1Dans le cadre du programme « Invabio II », le département de botanique de l’Université de Picardie Jules-Verne a choisi comme objet de réflexion l’invasion de la forêt domaniale de Compiègne par Prunus serotina, un arbre originaire d’Amérique du Nord. Cette essence menace en effet les espèces autochtones par sa vigoureuse prolifération. Ce projet pluridisciplinaire a regroupé écologues, géographes, mathématiciens, sociologues, ethnologues et gestionnaires pour mieux saisir la dynamique invasive de cet arbre en système forestier tempéré [Decocq 2007].
2Parce que notre monde contemporain est le produit d’interactions complexes entre les processus naturels et anthropiques, les sciences humaines sont de plus en plus souvent convoquées dans l’analyse de questions qui, jusque-là, étaient limitées aux sciences biologiques. Parmi elles, l’ethnologie a été sollicitée dans le projet pour comprendre les conditions sociales du développement de l’arbre allochtone en forêt de Compiègne, la façon dont il a été perçu et la façon dont les informations ont circulé auprès du public et auprès des professionnels de la filière « forêt ».
3L’objectif ici est d’étudier la place que les espèces envahissantes et, plus précisément, Prunus serotina, occupe dans l’information relative aux changements écologiques. Ce travail a permis de soulever des questions sur l’usage social qui est fait des données des sciences de la nature concernant les invasions biologiques. Nous verrons comment les acteurs locaux se représentent Prunus serotina avant de questionner plus généralement la représentation de certaines espèces qui semblent devenir des boucs émissaires. Nous chercherons à savoir ce qui fonde l’idée que, face à la prolifération d’une espèce allochtone, il faut tout faire pour l’éradiquer. L’invasion biologique a également été mise en question dans le contexte des mutations profondes qui affectent la forêt. Il s’agit d’apprécier les cadres cognitifs et pratiques dont disposent les forestiers pour agir, dans un univers incertain, face aux changements « globaux ». La forêt est alors envisagée comme une construction mentale permanente, à l’interface de la nature et de la société.
4Dans ce travail – et parce que la définition d’une invasion biologique n’est pas encore unanime bien que vulgarisée [Pascal et al. 2006 : 12] – nous nous appuierons sur la définition donnée par l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) selon laquelle une espèce invasive est une espèce établie dans un nouveau domaine où elle est agent de perturbation et où elle nuit à la diversité biologique. En outre, nous considérons ici, en nous appuyant toujours sur l’UICN, que son origine est anthropique.
5Prunus serotina Ehrh., aussi appelé American black cherry ou cerisier tardif, est de la famille des Rosaceae. Il est originaire d’Amérique du Nord, où il s’étend à l’est d’une région qui va des Grands Lacs jusqu’au Golfe du Mexique [Hough et Forbes 1943]. Il aime les climats humides, frais et tempérés, mais s’adapte à de nombreuses situations écologiques. Son nom vient du fait que sa floraison est très tardive par rapport aux autres espèces du genre, notamment Prunus padus (cerisier à grappes), espèce autochtone dans notre terrain d’étude.
6À Compiègne, il aurait été introduit au XIXe siècle dans le jardin du château, puis dans les jardins privés « à l’anglaise » jouxtant la forêt, d’où il s’est échappé pour la coloniser. L’espèce apparemment domestiquée serait alors (re)devenue sauvage et indomptable, quoique très discrète puisque c’est seulement dans les années 1970-1980 que les forestiers prennent conscience de son extension sur plus du tiers de la superficie de la forêt. Aujourd’hui, il couvre plus de 80 % de celle-ci, certaines placettes étant uniquement composées de Prunus serotina, et il commence à pénétrer les forêts alentour. Il pousse beaucoup plus rapidement que le chêne ou le hêtre, espèces dites « objectif », valorisées par l’ONF et par les forestiers privés. Il représente donc une forte concurrence, les supplantant aisément alors que la piètre qualité de son bois le rend inexploitable.
