- 1 De courtes séquences de notre texte ont été reprises ici avec l’accord de Catherine Aubertin.
- 2 Le concept de « régime » a été développé aux États-Unis vers la fin des années 1970 pour rendre com (...)
- 3 L’écologisation signifie, dans ce cadre, un processus à la fois politique, idéologique et scientifi (...)
1PARCE QUE LES SOCIÉTÉS PAYSANNES et rurales entretiennent des relations avec le vivant et le territoire, elles semblent, par nature, destinées à devenir des acteurs déterminants du développement durable. C’est, en tout cas, ce que nous écrivions en 2003 dans le cadre d’un colloque portant sur « Le retour des paysans » [Aubertin et Pinton 2007]1. Les dégâts provoqués par une agriculture industrielle et mondialisée, tout comme le bilan mitigé de la Révolution verte, avaient contraint à relocaliser les activités, à les inscrire dans la durée et à postuler l’existence d’une harmonie entre logique paysanne et environnement que la requalification des pratiques et savoirs locaux permet de réifier. L’espace rural se présentait alors comme le lieu privilégié de la question matérielle et symbolique du rapport des sociétés à la nature [Jollivet 2001]. Il fallait, ni plus ni moins, penser de nouveaux « régimes »2 de modernité autour d’un processus d’écologisation3 des activités, réalisé par et pour les populations rurales, du Nord comme du Sud.
2Nous avions alors effectué un retour réflexif sur les catégories permettant de penser le lien social, qu’il s’agisse de la figure du « paysan » ou de celle de la « communauté locale ». Dans la tradition forgée par la sociologie rurale française, le paysan renvoie à des définitions élaborées par Henri Mendras dans La fin des paysans [1967] et, une trentaine d’années plus tard, dans Les sociétés paysannes [1995]. Le paysan s’y définit par son appartenance à une société relativement autonome par rapport à une société englobante, dominée, elle, par la ville. Ces sociétés paysannes valorisent leur travail dans le cadre d’exploitations familiales et se réfèrent à la tradition – le fameux « ordre éternel des champs » – selon une logique de reproduction qui s’oppose à la rationalité économique moderne. Dans un article relativement récent, Mendras [2000] a souligné le caractère contextuel de l’élaboration de cet « idéaltype » paysan en rappelant qu’il avait été fabriqué par la sociologie rurale au moment où disparaissaient les paysans en France, comme si cela avait été nécessaire pour penser a contrario la figure de l’agriculteur moderne [Alphandéry 2001]. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que « le retour des paysans », teinté de « développement durable », co ïncidât avec la critique d’une modernisation de l’agriculture par trop réussie.
3Historiquement placés au cœur de la ruralité, les paysans ont conservé une place centrale dans l’imaginaire de la société française, que les récentes « mises en pays » et « mises en paysage » de son espace rural n’ont pas démentie. Selon les époques et les idéologies néanmoins, les discours ont oscillé entre « rejet » et « survalorisation » de l’identité paysanne. Aujourd’hui, la rhétorique du développement durable « enrôle » les paysans en leur attribuant une fonction fondamentale dans la gestion, la conservation et la transmission du patrimoine naturel. Toutefois, cette fonction ne s’avère pertinente que si l’on ne perd pas de vue que le paysan promu par le développement durable diffère notablement de celui qu’évoquait Mendras, et ce par son positionnement politique et social ou, encore, par le rapport qu’il entretient avec l’innovation et la science. Le paysan du futur n’incarne plus la routine mais la mesure. Il ne s’enracine plus dans le local mais incarne un souci planétaire matérialisé par le développement de réseaux où s’échangent de mutiples informations et se créent de nouvelles solidarités.
4Cependant, cette histoire est propre à la France, qui constitue le prototype de la nation paysanne en Europe. Peu de paysanneries, en réalité, ont suivi une telle trajectoire, leurs histoires, leurs rapports avec le territoire et, surtout, la place qu’elles ont occupée dans la construction de l’identité nationale ayant été autre. Avec le développement durable, le Nord et le Sud se rejoignent toutefois dans la réhabilitation du paysan pour son rôle dans le maintien de la biodiversité, pour ses relations avec le territoire et pour son inscription dans la longue durée. On peut néanmoins douter de l’efficacité du terme « paysan » pour rendre compte des réalités rurales de pays où les producteurs agricoles n’ont pas façonné et occupé historiquement l’espace et où l’État-nation ne s’est pas construit en référence à un soubassement paysan. À tel point que, dans de nombreux cas, la figure du paysan n’est guère mobilisée quand il s’agit de répondre à des questions d’environnement ou de politique publique. C’est à d’autres catégories sociales que l’on s’adresse. En bref, l’imaginaire paysan qui se perpétue en toute ambigu ïté en France n’a pas toujours d’équivalent.
5Cette (re)présentation des paysans, qui s’impose tel un beau conte, soulève des interrogations. En effet, on doit se demander comment, ailleurs, s’instaure cette dynamique, par qui elle est portée et comment elle évolue face à l’expansion de la sphère marchande et à la progression des techniques dans la gestion du vivant.
