageurs, tente de calmer la vision panthéiste des naturalistes. Des emblèmes des zones humides, comme le butor étoilé ou le râle des genêts, symbolisent ces affrontements. L’image d’une vase accumulant les pollutions industrielles et urbaines, et celle de zones vaseuses emportant avec elles un conservatoire de biodiversité, parcourt l’essentiel des brochures d’information. Ce ne sont donc pas directement les plages qui préoccupent ces défenseurs de la nature. De la même manière, le phénomène d’envasement se traduit par le déplacement des zones de pêche, comme le signifie le président du Comité régional des pêches maritimes.
42Dans ce jeu d’acteurs, chacun tente de s’approprier l’estuaire. Ainsi les chasseurs au gibier d’eau – pour partie dockers au Port du Havre – se voient autorisés à pratiquer leur loisir en pleine réserve naturelle, ce qui donne lieu à des confrontations violentes avec des naturalistes et des scientifiques.
43Face à ces groupes de pression, la gouvernance est difficile. Dans les années 2000, la Communauté de communes d’Honfleur dépose plusieurs plaintes contre l’activité industrielle du Havre. Des tuyaux de drague mal positionnés, des aménagements et endiguements trop rapides dus à la pression économique donnent le sentiment d’une avancée irrépressible de l’industrie. L’oubli du « contexte naturel » explique la catastrophe de l’envasement. Derrière l’idée selon laquelle c’est l’homme qui contamine l’homme se déploie tout un imaginaire de dérèglement de l’horloge du monde, qui puise son inspiration dans la littérature romantique, la peinture impressionniste et les mises en scène muséographiques du vivant.
44Selon un employé du Port autonome du Havre, l’activité portuaire est incriminée souvent à tort :
La dynamique du bouchon vaseux est surtout liée à ce qui se situe à l’amont, et à l’amont on ne fait rien [... ] Notre impact sur le bouchon vaseux est nul ou presque.
45Le développement économique du territoire estuarien révèle une transformation irréversible qui conduit à la disparition progressive de l’estuaire naturel. Les fêtes de la nature ou visites pédagogiques, organisées par le Parc naturel régional et la Maison de l’estuaire, n’interpellent que peu de visiteurs (18 000 au total), dont les motivations sont surtout esthétiques et ludiques. Les tentatives de formation et d’éveil au milieu naturel ne touchent qu’un public limité, avant tout attiré par les possibilités de randonnées, les compositions paysagères, les activités sportives et le patrimoine historique. Implanté sur une zone humide à coté de l’abbaye millénaire du Valasse, le Parc écologique EANA, qui a ouvert en 2008, voit ses jardins pédagogiques défigurés par une végétation indigène qui repousse inlassablement. Lui-même est victime de l’envasement et des marées. Quant à sa vocation de formation au développement durable, elle s’efface au profit des spectacles « sons et lumières » évoquant les grandes heures de la Normandie (des Vikings au Débarquement) et au profit des séminaires d’entreprises.
46Si, auprès du grand public, la communication scientifique reste malaisée, des dissonances apparaissent également pour ce qui est des plages et des loisirs. Les interdictions de baignade ou de pêche ne découragent guère les usagers du littoral. Un élu de Quillebeuf et une élue du Havre, qui eux-mêmes bravent régulièrement les interdictions, estiment que les autres exagèrent. Si, pour les scientifiques, le problème majeur est l’envasement, pour les élus et les plagistes, le problème est avant tout d’ordre esthétique et récréatif. Tous sont unanimes : l’eau est « couleur coca-cola », et on fait avec. Les plus préoccupés sont les responsables des plages. Depuis près d’un siècle, le premier souci, c’est la dynamique des sables qui réduit ou accroît la superficie des plages. Une rumeur court selon laquelle du sable serait volé pour prolonger la plage de Deauville au détriment de Blonville-sur-Mer et de Villerssur-Mer. Aussi, pour les élus de ces deux communes, il s’agit de protéger le territoire, à la fois de la mer, des riverains et des anthropisations industrielles. Comme le déclare le responsable des bains de Blonville-sur-Mer :
Si on n’a plus de plage, on n’existe plus [... ] Toute la côte normande n’existe plus [...] La plage c’est notre vitrine.
47Pourtant, l’envasement est rarement évoqué contrairement à la qualité des eaux de baignade, au rejet des eaux usées ou au phénomène d’effacement du trait de côte. Le Conseil municipal de Villers-sur-Mer précise que peu d’informations émanent directement des scientifiques. La connaissance du milieu repose avant tout sur la proximité entre élus et touristes et sur l’histoire locale du lieu. L’archiviste de Deauville nous explique que les stations balnéaires qui bordent la Côte fleurie résultent d’une vaste opération d’assèchement de marais et de zones humides et qu’il est normal de retrouver de la vase de temps à autre.
