- 1 Nous remercions le CIHEAM de nous avoir accueillis dans ses locaux. Ce séminaire a rassemblé des ch (...)
1Il N’EST PAS FRÉQUENT qu’un nombre significatif de chercheurs se réunissent pour évoquer la place qu’occupe, en France, le thème de la ruralité dans les sciences humaines et, surtout, pour dresser un état des lieux de la sociologie rurale aujourd’hui. Tel fut pourtant l’objet d’un séminaire qui s’est tenu à Paris, en 2006-2007, au Centre international des hautes études agronomiques méditerranéennes (CIHEAM), et dont les débats sont à l’origine des textes qui organisent ce numéro1.
2Le contexte dans lequel a eu lieu ce séminaire est inquiétant : la sphère des chercheurs issus des études rurales se renouvelle peu en Région parisienne (les nombreux départs à la retraite ne sont pas compensés par l’arrivée de jeunes) ; les enseignements se raréfient et attirent peu les étudiants ; les unités et laboratoires dont les recherches portent sur les questions rurales affichent une cohérence scientifique qui tend à marginaliser ces thèmes. Aussi les chercheurs qui continuent de s’intéresser à l’espace rural sont-ils dispersés, et la visibilité de leurs travaux en pâtit. De surcroît, la transmission des savoirs et des expériences entre les différentes générations ne se fait pas comme elle le devrait.
3Longtemps la sociologie rurale française a eu pour vocation de penser le passage d’une société agraire à une société urbaine et industrielle. Fille de la modernisation d’après-guerre, elle se présente d’abord comme une sociologie du changement, dont les deux objets majeurs, « l’agriculture » et « les collectivités rurales », sont étroitement liés et composent ce que l’on nomme « le monde rural ». Ce dernier demeure, pour les planificateurs, une facette archa ïque de la société française, appelée à se moderniser par l’intensification de l’agriculture et l’équipement du territoire.
4La sociologie rurale a accompagné ce mouvement tout en se donnant pour tâche d’analyser les spécificités du monde rural français. Ce parti pris, parfois taxé d’essentialisme, a été critiqué en ce qu’il reprenait à son compte l’opposition ville/campagne, cheval de bataille des agrariens. Mais il a aussi eu pour effet positif de montrer que le processus de modernisation prenait appui sur des structures sociales déjà existantes. De conflits en débats est ainsi apparue, entre 1950 et 1985, une « culture commune » aux sociologues ruraux, lesquels ont eu de multiples échanges avec des économistes ruraux, des spécialistes des sociétés agraires, des anthropologues, des historiens et des géographes.
5Les études rurales ont ainsi transcendé les frontières disciplinaires, constituant par là même un réservoir de connaissances qui a largement contribué à l’émergence de la sociologie rurale en France. Ce phénomène est souvent rattaché à la seule figure d’Henri Mendras – d’autres sociologues, comme Henri Lefebvre et Placide Rambaud, ne bénéficiant pas de la même notoriété. Il est vrai que Mendras a su intégrer à la sociologie rurale française les apports d’autres courants, tels ceux de la folk society aux États-Unis ou ceux d’autres sociologies européennes, en particulier polonaise et roumaine [Deléage et Perreault 2006].
6La sociologie rurale pose comme hypothèse que les sociétés paysannes se caractérisent d’abord par leur cohérence interne et par la spécificité de leur rapport à la société globale. Elle s’attache à étudier le changement, la manière dont le capitalisme absorbe les sociétés paysannes, et s’attache à explorer le passage de l’état de paysan au statut d’agriculteur.
7Entre culturalisme et évolutionnisme, la sociologie rurale mendrassienne est généraliste et cherche à prendre en compte toutes les dimensions du social, de l’espace, du temps, du local et du global. Cette sociologie se veut proche du terrain, assume une visée normative en se voulant au service du progrès et se trouve délibérément tournée vers l’action.
8On observera dans les articles traitant de la genèse de la sociologie rurale combien cette posture, qui s’est peu à peu affirmée dans le contexte de la reconstruction d’après-guerre, a contribué à l’émergence de ce champ disciplinaire, en particulier grâce à l’aide des pouvoirs publics, notamment la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST), directement rattachée au Premier ministre.
