- 1 En l’occurrence le Comité d’analyse démographique, économique et sociale (CADES).
1AU DÉBUT DES ANNÉES 1960, un financement obtenu par l’intermédiaire d’un comité1 de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST) offre à Henri Mendras l’opportunité de lancer un programme d’envergure. C’est l’occasion pour lui de créer une équipe : le Groupe de sociologie rurale (GSR). Ce groupe n’a jamais eu de statut formel. Il n’en constitue pas moins le noyau du Groupe de recherches sociologiques (GRS) qui s’installe à l’Université de Nanterre en 1968. Ce GSR est à l’origine d’une série de publications bien identifiées.
- 2 Le tome 1 des Collectivités rurales françaises [Jollivet et Mendras eds. 1971], qui présente les ré (...)
- 3 Voir J. Duplex, R. Cornu et L. Raoul [1965]. Ce projet d’atlas a fait l’objet d’une série de commen (...)
- 4 Voir M. Jollivet et M.-C. de Gauléjac [1965]. Cette recherche n’aboutira pas. Le GSR avait déjà pub (...)
- 5 Ce travail a donné lieu à un rapport (M. Jollivet et G. Guyot, « Typologie des courbes cantonales d (...)
- 6 C’était mon apport particulier au programme. Il comprend plusieurs contributions : 1) le texte « L’ (...)
- 7 Voir notamment un numéro spécial de la Revue française de sociologie (1965) et le numéro 27 d’Étude (...)
- 8 Voir la liste (arrêtée en 1971) des travaux réalisés à l’occasion de la recherche comparative sur « (...)
2Le programme s’intitulait « Inventaire et typologie des sociétés rurales françaises ». C’est dire son ambition. Le travail de terrain a duré cinq ans, de 1962 à 1967. Le programme comportait plusieurs opérations. Certaines étaient de portée générale : huit monographies2, un atlas de la France rurale3, un « vocabulaire de sociologie rurale »4. D’autres avaient une dimension plus sectorielle : une « typologie des courbes cantonales de population »5, une « socioéconomie de l’agriculture »6, une recherche sur les attitudes des agriculteurs face au crédit [Raoul 1970]. Au total, le programme a mobilisé une bonne vingtaine de personnes et a donné lieu à de nombreuses publications7 ainsi qu’à des documents non publiés8.
- 9 Le tome 1 et, plus particulièrement, le tome 2 des Collectivités rurales françaises [Jollivet et Me (...)
3Rien que par son ampleur, cette entreprise a déjà un intérêt en soi. Mais il se trouve qu’en outre, elle a, jusqu’au début des années 1970, donné lieu, au sein du GSR, à une controverse9 portant sur les fondements mêmes de la sociologie rurale. L’intérêt de cette controverse est qu’elle avait une portée générale en ce qu’elle révélait au grand jour les débats sur la modernisation de l’agriculture qui nous animaient alors. Il n’est donc pas inutile d’en rappeler les termes. Pour contribuer à l’histoire des idées, certes. Mais aussi, ce qui importe le plus, pour nourrir les réflexions sur la sociologie rurale d’aujourd’hui.
- 10 Sous-titre du chapitre III du tome 1.
4« Inventaire et typologie des sociétés rurales françaises » : cet intitulé a une forte tonalité descriptive. En fait, s’il s’agit bien de rendre compte de « la diversité des campagnes françaises »10, l’objectif est aussi, au-delà, de parvenir à « une théorie proprement sociologique du changement dans les collectivités locales » [Jollivet et Mendras eds. 1971 : 12]. Le point de vue sociologique est explicitement affirmé :
5[Ces] phénomènes locaux échappent [tant] à l’étude microscopique du psychosociologue [qu’à] l’analyse macrosociale de l’historien [id.].
6En écrivant ces lignes, Henri Mendras s’inscrivait dans la continuité de ses recherches antérieures sur l’innovation dans l’agriculture [1958], qui l’amenaient à conclure :
7La psychologie sociale, si éclairante pour la société américaine, se révèle par contre décevante pour expliquer les mécanismes de changement dans des sociétés de paysannerie traditionnelle comme celles de l’Europe occidentale [Jollivet et Mendras eds. 1971 : 11].
