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AccueilNuméros183Le basculement du regard

Le basculement du regard

La question de « l’entrepreneur rural »
A change of viewpoints: the question of rural entrepreneurs
Pierre Muller
p. 101-112

Résumés


L’expérience, en Isère, du Comité d’études et de propositions (CEP) travaillant sur le rural a permis de mettre en évidence le basculement du regard qui s’est opéré dans la sociologie rurale française au cours des années 1980. Constitué dans le cadre de l’association « Peuple et Culture », ce comité associait agriculteurs de montagne, animateurs et chercheurs en sciences sociales dans une démarche de « recherche-action ». Il a permis de faire progresser les débats sur l’identité professionnelle des paysans menacés par l’intensification et la spécialisation des exploitations agricoles en même temps qu’il faisait progresser la réflexion sur le rôle des chercheurs vis-à-vis de l’action. Avec le recul, ce basculement du regard semble pourtant inachevé dans la mesure où l’expérience n’a pas véritablement débouché sur la définition d’un nouveau référentiel professionnel.

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Texte intégral

  • 1 Centre national des jeunes agriculteurs.

1LES ANNÉES 1980 CONSTITUENT une période intéressante pour ce qui est de l’étude de l’agriculture et des sociétés rurales en France parce qu’elles marquent la fin d’un cycle politique et social entamé au début des années 1960 et qui, avec l’émergence d’une nouvelle élite agricole incarnée par les militants du CNJA1, a vu naître une nouvelle représentation de l’agriculture entendue comme un secteur économique en voie de modernisation.

2Le contexte du début des années 1980 en France est, en effet, complexe. D’un côté, la « crise » produit ses effets en termes de chômage et de difficultés économiques. En même temps se multiplient les mouvements alternatifs qui contestent de plus en plus vigoureusement le modèle de croissance issu de la phase de modernisation de l’après-guerre, l’une des dimensions de cette contestation prenant précisément la forme d’un « retour au rural » et d’une redécouverte des territoires. D’un autre côté, on voit apparaître une remise en cause, d’abord relativement limitée (sous le gouvernement Barre), des politiques de la demande calées sur le paradigme keynésien. Ce qui va se traduire, au niveau international, par la mise en place de politiques d’inspiration néolibérale, au Royaume-Uni avec Margaret Thatcher en 1979, aux États-Unis avec Ronald Reagan en 1980, puis en Europe continentale et au niveau européen avec, notamment, la mise en cause de la PAC.

3C’est dans ce contexte, que l’on pourrait qualifier de « fluide », que va s’ouvrir en France une « fenêtre politique », avec l’élection, en 1981, de François Mitterrand. En réalité, les premières années du mandat présidentiel vont se dérouler sur un mode paradoxal. Élu sur un programme clairement keynésien centré sur un renforcement, et du rôle de l’État, et des politiques axées sur la demande, et des nationalisations, le nouveau gouvernement va très vite se trouver confronté à une grave crise financière qui va déboucher sur un véritable retournement de situation l’obligeant à instaurer une politique économique en phase avec le nouveau référentiel de marché [Jobert ed. 1994 ; Favier et Martin-Roland 1995].

4C’est dans cet environnement politique et social compliqué que va se développer, d’abord en Isère puis au niveau national, une expérience de « recherche-action », qui symbolise bien, à notre sens, le basculement du regard à cette époque en ce qu’elle marque, dans ses réussites comme dans ses échecs, le passage à une autre façon de problématiser les questions agricoles et rurales en France. La relation que les chercheurs travaillant sur la ruralité entretiennent avec leur objet de recherche se modifie. Avec une trentaine d’années de recul, il est intéressant de voir comment ce basculement du regard aura transformé leur métier.

5C’est cette expérience, à laquelle nous avons participé pendant une quinzaine d’années, que nous souhaitons retracer brièvement ici. Les faits relatés relèvent donc – il faut le préciser – d’une forme d’histoire mémorielle qui n’échappe pas à un regard rétrospectif, regard évidemment croisé avec les réflexions plus générales que nous avons pu mener par ailleurs sur la transformation des politiques publiques en France au cours de cette période.

La naissance du CEP « Rural »

  • 2 L’association « Peuple et Culture » a été créée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par des (...)
  • 3 Nous venions d’achever une thèse sur les changements de la politique agricole française, qui ne nou (...)