9Mais que devient la spécificité des collectivités rurales une fois absorbées par la modernité ? L’hypothèse que soutient Mendras dans les années 1970 est que les collectivités locales postpaysannes restent marquées par leur histoire agraire et conservent des modalités particulières d’intégration de leurs habitants, ce qui, selon lui, offre aux sociologues ruraux un énorme champ d’investigation. Avec la parution des deux tomes des Collectivités rurales françaises [Jollivet et Mendras eds. 1971 ; Jollivet ed. 1974] s’opère une prise de distance par rapport à ce qui, jusque-là, dominait les débats, à savoir le souci de donner un statut théorique au paysan et au rural dans une société qui perdait progressivement son caractère agraire. Dans l’introduction du tome 2, les auteurs se demandent si le fait de substituer le terme « collectivité locale » à celui de « société rurale » ne traduirait pas « un renoncement pur et simple à l’idée d’une quelconque spécificité du monde rural » [Jollivet ed. 1974 : 8].
10Les questions portées alors par la sociologie rurale seraient-elles devenues anachroniques et auraient-elles perdu leur pertinence ? La diversité des recherches menées dans les années 1980 accréditent une tout autre thèse : les habits neufs de la sociologie rurale seraient devenus trop grands pour elle. On entre, en effet, dans une période plus foisonnante, que ce soit sur le plan des thématiques ou sur le plan des institutions. Tout en s’inscrivant dans la tradition de la sociologie rurale telle qu’elle s’était consolidée dans la phase précédente, cette période dessine un cadre plus large et plus incertain sous l’effet de l’exploration d’un « rural » en pleine mutation.
11Les profondes transformations des « objets » privilégiés dans la phase précédente – « le paysan » et « le village » – sont à cet égard significatives. Le paysan s’efface devant l’agriculteur, et la sociologie de l’innovation semble peu apte à rendre compte des crises de surproduction agricole qui jettent le trouble sur un modèle technique et social ancré dans l’idée de progrès, elle-même mise à mal par les « crises de la modernisation » affectant la société dans son ensemble. « Le village », objet par excellence de l’approche monographique et de l’étude du monde rural à travers les collectivités qui le composent, ne résiste pas, comme unité d’analyse, à des phénomènes diffus prenant sens à d’autres échelles et introduisant d’autres questionnements (migrations ville-campagne, présence du néorural et du résident secondaire, urbanisation des campagnes, essor de l’Europe).
12La sociologie rurale est, en outre, affectée par la disparition des grands référents théoriques – marxisme et structuralisme – au même titre que la sociologie en général. Il s’ensuit un certain nombre de déplacements au sein même des grandes questions qui structuraient ce champ : la recherche délaisse l’idéaltype du paysan pour s’intéresser aux logiques familiales et patrimoniales dans leur rapport à la logique de l’industrie agroalimentaire, et entame une réflexion théorique sur la pratique technique et sur la nature du lien qui existe entre les individus, la famille et l’exploitation ; prenant acte de la place minoritaire qu’occupent désormais les agriculteurs, elle délaisse la question des collectivités rurales pour s’intéresser au « local », et ce au détriment des notions de « société » et de « communauté », et tente par ailleurs d’appréhender le rôle de l’État dans l’aménagement du territoire.
13Moins focalisée sur le rapport ville/ campagne, cette génération de chercheurs, en posant la question du rapport entre une organisation sociale et son territoire, a réintroduit, dans l’analyse des faits sociaux ruraux, une variable spatiale peu présente dans la phase précédente, plus préoccupée de structures. Le rural devient ainsi moins un objet de recherche en soi qu’un lieu d’observation d’une société. L’espace est peu à peu considéré comme le révélateur de phénomènes multiples attestant la force des inégalités et des hiérarchies sociales, la complexité des appartenances ou, encore, la construction de représentations d’un type nouveau. La sociologie rurale a abordé tous ces thèmes en ordre dispersé, non sans avoir tenté, dans les colloques et autres programmes, d’en faire une œuvre collective.
14Cette phase, que l’on peut situer entre 1975 et 1990, est-elle le produit des controverses théoriques et méthodologiques qui l’ont précédée ou amorce-t-elle un virage dans le traitement des questions agricoles et rurales ? En d’autres termes, que reste-t-il des paradigmes originels qui ont suscité la création d’un champ disciplinaire dont l’objet était « le rural » ? Au-delà de la vitalité de cette phase de recherche on peut se demander si ne se constitue pas, dans le même temps, un nouveau corpus théorique et méthodologique qui justifie qu’au sein de la sociologie soit toujours représenté un champ disciplinaire consacré aux questions agricoles et rurales.
