1LE DÉVELOPPEMENT DES POLITIQUES DE CONSERVATION de la biodiversité assigne aux espaces ruraux et urbains une fonction de préservation des ressources naturelles qui conduit à un redécoupage du territoire. Cette requalification du territoire en fonction de ses qualités naturelles n’est pas récente. Elle apparaît en France dans les années 1960 avec la création des parcs nationaux, des parcs naturels régionaux, des zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique (ZNIEFF), des réserves naturelles, qui constituent autant de zonages de l’espace et dont la particularité est de se situer aux marges des zones d’agriculture intensive.
2Les avancées de l’écologie dans le courant des années 1980 marquent un double tournant dans les politiques de la nature. L’approche dynamique des écosystèmes consiste dès lors à envisager l’activité humaine comme une condition de la survie des espèces et non plus comme une entrave à leur développement. Par ailleurs, l’émergence d’un nouveau paradigme fondé sur la diversité du vivant fait qu’on ne protège plus uniquement les espaces et espèces « remarquables », mais l’ensemble des gènes, espèces et écosystèmes, dans leur diversité et leurs interactions respectives. Ce changement de paradigme rompt ainsi avec la logique de mise en réserve, et ce au profit d’un élargissement des politiques à des territoires plus vastes incluant la nature « ordinaire » [Mougenot 2003]. C’est dans ce contexte, caractérisé par la prolifération et l’emprise croissante, sur l’espace, de politiques environnementales élaborées au niveau mondial, que se situe notre réflexion.
3Prenant appui sur une série de travaux portant sur la mise en œuvre de la directive Habitats en France [Rémy et al. 1999 ; Alphandéry et Fortier 2001 ; Pinton et al. 2007] et sur la mise en place de la Trame verte et bleue en région Nord-Pas-de-Calais, nous nous intéresserons à ces nouvelles entités spatiales. Comment s’effectue leur découpage, et sur la base de quels critères ? Quelle est la capacité de ces espaces à « faire territoire » et à s’adosser aux formes d’engagement des acteurs ? Le territoire est appréhendé ici comme un espace délimité, faisant l’objet d’une appropriation à la fois économique, sociale, politique et idéologique, par des groupes qui ont une représentation particulière de leur histoire et de leur singularité [Di Méo 1999].
4Peut-on, dès lors, parler de nouveaux territoires au sens où s’élabore un type de lien social qui met en jeu l’interdépendance des acteurs et des objets naturels ? Nous interrogerons les instruments politiques et cognitifs utilisés pour médiatiser les rapports des hommes à ces espaces et contribuer à la « fabrique » des territoires. Nous interrogerons également les processus d’appropriation de ces territoires à travers les formes d’engagement des différents acteurs, processus qui constituent une autre manière de « faire territoire » [Alphandéry et Bergues 2004].
5Tout d’abord, nous reviendrons sur l’internationalisation et l’européanisation des politiques de conservation de la biodiversité. La prise en compte de ce cadre de définition est en effet essentielle, même si c’est à l’échelon territorial que se mettent en œuvre les actions publiques en faveur du vivant. Puis nous examinerons comment le territoire est mis en scène, et ce à travers deux types d’actions publiques – la directive Habitats et la Trame verte et bleue –, sachant que ce processus de territorialisation intervient dans un espace lui-même soumis à de multiples formes d’appropriation obéissant à des rationalités diverses : ce qui « fait territoire » pour les uns ne le fait pas nécessairement pour les autres. Enfin, nous procéderons à la mise en perspective de ces politiques et montrerons que le concept de « territoire » qu’elles mobilisent renvoie à une réalité autre que celle qui a longtemps prévalu en sociologie rurale.
6La multiplication et l’emprise croissante des zonages relatifs au vivant, et dont les contours échappent le plus souvent aux découpages politiques et administratifs traditionnels, s’appuient certes sur des critères locaux, comme la distribution des habitats et des espèces, mais sont aussi largement déterminés par des considérations supralocales : européennes et internationales. Pour éclairer les articulations complexes entre ces différentes échelles, nous verrons comment, d’une part, ces politiques sont élaborées et comment, d’autre part, elles sont mises en œuvre.