8Dans ces sociétés, en effet, précise-t-il, ce sont « le changement des structures, la transformation du système social [qui] commandent la modification des attitudes » [id.]. Cette distance prise par rapport à la psychologie sociale, largement dominante à l’époque, doit attirer notre attention. Les développements par lesquels est défini « le problème » qui justifie cet inventaire typologique [Jollivet et Mendras eds. 1971 : 9-20] sont un véritable plaidoyer pour une sociologie, affichée en tant que telle, du changement social local. Cette posture et cet objectif étaient collectivement partagés par les membres du GSR.
9Ce point de départ est fondamental. Mais il n’est qu’une pétition de principe. Pour qu’il puisse s’incarner dans une démarche de type empirique, il faut se donner une « théorie » initiale qui permette de l’appliquer aux objets de la recherche.
10Cette théorie doit par ailleurs être conçue en ayant à l’esprit le problème de fond que constitue le passage du singulier au général dans les études locales. Comment, en effet, sortir de l’écueil des « monographies isolées, où le talent et la pénétration de l’observateur [tiennent] lieu de grille méthodique d’observation et d’interprétation », de façon à pouvoir en tirer non seulement des « comparaisons suggestives » mais aussi des « généralisations » et une « construction théorique » [ibid. : 12].
- 11 La richesse de cette littérature est constamment vantée dans les écrits du GSR. En témoigne égaleme (...)
- 12 Cette analyse renvoie aux trente premières pages du tome 1.
11De là, la mise en avant d’un certain nombre d’axiomes visant à cadrer la recherche. Ces axiomes – il est bon de le souligner pour bien apprécier la démarche suivie – résultent d’un examen approfondi de la riche littérature de l’époque, historique, géographique et ethnologique, relative aux campagnes françaises11. Quatre paraissent à la fois nécessaires et suffisants, au moins comme point de départ12 :
121) Le premier prend le contrepied de l’idée, alors convenue (et même encore très répandue aujourd’hui), selon laquelle l’évolution de la « société industrielle », terme consacré des années 1960-1970, consistait en un processus général d’intégration et d’uniformisation de l’ensemble de la société. Ici deux citations d’Henri Mendras s’imposent.
13La première :
- 13 Et il ajoutait : « Il semble même que l’on voit apparaître de nouvelles formes de diversité et, par (...)
14Ce serait une erreur grave de penser que notre société industrielle, parce que nous l’appelons société de masse, va créer un moule commun dans lequel toutes les collectivités locales vont être amenées à se couler13 [Jollivet et Mendras eds. 1971 : 31].
15La seconde :
16L’intégration rapide dans la société industrielle [des] collectivités paysannes [...] met en jeu à la fois les mécanismes de la société globale et ceux des collectivités locales ; ce n’est pas un simple phénomène d’assimilation, comme le mot le suggère : chaque collectivité réagit à sa manière et tente de préserver son originalité, tant et si bien que la société globale se trouve elle-même profondément modifiée [ibid. : 10].
- 14 Ici, cette expression désigne de façon vague la société (qualifiée tantôt de « nationale » tantôt d (...)
17L’idée directrice du programme est donc non seulement que le changement au niveau local est la résultante d’une interaction entre le local et le global mais aussi que cette influence du local conditionne d’une certaine manière les évolutions mêmes de la société globale14. Il s’agit d’un « ajustement réciproque » à tous les niveaux et non pas d’une simple causalité descendante, du niveau supérieur au niveau inférieur. Et tenir compte de cette dialectique est essentiel car :
- 15 On notera que tous ces présupposés se situent, sans le dire, dans une démarche clairement systémiqu (...)
18Cet ajustement réciproque et la dynamique propre de la société industrielle contribuent à modeler les traits essentiels de la civilisation de demain15 [id.].
192) Le deuxième axiome découle du premier : si l’on peut parler d’une « collectivité locale » dans laquelle s’organise une dynamique propre, quelque part « autorégulée », de changement social en interaction avec la société globale, c’est qu’il existe sur le terrain une entité sociale – et sociologique – locale qui l’incarne. Il convient donc de la trouver. D’où « le parti scientifique de départ : traiter chaque collectivité locale comme une totalité, l’analyser comme un système social ayant sa structure et ses mécanismes de fonctionnement, et étudier les changements qui s’y font jour sous l’influence de la société englobante » [ibid. : 14]. Ce « parti scientifique » contient une ambigu ïté majeure : postule-t-on que ces entités locales existent en tout état de cause, ou leur existence n’est-elle qu’une hypothèse ? Dans la première option, le but de la recherche est purement et simplement de les trouver ; dans la seconde, il s’agit de valider ou non leur existence.