7Prunus serotina se serait largement installé à Compiègne, dans les années 1960-1980, du fait des méthodes utilisées par l’ONF. Celui-ci aurait pratiqué un travail du sol très agressif, favorable aux espèces qui, comme Prunus, se développent dans les sols perturbés, et aurait pratiqué des coupes à blanc laissant pénétrer la lumière nécessaire aux plantules « dormantes » disséminées dans la forêt depuis son introduction. Ces pratiques anthropiques, en rupture avec un écosystème considéré comme équilibré, sont soupçonnées de créer une situation propice au développement de l’espèce exogène.
8Par sa simple présence, Prunus mettrait en relief des faiblesses de l’écosystème dues à des traitements humains. Il n’est pas le seul dans ce cas puisque d’autres espèces dites invasives, comme la renouée du Japon ou la jussie des marais, témoignent des actions de l’homme sur les espaces concernés. Dans l’ouest de la France, la jussie devient « un révélateur de cette histoire des zones humides lors du siècle passé : abandon des marais par les agriculteurs, aboutissant à la déshérence des espaces, et les acteurs locaux observent leur fermeture par les saules, les roseaux, les ronces... et la jussie. Des évolutions conduisant à la disparition de ces marais, à leur assèchement pour faire des cultures productivistes chargées de nitrates et autres produits de l’agriculture intensive [... ] que la jussie semble apprécier pour se développer » [Menozzi 2007 : 22].
9Afin de faire oublier des procédés fort contestés à l’heure actuelle, l’ONF préfère ne pas raviver le souvenir douloureux de ces pratiques aujourd’hui regardées avec plus de circonspection et encore très critiquées par la population locale. Le silence qui entoure l’introduction et le développement de Prunus serotina reste donc presque total.
10Il est intéressant de noter que la découverte de Prunus serotina en tant qu’envahisseur biologique est progressive et relativement récente puisqu’elle se produit, fortuitement, à l’occasion d’une tentative de régénération de hêtres en 1968. On découvre alors qu’un arbre est la cause de l’échec de cette tentative : il se révélera être Prunus serotina après que celui-ci ait été identifié en 1971 par un botaniste, les agents de l’ONF le confondant jusque-là avec une espèce autochtone. Cet universitaire n’ajoutera aucun autre commentaire, encore moins une mise en garde contre ce qui, aujourd’hui, serait considéré comme une mise en danger de l’équilibre de l’écosystème forestier. De la même façon, les informations collectées alors par un agent auprès du CTBA (Centre technique du bois et de l’ameublement) ne feront état d’aucun risque écologique mais souligneront en revanche la valeur élevée du bois exploité dans son aire d’indigénat [Benoît 1997]. De même, dans les années 1975-1980, une association s’intéressant au fonctionnement et à la vie des forêts de la région remarquera la présence de cet arbre inconnu mais ne prendra aucune mesure contre lui malgré les informations que lui aura fournies l’ONF quant aux problèmes de régénération. À cette époque, les invasions biologiques ne sont toujours pas dans l’air du temps.
11Il faut attendre 1992 pour qu’au niveau international la question des invasions biologiques soit largement diffusée, notamment par le biais de la « convention sur la diversité biologique ». Ce thème se médiatise et, dans les années 1990, paraissent les premiers textes dans des revues ciblant chercheurs, naturalistes et forestiers. Progressivement, le sujet devient grand public. À partir des années 2000, on assiste à une multiplication d’articles dans la presse. Le type d’information dépend du public ciblé. Plus on s’approche du grand public, plus l’information est partielle et orientée vers les aspects économiques et sanitaires, jugés plus proches des préoccupations des lecteurs. Les revues d’environnement et d’écologie traitent, quant à elles, véritablement le sujet. Les espèces invasives sont présentées sous l’angle des risques qu’elles constituent, les plantes les plus fréquentes sont listées par région, et les mesures à prendre sont décrites. Les programmes « Invabio » puis « Invabio II » du ministère de l’Écologie et du Développement durable sont lancés au début des années 2000. C’est dans ce cadre que Prunus serotina sera vu comme une espèce invasive.
12L’évolution de Prunus serotina vers le statut d’envahisseur biologique traduit la surimposition progressive de nouvelles notions environnementales sur un modèle sylvicole classique.