7L’une des principales innovations des politiques environnementales de ces vingt dernières années tient au fait qu’elles ont désormais une dimension européenne et internationale [Deverre et al. 2002 ; Lascoumes 2008]. C’est depuis le Sommet de Rio de 1992 que la préservation de la biodiversité est reconnue comme une préoccupation commune à l’ensemble de l’humanité, et ce en raison des risques de dégradation irréversible des écosystèmes, largement imputable à l’activité humaine. La Convention sur la diversité biologique signée à cette occasion incite les États à promouvoir des stratégies nationales en faveur de la conservation des ressources naturelles à travers l’instauration de modes de développement durables. Dès lors, cette question ne concerne plus seulement les scientifiques mais devient une question politique et sociale portée à l’agenda public. L’action internationale ne recourt pas uniquement à la coercition mais passe par la diffusion d’idées et de normes qui orientent les choix des décideurs [Lascoumes 2008]. Il s’agit de promouvoir de « bonnes pratiques ».
- 1 Convention de Ramsar sur les zones humides, en 1971. Convention de Berne sur la conservation des es (...)
8La mobilisation internationale en faveur de la biodiversité s’accompagne d’une européanisation des politiques de la nature. Celle-ci consiste à éditer des textes législatifs et des directives tout en se dotant d’un cadre commun pour harmoniser et infléchir les politiques des États membres. La directive européenne Habitats, adoptée en 1992, est, à cet égard, la principale disposition communautaire. Elle vise la conservation des espaces naturels via la constitution d’un réseau de sites baptisé Natura 2000. Promulguée quelques années après la directive Oiseaux de 1979 et la mise en œuvre de plusieurs conventions internationales1, cette directive se prolonge à travers une série de dispositions communautaires et internationales. À titre d’exemples, citons la décision du Conseil de l’Europe, en 1995, de favoriser la « connectivité » entre les sites grâce à un réseau écologique paneuropéen ainsi que l’engagement, pris par les chefs d’État de l’Union européenne et d’autres pays lors du Sommet mondial sur le développement durable à Johannesburg en 2002, de réduire de manière significative l’érosion de la biodiversité d’ici 2010. Ce foisonnement d’initiatives s’accompagne de la mise en place d’instruments destinés à faciliter l’application des directives européennes (banques de données environnementales, listes d’espèces menacées, outils financiers, délimitation de zones biogéographiques).
9Si l’action publique tend à s’internationaliser et à s’européaniser, c’est à l’échelle régionale et locale qu’elle se concrétise. La biodiversité s’observe de façon privilégiée à des échelles localisées dans la mesure où elle est liée aux caractéristiques physiques et géographiques des milieux. À la différence du climat, qui s’impose comme une condition commune à toute l’humanité et dont la préservation appelle à la fois la coopération entre les peuples et des initiatives individuelles, la biodiversité est beaucoup moins dépendante du niveau planétaire [Godart 2004]. Sa sauvegarde suppose des modes d’intervention régionaux et locaux. En outre, il n’existe pas d’indicateurs de l’état de la biodiversité comparables à l’équivalent CO2. La biodiversité est, toujours selon Olivier Godart, à apprécier au cas par cas, en fonction des pratiques locales et des spécificités culturelles.
10Cependant, cette territorialisation de l’action publique est à resituer dans un contexte de perte de légitimité de l’État. Le modèle français de la décision publique, fondé sur une autorité centralisée qui articule rationnellement des fins et des moyens, est, depuis les années 1990, remis en cause :
11Le territoire, plus que l’appareil d’État, constitue désormais le lieu de définition des problèmes publics [Duran et Thoenig 1996 : 582].
12Dans ce nouveau contexte, le rôle de l’État consiste à promouvoir un éventail de procédures visant à institutionnaliser l’action collective par la mise en place d’espaces de débat impliquant une pluralité d’acteurs à l’échelle des territoires. Ces procédures « se présentent sous la forme d’énoncés très généraux, dont le sens reste à produire par la délibération collective. L’essentiel de leur contenu porte sur l’organisation de dispositifs territoriaux destinés à assurer des interactions cadrées, des modes de travail en commun et la formulation d’accords collectifs » [Lascoumes et Le Bourhis 1998 : 39-40]. Outre qu’elle est souvent perçue comme un facteur d’optimisation des résultats, la « gouvernance territoriale » est aussi, pour ses promoteurs, le moyen de faire accepter plus facilement les mesures adoptées.
13Les interventions publiques, conduites au plus près des réalités du terrain, n’en demeurent pas moins largement tributaires des orientations définies à une échelle plus large : nationale, européenne, voire internationale. En ce sens, l’imbrication du local et du global confère au local un statut particulier que l’on peut qualifier de « local délocalisé ».