6C’est en 1979 que l’association « Peuple et Culture Isère »2 décide de relancer son activité d’animation en mettant en place, dans chaque secteur d’intervention, des groupes de réflexion appelés « comités d’études et de propositions ». Est ainsi créé, parmi d’autres, le CEP « Rural », animé par des membres permanents de l’association. Dans la conception initiale, il s’agissait d’une structure assez classique faisant intervenir des « experts », issus du milieu rural ou de l’Université, pour aider l’association à redéfinir des perspectives d’action et à retrouver l’implantation qui était la sienne lors de sa création au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est dans ce cadre que les responsables de l’association contacteront plusieurs chercheurs, dont François Pernet, économiste à l’INRA de Grenoble, Françoise Gerbaux et moi-même3, politologues au CERAT-IEP de Grenoble.

7D’emblée, le groupe s’intéresse à une question particulièrement sensible dans la région : la défense de la petite agriculture de montagne menacée par le développement de l’agriculture « productiviste », selon la terminologie de l’époque, et par la transformation des espaces montagnards. La démarche du CEP « Rural » s’inscrit donc dans la recherche de « solutions » pour ces agriculteurs travaillant sur des exploitations de surface restreinte et handicapés par des terrains en pente.

  • 4 « Accueil paysan » est un réseau créé en 1987. Il regroupe environ 850 exploitations, en France et (...)
  • 5 Le réseau « Relier » constitue un prolongement, au niveau national, de l’expérience du CEP « Rural  (...)

8Dès le départ, le groupe (qui, à l’origine, comprend entre 5 et 10 participants), en s’éloignant de la formule « comité d’experts », va prendre une orientation qui déterminera fortement la suite de l’histoire. En conformité avec le contexte de l’époque, marqué par l’intervention des intellectuels en milieu ouvrier et par les tentatives autogestionnaires (celle de Lip, en 1973-1974, par exemple), il est décidé de se situer dans une perspective de « recherche-action ». Cela signifie que la recherche des solutions ne doit pas « venir d’en haut » mais qu’au contraire les chercheurs doivent se mettre au service des paysans et valoriser les solutions que ces derniers auraient trouvées. Leur rôle consistera à mettre en cohérence les choix effectués par les agriculteurs sur leur exploitation et à les intégrer dans un projet plus large définissant un modèle alternatif d’agriculture afin d’en démontrer la viabilité. Ce choix allait marquer toute l’histoire du CEP « Rural » dans la mesure où, très vite, un certain nombre d’agriculteurs de montagne allaient rejoindre le groupe et y jouer un rôle important. Par la suite – mais c’est une autre histoire –, le groupe sera à l’origine de nombreuses expériences locales (en matière de formation notamment) présentées dans Alternatives rurales, une revue publiée par « Peuple et Culture », et essaimera au niveau national avec, en particulier, la création de l’association « Accueil paysan »4 et du réseau « Relier »5.

  • 6 Le CEP « Rural » n’était évidemment pas la seule initiative dans ce sens. On peut citer notamment l (...)

9À côté de cette volonté de se démarquer des standards de la recherche académique, on peut considérer aujourd’hui que l’approche adoptée par le groupe sur le plan analytique relevait d’une double rupture6 par rapport à deux paradigmes dominant le domaine des études rurales en France à cette époque.

10La rupture la plus évidente, la plus facile à effectuer aussi pour les membres du groupe, reposait sur la critique du modèle de l’agriculture spécialisée intensive qui avait dominé le champ de la recherche académique, les politiques agricoles, nationales et européennes, et l’action des organisations syndicales. Il s’agissait de montrer comment le refus de la spécialisation, donc le maintien voire l’accroissement de la diversification des activités sur l’exploitation, permettait de lutter contre l’agrandissement de la surface foncière responsable de la désertification des zones rurales défavorisées.

11Il est important de noter ici que cette rupture ne concernait pas seulement la contestation d’un modèle technicoéconomique. Plus fondamentalement, elle renvoyait à un débat sur l’identité sociale et professionnelle des paysans, et donc sur les critères qui distinguaient les « bons » agriculteurs des « mauvais ». Les premiers étaient conformes au modèle professionnel et identitaire promu dans les années 1960 par le CNJA : des agriculteurs dynamiques tournés vers le progrès et spécialisant leur activité de production de façon à obtenir des performances maximales. Les deuxièmes étaient des paysans un peu attardés qui tentaient de maintenir à tout prix des activités diversifiées sur des surfaces trop petites, à tel point qu’ils avaient parfois du mal à conserver leur adhésion à la MSA (Mutualité sociale agricole), symbole ultime de l’identité agricole. Différents de cette dernière catégorie mais leur étant associés dans le débat : les néoruraux [Léger et Hervieu 1979], qu’on pouvait classer dans une sous-catégorie, à savoir celle des agriculteurs « pas sérieux ».