15Un numéro spécial2 du bulletin de l’Association des ruralistes français, intitulé Les études rurales sont-elles en crise ?, explicite la nature des débats qui rapprochent ou opposent les ruralistes. En introduction à la table ronde organisée les 15 et 16 novembre 1986, Bernard Kayser, président de l’ARF, diagnostique dans les disciplines universitaires un déclin du ruralisme, lequel est lié à « une perte d’identité de la ruralité » que des transformations rapides ont rendue obscure et paradoxale. Ainsi, même si les campagnes se sont urbanisées dans leurs modes de vie, les citadins sont plus que jamais tentés de s’installer dans les zones rurales. Les sociétés paysannes ont disparu, mais le paysan reste une référence, aussi bien dans le milieu agricole que dans les autres milieux. Bien que de nombreuses enquêtes aient montré que le changement social a considérablement diversifié les configurations locales, nombreux sont les chercheurs qui estiment que l’accumulation de ces travaux n’a pas fondamentalement modifié le regard antérieur privilégiant la société locale. A contrario :
16Les campagnes sont devenues davantage espace que société ou compartiment spatial d’une société globale ne se confondant plus avec la nation. Les objets à construire relèvent dès lors de catégories transcendant le rapport villes/campagnes [Maclouf s.d. : 27].
17La diversité des modes de vie, la mobilité résidentielle ou professionnelle, la multiappartenance rendent problématique le partage de valeurs et de normes qui, jusque dans les années 1970, caractérisait les collectivités rurales françaises. Dans le schéma élaboré par Mendras, ces normes sont issues de la société paysanne :
18Elles constituent des tout qui ont leur sens en soi et où l’individu se trouve totalement inclus [Mendras cité par Jollivet ed. 1974 : 15].
19Si cette approche en termes de « totalité sociale » a fait son temps, elle a cependant durablement marqué la représentation du rural en France, que beaucoup identifient à un espace de cohésion sociale et d’interconnaissance, une sorte de territoire de la modernité débarrassée de ses excès et de ses risques [Alphandéry, Bitoun et Dupont eds. 2000]. En fréquentant le monde rural, les urbains recherchent l’équilibre, les liens de proximité et le rapport à la nature qui leur font défaut. Pour Bertrand Hervieu et Jean Viard, le triomphe de l’urbanité et le règne de la mobilité s’accompagnent d’une « mise en désir des campagnes » [1996]. Après la privatisation de l’espace rural effectuée par la IIIe République pour favoriser la propriété paysanne, après sa transformation en outil de production par la Ve République, vient aujourd’hui l’ère de la « publicisation » des campagnes. Paysage et cadre de vie plus que lieu de production, la campagne est désormais considérée par les urbains comme un espace d’usages.
20Jamais le patrimoine rural n’a été autant mis en scène pour donner à voir et promouvoir la diversité. Cette dynamique contribue à fabriquer des identités collectives ; elle marque des liens aux lieux et constitue un élément central des modes d’appropriation de l’espace qui déterminent la production des territoires [Alphandéry et Bergues 2004]. Avec ces transformations, souligne Marc Mormont dans l’article qu’il nous propose ici, il n’y a plus de « société rurale » : il y a « une ruralité ». Ce déplacement sémantique signifie que « le rural » ne désigne plus un groupe social lié à un espace par une culture, une façon de vivre et de produire. Et l’auteur de souligner en outre que la ruralité, ce sont désormais des « qualités » et non plus des hommes.
21Si l’on ne peut nier que l’attrait du rural tient à ses qualités comme espace naturel, espace de production et cadre de vie – pour reprendre les termes de Philippe Perrier-Cornet et Bertrand Hervieu [2002] –, on ne peut en conclure que ces qualités se déploient dans un cadre dépourvu d’histoire, de culture, de pratiques diverses. La forte ou la faible activité associative d’une commune sera difficile à expliquer si l’on en ignore l’histoire récente. De plus, le rural est un lieu privilégié d’actions collectives qui procèdent davantage de la continuité avec ce qui existe que d’une rupture radicale avec la société rurale en ce sens que des collectifs humains cherchent à se réapproprier leur territoire en se servant d’une panoplie d’outils relevant du développement local, des projets de pays, ou encore du développement durable. Le rural, enfin, représente, aux yeux de beaucoup de Français, l’espace des relations de proximité et de confiance. Que ces éléments n’empêchent pas la violence ou le conflit ne change rien à l’affaire : le rural justifie le « détour anthropologique » préconisé par Georges Balandier dans son analyse de la modernité :
22L’anthropologie rappelle que la modernité ne ravage pas tout ce qui lui est antérieur, qu’elle produit des ruptures et manifeste des impossibilités, mais ne parvient jamais à éliminer entièrement ce que le passé a stocké ou mis en mémoire, au sens informatique de cette expression [1985 : 16-17].