13Les acteurs interrogés ont été initialement répartis en 14 catégories selon leur lien avec la forêt de Compiègne. Ces groupes ont été éclatés puis remodelés à la suite du travail de terrain et se divisent entre « ceux qui connaissent » et « ceux qui ne connaissent pas » Prunus serotina. Le premier groupe a été à son tour divisé en deux sous-catégories : « ceux qui ont une formation scientifique ou naturaliste » et « ceux qui n’ont pas cette formation ».
14Lorsqu’on interroge ces divers acteurs, on constate la multiplicité des identités prêtées à Prunus serotina en l’absence d’une opinion partagée. En dehors de quelques individus qui ont une formation ou un intérêt naturaliste et qui possèdent des connaissances relativement approfondies sur les enjeux écologiques, la majorité ignore que Prunus peut être considéré comme un envahisseur biologique. On constate un gradient étroit entre le degré de connaissance de Prunus serotina en tant qu’envahisseur biologique et la proximité de la personne avec le monde scientifique. Ce gradient est lui-même en lien avec l’affirmation de la nécessité d’éradiquer le nuisible.
15À l’opposé des réactions de ces quelques individus du milieu naturaliste ou scientifique, Prunus serotina s’est intégré dans la vie des usagers de la forêt qui ont su le remarquer. Certains marchands de bois pouvaient le vendre jusqu’à récemment en le faisant passer pour du merisier. Des randonneurs ont élaboré, pour l’automne, un itinéraire particulier de manière à traverser, pour admirer son feuillage doré, des zones où il est abondant. Les cavaliers aiment le croiser pour en manger quelques fruits au cours de leur balade. Des personnes viennent déterrer des plants de Prunus pour les réimplanter dans leur jardin afin d’admirer sa floraison tardive et son feuillage automnal. Enfin, des riverains utilisent ses fruits pour en faire des confitures, qui entrent rapidement dans le rituel familial. Ce nouveau rituel prend en quelques années un vernis de tradition séculaire, les habitants incorporant ce nouveau produit à ceux, plus anciens, issus de « leur » forêt (champignons, gibier, etc.).
16Parmi ceux qui ont simplement « remarqué » Prunus serotina, il reste celui qu’on a du mal à nommer : pour en parler, les promeneurs ont recours à une périphrase : « l’arbre qui est partout », « l’arbre qu’on trouve partout ». Certains usagers savent reconnaître Prunus serotina mais, pour eux, il reste non identifié et sans identité. A contrario, d’autres connaissent Prunus serotina mais ne le reconnaissent pas forcément. Ainsi est-il surprenant de constater que nombre de professionnels de la forêt, qui déclarent (bien) connaître Prunus serotina, le confondent avec d’autres espèces, comme Prunus padus ou Prunus mahaleb, voire avec d’autres essences exotiques ne lui ressemblant absolument pas (comme Betula lutea ou bouleau jaune, appelé « merisier » par les Québécois). L’absence de nom vernaculaire, ou l’utilisation d’un nom vernaculaire erroné, est assez évocatrice du flou sémantique qui entoure sa définition, contrairement à des essences fédératrices que sont le chêne et le hêtre. Mais, en même temps, la diversité des appellations entre les différents groupes sociaux traduit une certaine appropriation de l’arbre qui exclut le besoin d’une uniformisation dans les représentations ou d’un aval intellectuel pour accepter cette présence non patrimoniale. À la complexité des fonctionnements écologiques s’ajoute l’accroissement du nombre des domaines et acteurs impliqués, aboutissant à une hétérogénéité de représentations de plus en plus individualisées, qui se chevauchent, s’ignorent ou s’opposent pour faire éclater les cadres conceptuels quotidiens.