14C’est ce que nous allons examiner à présent en questionnant les découpages de l’espace induits par la directive Habitats en France.
- 2 Les données que nous présentons ici s’appuient sur les résultats des travaux d’un collectif de soci (...)
15Partant d’une liste d’habitats et d’espèces censée refléter la biodiversité à l’échelle européenne, la directive Habitats devait être appliquée en deux temps. Premièrement, chaque État membre devait identifier, sur son territoire, les sites concernés ; deuxièmement, chaque État membre devait élaborer, pour chacun de ces sites, des mesures de gestion compatibles avec les objectifs de conservation écologique et de maintien de l’activité humaine, et ce dans une logique de développement durable.
16L’analyse du processus de désignation des sites, d’une part, et du travail d’élaboration des normes, d’autre part, nous conduit à mettre l’accent sur la dynamique de territorialisation de cette politique.
17En France, la délimitation des sites, confiée à des experts, a suscité d’importantes polémiques. Un responsable agricole du Pas-de-Calais relate la situation en ces termes :
18En juillet 2006, lors d’un comité départemental de suivi, organisé par le Préfet, ça a été une véritable foire d’empoigne. On nous a remis ce document [présentant les différents types d’habitats et leurs caractéristiques] et une carte des sites sur laquelle étaient dessinées des patates. Et là, les gens se sont aperçu qu’on avait donné leurs terrains, leur exploitation, leurs bois, sans leur demander leur avis [...] Les documents sont écrits en langage scientifique. On y pige que dalle. Et on allait devoir engager une consultation là-dessus ! Y’a eu une levée de boucliers formidable.
- 3 Notons que ce changement de procédure s’est traduit par une réduction sensible de la superficie, in (...)
19Le choix d’une telle procédure, considérée comme la seule légitime par les représentants du ministère de l’Environnement, a été vécu, par les gestionnaires de l’espace rural tenus à l’écart, comme une véritable violation. Cela a déclenché un peu partout en France un tel tollé que le Premier ministre, Alain Juppé, a décidé, en 1996, de geler la directive Habitats. Nous avons montré qu’au-delà de l’hostilité manifestée par les représentants des intérêts forestiers, agricoles, cynégétiques et halieutiques, réunis au sein du « Groupe des 9 », c’était la place accordée à la science qui faisait problème [Rémy et al. 1999 ; Alphandéry et Fortier 2001]. C’est d’ailleurs contre ce monopole que le ministère de l’Environnement a réagi, après la crise de 1996, en redéfinissant une procédure fondée sur la concertation, qui intégrait des acteurs dotés d’autres compétences et légitimités (socioprofessionnels, élus locaux). Cette possibilité de négocier les périmètres a ainsi permis une reformulation du découpage des sites par les gestionnaires, exploitants et usagers de l’espace, et ce en fonction des enjeux locaux3. Elle a aussi conforté la décision de mettre en œuvre dès 1999 des documents de gestion concertée, baptisés documents d’objectifs (DOCOB).
- 4 Équivalent de ce que d’autres appellent « forums hybrides » [Callon, Lascoumes et Barthes 2001].
20La mise en place, par l’État français, de dispositifs participatifs à l’échelle des territoires représente une innovation par rapport à l’expertise écologique. Cadrée par la puissance publique, cette démarche est conçue comme un travail d’appropriation locale effectué par des acteurs qui cherchent à s’entendre sur des objectifs et des moyens. La production des normes de gestion au nom du vivant consiste dès lors à construire des relations d’interdépendance entre les activités humaines et les objets naturels. Ce qui revient à mettre les connaissances scientifiques à l’épreuve des pratiques et des réalités locales, et se traduit par la création d’espaces délibératifs (comités de pilotage, groupes de travail, etc.) que nous avons baptisés « scènes locales »4. Lieux d’interactions et d’élaboration de normes, ces « scènes locales » nous semblent idéales pour observer la manière dont les acteurs se saisissent de ce nouvel enjeu qu’est la biodiversité et tentent de définir un autre mode du « vivre ensemble ».