23Tradition ou modernité ? Continuité ou changement ? Pour dépasser ce dualisme qui jalonne et corsette l’histoire des sciences humaines, ne faut-il pas adopter comme point de vue que ces deux dimensions sont à l’œuvre dans les recompositions sociales des collectivités postpaysannes ? Comme le montre l’article de Pierre Alphandéry et Yannick Sencébé qui ouvre ce numéro, la sociologie rurale a porté ce double regard en combinant l’analyse en termes de changement (la modernisation) avec l’analyse en termes de spécificité (les sociétés rurales). Cette posture exige du chercheur qu’il s’intéresse à la fois au proche et au lointain, au local et au global. C’était déjà la posture du Groupe de recherches sociologiques de Nanterre quand il inventoriait les collectivités rurales françaises. Marcel Jollivet rappelle, dans sa contribution, que le changement local y était vu comme un « ajustement réciproque » à tous les niveaux et non comme une causalité descendante. Par conséquent, tout travail actuel sur les communes rurales passe par l’étude de la diversité des mobilités à l’œuvre. La singularité des pratiques selon que les habitants sont ancrés dans un lieu, usagers de passage ou multilocalisés modifie sensiblement les configurations locales, ouvrant un large éventail de situations. À une extrémité on peut ainsi imaginer une localité où coexisteraient des groupes ne vivant pas dans le même espace-temps, localité transformée en une coalition d’intérêts rendant obsolète toute notion de bien commun et de récit partagé. À l’autre extrémité :
- 3 Voir colloque de l’ARF : « Comment les ruraux vivent-ils et construisent-ils leurs territoires aujo (...)
24Tradition et innovation se combinent, ruralité et urbanité s’interpénètrent, autochtones et résidents nouveaux élaborent des compromis pour assurer la perpétuation du village comme ancrage d’identité3.
- 4 Association pour le maintien d’une agriculture paysanne.
25On le voit, les objets issus du canal historique de la sociologie rurale ne sont pas caducs mais sont pris dans une série de questionnements contemporains, tels la biodiversité et le changement climatique. On sait aussi que la notion de paysan connaît une nouvelle jeunesse depuis que sont mis en avant les avantages liés à l’agriculture de proximité. Dans une lettre ouverte en vue des élections européennes du 7 juin 2009, l’association Nature et Progrès, rejointe par diverses associations régionales du réseau AMAP4, récusait le modèle agro-industriel. Renversant les conclusions de Mendras dans La fin des paysans, ces associations proposaient d’installer 1 million de paysans de plus en Europe, ce qui impliquerait la création de 2 millions d’emplois. Le retour des paysans serait-il l’horizon de la ruralité ?
- 5 Voir Observatoire des rapports entre rural et urbain, no 1, décembre 1998.Études rurales, janvier-j (...)
26La notion de rural qui a émergé lors du passage de la France agraire à la France industrielle a été, pour la société, une manière de se penser elle-même au moment où elle connaissait de profondes transformations. Cette notion ne cesse donc de se reconstruire mais reste significative par la permanence de son usage et par les rapports particuliers que la société française entretient avec son histoire et son territoire5. Nous allons, avec cette remarque, dans le même sens que Danilo Martuccelli pour qui la notion de modernité était capable de rendre compte de phénomènes multiples et variés :
27L’interrogation sur le temps actuel et la société contemporaine est le plus petit commun dénominateur de la modernité [1999 : 9].
28On peut voir dans l’évocation de la ruralité le creuset d’interrogations contemporaines portant sur le lien social, le territoire, l’alimentation et la nature. Ce qui n’empêche pas d’interroger, dans le même temps, la pertinence de la distinction spatiale entre le rural et l’urbain et d’interroger également l’existence d’autres catégories spatiales. Sous l’effet des dynamiques économiques mondiales et de la mobilité, villes et campagnes éclatent et se recomposent simultanément. Manuel Castells a ainsi souligné l’émergence, dans la « société en réseaux » qui organise la planète, d’une « opposition fondamentale entre deux logiques spatiales : celle de l’espace des flux et celle de l’espace des lieux. L’espace des flux organise à distance la simultanéité des pratiques sociales par des systèmes de télécommunication et d’information. L’espace des lieux privilégie l’interaction sociale et l’organisation politique sur la base de la contigu ïté physique. Ce qui caractérise la nouvelle structure sociale, la société en réseaux, c’est que la plupart des processus dominants, ceux qui concentrent le pouvoir, le capital et l’information, sont organisés dans l’espace des flux. Mais la plupart des expériences humaines restent locales, et ce qui fait sens pour les êtres humains le demeure aussi » [1999 : 155].
29Cette approche présente l’intérêt de mobiliser les connaissances forgées depuis plusieurs décennies par la sociologie rurale en les resituant dans un questionnement contemporain au terme duquel la dimension anthropologique des relations de proximité doit être appréhendée selon « l’espace des flux » et non plus seulement selon « l’espace des lieux ». Ainsi le « processus de patrimonialisation » qui, depuis une vingtaine d’années, caractérise les campagnes françaises [Chevallier, Chiva et Dubost 2000] a-t-il été analysé comme un révélateur des diverses manières dont les groupements humains font valoir leur identité et leurs attaches locales. Mais, selon André Micoud, ces pratiques locales de différenciation tirent leur légitimité de leur référence au développement durable, c’est-à-dire d’une vision globale des problèmes [2004].