12Si cette première opposition du groupe ne faisait pas problème (du moins au début), la seconde était plus difficile à assumer : il s’agissait de la rupture avec le paradigme marxiste, qui structurait fortement les études rurales à l’époque et était particulièrement dominant à Grenoble.

  • 7 L’objet des « offices fonciers » était de limiter la spéculation et la concentration des terres.
  • 8 Les « offices par produits » étaient destinés à organiser les marchés par produits ou groupes de pr (...)

13En schématisant beaucoup, on peut dire que l’interprétation marxiste des transformations de l’agriculture reposait sur l’idée selon laquelle les agriculteurs, en se spécialisant, devaient calquer leurs luttes – et donc, au moins virtuellement, leur identité professionnelle et sociale – sur celles des ouvriers de l’industrie : lutte pour un meilleur revenu, assimilé à un salaire ; lutte contre l’agrandissement foncier. La politique qu’Édith Cresson a tenté de mettre en place en 1981 avec les « offices fonciers »7 et les « offices par produits »8 reflète assez largement cette approche.

  • 9 Il faut se souvenir que l’ensemble des membres du groupe avaient plus ou moins baigné dans une cult (...)

14Avec les tenants d’une approche marxiste, nous nous retrouvions dans la volonté commune de défendre les « petits » contre les « gros »9. En revanche, la divergence était forte sur la question du modèle qu’il fallait adopter pour promouvoir la survie de la petite agriculture : agriculture de travailleurs, d’un côté ; agriculture paysanne, de l’autre.

15Cette double marginalité (par rapport au modèle économique dominant et par rapport au modèle marxiste) s’est révélée particulièrement difficile à gérer pour François Pernet, qui a dû longuement justifier sa position au cours de débats très vifs avec ses collègues économistes. S’agissant de la science politique, la structuration du champ académique, beaucoup plus ouverte, laissait des marges de manœuvre bien plus grandes aux chercheurs, à certaines conditions cependant sur lesquelles nous reviendrons.

16Il est certain en tout cas que, dans les premières années de fonctionnement du CEP « Rural », le modèle d’agriculture défendu par le groupe reposait largement sur l’apport déterminant de François Pernet dans la mesure où ce dernier arrivait avec un « stock » d’idées issues de sa pratique de recherche. Sa thèse voulait que les agriculteurs de montagne, à travers les solutions qu’ils inventaient sur leurs exploitations, fussent en quelque sorte des « résistants ». Alors que, selon la logique de la modernisation de l’agriculture à l’œuvre depuis les années 1960, ils auraient dû avoir disparu, leur survie sur ces terres demeurait une énigme tout en manifestant une forme de « résistance paysanne » [Pernet 1982]. Le groupe se devait de résoudre cette énigme sur le terrain.

17Où ces agriculteurs puisaient-ils leur capacité de résistance ? Dans leur capacité à réduire les coûts à l’amont du processus de production, d’une part, et à accroître les revenus à l’aval de ce processus, d’autre part, et ce grâce à une diversification de leurs activités. La réduction des coûts d’exploitation s’appuyait, par exemple, sur l’achat de matériel d’occasion ou sur la construction, par leurs propres moyens, de matériel et de bâtiments. C’est ainsi que, pour contribuer au développement de ces pratiques d’autosuffisance, le CEP « Rural » prit part à l’expérimentation d’un tracteur spécifique aux surfaces en pente, que l’on pouvait fabriquer partiellement soi-même et que l’on avait surnommé, avec à-propos, « Yéti ». Même si ce yéti a laissé un très bon souvenir à ceux qui ont participé à cette aventure, on ne peut pas dire que le produit ait été à la hauteur des ambitions et qu’il ait rencontré un grand succès auprès des agriculteurs concernés.

  • 10 Appliquée au cas de la Pologne, cette question de la performance des exploitations traditionnelles (...)

18Au total, l’intention du CEP « Rural » était, à l’origine, de contribuer à la sauvegarde d’un modèle d’agriculture traditionnel dont on disait que, dans les zones où l’agriculture spécialisée était impraticable, il se révélait plus performant en termes de revenus et pouvait freiner la désertification10.