- 16 Le choix de ce terme minimaliste, finalement retenu pour présenter les résultats du programme de re (...)
20En fait, dans l’esprit d’Henri Mendras, nul doute que l’existence de la collectivité locale est posée : c’est la façon dont elle existe sociologiquement qui fait l’objet même de la recherche. La traiter comme une totalité va donc de soi puisqu’elle est considérée comme existant en elle-même. C’est un axiome fort qui, faisant quelque peu litière de la précaution sémantique qu’implique le choix du terme « collectivité rurale »16, contient en fait pleinement l’idée de « société », si ce n’est celle de « communauté », chère aux ethnologues [Chiva 1958].
- 17 Ce point est essentiel car c’est précisément la façon de concevoir l’influence de la « société engl (...)
- 18 Dans la liste des six caractéristiques de cette « collectivité locale du futur », on retrouve « l’ (...)
- 19 Il serait intéressant de rapprocher cette proposition des travaux récents réalisés sur une base dém (...)
213) Pour pouvoir repérer ces entités locales, il faut disposer d’un cadre de référence général les concernant et concernant leur place dans les évolutions en cours dans la société globale. D’où le troisième axiome, consistant en un schéma évolutif en trois volets : 1) « la société villageoise traditionnelle » ; 2) « les transformations du XIXe et du XXe siècle » ; 3) « la collectivité locale du futur ». La « société villageoise traditionnelle » est caractérisée par trois traits : « l’autarcie, l’homogénéité culturelle et la diversité sociale » [Jollivet et Mendras eds. 1971 : 22]. Les « transformations du XIXe et du XXe siècle » sont en fait essentiellement celles, déstructurantes, qui découlent de l’exode rural17 [ibid. : 24-27]. Quant à la « collectivité locale du futur », elle est perçue comme le résultat d’une recomposition du local dans laquelle risquent de « se retrouver certains des traits essentiels qui caractérisaient les sociétés rurales d’autrefois »18 [ibid. : 30], mais à une autre échelle spatiale (le canton ou la petite région rurale centrée sur un bourg ou une petite ville)19, avec des bases différentes et dans de nouveaux rapports avec la société globale.
- 20 Cela dit, la notion de théorie souffrant d’une certaine élasticité, cette problématique peut être c (...)
22En fait, cette prospective reposait sur des observations que l’on commençait à pouvoir effectuer dans certaines régions rurales. Ce cadrage général offre une grille d’analyse en termes de dynamiques pour les études locales. Mais il se situe plus au niveau d’une problématique qu’au niveau théorique à proprement parler20.
234) Le cœur de la théorie, c’est dans le dernier axiome qu’il se trouve. Il faut en effet en venir à l’analyse des processus sociaux qui justifient de « traiter chaque collectivité locale comme une totalité ». Il faut donc comprendre comment ces processus sociaux produisent la cohérence propre de la collectivité locale et fondent son évolution dans sa spécificité. En un mot, comment ils la constituent, au moins partiellement, en « totalité », renvoyant ainsi à l’idée de départ d’une diversité de types de collectivités locales. C’est alors – on y revient – la notion de « société rurale » qui est en cause. Le tome 1 est peu bavard sur ce point.
24Cette discrétion résulte d’un choix explicite. Dans la première partie de l’ouvrage, qui présente les arguments sous-tendant le programme de recherche et ses objectifs, le souci affiché est avant tout – ce qui est tout à fait légitime et louable – de définir une démarche « opératoire » plutôt que de se lancer dans « des débats inépuisables » [Jollivet et Mendras eds. 1971 : 17]. L’effort de réflexion fait dans ce sens est d’ailleurs intéressant en tant que tentative de transcrire l’idée de « société rurale » en termes de « pratique de recherche de terrain ».