6J’ai choisi d’aborder cette question en m’appuyant sur l’histoire récente des populations « traditionnelles » du Brésil, pays émergent marqué par une extrême diversité sociale et deuxième exportateur agricole mondial. L’idée défendue ici est que la vision développementaliste classique qui a dominé le XXe siècle, et qui voyait dans la disparition de la paysannerie européenne et l’avènement de l’urbanité une condition du processus de modernisation, a aussi prévalu dans l’observation des sociétés exotiques, considérées comme appartenant à un autre monde et, à ce titre, condamnées à disparaître. Ce qui revient à dire, comme l’a justement souligné l’anthropologue Georges Dupré [1991], que la société industrielle n’a pas eu davantage d’estime pour ses propres paysans que pour les indigènes de ses colonies, le projet de modernisation visant à éradiquer ces figures et, avec elles, l’obsolescence de savoirs trop étroitement liés à un terroir et à une logique sociale particulière.
7Les expériences de terrain que j’ai eues, au Nord comme au Sud, et l’approche socio-anthropologique qui a été la mienne m’ont incitée à établir un parallèle entre ces deux histoires pourtant inscrites dans des temporalités différentes et à emprunter à la sociologie rurale française certaines de ses méthodes pour les appliquer à des populations amazoniennes d’origines diverses.
8Après avoir précisé le statut du paysan et de l’exploitation familiale au Brésil, je m’intéresserai plus généralement au rapport que les sciences sociales ont entretenu avec les sociétés paysannes et/ou exotiques, quel que soit leur degré d’acculturation. La réhabilitation des populations forestières comme leur récente inscription dans la problématique environnementale leur a enfin donné l’occasion de s’incrire dans le développement durable. L’histoire des peuples de la forêt montre que leur statut varie au gré des représentations que s’en fait l’Occident et des alliés que ces peuples se font. À travers l’analyse des questions d’environnement, on voit se modifier de longues perspectives historiques, celles des représentations théoriques attribuées aux catégories de « nature », de « rural » et de « savoirs ». Cette interrogation sur ce qui nous lie au vivant nous amènera à questionner le processus de modernisation écologique à l’échelle de la planète.
9Le Brésil n’a pas vécu une modernisation agricole aussi radicale et généralisée que les pays occidentaux, de même qu’il n’a pas été confronté à la même paysannerie. Sur son sol se côtoient une nature encore sauvage et peu explorée, et un monde urbain ancré dans les valeurs de la modernité ; des systèmes agricoles demeurés en marge des évolutions techniques et du marché, et une agriculture industrielle liée au secteur de l’agroalimentaire. Cette dualité se manifeste sous de multiples formes mais reste avant tout marquée par la différenciation entre le Nord et le Sud, dont l’interprétation relève d’une même vision moderniste : à l’agriculture monovariétale et mécanisée du Sud s’opposent les modes de production archa ïques du Nord, imputables aux producteurs qui refusent l’innovation technologique. La « modernisation écologique » est pourtant en marche sur tout le territoire mais elle s’y déploie selon des rythmes et des processus différents tandis que le soutien aux agrocarburants et la hausse récente des prix agricoles rouvrent le débat et le complexifient en mettant dos à dos divers types de besoins sociaux et de vulnérabilités écologiques.
- 4 Bien que libres, ces travailleurs agricoles restent « agrégés », c’est-à-dire subordonnés au maître (...)
10L’histoire de la colonisation montre que la figure du paysan a été occultée par celles du desbravadore et du fazendeiro, qui occupent le territoire toujours plus vers l’ouest. Le Brésil agraire n’a, en effet, pas connu les formes européennes de la féodalité mais s’est construit sur un système de domination sociale, selon une hiérarchie – maîtres, agregados4 et esclaves – qui a interdit la formation d’une paysannerie. Le mythe de la frontière, l’avancée du front de colonisation et la prégnance d’une structure agraire extrêmement inégalitaire ont entravé la pérennisation de l’exploitation familiale dans la « conquête » de nouveaux territoires, en particulier dans les régions tropicales et subtropicales du Brésil. La grande majorité des familles rurales n’ont pas été en situation de réaliser « l’accumulation primitive », condition préalable de leur intégration au marché, ni même de se constituer comme citoyens, condition nécessaire d’une expression politique locale [Jollivet 2001b].
- 5 A l’époque coloniale, des esclaves en fuite se sont cachés et organisés dans des lieux isolés, loin (...)
11L’Amérindien a toujours été, quant à lui, identifié à un être de nature, que son statut rendait marginal et sans droits. Tiraillées entre extermination et assimilation, les politiques indigénistes n’ont cessé d’être confrontées au problème de la définition de la place de l’Amérindien au sein de la société brésilienne. Ce n’est qu’à la fin de la dictature militaire que les représentants de différentes catégories sociales se sont regroupés pour affirmer leur citoyenneté politique. Syndicats, mouvements sociaux, pastorales, associations de quartiers, indigènes, Noirs et femmes ont pris une part active dans l’élaboration de la nouvelle constitution brésilienne de 1988 : plus de 3 000 propositions ont été rédigées. Reconnaissant le caractère pluriethnique de la population, la constitution donne une assise juridique au multiculturalisme, rompant ainsi avec le modèle assimilateur et le paradigme de l’homogénéisation [Santilli 2005]. Elle accorde des droits territoriaux spécifiques aux peuples autochtones et aux quilombolas5. Pour la première fois dans le droit brésilien, elle consacre également un chapitre important à la question environnementale.