Un nouveau métier ?

19C’est ici que, tout en restant globalement attachés à la même cause, nous avons commencé, François Pernet, Françoise Gerbaux et moi-même, à nous éloigner de cette perspective en définitive très défensive, et qui ressemblait de plus en plus à une tentative de sauvetage d’un métier en voie de disparition. De ce point de vue, l’approche du groupe était tout à fait en phase avec certaines positions écologistes. Contrairement à ce que laissait supposer l’interprétation en termes de « résistances paysannes », il nous est apparu petit à petit que les pratiques professionnelles mises en œuvre par les exploitants, membres du CEP « Rural », reposaient en réalité sur de véritables innovations et que c’étaient ces innovations qui permettaient d’expliquer le « puzzle » de départ, à savoir une capacité « anormale » à dégager un revenu correct. Simplement, ces innovations ne relevaient pas de la sphère de la production car il était évident que, sur le plan des performances techniques au sens strict, ces exploitants ne pouvaient rivaliser avec les agriculteurs spécialisés.

20En réalité, l’innovation résidait dans le fait que ces agriculteurs avaient été capables, sans le savoir, d’inventer un nouveau métier, lequel était en décalage profond avec le référentiel dominant qui valorisait les compétences dans le domaine de la production agricole, mesurées en termes de rendements à l’hectare ou de productivité par animal. Cela signifiait aussi, qu’en termes d’identité, ils étaient inévitablement condamnés à se maintenir aux marges de la profession. Le travail du chercheur consistait alors à montrer que ce qui caractérisait leurs activités n’était ni une forme de refus de la modernisation, ni une forme dégradée du modèle de l’agriculture spécialisée, une sorte de pis-aller, en somme, dû aux contraintes liées à la nature des sols ou à la taille de l’exploitation. Il s’agissait en réalité d’un nouveau métier, fondé sur d’autres savoirs que ceux strictement liés à l’activité de production (même si, évidemment, ces savoirs n’en étaient pas absents), qui supposaient la mise en œuvre d’autres compétences professionnelles, ni plus ni moins légitimes que les compétences liées à la production. Ce nouveau métier, nous l’avons appelé « exploitant rural ».

21Dans sa forme « pure », ce métier se caractérisait non pas par une compétence unique, mais par l’association efficace de trois fonctions liées à trois compétences : la fonction de production, la fonction de transformation et la fonction de commercialisation. Parmi la diversité des situations qui se présentaient à nous lors de nos rencontres et de nos enquêtes, nous retrouvions trois grands modèles d’exploitation rurale [Muller 1987 et 1991 ; Muller, Faure et Gerbaux 1989].

22Le premier de ces modèles était le modèle « agriculture-transformation-commercialisation ». Il s’agit de la formule la plus « classique » associant une activité de production agricole ou d’élevage, une activité de transformation (fromages, légumes ou fruits transformés) et une activité de commercialisation, en vente directe (individuelle : à la ferme ou sur les marchés ; ou collective : points de vente regroupant plusieurs exploitants).

23Le deuxième modèle était le modèle « agriculture-accueil à la ferme » qui, comme son nom l’indique, allie production agricole et activités de tourisme en milieu rural, sous différentes formes : gites ruraux, camping, accueil de familles, de groupes, d’enfants, etc.

24Le troisième modèle, enfin, réunissait les agriculteurs pratiquant l’association « agriculture-artisanat-services », dont la cohérence est plus problématique.

  • 11 En réalité il s’agissait, la plupart du temps, d’une compétence partagée au sein du couple. En effe (...)

25En quoi ces diverses formes d’association constituaient-elles un « métier » différent du métier d’exploitant agricole ? Cela tenait au fait que la compétence centrale de l’exploitant, celle qui lui permettait de bien faire fonctionner son activité et de dégager un revenu « disproportionné » par rapport à la taille de son exploitation, n’était plus une compétence spécialisée mais une compétence « systémique » intégrant les différentes activités associées de sorte que l’exploitation soit viable sur le plan économique et que la durée du temps de travail soit supportable (ce dernier point étant souvent l’indicateur de l’échec du projet)11.