21Les « scènes locales » mettent en présence l’ensemble des acteurs d’un site donné ou leurs représentants (naturalistes, élus, agriculteurs, randonneurs, forestiers, chasseurs, pêcheurs, etc.), chacun d’eux étant porteur d’un rapport particulier à la nature qui s’incarne à travers des savoirs spécifiques (scientifiques, techniques, pratiques, locaux). La mobilisation de ces divers registres est essentielle à l’élaboration des normes destinées à identifier les pratiques favorables ou défavorables à tel ou tel habitat, telle ou telle espèce. C’est à l’opérateur ou à son chargé de mission, responsable de la rédaction du DOCOB, qu’il revient de rassembler toutes les connaissances disponibles, y compris sur l’histoire et les usages du site, et de mobiliser les outils pour favoriser le dialogue entre les différentes parties.
22Il s’agit de construire une représentation de la nature intégrant tel ou tel milieu qui, jusqu’alors, n’était pas pensé et qualifié comme tel. À titre d’exemple, ce qui, pour la plupart des usagers d’un site de la région Nord-Pas-de-Calais, était assimilé jusque-là à une simple prairie ou une simple pâture devient, dans le jargon scientifique, une « pelouse calcaire » ou « pelouse calcicole », caractérisée par un cortège d’associations végétales présentant un certain nombre de caractéristiques. Les divers écosystèmes (landes, pelouses, tourbières, prairies sèches, prairies inondables) sont autant de catégories qui témoignent de nouvelles formes d’appropriation de l’espace. L’opérateur recourt fréquemment à des supports photographiques, cartographiques ou à des visites de terrain pour faire valoir les spécificités et l’emplacement de ces habitats naturels. Affinée à l’échelle du 1/25 000e, la carte permet de préciser ou rectifier les contours d’un site et donc de mettre un terme aux controverses sur les limites spatiales. En préférant les qualités naturelles aux découpages fondés sur le cadastre ou les limites administratives, l’outil cartographique concourt à « fabriquer » du territoire. Ces instruments, qui participent de l’enrôlement des acteurs, sont autant de moyens pour débattre, arbitrer et affiner les connaissances.
23Pour autant, les divers acteurs du site se reconnaissent-ils dans cette façon de reconfigurer le territoire ? Quelle est leur capacité à établir de nouveaux liens ou à formaliser différemment les liens qu’ils entretiennent avec les autres usagers du site, y compris les porte-parole des objets naturels ?
24À ce stade, il faut rappeler que la concertation n’est pas une initiative des acteurs mais qu’elle s’inscrit dans une procédure administrative. C’est le ministère de l’Environnement qui enjoint aux différents protagonistes de débattre collectivement en vue de satisfaire aux exigences européennes et internationales de sauvegarde de la biodiversité. Il est essentiel de prendre en compte cette dimension car elle détermine en partie le contenu des échanges ainsi que les modalités d’engagement des acteurs. Elle n’exclut cependant pas une activité délibérative au sein des « scènes locales », qui revêt des formes variables selon les sites et les régions [Pinton et al. 2007].
25Souvent les accords passés sont de portée limitée dans la mesure où ils ne modifient pas vraiment les positionnements des uns et des autres. C’est le cas notamment dans le Nord-Pas-de-Calais, où la prédominance d’une agriculture intensive couvrant près de 70 % du territoire, conjuguée à une histoire très conflictuelle entre représentants de la forêt privée et scientifiques chargés de la réalisation des inventaires, a créé un rapport de force immuable [Fortier 2007]. Dans d’autres sites, en revanche, où les enjeux liés à l’environnement s’avèrent importants et où le travail en commun est courant, comme dans le marais poitevin ou en région PACA, l’action collective donne lieu à un véritable dialogue qui débouche sur des formes d’apprentissage réciproque.
26Mais, de façon générale, les rapprochements se révèlent fragiles en raison de la difficulté à se représenter la biodiversité, de l’instabilité de la procédure et de l’insuffisance des moyens financiers. La difficulté à instaurer une nouvelle manière de « vivre ensemble » tient également au fait que la légitimité des « scènes locales » est loin d’être acquise, comme en témoignent les innombrables discussions portant sur la participation ou non de certains membres à ces instances. Comment, par conséquent, les acteurs qui ne sont pas représentés dans les « scènes locales » peuvent-ils se sentir impliqués ?
27Ainsi, on ne peut pas dire que tous les protagonistes se soient approprié cet enjeu de conservation. Cette prise en compte de la biodiversité, qui nécessite d’articuler savoirs, représentations de la nature et usages de l’espace, est un processus lent et complexe, dont on ne mesurera les effets qu’avec un certain décalage.