12Les transformations du paysage institutionnel (Sommet de la terre, désengagement de l’État et coopération internationale) permettent aux populations marginales et marginalisées de trouver de véritables relais politiques pour acquérir une visibilité dans l’espace public, national et international. Le monde rural va alors bénéficier d’une reconnaissance qui lui faisait défaut mais cette évolution profitera surtout aux populations forestières, qui, jusque-là, intéressaient peu les sciences sociales, à l’exception de l’anthropologie.
- 6 Le concept d’« exploitation familiale » renvoie à un mode de production agricole organisé autour de (...)
- 7 Plusieurs thèses écrites par des Brésiliens ont été soutenues au sein du Laboratoire de sociologie (...)
- 8 Voir le colloque « A agricultura familiar : dinamicas comparadas Brasil/França », organisé par le m (...)
13Les travaux produits par la sociologie rurale française ont été largement mobilisés par les chercheurs brésiliens pour traiter la question agraire et la situation économique, sociale et politique des petites exploitations de type familial [Lamarche ed. 1991]6. Partant du constat que la modernisation de l’agriculture française s’était réalisée sur la base d’une valorisation des exploitations familiales, les chercheurs brésiliens ont dénoncé les rapports que les politiques agricoles entretenaient avec la sphère économique pour faire valoir la nécessité d’une véritable politique de développement rural au Brésil7. La fragilisation du modèle productiviste, l’ouverture des pays de l’Est à l’économie de marché et, plus récemment, la généralisation des problèmes environnementaux sont autant de situations qui ont renouvelé le débat sur les formes sociales de production agricole susceptibles de répondre à ces différents enjeux en attribuant une importance centrale à l’exploitation familiale8.
14Dès les années 1970, au Brésil, venant contredire l’idée selon laquelle la « petite exploitation foncière » serait économiquement et socialement non viable, les recherches se sont polarisées sur la petite production et sur sa participation à la production nationale. On a pris conscience qu’il fallait dépasser l’imprécision du concept de « petite production » pour considérer l’agriculture familiale dans son ensemble.
15C’est depuis peu seulement que l’action de l’État, jusque-là orientée dans le sens de l’exclusion économique et sociale des petits producteurs, a changé de teneur. La création, dans les années 1990, d’un ministère du Développement agraire (MDA) est, à cet égard, symptomatique, le sort des familles rurales échappant dès lors à la sphère de compétences du puissant ministère de l’Agriculture. La cohabitation de ces deux ministères est révélatrice de deux projets divergents : d’une part, faire du secteur de l’agro-industrie le fer de lance de la compétitivité brésilienne sur la scène internationale ; d’autre part, reconnaître politiquement et socialement l’agriculture familiale sur la base d’une diversification des économies locales.
16Le modèle de l’exploitation familiale a été remis à l’honneur. Un ensemble de mesures pilotées par le MDA, et visant à soutenir l’agriculture familiale par l’accès au crédit, à l’équipement et à la formation, a vu le jour en 1996, de même qu’un programme de certification des produits d’origine familiale. Les acteurs du monde rural ont commencé à élaborer des réponses par l’émergence ou la consolidation de mécanismes institutionnels comme les organisations de producteurs, qui affirment la nécessité de politiques agricoles structurées autour de la promotion des exploitations agricoles familiales, de la valorisation de certains produits et de la défense de leurs intérêts à l’échelle locale, régionale, nationale et internationale.
- 9 1996 : adoption, par le Brésil, de la loi fédérale de propriété intellectuelle no 9.279. Les droits (...)
17C’est dans ce contexte que, s’inspirant du modèle européen, le Brésil a adopté, à la suite des accords de l’OMC sur les droits de propriété intellectuelle (DPI), les premières normes de productions labellisées9. À la même époque, l’objectif de conservation de la biodiversité mis en avant par la Convention internationale sur la diversité biologique était associé à la reconnaissance des savoirs locaux.
- 10 L’Institut national de la propriété industrielle (INPI) enregistre ces appellations d’origine. Quat (...)
18Le développement de marchés spécifiques, stimulés par le recours possible à de nouveaux dispositifs juridiques et institutionnels, incite, depuis, à la redéfinition des modes de commercialisation et à la requalification d’anciennes filières. Sans être réellement nouveaux, ces dispositifs sont plutôt reconsidérés sous l’angle de leur capacité à préserver l’environnement et sont envisagés comme autant d’options mobilisables par certaines communautés ou par certains pays détenteurs de ressources à défendre ou à promouvoir. C’est le cas, par exemple, des indications géographiques, dont l’adoption, par le Brésil, est significative d’un changement important en termes de valorisation des produits agricoles10. D’une façon plus générale, institutions gouvernementales et non gouvernementales, organisations professionnelles et syndicales insistent sur la nécessité de promouvoir l’agriculture familiale face à la prise en compte toujours plus importante, dans l’action envisagée, de référentiels environnementaux, culturels et territoriaux [Zanoni et Lamarche eds. 2001].