17Face au constat d’invasion et aux préconisations d’éradication qui lui sont associées et que personne ne semble questionner localement, des responsabilités sont mises en évidence : les naturalistes accusent les gestionnaires (notamment forestiers) de ne rien faire ; à leur tour les gestionnaires rejettent la responsabilité sur les particuliers et les pépiniéristes, lesquels « se renvoient la balle » avant de se décharger sur l’État qui ne légifère pas. Les élus se réfugient derrière l’absence de procédure. « Qui fait quoi ? », se demandent-ils. P. Marsal [2002 : 107] note le caractère récurrent de ce type d’attitude. L’absence de législation, c’est-à-dire de décision politique, est en partie due à l’absence de pression du grand public, pour qui l’invasion biologique est invisible. Les élus disent attendre de toute façon les résultats des recherches sur Prunus serotina avant de réfléchir aux moyens d’agir, et ce en concertation avec les associations naturalistes ou autres organismes régionaux professionnels ou « grand public ». Ces organismes, quant à eux, sont déroutés, notamment par le manque de moyens financiers ou humains à leur disposition, mais également par le manque de coordination dans ce domaine. Il n’y a pas de vision intégratrice en mesure de déboucher sur une véritable stratégie d’action. Chaque catégorie de population reste centrée sur ses propres préoccupations, sur des enjeux corporatistes. L’absence d’arrière-plan cognitif fait qu’on se rabat sur les savoirs usuels et les procédures routinières. Dans cette perspective, seules des initiatives personnelles sont entreprises, mais, coupées de tout réseau institutionnel et de tout soutien, elles aboutissent difficilement. Toutes les tentatives ayant eu lieu pour lutter contre des plantes invasives en Picardie sont indépendantes les unes des autres, non concertées et donc hétéroclites. En outre, il n’existe ni processus étalonné ni schéma narratif du phénomène, donc pas de prise de relais des quelques essais effectués qui puisse favoriser la reconnaissance de Prunus serotina et mobiliser les acteurs, qu’ils soient experts, gestionnaires ou profanes.
18Il est significatif que les quelques tentatives de lutte contre cette espèce invasive soient dues à la volonté d’une poignée d’individus « éclairés », sensibilisés à cette question par leur parcours professionnel et/ou personnel : ils sont de formation naturaliste et/ou membres d’associations du même type ; ils opèrent seuls ou en impliquant un organisme auquel ils sont liés ; ils se réapproprient les savoirs scientifiques avec lesquels ils sont en contact par leur activité, et les retranscrivent, selon leurs convictions, dans le sens d’une protection de l’intégrité du patrimoine représenté par cette forêt royale. Face à des acteurs qui n’ont pas de lien avec le monde scientifique ou qui sont peu sensibilisés à la question des invasions biologiques, ils se retrouvent dans la situation d’experts qui relaient une information incertaine et confuse et qui, momentanément, parviennent à circonscrire les dangers de ce qu’ils présentent comme une menace diffuse. Ils insistent sur le fait que la production sylvicole se trouve contrariée et, surtout, qu’un patrimoine séculaire se trouve mis à mal par une espèce exotique bouleversant la biodiversité autochtone. Les experts soulignent également les conséquences de ces changements sur la diversité faunistique, dont le biotope est modifié.
19Ce qu’il faudrait, c’est s’assurer de la qualité des arguments et de l’ouverture du débat à la société civile. Faute de quoi, chacun s’en remet aux experts, pour le meilleur et pour le pire, et ces derniers deviennent porteurs d’une mission socialement valorisée : contribuer à la conservation de la biodiversité. À Compiègne, la catégorie des experts se confond, dans ses actes, avec celle des « lanceurs d’alerte » [Chateauraynaud et Torny 1999]. Ces derniers sont au nombre de deux : un écologue, à l’origine d’un programme intitulé « Alerte et lutte contre les espèces invasives » de la mission « Environnement » du Conseil régional, et un expert forestier privé, membre de Prosilva. Ce combat se fait au nom de la biodiversité, du patrimoine, c’est-à-dire de notions associées à un paysage intellectualisé, distancié, que ne partage pas forcément le grand public et qui donne peu de prise à l’appropriation du problème et à sa construction partagée.
20Alors que certaines espèces invasives peuvent prêter le flanc à une controverse unanime du fait qu’elles ont des répercussions sanitaires (comme la berce du Caucase ou l’ambroisie de la région Rhône-Alpes), Prunus serotina ne représente pas une menace pour la santé. Le danger porte alors sur des aspects plus difficiles à appréhender par les non-initiés : bien que le terme « biodiversité » soit de plus en plus utilisé, les enjeux écologiques restent relativement abstraits pour les acteurs extérieurs à la problématique. La scientificité extrême utilisée par les « lanceurs d’alerte » – qui raisonnent sur le temps long pour envisager les fonctionnements écosystémiques dont ils intègrent la complexité – les fait sortir des cadres cognitifs de la plupart des acteurs non naturalistes, ce qui interdit toute unanimité sur les dangers que repésente Prunus. Prunus n’existe pas en tant que représentation collective. Face à ces divergences d’opinion, on peut questionner la légitimité des actions d’éradication prescrites par quelques individus.