28La reconfiguration des territoires à laquelle nous assistons via la directive Habitats révèle des formes diverses d’appropriation d’un même espace, dont les logiques sont souvent incompatibles en ce qu’elles mettent en jeu des composantes essentielles comme l’identité, le savoir et la légitimité. Il n’empêche que cette élaboration concertée des mesures de gestion aura permis de mettre autour de la table des acteurs qui n’avaient pas l’habitude de se rencontrer.
29Voyons à présent comment le territoire est mis en scène dans le cadre de la Trame verte et bleue, étape supplémentaire dans le processus de préservation du vivant.
- 5 Si l’article 10 de la directive Habitats met l’accent sur la nécessité de désigner un nombre suffis (...)
30Le projet de Trame verte et bleue nationale, mis en avant lors du Grenelle de l’environnement de 2007, s’inscrit dans la continuité de Natura 2000 à ceci près qu’il concerne des territoires plus vastes, un panel élargi d’acteurs, et que sa mise en œuvre incombe largement aux collectivités territoriales. L’objectif est d’assurer une continuité écologique entre les milieux naturels, en particulier entre les différents sites identifiés au titre de la directive Habitats, et ce au moyen de corridors5. En mettant l’accent sur la fonctionnalité des milieux naturels, il entend favoriser la circulation et le déplacement des gênes, des espèces animales et des espèces végétales.
31Les travaux réalisés en écologie du paysage [Burel et Baudry 2005] et en biologie de la conservation [Barbault 1997] montrent que plus les milieux naturels sont connectés entre eux plus les chances de survie des populations sont élevées. Dans les territoires où les habitats naturels sont peu altérés, à l’image du Massif central, ces échanges se font facilement. À l’inverse, dans les espaces fortement anthropisés et aménagés, comme la région Nord-Pas-de-Calais, où les milieux naturels sont disséminés dans des îlots de petite taille, les possibilités de circulation s’avèrent très délicates, au point de mettre en danger la survie de nombreuses espèces.
32En s’attachant à renforcer la « connectivité » des espaces naturels, la Trame verte et bleue marque un changement de perspective par rapport à la directive Habitats. La lutte contre l’érosion de la biodiversité ne se contente plus de protéger des sites particulièrement riches et de prévoir, pour chacun d’eux, des mesures de gestion appropriées ; elle met en avant la nécessité de restaurer des connexions endommagées par la pression anthropique (développement des transports, intensification de l’agriculture et des usages du sol, urbanisation non maîtrisée).
- 6 Dont l’échelle varie de la commune à la région en passant par des entités intermédiaires (communaut (...)
33Fondée sur une approche globale du territoire, la mise en place de cette infrastructure naturelle repose sur un diagnostic territorial6 basé sur une cartographie des habitats et de la faune, qui rend compte des principaux obstacles à la circulation des espèces. Outil d’aménagement du territoire, la Trame verte et bleue autorise une meilleure appréhension des préoccupations environnementales dans les documents d’urbanisme et de planification (schémas de cohérence territoriale, plans locaux d’urbanisme, etc.), et ce à des fins de restauration mais aussi pour anticiper les dégradations. En favorisant les échanges de gènes et d’espèces, ce dispositif peut aider en outre à lutter contre le changement climatique.
34D’un point de vue généalogique, la notion de « trame » s’est fortement inspirée de celle de « réseau écologique », qui acquiert une première reconnaissance juridique avec le Schéma des services collectifs des espaces naturels et ruraux inscrit en 1999 dans la loi d’orientation pour l’aménagement du territoire [Bonnin 2006]. En dépit de son caractère polysémique [Mougenot et Melin 2000], le « réseau écologique » peut être défini comme « l’ensemble des milieux qui permettent d’assurer la conservation à long terme des espèces sauvages sur un territoire. Il implique le maintien d’un réseau cohérent d’écosystèmes naturels et semi-naturels » [Bonnin 2007 : 2].