- 11 Au Brésil, l’accès à la terre, très inégal, demeure une forte revendication sociale.
19Au Brésil, ces inflexions en faveur de l’exploitation familiale ne signifient en aucun cas le retour d’un modèle social idéalisé, proche du paysan, mais sont révélatrices des débats contemporains sur l’avenir du monde rural dans le cadre d’une politique nationale de développement durable. Certes, ces inflexions pointent les avantages que l’exploitation familiale présente en matière de développement durable : faible coût et flexibilité de la maind’œuvre, savoir-faire et identité culturelle, protection de la biodiversité, capacité d’innovation. Mais il s’agit aussi de redéfinir un modèle de réforme agraire et de répondre à un enjeu de justice sociale11.
- 12 Je pense ici aux cultures d’exportation telles que le soja (alimentation animale) et la canne à suc (...)
20Cette redéfinition n’ignore pas non plus les questions soulevées par la crise environnementale. Elle répond aux pressions internationales qui s’exercent sur le Brésil pour ce qui est de la déforestation de l’Amazonie et du commerce du bois, et exprime l’effort de soutien aux exploitations familiales destiné à donner plus de visibilité à l’agriculture. Les exigences de traçabilité et de sécurité alimentaire offrent aux segments les plus démunis de ce secteur de nouvelles opportunités d’accès au marché, la sensibilité croissante des consommateurs à des produits de qualité légitimant les savoirs et savoir-faire traditionnels et le recours à des instruments d’identification (labels, indications géographiques, marques, etc.). Et ce dans un contexte national où le front pionnier de l’agrobusiness12 ne cesse de progresser aux dépens d’une agriculture diversifiée.
- 13 La quasi-totalité des sociologues contemporains reconnaissent Marx, Durkheim et Weber comme les tro (...)
21Au moment de son institutionnalisation, la sociologie a les yeux tournés vers ce qui symbolise le renouveau social du XIXe siècle, époque où la poussée du capitalisme avec ses phénomènes d’individualisation déstabilisent les cadres sociaux et culturels du communautarisme liés à l’Ancien Régime. L’industrialisation et l’urbanisation engendrent un monde nouveau où la relation économique entre les individus devient prédominante. La « tradition sociologique »13 s’impose progressivement, nourrie par une idéologie du progrès qui construit un ensemble de récits sur la modernité autour de quelques grands principes comme la rationalisation, la division du travail ou encore l’individualisme.
22La rhétorique de la modernité procède aussi de la conviction qu’une société moderne est une société dégagée de tout déterminisme physique, et que le social, lui aussi, échappe aux contingences naturelles [Leroy 2001]. Cette posture marque la discipline au point de faire reconnaître comme non discutables les oppositions binaires qui accompagnent le développement des sciences sociales : tradition et modernité, archa ïsme et progrès, sauvage et civilisé, particulier et universel, irrationalité et rationalité, rural et urbain. En France, les campagnes se vident mais ne posent pas de problèmes à cette modernité naissante car la question sociale est d’abord urbaine. Les paysans appartiennent au passé et sont, à ce titre, abandonnés à l’ethnologie. Allant dans le même sens, l’anthropologie délimite son champ d’investigation aux sociétés vouées à un déterminisme naturel, contrairement aux sociétés modernes étudiées par les sociologues.
23Alors que la sociologie européenne oubliait ainsi une partie importante de sa population dans le prolongement de sa révolution scientifique et technique, la pensée coloniale servait de terreau à la naissance de l’anthropologie des peuples exotiques. Les sociétés étudiées présentaient une très grande proximité avec la nature, celle-ci étant, de fait, fortement présente dans l’analyse sociale. Écartelée entre un « monisme naturaliste » et un « culturalisme radical » dans son effort d’interprétation des comportements humains, l’anthropologie s’est focalisée sur les sociétés en marge de l’Occident et a longtemps ignoré celles dont elle était issue et qui tentaient de s’affranchir de la nature grâce à la science et aux techniques. Le partage fondateur entre « nature » et « société » a été ainsi doublement inscrit dans la cartographie des savoirs académiques, d’abord entre les sciences de la nature et les sciences de la société, puis entre l’anthropologie et la sociologie.
24Ce n’est qu’à partir des années 1970 que l’affaiblissement de la vision ethnocentriste, la raréfaction des terrains dits exotiques, la transformation de l’ethnologie rurale dite muséologique et la disparition du monde rural traditionnel en Europe vont assouplir la frontière entre l’anthropologie et la sociologie, allant jusqu’à favoriser un « reflux des concepts et des méthodes de l’anthropologie vers la sociologie » [Cefa ï 2003 : 472].
- 14 Ce qui renvoie à l’interdisciplinarité des études ruralistes et à leur tranversalité, la sociologie (...)