26Cette redéfinition du métier à partir d’une compétence de système avait une conséquence importante : elle ouvrait la porte à la remise en cause de l’identité professionnelle des personnes concernées en modifiant les critères de jugement par leurs pairs : un « mauvais » agriculteur pouvait être un « bon » exploitant rural. Et c’est ici que les choses ont commencé à se compliquer. En effet, affirmer que l’exploitant rural mettait en œuvre avant tout une compétence systémique impliquait que l’on sache sur la base de quels critères il ou elle allait exercer cette compétence. Autrement dit, quelles étaient les normes technicoéconomiques qui donnaient son unité au référentiel du métier d’exploitant rural ? En fonction de quoi l’intégration des différentes activités pouvait-elle être considérée comme réussie et, surtout, grâce à quelle compétence ?

27C’est à travers la mise en place de sessions de formation pour exploitants ruraux, organisées par « Peuple et Culture » et le CEP « Rural », que la réponse s’est esquissée [Le Monnier et Muller 1993] : au cœur du référentiel du métier d’exploitant rural, on retrouvait invariablement une compétence qui permettait d’ordonner et de hiérarchiser les différentes activités, à savoir la fonction commerciale. Il apparaissait de plus en plus clairement que la cohérence globale du système reposait sur la définition et la mise en œuvre d’une stratégie de commercialisation des produits ruraux, sous la forme de productions agricoles transformées et de services, les deux pouvant éventuellement se valoriser mutuellement.

28La conséquence logique de cette « découverte » était que, finalement, l’exploitation rurale était une catégorie spécifique d’entreprise, organisée, comme toutes les entreprises, autour d’une fonction commerciale qui prenait ici la forme d’une activité de vente de produits ou de services ruraux originaux. Cela signifiait que l’exploitant rural n’était plus un « producteur » mais un « entrepreneur », ce qui modifiait son identité professionnelle et sociale. En effet, contrairement au producteur agricole, qui ne maîtrise que très partiellement la dimension commerciale de son activité puisqu’il se contente de livrer sa production aux industries de transformation, l’exploitant rural contrôle, lui, l’ensemble de la chaîne, depuis la production jusqu’à la vente au consommateur.

29Cette démarche de dévoilement pouvait ainsi se révéler très efficace en redonnant à l’activité d’exploitant rural la légitimité sociale et économique qu’elle tendait à perdre et en sortant les personnes concernées d’une logique de marginalisation.

30Pourtant, cette approche entrepreneuriale heurtait de front la problématique des alternatives paysannes qui avait été à l’origine du CEP « Rural » et qui avait présidé au développement de ses prolongements nationaux. En insistant sur la dimension entrepreneuriale du métier, on n’était plus tout à fait dans « le respect de la parole paysanne » qui avait motivé l’initiative.

  • 12 L’objet du CTE, créé par la loi d’orientation de l’agriculture du 9 juin 1999, est de reconnaître l (...)

31C’est pourquoi, si l’on se situe dans la perspective qui est la nôtre d’un basculement du regard, on serait tenté de dire que la notion d’exploitation rurale a débouché sur une impasse. Certes, cette notion a alimenté le débat sur la pluriactivité et a contribué à légitimer ces formes d’exploitation, qui sont de moins en moins considérées comme des anomalies économiques et sont de moins en moins contestées, y compris au sein de la profession. Des politiques publiques, tel le Contrat territorial d’exploitation12 [Brun 2006], malheureusement remises en cause avant d’avoir pu donner les résultats qu’on pouvait en attendre, s’incrivaient dans cette démarche de soutien à la diversification. Toutefois, le projet de constitution d’un référentiel professionnel nouveau n’a pas abouti.

32C’est ici qu’on touche aux limites de l’intervention de chercheurs dont les travaux ne sont pas légitimés par une appartenance à une institution du secteur agricole, et qui se situent donc, par définition, à l’extérieur du milieu professionnel et n’ont de ce fait aucune prise sur la capacité de ce milieu à modifier ses modèles identitaires. Le basculement du regard, au cours des années 1980, n’a pas eu les mêmes conséquences que celui des années 1960, où l’on avait vu un groupe d’agriculteurs promouvoir, puis faire accepter, une vision du métier radicalement différente de celle qui prévalait jusqu’alors. Ou plutôt : les mobilisations contre le modèle de l’agriculture productiviste se sont alliées aux écologistes pour promouvoir une vision de l’agriculture participant au mouvement de contestation du modèle de croissance des sociétés occidentales. La figure de José Bové est ici emblématique.

La fin du chercheur engagé ?