21En effet, la situation créée par Prunus serotina en forêt de Compiègne peut être envisagée dans des termes proches de ceux de l’hospitalité : il est question de la place accordée à l’altérité. Chronologiquement, Prunus serotina est passé d’une présence autorisée – car reçu en tant qu’invité dans le jardin du château comme trophée de voyage de savants-àune présence illégale – quoique encore discrète pendant plusieurs décennies, sous la forme de plantules de quelques centimètres – avant de s’imposer en arbre omniprésent sur des placettes dédiées aux espèces patrimoniales d’une forêt royale.
22On peut ainsi comparer la forêt de Compiègne à une cité car, même si, dans notre société, la forêt a de tout temps été l’espace hors la loi où se réfugiaient ceux qui voulaient échapper aux règles de la cité, il s’agit de regarder ici la forêt sous l’angle de la représentation patrimoniale d’un héritage royal, artificialisé, aménagé, structuré, donc « civilisé ». Nous pouvons alors reprendre à notre compte la distinction émise par Kant à propos de l’hospitalité acceptable par les membres d’une cité, notamment face aux mouvements coloniaux. Le philosophe précise que les citoyens peuvent accorder le droit de visite mais pas celui d’installation [Schérer 1997 : 64]. Adapté à notre contexte, on peut dire que, tant que Prunus restait ou donnait l’impression de rester dans la « relation imparfaite et inachevée, terrain de négociation entre le commun et le différent, le prévu et l’imprévu » [Gotman 1997 : 13] qu’est l’hospitalité, il était acceptable. « Du jour où il passe cette frontière en apparaissant en masse en lieu et place d’espèces autochtones à fort symbole, d’hôte il devient hostile car il ne respecte pas la distance qui lui incombe » [ibid. : 7]. Il n’est en outre pas passé par l’étape de « l’examen d’honorabilité » de la cité grecque [Schérer 1997 : 62] ou, selon le terme usité aujourd’hui, par l’étape de la « naturalisation » (quel terme serait d’ailleurs mieux adapté à un arbre ?). Prunus est d’autant moins « naturalisé » – dans tous les sens du terme – qu’il se développe grâce à des caractéristiques biologiques allochtones qui le différencient des espèces autochtones [Decocq 2007] et qui l’amènent à les supplanter. Il empiète alors sur le territoire, « se répand de manière abusive », selon les termes du Larousse, et devient ainsi un « envahisseur » au sens étymologique.
23Il est intéressant de noter que, loin de ces considérations, au quotidien Prunus peut ne pas être perçu comme invasif par les individus qui trouvent un intérêt financier, esthétique ou social à sa présence. Dans ce cas, l’hospitalité en tant que « mode résolutoire des conflits de migration » a réussi [Gotman 1997 : 10].
24L’origine de ces divergences de perception, c’est la surimposition d’échelles de représentation (individuelle, locale, nationale) qui, par leur rencontre, complexifient le rapport à l’arbre. Les préconisations réglementaires européennes, nationales, départementales ou régionales, les expériences de terrain, l’histoire locale, les connaissances se combinent, s’entrecroisent, se contredisent ou se renforcent. Chacun se les approprie selon les enjeux du moment, les valeurs, les normes. En outre, la progression de l’arbre suit un mouvement de « normalité rampante » [Diamond 2006 : 486] qui le rend familier aux usagers de la forêt. Cette façon de progresser fait évoluer, graduellement et discrètement, les repères fondamentaux de la normalité. C’est ce qui fait dire à ceux qui l’ont remarqué qu’ils l’ont « toujours vu là ».