25Dans le domaine environnemental qui nous occupe, deux champs disciplinaires – l’anthropologie du développement et la sociologie rurale française – ont eu, à mes yeux, un rôle pionnier, en l’occurrence parce qu’ils avaient en commun un objet qui les a amenés à transgresser les clôtures disciplinaires dans le traitement de la question de la nature et de la question sociale [Pinton 2007]14.
- 15 Comme l’écrivait R. Redfield en 1956 : « La communauté isolée, autonome, reste l’image abstraite au (...)
- 16 Ainsi, estime D. Cefa ï [2003], l’analyse de la commune de Plozévet en France [Morin 1975] n’a pas (...)
26Alors que le « grand partage » avait rejeté le « primitif » dans l’altérité d’un autre espace-temps, l’approche de ces deux disciplines a contribué au renouvellement du regard porté sur les sociétés « éloignées », d’une part, et sur les sociétés « paysannes », d’autre part, les unes et les autres affichant une proximité géographique avec la nature et une distance sociale avec la société « englobante » où se situent le pouvoir et l’autorité. Sans concertation, l’anthropologie du développement et la sociologie rurale française ont mené une critique sociale du processus de modernisation et ont adopté une posture contestataire vis-à-vis du changement social. Elles étaient en effet héritières de la faiblesse théorique de la définition de leur objet, faiblesse liée au parti pris de la « totalité sociale » chère aux anthropologues, qui voyaient dans le local l’échelle à laquelle se manifestent la spécificité et la singularité d’un groupe social 15. La relation local/global n’était pas ou peu explorée, confortant ainsi le découpage de l’objet observé et gommant l’ouverture du territoire à la multiplicité des flux 16.
- 17 M. Jollivet parle de « cette double préoccupation de tenir ensemble une cohérence interne au monde (...)
27L’anthropologie moderne comme la sociologie rurale se doteront des outils d’analyse nécessaires pour renouveler l’approche sociologique de la communauté locale et effectuer ce va-et-vient indispensable à une approche localisée des processus sociaux17. Elles auront à se préoccuper des problèmes d’appropriation des ressources naturelles et des problèmes de reproduction sociale, mais aussi des rapports que les acteurs sociaux entretiennent avec la technique, l’innovation et le développement.
- 18 La critique du développement a permis d’initier une autre lecture des pratiques sociales restées en (...)
- 19 Les travaux de G. Balandier [1985] en sont une bonne illustration.
28C’est cette posture commune à ces deux disciplines qui m’a permis d’établir un parallèle entre les collectivités rurales françaises et les communautés forestières amazoniennes. À partir du moment où la dimension culturelle n’était plus considérée comme un obstacle à la modernisation et qu’elle devenait même un atout du développement18, l’enquête de terrain a été mise au service de nouvelles thématiques19.
29Enfin, l’abandon des thèses évolutionnistes et diffusionnistes a participé au renouvellement de cette vision du changement social qui engage différemment l’anthropologie en ce qu’elle lie le développement des sociétés au thème du rapport nature/culture réservé jusqu’alors aux peuples traditionnels. Ce renouvellement a également concerné les paysanneries du Nord et, plus généralement, le monde rural occidental. En suscitant une requalification des objets, dans les pays du Nord comme dans ceux du Sud, la référence au développement durable a parachevé ces remaniements en les ouvrant progressivement à une réflexion sur les figures de la modernité. Ainsi observe-t-on depuis une quinzaine d’années en Amazonie un gigantesque brassage de terrains et d’objets de la part des chercheurs.
30La région, qui avait toujours été divisée entre une « Amazonie des fleuves » et une « Amazonie des routes », voit cette partition s’atténuer. L’« Amazonie des fleuves » était réservée en priorité aux naturalistes et aux anthropologues en quête de nature vierge ou de populations primitives tandis que l’« Amazonie des routes », caractéristique des fronts pionniers, accueillait majoritairement les sociologues, économistes, agronomes et géographes soucieux de rendre compte de dynamiques agraires en prise avec la constitution de nouveaux territoires. Toutefois les enjeux de conservation, de gestion des ressources forestières et de développement durable sont venus brouiller ce découpage en faisant place à de nouvelles dynamiques sociales. Sciences politiques, recherches anthropologiques et sociologiques investissent désormais les savoirs locaux et les droits collectifs de propriété intellectuelle en s’intéressant aux organisations politiques émergentes, les sciences économiques questionnant, quant à elles, la crédibilité d’un « marché » de la biodiversité et investissant la notion de « biens communs ».
31Mondialisation, environnement et développement durable obligent les chercheurs à élargir leur cadrage disciplinaire et culturel. C’est dans ce contexte que les « peuples de la forêt » vont sortir de l’ombre.
32En faisant leur le principe de conservation de la biodiversité, certains mouvements sociaux ont bénéficié du soutien de grandes organisations écologiques internationales. Plus précisément, la mise en relation de revendications foncières locales avec des argumentaires écologiques a donné lieu au mouvement « socio-environnemental », qui associe la gestion durable des ressources naturelles à la maîtrise du foncier par les populations locales et prône, pour l’Amazonie, un modèle de développement alternatif. Cette nouvelle donne politique a permis de modifier profondément le statut des populations dites traditionnelles.