25Il convient néanmoins de citer les deux passages qui suivent, eux, clairement théoriques :
26Le système social qu’il s’agit d’abstraire de la réalité pour construire un type peut être traité comme un sursystème intégrant divers systèmes partiels : système familial, système économique, système de pouvoir, système d’interconnaissance, etc. [Ibid. : 18]
27Et, quelques lignes plus loin :
28C’est sans doute le système politique qui donnera sa dimension au sursystème global : on peut avancer l’hypothèse qu’un groupe relativement nombreux a une certaine unité s’il se formule des choix collectifs en termes politiques et s’il a une organisation pour en débattre et en décider [id.].
29Cette référence à la notion de système mérite d’être soulignée car celle-ci était loin d’être en vogue comme elle l’est aujourd’hui. L’idée de (micro)société – et donc de totalité – est bel et bien là.
30Dans la seconde partie du tome 1, qui présente les résultats de la recherche, même perspective : on en reste au niveau des constats et des enseignements généraux. Cela donne lieu à un examen des « conditions d’existence d’une collectivité rurale » [Jollivet et Mendras eds. 1971 : 196-200] qui s’inscrit tout à fait dans la démarche à caractère empirique annoncée dans la première partie et qui fait progresser la réflexion.
31Le débat sur la pertinence de la notion de « société rurale » ou de celle, moins exigeante, de « collectivité locale », est en fait renvoyé au tome 2.
32Ce second volume illustre les désaccords progressivement apparus au sein du groupe des chercheurs concernés et la perplexité dans laquelle les a plongés leur expérience de terrain quant aux fondements mêmes de leur recherche. Il contient donc tout à la fois une réflexion critique sur les axiomes de départ de celle-ci et sur les résultats auxquels ils sont parvenus, ainsi que des approfondissements théoriques destinés à orienter des recherches qui s’inscriraient dans les mêmes perspectives.
33On pourrait ainsi dire que le tome 1 recèle les prémisses d’une théorie, le débat véritablement théorique ayant lieu dans le tome 2.
34Le tome 2 part d’un constat honnête puisqu’il est admis que l’objectif du programme de recherche « n’a pas été pleinement atteint », que la question se pose de savoir si « l’entreprise [est] scientifiquement pertinente » et si « elle doit être poursuivie » [Jollivet ed. 1974 : 5]. Ce deuxième tome s’ouvre par deux textes d’Henri Mendras.
35Le premier, intitulé « Un schéma d’analyse de la paysannerie française », fait un pas de plus dans la théorisation à partir des développements de la troisième partie du tome 1, dont « il aurait pu être la conclusion », comme il est dit dans la présentation de l’ouvrage [Jollivet ed. 1974 : 6]. Dans cette même présentation est souligné le caractère strictement délimité de l’objet. C’est bien de « la paysannerie française » qu’il s’agit :
- 21 Les termes en italiques le sont dans le texte original. En fait, Mendras considère qu’il existe des (...)
36[Henri Mendras] propose une théorie d’une paysannerie historiquement et géographiquement définie (à l’encontre des tentatives faites par d’autres pour définir le paysan comme une sorte d’essence)21 [id.].
- 22 La conception d’une figure générale du paysan est aussi très présente dans les deux volumes de Terr (...)
37C’est là un des thèmes majeurs des débats qui avaient lieu au sein de l’équipe. Il s’agit aussi d’un renversement de perspective de la part de Mendras, qui, au départ, suivant en cela Redfield, recherchait un type général de paysan22.
38Cela dit, ce texte préfigure largement la théorie – qui se veut de portée générale – que Mendras exposera dans son ouvrage Les sociétés paysannes [1976]. Il serait intéressant de voir si ce parti pris relativiste a été effectivement respecté dans cet ouvrage, qui ne paraîtra que deux ans après le tome 2 des Sociétés rurales françaises. Il semble qu’il ne l’ait pas été totalement.
39On peut donc dire que, dans ce premier texte du tome 2, Mendras persiste et signe : il se situe dans le prolongement direct des orientations du programme présentées dans le tome 1, qu’il développe et qu’il propose pour impulser de nouvelles recherches sur les collectivités locales rurales. Dans son esprit, ces dernières continuent de porter une véritable dimension sociétale et, donc, continuent d’être considérées comme de véritables « sociétés paysannes ».