48À Villerville, des gratte-plage pataugent joyeusement dans la vase pour satisfaire leur passion de la pêche à pied. Du côté du site des Vaches Noires, des formes argileuses flottent à la surface de l’eau près des baigneurs. Des sauveteurs parlent, en connaisseurs, de fonds vaseux où l’on peut glisser et s’enfoncer. Toutefois ces indices restent bien discrets comparés à la place qu’occupe l’aseptisation des plages. Cribleuses, camions de nettoyage et engins de pompage des eaux stagnantes travaillent quotidiennement à ce paysage que l’on veut propre. Les clubs de plage, commerçants, loueurs de vélos et autres offices de tourisme s’emploient à effacer toute trace qui contrevienne à cette image. Un plagiste et un loueur de cabines indiquent aux touristes les circuits leur permettant d’éviter toute rencontre avec la vase. Il y a donc un « faire avec », qui traduit combien les populations locales du bord de mer s’adaptent jour après jour.
49Les touristes ne sont absolument pas sensibles au phénomène d’envasement, ce qui relativise le scénario catastrophe que présentent les experts et les élus. Près de 70 % des personnes rencontrées en juillet 2004 sur les plages de Villers-sur-Mer, Blonville-sur-Mer et Deauville affirment ne pas voir de vase sur la plage ; seuls 3 % en parlent spontanément. Les personnes interrogées ne font aucune différence entre une plage non envasée, comme Deauville, et des plages envasées, comme Villers-sur-Mer et Blonville-sur-Mer. Un tiers des plagistes continueraient à fréquenter les plages même en cas d’envasement massif. L’essentiel des baigneurs ne portent pas d’appréciation négative sur la qualité des plages. Ainsi l’envasement constaté de facto lors des campagnes hydrosédimentaires n’altère en aucun cas le jugement des populations balnéaires.
50Ce constat relève de ce que nous pourrions appeler une esthétique fataliste : le fond marin est turbide, l’eau est coca-cola, le climat est vif, et l’estuaire subit une logique d’aménagement liée à l’essor portuaire et industriel. Les critiques portent davantage sur les déchets humains que sur la présence de vase. En effet, 63 % des personnes interrogées trouvent normale sa présence à marée basse. Et, pour 58 % d’entre elles, le dépôt de vase reste un phénomène naturel qui n’est pas lié à la pollution. on peut parler ici d’une véritable équivoque.
51En revanche, dès que la vase entre dans un scénario d’anthropisation, les opinions s’avèrent plus tranchées. L’inquiétude liée à l’extension de « Port 2000 », aux dégazages intempestifs et aux rejets d’eaux usées inscrit l’élément vaseux dans une logique d’hybridation. Les sacs poubelles, bouteilles en plastique et autres rejets deviennent une agression visuelle. Les mères s’inquiètent de voir leurs enfants jouer sur un sable maculé de matières diverses. Les plaques d’argile à la surface de l’eau et les mousses deviennent ennemies.
52À cette représentation hybride de la vase se superpose une représentation parasitaire. La vase devient alors le véhicule des déchets et contaminants. Association que font plus souvent les résidents que les touristes.
53À cela s’ajoute une variable culturelle : les Hollandais, par exemple, sont beaucoup plus tolérants vis-à-vis de l’envasement des plages que les Normands et les Franciliens. La poldérisation influence clairement l’acceptation d’une nature envahissante.
54À cela s’ajoute un autre paramètre : un racisme ordinaire à l’encontre des banlieusards de la Région parisienne qui viennent envahir un littoral bourgeois. Ce foisonnement populaire est ressenti comme une véritable pollution. Le dispositif de filtrage des populations s’aventurant à Deauville, sur les planches, traduit cette peur du marécage humain ancrée dans l’histoire hygiéniste des loisirs.
55Ainsi l’envasement revêt-il la figure de l’hybridation, du pullulement, du parasite ou de l’intrusion. Il révèle surtout une ligne de partage entre experts et gestionnaires, d’un côté, et usagers ordinaires, de l’autre. Ce que montre aussi notre enquête, c’est la persistance d’un imaginaire social qui continue de s’abreuver aux sources d’une philosophie de la nature, largement influencée par la vague romantique mais aussi par les muséums d’histoire naturelle et les figurations impressionnistes.
56La manière dont se déploie le savoir expert sur l’envasement du littoral normand s’inscrit clairement dans le cadre des natures apocryphes des romantiques. Un fossé se creuse entre la vision qui repose sur le mystère du vivant et la vision qui repose sur une dynamique paysagère. L’entretien des plages, qui exige que l’on efface toute trace de pollution, se fait dans la plus grande discrétion. Si le grand public se désintéresse des bulletins des plages, c’est sans doute par manque de confiance [Simmel 1991].
57Cette étude permet de mieux saisir ce qui se joue dans ce territoire. Le mystère de la vase voit se reconfigurer les petites élites locales. Les experts et gestionnaires habitent rarement l’estuaire et font de l’éducation des populations une profession de foi. Comme dans la sublimation romantique, on joue à se faire peur pour mieux conforter sa position.
58L’opportunisme écologique trouve ici une illustration supplémentaire. L’estuaire de la Seine, et ses constantes modifications, interroge la nature matricielle des proliférations. Cette préoccupation scientifique et sociale révèle en creux une saturation du regard culpabilisant que l’on porte sur l’environnement, qui laisse la place à un réenchantement des imaginaires.