33L’Amazonie subit depuis les années 1970 une forte pression anthropique due à la volonté d’occupation de la région et d’exploitation de ses ressources naturelles. Les fronts pionniers n’ont cessé de progresser, décrivant ce que l’on a coutume d’appeler un « arc de déforestation » induit par l’accroissement constant des surfaces défrichées. Ce processus est en partie attribué à l’arrivée continue de colons originaires de régions agricoles ou d’élevage, mais aussi à l’adoption de techniques incompatibles avec la reproduction de la forêt et des sols. Les critiques de ce modèle d’occupation et du « génocide » amérindien qu’il entraîne ont été nombreuses mais n’ont pas suscité suffisamment de réactions pour ralentir ou remettre en cause une telle dynamique [Jaulin1970 ; de Castro ed. 1972 ; Églin et Théry 1982].
- 20 Saigneurs d’hévéas. Leur condition dans le système traditionnel de l’organisation du travail les ra (...)
- 21 Métis de Portugais et d’Indiens que l’on trouve généralement en forêt amazonienne [Grenand et Grena (...)
34Ce n’est qu’avec la fin de la dictature militaire et la montée en puissance des problèmes d’environnement que les colons – petits et grands – sont montrés du doigt au profit d’autres habitants de l’Amazonie, jusqu’alors ignorés voire méprisés. Amérindiens, seringueiros20 et caboclos21 entrent alors en scène. Appelés « peuples de la forêt », ils symbolisent une relation durable avec leur environnement et regroupent les populations traditionnelles, produit de la colonisation, et le peuple amérindien, qui lui est antérieur. Désignés comme étant les protecteurs légitimes de l’Amazonie, ils sont en fait les laissés-pour-compte du développement productiviste. Ils ont en commun de pratiquer une agriculture de subsistance en milieu forestier, d’avoir des droits fonciers précaires et de privilégier une gestion communautaire d’accès aux ressources naturelles. L’appropriation temporaire de terres pour l’agriculture rend possible une occupation collective de l’espace forestier et une optimisation des activités complémentaires de chasse, de pêche et de cueillette.
35Tout avait commencé avec la lutte sociale des seringueiros de l’État de l’Acre, sous la bannière du leader syndical Chico Mendes, lutte qui avait abouti à la création, en 1990, des premières réserves extractivistes [Pinton et Aubertin 2000]. Ce qui était d’abord un mouvement isolé et corporatiste allait acquérir une légitimité et une reconnaissance internationales, les revendications des seringueiros étant habilement présentées au grand public comme relevant de la volonté de conserver la forêt amazonienne. Après les Amérindiens et les seringueiros, les communautés les mieux représentées politiquement sur le plan national et international se sont engouffrées dans la brèche pour faire valoir leurs pratiques et/ou revendiquer des droits fonciers.
36Ce mouvement trouvera toute son expression à l’occasion de réunions internationales comme le Sommet de Rio de 1992, au cours duquel a été signée la Convention sur la diversité biologique, qui fait du droit des communautés un axe stratégique. L’article 8j, en particulier, prône la prise en compte des « savoirs, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales » dans la définition et la mise en œuvre du développement durable, incitant les États à mettre au point les outils juridiques de propriété intellectuelle adaptés à leurs traditions et savoirs collectifs.
- 22 D. Posey avait alors proposé l’établissement d’un système de droits sui generis. L’ouvrage qu’il a (...)
37Dans l’ambiance qui était celle de la conférence de Rio, où flottaient quelques relents du mythe du « bon sauvage », les « savoirs écologiques traditionnels » (traditional ecological knowledge ou TEK) ont reçu une attention toute particulière [Aubertin, Pinton et Boisvert eds. 2007]. La participation importante des Amérindiens aux discussions est à rattacher à l’influence jouée par l’Amérique tropicale dans l’élaboration de l’article 8j. Cet article, conclu à la dernière session des négociations, fait suite à un contexte politique général qui avait vu ces questions émerger sur la scène internationale. Des voix s’étaient élevées pour dénoncer le pillage, par l’industrie, des ressources naturelles et des savoirs locaux. Une relation directe s’était établie entre des groupes autochtones et des organisations internationales de protection de la nature, les premiers adoptant le langage des secondes et les secondes se faisant l’écho des luttes politiques des premiers, et notamment de leurs revendications territoriales. Portée par la Société internationale d’ethnobiologie depuis sa fondation, l’approche défendue à Rio partait du principe que l’intégration à l’économie de marché des communautés autochtones et locales était inéluctable et que, au lieu de s’y opposer, ces communautés devraient promouvoir elles-mêmes la commercialisation de leurs ressources et de leurs savoirs en tirant parti du droit existant22.
- 23 Le décret no 3.551/2000 institue le registre des biens culturels immatériels composé de 4 livres : (...)