33Cette expérience permet aussi d’apporter des éléments de réflexion sur les transformations du métier de chercheur et sur l’évolution des relations que le chercheur entretient avec son objet d’investigation. En effet, la relation qui s’était mise en place entre les universitaires et les agriculteurs participant au CEP « Rural » ne serait sans doute pas reproductible aujourd’hui, les conditions de production de la recherche ayant profondément changé.

34On l’a vu, cette expérience a été marquée par la volonté des chercheurs de se mettre au service d’une cause : celle de la petite paysannerie dans les zones rurales en difficulté. Cette posture, à la fin des années 1970, n’était pas particulièrement originale. Sous une autre forme, elle rejoignait celle des chercheurs proches du parti communiste qui travaillaient en étroite collaboration avec l’appareil du Parti pour contribuer à l’élaboration de sa doctrine. La différence résidait peut-être dans le rapport que les uns et les autres entretenaient avec l’action : au sein du CEP « Rural », les chercheurs étaient membres à part entière d’un collectif dont l’objet n’était pas la recherche à proprement parler, mais la production d’une parole paysanne légitime à travers des expérimentations grandeur nature.

35Cette posture était à la fois très riche et très inconfortable.

  • 13 Aujourd’hui, nous aurions géré ces réunions comme des focus groups. À l’époque, notre démarche étai (...)

36Sa richesse venait de ce qu’elle offrait au chercheur un accès privilégié, « de l’intérieur », à des pratiques paysannes qui ne se donnaient pas facilement à voir. Regroupant une dizaine d’exploitants qui, tour à tour, présentaient leur activité et commentaient ou critiquaient celle des autres13, les réunions produisaient une masse considérable de données, non pas sur les paramètres socioéconomiques des exploitations mais sur la manière dont les paysans mettaient en mots leurs pratiques et, en définitive, géraient leur rapport à leur identité sociale, professionnelle et économique. C’est essentiellement pour cette raison que l’approche en termes d’exploitation rurale décrit d’abord une stratégie de l’agriculteur vis-à-vis de son métier à partir de laquelle on peut reconstituer une sorte d’idéaltype.

37Mais cette démarche était aussi très inconfortable car elle posait en permanence la question du rapport à l’objet : les relations entre universitaires et agriculteurs étaient tout sauf paisibles, les uns soupçonnant les autres de les instrumentaliser, voire de les manipuler à des fins qui dépassaient les objectifs du groupe. Les tensions étaient donc nombreuses, et il était toujours difficile aux chercheurs de trouver leur place.

38D’un point de vue méthodologique, toutefois, la démarche de recherche-action n’était finalement pas si différente d’une démarche de recueil de données qualitatives, fondée sur des entretiens par exemple. Les interférences provenant de la relation privilégiée entre les enquêteurs et les enquêtés n’étaient probablement pas beaucoup plus importantes que les autres formes de brouillage liées inévitablement aux statuts des intéressés. À une condition cependant : être conscient, comme toujours dans la recherche en sciences sociales, de la nécessité de maintenir une cohérence entre les questions posées et la nature des réponses obtenues. En aucun cas, évidemment, cette démarche de recherche-action n’aurait pu déboucher sur l’évaluation quantitative des populations concernées. En revanche, elle permettait bien de reconstruire de l’intérieur les logiques paysannes à l’œuvre dans cette région.

39Pour le chercheur, le risque était de voir son travail disqualifié dans son propre univers professionnel en raison de son implication au service d’une cause. Ce qui fait, soit dit en passant, que chacune des parties en présence, chercheurs et agriculteurs, avait – effet de miroir – à gérer ce risque de marginalisation aux yeux de ses pairs. Cet enjeu était d’autant plus crucial que les années 1980 et, plus encore, les années 1990 correspondaient, en France, au début de la transformation des conditions de la recherche sous la forme d’une domination de plus en plus marquée d’un référentiel académique fondé, à l’image de ce qui se passait dans les autres pays, sur la qualité des publications avant tout.

  • 14 Toute proportion gardée, les chercheurs qui investissent l’espace médiatique doivent faire face au (...)

40C’est pour parer à ce risque que, même au plus fort de notre engagement dans le CEP « Rural », nous n’avons jamais fait apparaître, dans nos rapports d’activité, l’action que nous y menions et qui, du point de vue scientifique, n’était pourtant qu’une forme d’accès au terrain presque comme une autre. Pour la même raison, nos travaux académiques n’étaient évidemment pas soumis à l’approbation ni, d’ailleurs, à la lecture des militants paysans. Précisons que, pour François Pernet, les choses furent plus difficiles que pour nous, son investissement dans le groupe rejaillissant directement sur le jugement que ses pairs portaient sur ses activités de recherche14. Pour Françoise Gerbaux et moi-même, les choses furent plus simples du fait que nous avons veillé à maintenir une cloison relativement étanche entre notre activité scientifique (sanctionnée par des publications) et notre activité militante.