35D’un point de vue morphologique, le « réseau » est généralement constitué de trois types de zones : les noyaux durs ou cœurs de nature, qui correspondent aux espaces protégés (réserves naturelles, zones Natura 2000, etc.) ; les corridors écologiques, dont la fonction principale est de relier les cœurs de nature afin de permettre aux espèces de migrer (les haies, les rivières, les carrières, et même les friches industrielles peuvent être amenées à jouer ce rôle de corridors) ; enfin, les zones tampons, destinées à protéger les deux premiers types de zones. Cette conception d’un réseau écologique fondé sur un modèle d’aménagement et de planification du territoire a été reprise par le Conseil de l’Europe dans le cadre du développement d’un réseau paneuropéen s’étendant sur l’ensemble du continent eurasiatique. Depuis son lancement en 1995, on tend à établir des réseaux écologiques nationaux, régionaux et transrégionaux [Mougenot et Melin 2000 ; Pinton et al. 2007]. Le projet de Trame verte et bleue en région Nord-Pas-de-Calais procède de cette dynamique.
36Une infrastructure écologique ne prend sens qu’en référence aux populations qui l’habitent et l’investissent. Quelles sont, dès lors, les stratégies développées par les acteurs et les institutions à l’échelle des territoires ? C’est la question à laquelle nous allons tenter de répondre en nous appuyant sur le projet de Trame verte et bleue.
- 7 Le Conseil régional a pour ambition d’offrir à chaque habitant la possibilité d’accéder à un site n (...)
- 8 Voir hhttp:// www. nordpasdecalais. fr/ 2007/ telechargement/ cper.pdf, p. 12.
- 9 Avec le concours d’autres structures investies dans la protection de la nature.
37La décision, prise par le Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, de créer la Trame verte et bleue résulte de préoccupations d’ordre écologique, social et esthétique. Outre la conservation des espèces et des milieux, il s’agit de redorer l’image d’une région fortement dégradée par son passé industriel tout en répondant aux besoins de détente et de loisir de ses habitants7. Le projet « Biodiversité et Trame verte et bleue », inscrit dans le programme « État-Région 2007-2013 », se donne comme objectif de « développer une gestion économe de l’espace et de constituer une infrastructure naturelle plurifonctionnelle reliant les cœurs de nature »8. À cette fin, le Conseil régional a demandé au Conservatoire botanique de Bailleul de réaliser un atlas qui identifie, caractérise et cartographie les espaces pouvant être intégrés dans ce projet. Les scientifiques du Conservatoire de Bailleul9 ont également élaboré, à cette occasion, un schéma régional d’orientation de la Trame verte et bleue, qui indique un certain nombre de lignes de force prenant en compte les enjeux existant sur les différents types de milieux (corridors fluviaux, zones humides, pelouses calcaires, etc.). Selon les auteurs du rapport, l’atlas « constitue un socle à partir duquel un travail plus fin permettra de dégager des projets de territoires soucieux de concilier les impératifs de préservation des ressources naturelles et les besoins d’aménagement et de développement » [Hendoux 2004 : 46].
38Ainsi conçu, le projet se concrétise à deux niveaux. Au niveau de la Région, qui définit, sur la base d’un travail scientifique, les grandes orientations de la Trame, et au niveau d’entités plus restreintes (« pays », « communautés de communes », « communautés d’agglomérations »), chargées de traduire les orientations régionales en projets de territoires, et ce grâce au soutien financier de la Région. Dans le prolongement de l’atlas régional, un guide détaille les enjeux à l’échelle territoriale.
39La réalisation de la Trame verte et bleue soulève deux problèmes. Le premier concerne la marge de manœuvre dont disposeront les groupements de communes. En d’autres termes, le choix, fait par la Région, de privilégier tel ou tel espace, tel ou tel type de milieu ou encore tel ou tel type d’espèce, correspondra-t-il aux préoccupations identifiées à un niveau plus local ? Sinon, sera-t-il négociable ? Le second problème concerne la dimension plurifonctionnelle de la Trame : concilier tous les enjeux implique de les hiérarchiser, toutes les activités de loisir n’étant pas compatibles avec les objectifs biologiques et écologiques. Comment, dès lors, arbitrer entre les priorités des naturalistes et celles des élus plus enclins à répondre aux attentes de la population ?
- 10 Rappelons à ce propos que la mise en place de la Trame verte est bleue s’effectue sur la base du vo (...)
- 11 Lesquels se montrent pourtant intéressés, comme le constate l’un des responsables de la Trame verte (...)