30L’intérêt porté par de nombreux chercheurs issus de la sociologie rurale française à la multiplication des formes d’investissement du territoire rural est, pour partie, lié à la possibilité qu’a chacun de mobiliser ses propres formes de lecture des dynamiques globales. À partir de la fin des années 1970, en effet, les sociologues ruraux français, de plus en plus réceptifs aux préoccupations territoriales, vont les penser avec des outils théoriques variés, illustrant par là leur capacité à se décentrer. Par exemple, les réflexions sur le développement local et la production d’énergies alternatives empruntent, durant les années 1980, à Ivan Illich [1973] et à André Gorz [1978], les concepts qui leur sont nécessaires, comme la « convivialité », l’« autonomie », etc. [Alphandéry et Dupont 1986] Les différents courants se réclamant du marxisme ont aussi fourni de quoi orienter les lectures du local.
31Ce souci d’articuler le local et le global a permis à des chercheurs issus de la sociologie rurale d’appréhender le politique au-delà de la seule dimension de l’État ou de la domination de la bourgeoisie, et ce dans une perspective valorisant les diverses formes d’espaces publics. À partir des années 1990, la mise en œuvre de politiques publiques procédurales et territorialisées et la normalisation de l’activité humaine permettent, grâce à la notion de « scène locale » [Pinton ed. 2007], de penser ensemble le proche et le lointain en faisant appel à certains courants de la sociologie, tel l’interactionnisme. Dans cette mouvance, on a pu se pencher très tôt sur les questions d’environnement, particulièrement représentatives des changements qui affectent aujourd’hui les espaces ruraux. Ainsi, si les questions agricoles sont toujours d’actualité, elles sont de plus en plus associées à l’environnement. Ce que confirme une visite rapide des sommaires d’Études rurales depuis le début des années 1990. En 1991 paraît le numéro De l’agricole au paysage (121-124), dans lequel Bernadette Lizet montre comment l’esthétisation de la nature et le développement du génie écologique sont symptomatiques du « dépaysement » des campagnes, terme qui marque autant le retrait et la folklorisation des paysans que la transformation des collectivités rurales [1991]. En 1996 paraît Cultiver la nature (141-142), qui s’intéresse aux mesures agri-environnementales européennes et à la manière dont les sciences humaines envisagent cette « culture de la nature » [Alphandéry et Billaud eds. 1996].
32La sociologie rurale permet une lecture historicisée des transformations en cours dans un espace où le jeu des acteurs et les politiques publiques sont liés à des configurations institutionnelles et à des représentations sociales complexes. Elle doit continuer à s’ouvrir à des partenaires susceptibles de l’aider à appréhender d’autres dimensions de son champ de recherche.
33Les thèmes travaillés par la sociologie rurale, et dont rend compte le présent volume, révèlent une grande plasticité conceptuelle que certains ont interprétée comme un manque de consistance et une vampirisation des autres disciplines, depuis la géographie jusqu’à l’ethnologie [Grignon et Weber 2003]. Même s’ils se démarquent de cette critique radicale qu’ils assimilent à un « procès stalinien », Pierre-Benoît Joly et Catherine Paradeise, dans leur introduction au numéro Agriculture et alimentation de la revue Sociologie du travail, butent sur cette capacité de décentrement et livrent, eux aussi, un beau mélange de clichés [2003].
34Bien que la question de l’actualité de la sociologie rurale ne soit pas traitée comme telle dans ce numéro, elle transparaît au fil des contributions qui le composent.
35L’apport de ce que l’on peut appeler, sans préjuger de son unité, « la sociologie rurale », doit être évalué selon trois critères. Sa genèse, d’abord – particulièrement révélatrice de la trajectoire d’un domaine qui fut central dans les sciences sociales de l’après-guerre. Son bilan, ensuite – en quoi la sociologie rurale a-t-elle contribué à penser la place des paysans et des campagnes dans la société française ? Son actualité, enfin – a priori plutôt paradoxale puisque sa marginalisation sur le plan académique ne doit pas faire oublier que nombre d’enjeux fondamentaux de la France contemporaine concernent spécifiquement les espaces ruraux : les rapports des groupes sociaux à la nature et au vivant, les formes originales de la cohabitation, et les problèmes liés à l’exercice du pouvoir local. Une partie de ces questions, en particulier celles qui ont trait aux ressources naturelles, au vivant et à l’agriculture, avec ce que cela suppose comme nouvelles catégories de savoirs, sont en outre d’une grande acuité à l’échelle de la planète. Deux grandes parties structurent le numéro.