38C’est sans doute le Brésil qui a développé la législation la plus stricte en matière d’accès à ses ressources génétiques, et la reconnaissance des savoirs dans ce pays est aujourd’hui indissociable de la lutte menée contre la biopiraterie [Lima et Bensusan 2003 ; Aubertin et al. eds. 2007]. Dans cette perspective, les modes de vie traditionnels deviennent objets de conservation au même titre que la diversité biologique. Entre-temps, l’Institut du patrimoine historique et artistique national23 a pris en charge la constitution d’un registre des biens culturels immatériels à l’échelle du pays tandis que la réforme du Système national des unités de conservation, sous la responsabilité du ministère de l’Environnement, parachevait l’institutionnalisation des « populations traditionnelles ».
39Il nous faut maintenant revenir en arrière pour comprendre à partir de quelles données ont été élaborées les actions gouvernementales en faveur de la préservation de l’Amazonie, et ce dans le cadre de la Stratégie nationale de la biodiversité que le Brésil a proposée afin de tenir ses engagements. La connaissance scientifique que l’on avait de l’Amazonie ne reposait pas sur des données produites localement et ne se confrontait pas aux savoirs locaux.
40Les grandes expéditions du XIXe siècle étaient le fait de naturalistes, savants et autres passionnés, qui ont accumulé de nombreuses connaissances sur le bassin amazonien et effectué des relevés de plus en plus précis. C’est beaucoup plus tard, dans le cadre du Plan national pour le développement, que le Brésil a lancé les premières études sur lesquelles allait reposer son programme de protection de la nature. Le projet Radam, initié en 1976, a eu pour objectif de dresser une carte radar du sol afin d’y détecter les ressources minières. Complété par des inventaires pédologiques et botaniques, il a abouti au zonage de la région en fonction des potentialités des sols. Les campagnes de collecte de données qui se sont succédé ensuite ont impliqué une communauté scientifique internationale de plus en plus large. À partir des années 1990, banques de données et cartes se multiplient pour s’affirmer comme les outils d’un nouveau pouvoir et/ou comme le mode potentiel de résolution des problèmes d’environnement.
41L’Amazonie, qu’elle soit perçue comme poumon de la planète, régulatrice des grands équilibres climatiques ou comme réservoir de ressources génétiques fut mise sous haute surveillance, et, à la faveur de l’engouement pour l’écologie, on découvrait que cette terre était habitée.
- 24 Ce processus généralisé, écrit Galvin (2006, p. 130) a été pris en charge à ses débuts par des ONG (...)
42En 1999, le pouvoir fédéral est revenu sur son Système national d’unités de conservation afin de l’adapter à ces dernières évolutions. Dix-huit mois de travail ont été nécessaires pour inventorier et intégrer à ce système les plus récentes connaissances biologiques et écologiques, et les croiser avec les nouvelles données anthropologiques sur l’Amazonie. La codification des « savoirs informels », justifiée par les nécessités de la conservation, s’est ajoutée au travail d’inventaire réalisé par les biologistes. Les vifs débats suscités par la valeur potentielle de ces savoirs et les dénonciations de biopiraterie ont encouragé États, ONG et universitaires à stocker ces savoirs dans des bases de données24. À la même époque, la loi du 18 juillet 2000 redéfinissait les critères et les normes guidant la création et la gestion des aires protégées. À côté des unités de protection intégrale classiques apparaissaient de nouvelles unités d’usage durable habitées (aire de protection environnementale, aire d’intérêt écologique, forêt nationale, réserve de faune, réserve extractiviste, réserve de développement durable, réserve particulière du patrimoine naturel). Les règles sont définies de façon contractuelle en accord avec les caractéristiques socioéconomiques et culturelles des habitants dont l’adhésion au processus de conservation entérine juridiquement le statut de « populations traditionnelles ».
- 25 Les premières « réserves » habitées au Brésil sont en réalité les réserves indigènes. Mais leur sta (...)
43L’élaboration de ce principe de gestion locale permet en effet de se référer à la « tradition » pour désigner les populations vivant en étroite relation avec le milieu naturel [Santilli 2000], indépendamment de l’antériorité de leur occupation territoriale, leur origine ethnique ou leur trajectoire de vie, mais en rapport avec une histoire sociale, des pratiques et un mode d’appropriation et de gestion des ressources communs. L’institutionnalisation de ce statut revient donc à regrouper dans une même catégorie des populations très hétérogènes, et ce dans le souci de garantir à ces différents groupes sociaux l’accès à la terre. Sur le plan juridique, ce statut ne s’applique ni aux peuples indigènes ni aux quilombolas, à qui la Constitution de 1988 garantit des droits territoriaux spécifiques en tant que minorités ethniques25. Il exclut aussi les petits colons et l’appropriation individuelle de terres.
44Les « populations traditionnelles » désignent aujourd’hui une catégorie construite de sujets politiques dont la reconnaissance passe par l’acceptation des « implications de la définition légale exigée par un usage à long terme des ressources naturelles » [Santilli 2005]. À l’intersection de la conservation des espaces et du respect des identités, ces droits territoriaux sont réservés aux populations qui s’engagent à produire des « services environnementaux » comme la protection de la biodiversité, services qui n’étaient jusque-là que des éléments parmi d’autres de leur mode de vie. Parallèlement, ces peuples acceptent le principe de restriction d’usage. Ce statut leur assure la jouissance privilégiée et exclusive des ressources de plusieurs types d’aires protégées.