40Le deuxième texte, intitulé « Schémas d’analyse villageoise », découle tout naturellement de ce point de vue. Il s’inscrit dans la filiation directe du tome 1 et reprend d’ailleurs pratiquement le même titre que celui du chapitre qui clôt ce tome. Il précise ce titre et l’approfondit à la lumière du texte précédent.
41Viennent ensuite cinq textes dont la tonalité est au contraire très critique. Leur intérêt est qu’ils passent en revue l’ensemble des problèmes que pose, sur les plans méthodologique et théorique, le travail de terrain mené dans les huit villages de référence. De ce fait, compte tenu de la place qu’occupe alors la monographie de village dans la sociologie rurale, le tome 2 se présente comme une sorte de traité pour la conduite de cette dernière. Encore qu’il s’en défende dans l’introduction :
42Si ce volume a une cohérence, c’est celle d’un reader, mais surtout pas celle d’un traité [Jollivet ed. 1974 : 6].
43Sont alors abordés les problèmes soulevés par la démarche monographique (Michel Dion) et par la comparaison d’analyses monographiques (Jacques Maho) ; puis, sur un plan plus conceptuel, les problèmes posés par la terminologie (Nicole Eizner) ; et enfin, ceux posés sur le plan théorique lui-même, ce qui se traduit par une contre-proposition au texte d’Henri Mendras (Marcel Jollivet).
- 23 Elles sont clairement résumées dans la présentation de chacun des textes que l’on trouve dans l’int (...)
44Ce n’est pas le lieu d’entrer dans les détails de ces critiques23. En se plaçant sur un plan général, elles peuvent être rapportées à trois débats :
451) Un débat centré sur la monographie. Ce débat traverse inévitablement tous les textes. Les auteurs reviennent, chacun à leur façon, sur l’importance d’en faire un usage rigoureux et sur les conditions à remplir pour qu’il en soit ainsi. Ils s’accordent pour dire que la monographie n’a de sens que couplée à une théorie et qu’il doit y avoir une grande cohérence entre cette théorie et la méthode utilisée pour effectuer des comparaisons entre études monographiques. En fait, ces auteurs expriment les difficultés que les chercheurs ont rencontrées dans leur travail sur le terrain pour produire la monographie que l’on attendait d’eux. Cette insatisfaction, plus ou moins difficilement vécue par les uns et les autres, a été renforcée par la frustration qu’ils ont ressentie lorsque les résultats de leurs observations ont été interprétés comme il l’ont été dans la deuxième partie du tome 1 (laquelle consiste en une présentation synthétique et en une interprétation des « Dix études locales ») et, accessoirement, dans la troisième partie (« Éléments de comparaison »). Cela a pu aller jusqu’au désaccord de fond.
46On est évidemment là au cœur des difficultés d’une démarche d’observation à la fois « totalisante » et fondée sur une approche essentiellement qualitative. Le chercheur se heurte à l’opacité du terrain, à la complexité des phénomènes qu’il a à saisir et à décrypter, et à la singularité de ce qu’il observe. Le guide d’observation doit donc être d’une très grande précision, au point de pousser jusqu’à leurs dernières limites les possibilités de l’analyse ; et l’adhésion de l’observateur à ce guide doit être totale. Tout cela en sachant – paradoxe considérable – que ce protocole doit laisser à chacun suffisammment de souplesse pour qu’il puisse l’adapter aux particularités de son terrain, présupposées par définition comme essentielles à l’entreprise.
47Des discussions étaient périodiquement organisées entre les chercheurs chargés de réaliser les monographies, pour résoudre les problèmes pratiques, certes, mais, surtout, pour affiner les objectifs de l’analyse à la lumière de l’expérience. Bien que ces discussions aient jalonné toute la phase du travail d’enquête, elles n’ont pas permis d’éclairer la démarche et, encore moins, d’assurer les conditions d’une comparaison fine. Ce qui, au demeurant, était bien normal s’agissant d’un travail de terrain et, qui plus est, d’un travail pionnier.
48La question posée est d’ailleurs tellement délicate que l’on peut se demander s’il pouvait en être autrement. Et même s’il était souhaitable qu’il en fût autrement.