36« Genèse » et « bilan » font l’objet de quatre contributions. Il ne s’agit pas de faire œuvre de mémoire mais de montrer l’effervescence intellectuelle de cette période ainsi que les continuités, mais aussi les ruptures épistémiques, dont ce champ disciplinaire hérite. La constitution du corpus disciplinaire de la sociologie rurale est nécessairement à rattacher à l’œuvre d’Henri Mendras, ce que rappellent Pierre Alphandéry et Yannick Sencébé dans leur article. L’influence que Robert Redfield a eue sur Henri Mendras, et qu’évoque Christian Deverre, est indéniable et plus complexe qu’on ne le croit, Placide Rambaud, autre grande figure parmi les fondateurs, ayant, lui, été surtout influencé par Le Play et le catholicisme social, comme le précise Rose Marie Lagrave. De son côté, Marcel Jollivet, acteur central de la sociologie rurale, retrace une controverse au sein du Groupe de recherches sociologiques à propos des ouvrages de référence sur « les collectivités rurales françaises » [Jollivet et Mendras eds. 1971 ; Jollivet ed. 1974], controverse qui oppose les tenants du fonctionnalisme aux tenants du marxisme et s’inscrit dans une réflexion plus large sur ce qu’est la démarche sociologique.
37Les huit articles qui suivent sont plus thématiques et, bien qu’ils témoignent de la capacité de la sociologie rurale à s’approprier des questions d’une grande actualité, ils situent ces questions sur le temps long, dans la lignée de ce savoir disciplinaire. Ces articles peuvent être lus en binômes, chaque thématique étant introduite par un article plus général qu’illustre une étude de cas.
38Jacqueline Candau et Jacques Rémy montrent comment les relations de proximité entre les agriculteurs et les autres se redéfinissent autour de l’espace et de la légitimité des savoirs après avoir longtemps reposé sur le marché et sur les spécificités culturelles. Ce passage est un « basculement », comme le dit Pierre Muller lorsqu’il rapporte une expérience pionnière en Isère dans les années 1980, expérience inachevée, certes, mais qui a mis à l’ordre du jour le problème récurrent du statut de l’observation participante et des diverses formes d’engagement des chercheurs.
39Jean-Paul Billaud pose la question du rapport entre « sociologie rurale » et « territoire » : concept clé des problématiques environnementales actuelles, celui-ci fut, paradoxalement, dans le paradigme originel de la sociologie rurale, un concept marginalisé, voire « refoulé », en raison de ses attaches à la figure de la communauté. En écho, Agnès Fortier évoque le retour du concept de « territoire » à la faveur des politiques de conservation de la biodiversité, politiques dans lesquelles les enjeux de requalification de l’espace reconfigurent des collectifs appelés, de façon très inégale, à repenser leur rapport aux objets naturels.
40Marc Mormont situe ces questions dans le processus plus général de l’écologisation des campagnes, qu’il interprète, lui aussi dans le temps long, comme un mouvement réflexif accompagnant la globalisation. Le cas des « pollutions diffuses », abordé par Magalie Bourblanc et Hélène Brives, permet de suivre au plus près l’écologisation en étudiant son impact sur la sphère sociopolitique, ce qui aboutit à une collusion entre la profession agricole et les pouvoirs publics afin d’éviter les prises de responsabilités en jouant sur le caractère « diffus ».
41Bertrand Hervieu et François Purseigle appréhendent, quant à eux, la globalisation dans ses effets sur les mondes agricoles et, partant des limites de la théorie mendrassienne, en proposent une typologie, première étape d’une théorie du monde agricole qui reste à construire, et ce tout en s’appuyant sur le modèle précédent. Florence Pinton éclaire ces enjeux théoriques : relevant les limites que présente le concept « paysan » pour décrire les populations amazoniennes, elle constate que la sociologie rurale française, forte de sa capacité à franchir les clôtures disciplinaires, recèle les catégories scientifiques qui permettent d’étudier ces sociétés traditionnelles.
42Nous en concluons – et peut-être le lecteur avec nous – que le programme de la sociologie rurale est loin d’être épuisé. S’il est une expérience de son riche passé que la sociologie rurale doit faire valoir aujourd’hui, c’est sans doute ce qu’on lui a le plus reproché : son aptitude à associer à un savoir historicisé les apports de sociologies spécialisées. Parce que les configurations sociales, aussi éphémères soient-elles, les individus, aussi autonomes soient-ils, sont « enchâssés [...] dans des conditions sociales qui construisent des épreuves plus ou moins difficiles à franchir » [Dubet 2005 : 9]. Tout comme les assemblages sociaux ou les trajectoires individuelles qu’elle étudie, la sociologie est confrontée à des phénomènes qui comprennent de multiples intersections. Sans aller jusqu’à reconstituer l’unité de la vie sociale – ce que proposait le concept de rural – la tâche des ruralistes consiste à donner du sens au puzzle contemporain qui n’est que la radicalisation d’un processus de modernité que la discipline s’attache à décrypter depuis un demi-siècle.