  • 15 Voir le numéro de la Revue française de science politique, dirigé par Laurie Boussaguet et Sophie J (...)

41Il va sans dire que pareille posture serait intenable aujourd’hui. Les exigences du métier d’enseignant-chercheur sont devenues tellement élevées qu’il n’est plus envisageable d’investir une telle part de son temps dans une activité militante et, surtout, de lier, de manière aussi forte, militance et recherche, avec tous les problèmes épistémologiques et méthodologiques que cela pose. Il est sans doute possible d’agir pour des causes en tant que chercheur, de les soutenir en mettant à profit sa position académique, mais certainement pas d’associer les deux, et encore moins de s’identifier à elles. On retrouve ici une évolution vers une forme de « normalisation » de l’activité scientifique (entendue comme le développement d’une science normale et non plus engagée), comparable à celle à laquelle on assiste dans le domaine des recherches féministes par exemple15.

Un basculement inachevé

42Pour finir, on peut considérer que la décennie 1980 correspond bien à un basculement du regard porté sur le métier d’agriculteur. L’idée selon laquelle la modernisation de l’agriculture devrait inéluctablement déboucher, pour tous les exploitants, sur une spécialisation de plus en plus grande autour d’un paradigme technique a été largement battue en brèche, notamment parce la question du rapport au territoire est (re)devenue un enjeu central. De ce point de vue, on peut dire que l’expérience présentée ici, à sa mesure, ainsi que, bien sûr, d’autres initiatives similaires ont contribué à changer le regard de la sociologie rurale sur son objet.

43Pour autant, on peut se demander si ce basculement n’est pas inachevé. Tout se passe comme si la sociologie rurale, depuis cette date, n’avait pas réussi à faire la totalité du chemin qui pourrait conduire à la définition d’un nouveau paradigme permettant de dépasser l’opposition agriculture sectorielle/société rurale. En définitive, le modèle de l’agriculture sectorielle spécialisée autour d’une fonction de production reste le seul modèle professionnel de référence, même s’il est de plus en plus critiqué. Mais on ne peut pas dire, pour l’instant, que l’on ait véritablement vu émerger une vision de l’agriculture qui soit en phase avec les transformations globales des sociétés occidentales.

44En revanche, comme on l’a dit, le regard que les chercheurs portent sur leur propre pratique professionnelle a profondément changé, et cette évolution doit être prise en compte si l’on veut passer d’une réflexion rétrospective sur les études rurales en France à une vision prospective.

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Bibliographie

Brun, Guilhem — 2006, L’agriculture française à la recherche d’un nouveau modèle. Paris, L’Harmattan.

Darrot, Catherine — 2008, « Les paysans polonais à l’épreuve de la Politique agricole commune européenne. Une analyse multidisciplinaire d’un référentiel professionnel pour un dialogue de normes ». Thèse. Agrocampus de Rennes.

Duchesne, Sophie et Florence Haegel — 2004, L’enquête et ses méthodes : l’entretien collectif. Paris, Nathan.

Favier, Pierre et Michel Martin-Roland — 1995, La décennie Mitterrand. 1 : Les ruptures : 1981-1984. Paris, Le Seuil.

Jobert, Bruno ed. — 1994, Le tournant néolibéral en Europe. Paris, L’Harmattan.

Léger, Danièle et Bertrand Hervieu — 1979, Le retour à la nature : « au fond de la forêt... l’État ». Paris, Le Seuil.

Le Monnier, Jean et Pierre Muller — 1993, « Les aventuriers du monde rural. Éléments de réflexion sur la formation et l’installation des exploitants ruraux ». Étude pour la DATAR et le Ministère de l’agriculture. Paris, « Peuple et Culture ».

Muller, Pierre — 1987, « Un métier né de la crise : exploitant rural », Sociologie du travail 4 : 459-475. — 1991, « Vers une agriculture de service ? », Économie rurale 202-203 : 67-70.

Muller, Pierre, Alain Faure et Françoise Gerbaux — 1989, Les entrepreneurs ruraux, agriculteurs, artisans, commerçants, élus locaux. Paris, L’Harmattan (« Alternatives rurales »).