25Bien que rapide à l’échelle de la dynamique des écosystèmes forestiers, l’invasion biologique est encore trop lente pour être perçue par les usagers de la forêt. Or, parmi ceux qui parviennent à différencier Prunus serotina d’autres espèces, ceux qui voient cet arbre comme inquiétant ne sont-ils pas victimes de ce sentiment d’« inquiétante étrangeté » décrit par Freud, sentiment correspondant à la peur que l’on ressent face à des choses familières qui, subitement, deviennent angoissantes ? Il s’agirait de quelque chose de refoulé qui réapparaît [1919 : 23]. Cette peur refoulée ne serait-elle pas celle de l’invasion de masse, de la perte d’identité ? Le « familier » devient soudain « envahisseur ». Dans ce cas, l’angoisse diffuse est canalisée et traduite dans des termes rationnels et scientifiques valorisés par notre société : « menace pour la biodiversité », « rupture de l’équilibre de l’écosystème ». À l’inverse, si l’on sait que « l’inquiétante étrangeté » relève de « la toute-puissance des pensées » et nous ramène à une conception animiste d’un monde peuplé d’esprits et de forces magiques qui peuvent agir au quotidien [ibid. : 22], on peut se demander si les individus qui acceptent Prunus sans autres manières, et qui sont en même temps les moins influencés par des savoirs rationnels, n’acceptent pas mieux l’inconnu et la part de magie du quotidien.
26Dans ce cadre, vouloir éradiquer une espèce pourrait signifier vouloir faire la loi chez soi afin de protéger la territorialité des naturalistes, experts et « lanceurs d’alerte » locaux. On peut cependant s’interroger sur les arguments sociaux opposables aux « vagabondages » des espèces décrits par G. Clément [2002]. En effet, il s’agit de relativiser les injonctions qui s’appuient sur des données scientifiques. Rappelons que divers auteurs – U. Starfinger et ses collègues [2003] pour Prunus serotina et L. van Sittert [2002] pour Opuntia ficusindica – ont montré la variabilité des représentations d’une même espèce au cours du temps, représentations portées par divers organismes officiels, au gré des besoins et des modes [Lambert 1999]. Au début du XXe siècle, Prunus a ainsi été vu comme une essence précieuse, un améliorateur de la litière sous résineux et comme pare-feu. Même la prestigieuse Société botanique de France prônait son introduction dans nos forêts [Starfinger et al. 2003 : 324]. Il s’agit aussi de ne pas oublier qu’une partie non négligeable de la flore, considérée aujourd’hui comme autochtone, fut initialement allochtone. Dans le même ordre d’idées, Y.-M. Allain souligne les fluctuations du regard au gré des modes, qui voit le végétal tantôt comme ornement tantôt comme espèce à éradiquer [2001].
27Le doute sur l’universalité et l’intemporalité de cette clé de lecture doit être posé, et ce malgré la valeur intrinsèque que notre société accorde aux données scientifiques. On ne peut pas faire l’impasse sur le caractère subjectif et affectif des valeurs dont la science elle-même ne peut se départir. Cécilia Claeys-Mekdade montre que, dans certains argumentaires de chercheurs en faveur de l’éradication des espèces invasives, « les émotions ont tendance à avoir plus de poids que les discussions scientifiques » [2005 : 212 ; notre traduction]. En outre, les démarches interdisciplinaires relatives aux questionnements environnementaux, de plus en plus plébiscitées, notamment dans le cas des invasions biologiques, sont influencées par la personnalité des chercheurs, loin de l’objectivité idéalisée [Morlon 1999 : 38]. É. Brun et ses collègues [2007 : 178] montrent que la façon d’être du scientifique dépend de sa propre histoire. De même, la maturation de ses idées dépend le plus souvent de ses rapports avec les autres chercheurs. Ainsi, toute décision prise concernant les invasions, et ce au nom de la biodiversité, risque d’être influencée par des croyances personnelles. C’est pour cette raison qu’il faut rester vigilant lorsque des termes comme « natif », « invasion », « autochtone », « allochtone », qui ont des implications culturelles et politiques [Claeys-Mekdade 2005 : 211], sont utilisés pour justifier les campagnes d’éradication.