43Car c’est bien d’une nouvelle modernité de la ruralité qu’il s’agit. Nous nous en tiendrons, pour notre part, à la question fondamentale de l’environnement [Billaud 2007].
44La nouvelle modernité qui se dessine au travers des lois, des conflits, des procédures et des accords oscille entre deux pôles. D’un côté, une nouvelle phase de modernisation, qui vise à corriger les limites de la première et que l’on qualifie de « modernité écologique ». De l’autre, une rupture plus profonde, supposant un véritable dépassement cognitif et normatif et que l’on qualifie de « modernité réflexive » en ce qu’elle recourt à la capacité de la société à s’autoproduire [Giddens 1987]. La première est un pari sur l’innovation scientifique et technique, la seconde un pari sur l’innovation sociale et démocratique. Selon que l’on opte pour l’une ou l’autre de ces modernités, la ruralité ne sera pas la même.
45Ainsi le dispositif agricole qui a accompli le projet moderne est-il en crise. L’affirmation de la problématique environnementale ouvre sur un nouveau dispositif dont le contour est loin d’être arrêté. Après avoir été organisée autour de l’impératif de la productivité agricole, la ruralité doit intégrer les nouveaux enjeux de la maîtrise du vivant, à savoir une innovation technologique complexe fondée davantage sur la biologie que sur l’agronomie. À l’agriculteur-entrepreneur, représentant de l’excellence professionnelle du dispositif agricole de l’après-guerre, se substitue l’agriculteur high-tech, pour lequel l’information devient un intrant plus déterminant que celui de la chimie. Toutefois, dans le même temps, d’autres voies sont explorées en vue d’élaborer un modèle qui réintègre le territoire dans le processus de production agricole, avec ce que cela suppose comme nouveaux rapports à la nature, mais également aux autres groupes sociaux, qu’ils soient ruraux ou citadins.
46La remise en cause des modes traditionnels de gouvernement va de pair avec la montée en puissance de « dispositifs sociotechniques » dans lesquels l’expertise et la mobilisation des connaissances sont essentiels [Mormont 1996]. D’où une généralisation de l’utilisation des SIG dans l’action publique et l’émergence d’acteurs de la médiation (environnementale, mais pas seulement) [Billaud 2006]. Mais cette association entre science et action dans le gouvernement des espaces ruraux renvoie également à des asymétries d’information, à des inégalités dans la distribution des pouvoirs, étant donné les compétences sollicitées et l’extension de l’ingénierie écologique et de ses institutions.
47Et surtout, cette association génère de nouveaux « exclus » de la société comme de l’accès aux ressources cognitives. Cependant, les forums de discussion, les systèmes de contractualisation renvoient à une conception de la modernité moins hiérarchique ou experte, c’est-à-dire une « démocratie procédurale » fondée sur le respect de règles du jeu et sur une production de normes à partir d’arrangements locaux engageant les individus par contrat [Lascoumes 1994]. Ces différents visages d’une démocratie locale sont tous confrontés au même problème, à savoir celui de la complexité croissante qui déborde tant les cadres cognitifs de l’ingénierie ou de l’expertise que ceux des « assemblées délibératives » [Habermas 1997].
48Ces dispositifs sociotechniques liés au traitement des problèmes environnementaux définissent des « scènes locales » qui reflètent la diversité sociologique des espaces ruraux et introduisent un décalage entre les espaces sociaux construits dans la logique instrumentale de traitement d’un problème (le bassin versant, par exemple) et les espaces traditionnels de gestion et de sociabilité, davantage orientés vers la construction des identités. Cette intersection entre les différents lieux de la production du social est un enjeu majeur pour la sociologie rurale, qui doit mettre celle-ci au centre de son programme disciplinaire.
49Ces évolutions esquissent, en effet, un nouveau programme de recherche pour les sciences sociales et, plus particulièrement, pour la sociologie rurale. Il va de soi qu’elles invitent également au croisement des regards disciplinaires, plus particulièrement entre les sciences humaines et les sciences de la vie, mais nous laisserons ce point, essentiel, de côté.