492) Un débat portant sur la pertinence d’une analyse sociologique du « local » et sur les notions adaptées à cet exercice. C’est Nicole Eizner qui aborde ce point. Elle revient, pour en approfondir les raisons et le critiquer, sur le glissement sémantique qui a marqué l’histoire du programme, à savoir l’abandon du terme « société rurale », qui figure dans son intitulé même, et son remplacement par « collectivité locale », terme utilisé in fine. Pour aller au bout de cet examen critique, au binôme « société rurale-collectivité locale », elle ajoute le terme « communauté ». Elle se demande si, en se rabattant sur le terme « collectivité locale », le sociologue se libère des malentendus et des ambigu ïtés idéologiques qu’il véhicule. Il lui semble en effet que l’idée de « communauté » imprègne les notions de « société rurale » et de « collectivité locale ». Elle décide donc de renoncer à ces deux derniers termes. Elle ne remet pas en cause la démarche « totalisante » appliquée au niveau local, qui fonde le programme, mais propose une autre façon de la mettre en perspective :
50Au lieu de chercher la diversité au niveau culturel et géographique, [ne devrait-on pas] la chercher au niveau des modalités spécifiques de la domination capitaliste sur l’agriculture ? [Jollivet ed. 1974 : 154]
51Ces modalités étant définies, « il devient alors possible de saisir dans quel espace morphologique et social [elles s’inscrivent] et de délimiter donc des terrains de recherche » [ibid.]. Là aussi, la réflexion relaie un des débats qui ont mobilisé l’équipe. C’est l’inspiration venant de l’anthropologie sociale et culturelle, sur laquelle est fondé le programme, qui est remise en cause à travers l’examen de la terminologie à laquelle il a recours.
- 24 « L’analyse fonctionnelle-structurelle en question ou la théorie nécessaire » (pp. 155-229) ; « Soc (...)
523) Un débat portant sur la façon d’aborder le changement social dans la sphère rurale de la société française. C’est en réalité l’objectif même du programme. C’est à cette question que répond, à sa manière, le schéma d’analyse de Mendras. Et, centrée sur la place qu’il convient de donner au rural dans une société capitaliste, c’est déjà une autre approche que Nicole Eizner propose comme alternative. C’est aussi ce que proposent, plus systématiquement, les deux textes présentés à la fin du tome 224. D’où le titre de l’ouvrage Sociétés paysannes ou lutte de classes au village. Si ce titre a été choisi, c’est qu’en fait toute la réflexion de l’équipe tourne autour de cette thématique.
- 25 La recherche sur la typologie des sociétés rurales françaises s’inscrivait dans une démarche plus g (...)
- 26 « Inspirée », car il s’agit bien d’utiliser la démarche générale et les outils d’analyse du marxism (...)
53Deux conceptions s’opposent, qui ont en commun la même préoccupation : analyser les évolutions, dans une société dite « industrielle », des conditions et des formes de l’ancrage territorial du lien social et de sa gestion par le politique, en l’occurrence en ce qui concerne les populations rurales (et, tout particulièrement, la « paysannerie », qui en constitue le noyau)25. La différence entre ces conceptions vient de ce que la première (celle qui est qualifiée de « fonctionnelle-structurelle » dans le premier des deux textes) s’intéresse uniquement aux formes de ces évolutions, en les considérant uniquement en elles-mêmes, tandis que la seconde (inspirée du marxisme26) propose de les analyser en tenant compte de ce qu’elles sont induites par ce que l’on appelait à l’époque « l’absorption de l’agriculture dans le mode de production capitaliste » [Tavernier, Gervais et Servolin eds. 1972].
- 27 C’est la démarche allant dans ce sens – et que j’ai appelée « socioéconomie de l’agriculture » – qu (...)
- 28 « Sociétés rurales et capitalisme » [Jollivet ed. 1974 : 230-269]. Cette observation est méthodolog (...)