28Outre ces questionnements sur l’objectivité des arguments scientifiques, on peut réfléchir à la place qu’occupe le naturaliste mis en situation de prendre des décisions au sujet des invasions biologiques. Dans le cas de Prunus serotina, les préconisations d’éradication sont, d’abord, le fait de scientifiques qui prennent une posture d’experts, avec toutes les ambiguïtés que celle-ci comporte [Roqueplo 1998 : 190]. Ces mêmes préconisations sont également le fait de personnes en lien avec le monde scientifique (associations naturalistes par exemple) mais mues par des idéologies ou une volonté d’action militante. Dans ces deux cas, les orientations affirmées sont surdéterminées par des considérations subjectives. Les arguments d’éradication se fondent, enfin, sur des données scientifiques simplifiées, et ce pour répondre aux exigences du terrain. Malgré ces lacunes, de telles démarches restent cautionnées par la valeur accordée aux données scientifiques, placées au sommet d’une hiérarchie incontestée.
29Face à cela, on ne peut que constater le caractère limité et insuffisant des données scientifiques lorsqu’elles sont confrontées à des problèmes complexes où les attachements, les affects, les valeurs et les savoirs populaires font partie des facteurs à prendre en compte [Latour 2005]. Des arguments basés sur une approche sensible de notre environnement ne devraient-ils pas compter autant dans les discussions ? Ces arguments ont, en outre, le mérite d’intégrer les incertitudes, voire l’ignorance décrite par J. Ravetz [1998 : 91] et dont notre culture scientiste a tellement peur alors que, précisément, il s’agit d’intégrer l’inconnu dans la science. En effet, admettre l’imperfection des connaissances n’est pas ouvrir la voie au scepticisme mais au contraire reconnaître les caractères complémentaires du savoir et de l’ignorance dans un monde incertain. La vigilance doit porter aussi sur les raisons réelles de la volonté d’éradication d’une espèce et sur sa légitimité scientifique : anthropocentrisme ou médiatisation moralisante, qui cherche à se donner bonne conscience en protégeant la nature au nom des générations futures de manière à corriger les excès de notre civilisation. Certaines espèces deviennent des boucs émissaires. Il s’agit donc, comme le fait J.-B. Renard [1990], de réfléchir aux usages sociaux des données scientifiques et aux contextes qui les produisent.
30Sans mise en ordre du discours l’invasion biologique n’existe pas en tant que représentation collective. Le problème ne peut, au mieux, être interprété que dans les cadres cognitifs et pratiques usuels dont disposent les différents acteurs. Outre cet immobilisme, la cohabitation entre l’être humain et les espèces invasives reste fortement dépendante d’un regard anthropocentrique qui oblige les espèces à ne pas « prendre toute la place » [Menozzi 2007 : 21]. Se justifiant par des arguments écologiques, les naturalistes et scientistes font valoir leur point de vue. Ces arguments, qui se réclament de la science au lieu de s’inscrire dans l’espace public, vont à l’encontre du vécu. Ils peuvent même se mettre « hors-la-loi » des orientations environnementalistes dominantes, qui restent très généralistes. C’est ainsi que les agents de l’ONF se voient agressés par des promeneurs lorsqu’ils détruisent du Prunus, lequel représente, pour le grand public, « l’environnement à protéger ». Ces agents doivent justifier leur geste par des arguments favorables à la biodiversité. De condamnable, leur acte devient respectable, et ce grâce à la scientificité de leur propos.
31Partant de ce constat, la cohabitation avec les espèces invasives devrait plutôt nous inciter à réfléchir à la hiérarchie verticale des savoirs qu’a adoptée notre société, hiérarchie reposant sur une toute-puissance des savoirs liés à la biodiversité, terme lui-même politiquement valorisé depuis la « convention sur la diversité biologique ».
32C’est en se confrontant à l’ensemble des acteurs sociaux que les chercheurs doivent produire de la connaissance, et non plus dans le confinement étroit de leur cercle. Cette remise en question devrait aller de pair avec un questionnement sur les liens que nous entretenons avec l’environnement. En effet, ces liens ne sont actuellement que peu questionnés, et ce par des concepts suffisamment imprécis (tel le développement durable) pour que se perpétuent les mêmes pratiques et représentations. Dans le cas de Prunus serotina en forêt de Compiègne, « l’étranger » qu’incarne cet arbre nous met face à la capacité qu’a chaque acteur d’accepter à la fois ce qui est différent et ce qui ne suit pas les règles dominantes. Ce qui nous amène à repenser notre rapport à la nature..