50Ce programme suppose de s’engager sur des pistes classiques. Face à l’enjeu que représente l’environnement, une typologie des valeurs et des comportements s’impose. Il s’agit d’identifier ce que recouvre une diversité spécifique, sachant qu’on peut s’attendre au brouillage des appartenances sociales et professionnelles dans un contexte de redéfinition des identités. La prise en compte des problèmes environnementaux fait apparaître de nouveaux acteurs et de nouvelles procédures dont il faut analyser la place dans les configurations anciennes. Participation, négociation, conflit sont des objets d’étude incontournables tant il est vrai que la construction des argumentaires, dans un contexte d’incertitude scientifique et d’indétermination sociale, mérite une attention particulière. Ici, on fera plutôt appel à la sociologie de la justification [Boltanski et Thévenot 1991] ; là, à la sociologie des sciences [Latour 1989].
51Ce programme suppose également d’ouvrir des chantiers plus spécifiques.
52Il s’agit de repenser le rapport entre le local et le global. Si la globalisation peut être perçue comme une interdépendance généralisée, elle est en cela indissociable d’un retour sur le local. Le recours, au sein des sciences sociales, à la notion de territoire réservée plutôt à la géographie, répond à l’exigence d’un lien entre « local » et « global ». Les politistes parlent ainsi de « territorialisation des politiques publiques » pour se démarquer des approches « top down », de même que les sociologues, et, parmi eux, les ruralistes, réévaluent le rôle du territoire comme cadre de l’action collective, comme vecteur de la construction des identités, comme lieu de nouveaux apprentissages. L’intelligibilité du rapport entre le local et le global ne se réduit pas au problème de l’articulation des échelles. Les effets de domination et de dépendance redéfinissent, au niveau individuel et collectif, les pouvoirs et les inégalités que produit l’intersection du social, de l’espace et de l’écologique.
53Il s’agit également d’approfondir le thème de la « durabilité », si prégnant dans les problématiques sociales et politiques de l’environnement. Là aussi, le recours à la notion de patrimoine questionne le rapport au temps [Micoud 2004]. « Le patrimoine » se présente ainsi comme une nouvelle catégorie, ou une catégorie revisitée, dont les sociétés usent pour qualifier les objets et les activités qui permettent de reconstruire du bien commun.
54L’activité agricole, et, au-delà, les enjeux globaux, est un modèle d’association entre des pratiques et des savoirs. Elle est en cela un véritable laboratoire d’observation des rapports entre « science » et « société » dans les situations de controverse mêlant incertitude et expertise. Ces multiples scènes de débat laissent entrevoir l’émergence d’une démocratie technique [Callon 1998]. Il conviendra d’étudier les liens de cette démocratie avec la démocratie politique et représentative qui constitue la base de la ruralité. La question environnementale entraîne un déplacement de l’action politique et citoyenne vers des objets multiples (problème de l’eau, traitement des déchets, nuisances sonores) qui envahissent l’espace du quotidien.
55La gestion de la nature confronte le sociologue à une série d’interrogations. Que conserve-t-on et au nom de quoi ? Comment élabore-t-on les normes de sauvegarde de la biodiversité, et quels acteurs participent à la constitution des territoires de l’environnement ? L’environnement biophysique est intégré dans l’univers social d’un territoire donné. Il s’avère alors nécessaire de prendre en compte les milieux physiques et la façon dont ils interviennent dans les relations entre les hommes, dans les modes d’appropriation des territoires et dans les nombreux conflits concernant les usages de l’espace. En d’autres termes, la sociologie rurale ne peut plus se passer de la sociologie de l’environnement.
56Il faut plus que jamais multiplier les études de terrain pour restituer la diversité des configurations locales et analyser les formes de recomposition sociales et territoriales qui émergent. C’est ce qui reconstruit la ruralité. Anciens et nouveaux territoires coexistent. De même, à côté des acteurs traditionnels apparaissent des acteurs que les nouveaux enjeux de la modernité placent au cœur du renouveau de la ruralité. Ce renouveau crée des conflits et des formes de domination qu’il convient d’étudier. Par conséquent, les études rurales restent en prise directe avec le monde contemporain.
57Dans la refondation de l’approche ruraliste, on retiendra le sort réservé aux notions de « territoire » et de « patrimoine ». Outre la place qu’elles ont toujours occupée dans l’histoire des sociétés rurales, ces notions sont aujourd’hui mises à l’épreuve de façon particulière et privilégiée en raison de la relation qui existe désormais entre « environnement » et « ruralité ».
58François Dubet écrit :
59Chaque sociologie spécialisée recompose sa propre tradition et sa propre dramaturgie paisible, signant ainsi l’éclatement de la sociologie qui correspond assez bien à la demande sociale et académique [2004 : 227].
60La sociologie rurale n’échappe pas à la règle.