45Ces contrats, nouvelles formes de lien social, ne sont pas accessibles à l’ensemble des populations amazoniennes. La capacité des communautés à s’organiser et à s’imposer sur la scène publique est un facteur déterminant. Ce sont les groupes les plus médiatisés, correspondant le mieux à l’image de « peuples de la forêt » – soit parce qu’ils sont en contact avec des milieux ou des espèces emblématiques, soit parce qu’ils savent utiliser les réseaux de partenariat offerts par les ONG ou les scientifiques – qui accéderont au statut de « populations traditionnelles ». Se pose alors la question de l’intégration de ces populations traditionnelles et locales dans le développement durable par le truchement de contrats ou d’un marché qui est loin d’avoir fait ses preuves.
46Sur un plan plus théorique, cette rencontre frontale du local et du global implique une meilleure compréhension de l’articulation de ces microsociétés à la mondialisation économique et politique. Si les idées d’« autochtonie » et de « tradition » ont souvent été associées à des communautés considérées comme des isolats, si les sociologues ruraux ont eu recours à la notion de « médiation » pour situer les évolutions des collectivités locales dans l’évolution de la société globale, les populations locales contemporaines sont, quant à elles, de plus en plus confrontées à des dynamiques de « relocalisation » de leurs pratiques et de leurs représentations, source d’acculturation générant de nouvelles solidarités et conflits.
47Ces dynamiques encore récentes témoignent d’un changement profond dans le rapport que les « communautés locales » entretiennent avec la modernité. Faisant écho au « retour du paysan » en France, le Brésil traduit son adhésion au développement durable selon des reconfigurations qui lui sont spécifiques. L’importance de son héritage historique – le traitement politique de la question agraire, d’une part, et le traitement du multiculturalisme et du droit des minorités, d’autre part – se manifeste par la constitution de nouvelles figures rurales parées des vertus de notre modernité écologique. Au-delà de la diffusion de l’exemplarité du droit, on peut interpréter l’entrée en politique de ces nouveaux acteurs, qu’ils soient agriculteurs, peuples de la forêt, populations traditionnelles ou encore occupants d’un terroir, comme une tentative de se réapproprier la gestion du vivant. L’incompatibilité de nature entre la technoscience et les savoirs vernaculaires s’estomperait en tant que construction historique pour céder la place à un nouveau « localisme », éventuel champ d’application des biotechnologies et de l’ingénierie écologique.
48L’anthropologie comme la sociologie rurale sont confrontées, de ce point de vue, aux mêmes difficultés de redéfinition de leur objet, ce qui les engage, l’une et l’autre, sur des terrains à la fois risqués et disputés. Les problématiques relevant de champs d’analyse et d’objets extérieurs au rural (rapport au vivant, gouvernance, production des savoirs, gestion des risques) se sont en effet affirmées, parfois aux dépens des études strictement rurales.
49Le scénario évoqué nous renvoie à un enjeu de société mondialisé, présent aussi bien dans l’espace rural français que dans la forêt amazonienne. L’ampleur des problèmes soulevés fait entrevoir un monde global dans lequel la bipolarité Nord/Sud aurait de moins en moins de sens. D’une théorie de la domination particulièrement efficace pour penser le développement, on est en train de passer à une théorie de l’interdépendance pour penser le développement durable. La figure de l’agriculteur productiviste ne s’efface pas pour autant au profit d’un paysan réincarné. Elle garde au contraire toute sa légitimité dans la quête de nouveaux marchés.
50Coexistent, au Brésil comme en France, différentes formes d’agriculture qui mettent en scène le vivant selon des scénarios variés et trouvent leur légitimité au sein des multiples contradictions engendrées par la « norme » du développement durable. Ainsi l’opposition entre la production, d’un côté, et la conservation, de l’autre, se traduit par des conflits d’appropriation qui peuvent se jouer à différentes échelles et opposer entre eux des groupes d’individus ou des modèles de mise en valeur. On est donc face à une multitude d’acteurs mobilisant des arguments contradictoires pour justifier leurs positions. À ces problématiques devenues classiques s’ajoutent les enjeux émergents, fortement présents au Brésil, que sont les marchés du carbone et la production des agrocarburants.
- 26 En 2007, une ONG amazonienne (GTA) dont la mission est d’influencer les politiques publiques en fav (...)
51La rémunération de « services environnementaux » produits par la forêt amazonienne prendra certainement de l’ampleur dans les années à venir en devenant un outil de négociation stratégique pour les États amazoniens et leurs populations forestières face aux grandes instances internationales 26. Dans le même temps, la progression des agrocarburants rendra plus délicate la reproduction des agricultures familiales dans certaines régions du Brésil.
52Pour le moment, la référence au développement durable a plutôt tendance à renforcer un système dual, et ce par la constitution d’espaces fondés sur la protection d’écosystèmes associés à des groupes sociaux en marge du développement économique. De la capacité de ces groupes à se maintenir dans ces territoires dépendra sans doute la signification socioculturelle de ce rapport à la nature et aux autres.