54Dans cette dernière approche, il ne s’agit donc pas simplement de prendre acte des évolutions observées dans une configuration sociale donnée (y compris en en saisissant ce que l’on pourrait appeler les logiques internes : les rapports de propriété, les rapports familiaux, les rapports de pouvoir, la hiérarchie sociale et les attitudes religieuses) ; il s’agit davantage de mettre ces agencements en relation avec des transformations structurelles considérées comme d’un ordre supérieur et qui, de ce fait, agissent comme des causes premières, des logiques sociales que l’on pourrait, cette fois, qualifier d’externes (en l’occurrence, celles qui procèdent de l’adaptation des structures de production de l’agriculture paysanne aux évolutions du capitalisme)27. Cela conduit inévitablement à analyser différemment les évolutions observées, comme le montre le second texte28. Cela permet en outre de conserver la distanciation méthodologique – et donc critique – propre à la sociologie, alors que l’approche fonctionnelle-structurelle part du principe que ce que l’on observe va de soi ; plus encore, que ce que l’on observe a – et est – sa propre raison d’être.
55Ce n’est pas la même chose de constater que les sociétés rurales – si sociétés rurales il y a – évoluent chacune à leur manière sous l’influence de la « société englobante », entité indéfinie dans son « contenu », que de voir dans cette « société englobante » une société dominée par le mode de production capitaliste et de comprendre ses évolutions comme des formes d’ajustement à la loi du profit [Mendras 2000 ; Jollivet 2003].
- 29 Cette conception de la démarche sociologique se heurtait à l’agnosticisme théorique que Mendras se (...)
56Des textes relatant la controverse qui opposait Mendras et certains membres du GSR [id.], il ressort que ce qui distinguait les deux démarches était une question d’interprétation due au fait qu’elles s’adossaient l’une et l’autre à des références théoriques différentes. C’est bien en effet une opposition de cette nature qui est à la base du premier des deux textes dont il vient d’être question [Jollivet ed. 1974]. Mais il y a plus dans ce texte, et ce point n’a pas été suffisamment rappelé. C’est que cette opposition portait aussi sur le fait que toute analyse sociologique « locale » (le terme étant entendu ici comme renvoyant à n’importe quel segment du social : l’objet sociologique particulier qui est objet de l’analyse) implique, fût-ce implicitement, une théorie macrosociologique29.
- 30 C’est ce qu’exprime la notion, très en vogue, d’« embeddedness », héritée de K. Polanyi [1983].
- 31 D’où l’accent mis sur la « socioéconomie de l’agriculture » (voir note 6).
- 32 Dans la démarche de Marx, il est difficile de séparer le macrosociologique du macroéconomique. C’es (...)
57Parce qu’elle conduisait à se poser la question du rapport entre le « local » (au sens premier du terme) et le « global » (au sens de Gurvitch), l’entreprise typologique portant sur les sociétés rurales mettait en évidence que, d’une façon générale, l’analyse sociologique avait à résoudre, dans une même démarche, un problème méthodologique comportant deux facettes indissociables : une qui renvoyait à un arrière-plan théorique général et une autre qui concernait la façon de situer l’objet « local » (au sens, cette fois, de « particulier ») dans l’ensemble sociétal global auquel il appartient30. Il fallait donc trouver un cadre théorique dans lequel pouvaient converger ces deux exigences. La référence à la théorie marxiste du capitalisme que partageaient certains membres du GSR le permettait : elle offrait une explication particulièrement convaincante des changements observés dans les villages31 tout en donnant à la société « globale » française son statut de société industrielle capitaliste, avec ce que cela implique en termes de structures et de dynamiques sociales de tous ordres et de tous niveaux32.
- 33 C’est loin d’être le cas aujourd’hui avec la domination sans nuances de la microsociologie. D’où un (...)
58La rigueur voudrait que, dans toute analyse sociologique, cette double référence (à la théorie générale et à « l’englobant sociologique » dans lequel se situe tout objet sociologique « local ») soit clairement affichée afin qu’un certain nombre de malentendus soient évités33.
59En écrivant le tome 2 des Collectivités rurales, l’équipe du GSR avait une grande ambition :
60Contribuer à une formulation des problèmes actuels de la sociologie rurale à partir et à propos d’une expérience de recherche et d’une réflexion sur un ensemble des résultats [...] c’est à la controverse qu’invite cet ouvrage, lui-même bâti sur une controverse [Jollivet ed. 1974 : 8-9].
- 34 De l’ouvrage ne fut faite qu’une seule recension, qui venait de Grande-Bretagne.
61De controverse, il n’y en eut point34.