40Se pose en outre la question de savoir quelles structures portent les projets au sein des territoires, et si ces structures font appel à des experts ou aux acteurs concernés, sachant que la concertation ne suffit pas à garantir la participation et, encore moins, l’implication de chacun, a fortiori lorsqu’on n’est pas soumis à une obligation de résultats10. Tous ces aspects demandent à être précisés. Toutefois, l’appel à projet « Corridors biologiques boisés », lancé en 2008 par le Conseil régional Nord-Pas-de-Calais en partenariat avec la DIREN, nous donne déjà quelques éléments de réponse. Cet appel concerne uniquement le domaine public et s’adresse exclusivement aux collectivités territoriales et aux associations, et ce dans le but d’inciter à lancer des « opérations exemplaires qui pourront ensuite être reproduites dans les programmations des territoires de la Région » (p. 5). Ces considérations appellent deux réserves : pourquoi un tel appel ne prend-t-il pas en compte la propriété privée et pourquoi ne concerne-t-il pas un éventail plus large d’acteurs, notamment les socioprofessionnels de la forêt11, étant donné la thématique mise en avant ? Plus généralement, on peut s’interroger sur le caractère reproductible de ces projets « exemplaires », chaque « pays », chaque « communauté de communes » présentant des spécificités.
41Se pose de surcroît la question de l’échelle d’intervention [Foucher et Romi eds. 2006], en particulier lorsque sont impliqués plusieurs dizaines de communes et plusieurs centaines d’acteurs. Comment impulser une dynamique à l’échelle des groupements de communes tout en donnant aux acteurs situés au plus près du terrain la possibilité de se reconnaître dans la démarche et de se l’approprier ? L’échelle la plus pertinente n’est-elle pas la commune, à l’image des Plans communaux de développement de la nature en Belgique [Mougenot 2003] ? Il ne nous appartient pas ici de trancher. Mais, de toute évidence, quelle que soit l’échelle retenue, l’idée de continuité, de réseau, qui sous-tend la Trame verte et bleue suppose que chaque projet soit articulé à d’autres, inscrits dans les territoires voisins et qui peuvent être porteurs d’autres enjeux et légitimités.
42L’idée de « territoire-réseau », au cœur de la Trame, induit une représentation du territoire qui transcende les frontières : frontières administratives dues aux découpages territoriaux, y compris entre les États, et frontières dues aux politiques sectorielles perpétuant la dichotomie rural/ urbain en dépit de l’homogénéisation des modes de vie. La Trame verte et bleue ne se cantonne pas, en effet, au milieu rural : elle étend ses ramifications jusque dans les espaces artificialisés et concourt à la réintroduction de la nature dans la ville. Il est significatif que les premières initiatives françaises en ce sens aient été prises dans des régions très urbanisées, comme le Nord-Pas-de-Calais, l’le-de-France, l’Alsace ou la région Rhône-Alpes. Dans ces zones de forte pression foncière, la mise en place d’une structure réticulaire concerne en priorité les espaces de discontinuité : no man’s land entre deux quartiers, deux plans locaux d’urbanisme, ou encore coupures induites par des friches industrielles ou des secteurs en déshérence. Il s’agit en quelque sorte de reconquérir les interstices et de tisser des liens entre des espaces disjoints et disparates, comme le suggère un responsable de Espaces naturels métropolitains, syndicat mixte de la région lilloise :
43Ce que j’appelle de mes vœux sur la Trame verte, ce qui est essentiel, c’est d’abord un travail de planification. Un schéma directeur qui tienne la route, qui soit mis en place avec tout le monde parce qu’il n’y a que les nuages qui s’arrêtent aux frontières. Et encore, pas toujours... Tandis que tout ce qui est faune, flore, etc., a besoin absolument de grandes linéarités. Mais il n’y a pas que la faune et la flore : il y a aussi les hommes. Quand vous êtes dans une concentration urbaine aussi forte que la zone métropolitaine, la seule manière de gérer les conflits, de gérer les usages, c’est la surface. C’est tourner autour des canaux. C’est pas pour rien que l’un des premiers gros parcs qui ont été lancés sur la métropole a été le Parc de la Deûle. Parce qu’on voulait aller sur des zones de déshérence, sur d’anciennes friches. Il fallait les reconquérir. C’était important. Un Parc de la Deûle qui s’arrêterait aux frontières de l’arrondissement de Lille ou, pire encore, comme aujourd’hui, aux frontières de la communauté urbaine... Allez expliquer ça au crapaud calamite : il aura du mal à comprendre.