Pernet, François — 1982, Résistances paysannes. Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.

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Notes

1 Centre national des jeunes agriculteurs.

2 L’association « Peuple et Culture » a été créée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par des personnalités issues de la Résistance et soucieuses de promouvoir la culture auprès des couches populaires (« Rendre la culture au peuple et le peuple à la culture. ») L’association « Peuple et Culture Isère » en a longtemps été l’une des principales composantes avant de connaître des difficultés importantes au cours des dernières années. Voir le site de l’association ((http:// www. peuple-et-culture. org/) et, en particulier, le texte du manifeste de l’association rédigé en 1945 ((http:// www. peuple-et-culture. org/ IMG/pdf/doc-72.pdf).

3 Nous venions d’achever une thèse sur les changements de la politique agricole française, qui ne nous avait pas spécialement préparé à aborder les questions d’agriculture de montagne.

4 « Accueil paysan » est un réseau créé en 1987. Il regroupe environ 850 exploitations, en France et à l’étranger, qui pratiquent l’accueil à la ferme sous des formes variées (auberge, chambres paysannes, camping, accueil d’enfants, fermes équestres). Contrairement aux « Gîtes de France », par exemple, l’association regroupe exclusivement des agriculteurs pour qui l’accueil est « partie intégrante de l’activité agricole ». Voir hhttp:// www.accueil-paysan.com/index.htm.

5 Le réseau « Relier » constitue un prolongement, au niveau national, de l’expérience du CEP « Rural ». Il a fédéré progressivement plusieurs associations, principalement dans les zones de montagne, qui souhaitaient promouvoir des formes d’agriculture alternative. Bénéficiant du soutien de l’association « Peuple et Culture », il a été le lieu de séminaires et de stages de formation qui ont fortement marqué la réflexion du mouvement issu de l’expérience iséroise de départ. Voir hhttp:// relier. info/ .

6 Le CEP « Rural » n’était évidemment pas la seule initiative dans ce sens. On peut citer notamment la revue Nouvelles campagnes, dirigée par Gilles Allaire ou la Fédération nationale des CIVAM (centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), axée sur la formation des agriculteurs. Voir hhttp:// www. civam. org/ index.html.

7 L’objet des « offices fonciers » était de limiter la spéculation et la concentration des terres.

8 Les « offices par produits » étaient destinés à organiser les marchés par produits ou groupes de produits afin de mettre en œuvre des prix garantis tenant compte des coûts de production dans la limite du quantum par travailleur.

9 Il faut se souvenir que l’ensemble des membres du groupe avaient plus ou moins baigné dans une culture marxiste.

10 Appliquée au cas de la Pologne, cette question de la performance des exploitations traditionnelles se retrouve dans une thèse soutenue récemment. Voir C. Darrot [2008].

11 En réalité il s’agissait, la plupart du temps, d’une compétence partagée au sein du couple. En effet, le modèle de l’exploitation rurale intègre fortement, dans son fonctionnement, l’épouse de l’exploitant. En général, celle-ci prend en charge les fonctions de transformation, de commercialisation et d’accueil, et contribue ainsi à dégager une part du revenu plus importante que celle issue des seules activités de production.

12 L’objet du CTE, créé par la loi d’orientation de l’agriculture du 9 juin 1999, est de reconnaître la multifonctionnalité en agriculture. Le CTE repose sur une démarche contractuelle entre l’agriculteur et l’État, et s’appuie sur un projet intégrant l’ensemble de l’exploitation, l’agriculteur souscripteur s’engageant à développer une activité multifonctionnelle ayant trait à la production agricole, à la protection et à la gestion des ressources naturelles ou des paysages.

13 Aujourd’hui, nous aurions géré ces réunions comme des focus groups. À l’époque, notre démarche était beaucoup plus approximative. Voir S. Duchesne et F. Haegel [2004].

14 Toute proportion gardée, les chercheurs qui investissent l’espace médiatique doivent faire face au même type de difficultés dans leur propre espace professionnel.

15 Voir le numéro de la Revue française de science politique, dirigé par Laurie Boussaguet et Sophie Jacquot, sur le thème « féminisme et politiques publiques », à paraître.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Muller, « Le basculement du regard »Études rurales, 183 | 2009, 101-112.

Référence électronique

Pierre Muller, « Le basculement du regard »Études rurales [En ligne], 183 | 2009, mis en ligne le 01 janvier 2011, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/8949 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.8949

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