62Au sein du GSR, en revanche, il y eut des suites notables. C’est à partir du programme « Inventaire et typologie des sociétés rurales françaises », on l’a vu, qu’Henri Mendras a conçu son ouvrage Les sociétés paysannes [1976]. Après quoi, il s’est progressivement éloigné de la sociologie rurale. Mais il serait intéressant de montrer qu’il a en fait généralisé sa démarche à l’ensemble de la société française. C’est bien le même esprit qui a présidé à la vaste entreprise d’observation du changement social, qu’il a dirigée, puis présidé à ses travaux au sein de l’Observatoire français du changement économique (OFCE). Pratiquement toutes ses publications ultérieures s’inscrivent dans cette même perspective.
- 35 On peut citer comme se situant directement dans la continuité de cette recherche les ouvrages de M. (...)
63Les membres du GSR qui avaient participé à l’aventure monographique ont chacun suivi leur propre itinéraire, avec les contraintes que cela suppose, s’éloignant plus ou moins rapidement du projet initial. Aucun n’a réitéré d’expérience monographique s’appuyant sur les acquis du programme35.
64Pour bien comprendre ce qui s’est passé à l’époque au sein du GSR, il faut resituer les choses dans leur contexte. Le programme s’achève en 1967. Le tome 1 paraît en 1971, et le tome 2 en 1974. Entre-temps ont eu lieu les événements de 1968. La décennie 1960-1970 est une période de forte agitation sociale dans les campagnes. Ce qui se traduit par des manifestations (y compris des « grèves », comme la « grève du lait » en 1972) et par une ébullition syndicale (mouvement des « Paysans-Travailleurs »). En 1970, son leader Bernard Lambert publie Les paysans dans la lutte des classes [1970]. Puis les choses se calment [Gervais, Jollivet et Tavernier 1977].
- 36 Ce collectif s’est constitué tout particulièrement autour du programme « Structures agraires, systè (...)
65Dans le même temps, naît, à côté du GSR, un autre collectif – tout aussi informel – de chercheurs, qui va, d’une certaine façon, prendre le relais, mais avec d’autres perspectives36. Paradoxalement ce collectif, réuni sous l’impulsion d’Henri Mendras, se situe totalement dans la ligne marxiste.
66Ces différents éléments ont sans doute joué leur rôle. Les évolutions de la sociologie prise dans son ensemble, également [Jollivet 1997]. N’en demeure pas moins que les sociologues ruraux français, qui étaient alors assez nombreux – mais, il est vrai, dispersés dans des « chapelles » multiples –, n’ont aucunement repris à leur compte les questions qui leur étaient posées. Cela mérite pour le moins réflexion.
67Réflexion sur les orientations qui étaient proposées et qui n’étaient alors apparemment pas recevables en l’état. Mais réflexion aussi sur la capacité des sociologues ruraux – et donc, de la sociologie rurale en tant que telle – à se constituer autour d’un paradigme partagé. Car c’était bien ce qu’appelait cette tentative de controverse ouverte. En fait, compte tenu de son caractère largement interdisciplinaire, c’est à l’ensemble des ruralistes que l’entreprise du GSR s’adressait.
68Mais pourquoi parler au passé ? Les évolutions qui se sont produites ces trente dernières années ont-elles disqualifié ces questionnements ? Ne pourrait-on pas dire au contraire que, même si elles ont quelque peu modifié les termes dans lesquels il convient de les formuler, elles en ont plutôt, sur le fond, confirmé la pertinence ?
69Le sociologue peut-il aujourd’hui faire l’impasse sur le fait que les transformations qu’il observe sont liées aux exigences du capitalisme – quelle que soit la définition qu’il s’en donne ? Ne pas tenir compte de ces exigences dans l’analyse sociologique, n’est-ce pas là une erreur méthodologique primaire ? La question majeure qui se pose aux ruralistes n’est-elle pas de savoir ce que devient le « rural » – dans sa dimension encore agricole, bien entendu, mais pas seulement, loin de là – au sein d’un pays capitaliste dans le contexte de ladite mondialisation ?
70En tout état de cause, ne serait-ce pas une obligation pour les ruralistes de se poser aujourd’hui cette question ? Plus : ne serait-ce pas un moyen pour eux de se redonner les bases d’une dynamique et d’un dynamisme collectifs ?