44La Trame verte et bleue vise à maîtriser l’urbanisation et le mitage de l’espace de sorte que les riverains puissent se réapproprier des pans de nature pour des usages autres que la construction (jardinage, promenade). Les projets collectifs doivent donc tenir compte à la fois de l’histoire locale et des aspirations des uns et des autres (riverains, urbanistes, écologues, élus, associations). Il s’agit de penser autrement les liens entre la ville et la nature et, dans le même temps, de faire émerger de nouvelles formes de sociabilité. Dans cette perspective, la conservation de la biodiversité n’est pas nécessairement une priorité : elle fait partie d’un ensemble qui s’attache à concilier des fonctions sociales et des fonctions économiques. La restauration d’un tel maillage est censée refléter cette diversité : à côté des trames écologiques « haut de gamme » devraient exister des formes hybrides mêlant trames vertes et trames paysagères, avant tout esthétiques.
45Si l’emprise spatiale des politiques de conservation de la biodiversité ne cesse de croître, les actions publiques en faveur du vivant peuvent revêtir des formes diverses qui témoignent notamment de l’avancée des connaissances scientifiques. À l’heure où la biodiversité ne cesse de régresser, la Trame verte et bleue, qui met l’accent sur la dynamique, les flux et les échanges au sein d’une structure réticulaire spatialisée, se substitue à la logique des « noyaux » et des isolats des sites Natura 2000, dont la taille peut varier de quelques mètres carrés à plusieurs milliers d’hectares. Ces espaces, susceptibles de remplir la fonction de corridors écologiques, s’inscrivent dans des territoires déjà existants, plus ou moins fortement appropriés, et participent à leur reconfiguration à travers la définition de « bonnes pratiques » et la prise en compte d’objectifs nouveaux (paysagers ou de loisirs). Pour certains acteurs jusqu’alors non impliqués, comme les naturalistes ou les experts environnementaux, ces espaces peuvent même constituer de nouveaux territoires. Ces formes de territorialisation, plus ou moins affirmées d’un secteur à l’autre, sont fonction de la capacité des acteurs à élaborer d’autres types de rapports sociaux.
46La prolifération des territoires de toute nature à laquelle nous assistons aujourd’hui, de même que le recours de plus en plus quotidien à cette notion de « territoire », n’est-elle pas symptomatique des transformations qui ont affecté les rapports que les groupes humains entretiennent avec l’espace ? Que sont les territoires ruraux d’aujourd’hui comparés aux sociétés paysannes ou aux microsociétés locales étudiées par les sociologues ruraux ?
47Pour Mendras, les sociétés paysannes étaient organisées en collectivités de petite taille et vivant dans une relative autarcie démographique, économique et culturelle. Elles apparaissaient comme des lieux où le groupe social, à dominante paysanne, était cimenté par des valeurs communes et s’identifiait pleinement à son espace. Le territoire communal, qui faisait co ïncider cadre de vie et cadre de travail, vie domestique et vie collective, s’apparentait à une « totalité sociale » [1992]. Cet archétype de la société paysanne traditionnelle et de la microsociété villageoise caractéristique de la période préindustrielle s’est profondément modifié sous l’effet de la modernisation et de la « société engloblante ». L’ouverture sur l’extérieur, tant sur le plan économique que social et culturel, a favorisé la mobilité et l’hétérogénéité du groupe. Les individus sont désormais pris dans des formes multiples d’appartenance sociale et territoriale qui bouleversent en profondeur la dynamique sociale au point que certains observateurs s’interrogent sur le sens du « vivre ensemble » dans les territoires ruraux d’aujourd’hui.
48Ainsi peut-on envisager les actions de patrimonialisation du vivant, instituées dans le cadre de dispositifs participatifs à l’échelle des territoires, comme une opportunité, pour des acteurs locaux et extérieurs, ruraux et urbains, experts et profanes, de confronter leurs points de vue et de réfléchir ensemble à la manière de gérer durablement le territoire. Certes, ces espaces publics s’avèrent parfois très spécialisés en ce qu’ils concernent un nombre limité d’individus, comme on a pu l’observer à propos de certains sites Natura 2000 [Pinton et al. 2007].
49Censée étendre ses ramifications à l’ensemble du territoire, la Trame verte et bleue devrait, elle, mobiliser une grande diversité d’acteurs et exercer un pouvoir de structuration de l’espace plus fort, en particulier dans les zones très fragmentées. Elle permettrait alors de porter un autre regard sur le territoire et serait le moyen, pour certaines collectivités locales, d’élaborer, à partir de ce dernier, un récit commun contribuant à redonner des perspectives collectives à des collectivités qui en sont de plus en plus dépourvues.