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Le productivisme agricole

Socioanthropologie de l’industrialisation des campagnes françaises
Maxime Prével
p. 115-132

Résumés


Depuis plusieurs années, une partie de l’opinion publique, sensibilisée à la question écologique, ainsi que certains agriculteurs, inquiets de l’hémorragie démographique dont souffre leur profession, remettent en cause le productivisme agricole. Si ce système d’organisation fait aujourd’hui l’objet d’une critique sociale, interne et externe, il n’a pas toujours suscité le même intérêt, notamment en matière de sciences humaines. Après avoir défini cette méthode, l’auteur propose des éléments d’explication et de compréhension à partir d’une approche conciliant les acquis de la sociologie et de l’anthropologie. Le productivisme agricole est un « fait social total » qui peut être analysé dans une perspective économique, symbolique, politique et imaginaire. Les agriculteurs productivistes sont dépendants de leur entourage commercial et sont convaincus que l’innovation technique constitue nécessairement une amélioration pour l’agriculture.

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Texte intégral

1QU’EST-CE QUE LE « PRODUCTIVISME AGRICOLE » ? Ce concept est d’autant plus difficile à définir que la critique sociale a attaché à cette notion une forte connotation péjorative. Il nous semble qu’à elle seule, la recherche du rendement maximum des produits de la culture et de l’élevage ne saurait suffire à caractériser cette forme d’agriculture. Il ne faudrait pas confondre « productivité » et « productivisme ». De même, l’utilisation massive d’énergie fossile, d’engrais synthétiques, de pesticides, de machines ou autres techniques destinées à accroître les rendements signale l’intensification du mode de production sans pour autant constituer un indicateur fiable de productivisme pour l’exploitation agricole considérée.

2Mais alors, comment définir précisément ce fait social s’il ne se réduit pas à la volonté d’augmenter les quantités produites et aux moyens mis en œuvre à cette fin ? Outre ses rendements, l’agriculture productiviste se caractérise par le fait qu’elle ne se soucie pas des conséquences que peuvent occasionner ses pratiques. Produire abondamment et à tout prix : telle pourrait être sa devise. Sans doute constitue-t-elle une composante de la société industrielle – Maurice Halbwachs le disait déjà en 1913 – se définissant comme « la valorisation de la croissance de la production des marchandises pour elle-même, indépendamment des satisfactions des acteurs et des conséquences institutionnelles ou naturelles » [Juan 2006 : 10] que cette valorisation absolue peut engendrer.

3Dans ce mouvement de rationalisation lié à la recherche systématique de l’efficacité maximale, la campagne française tend à se transformer en une vaste usine pourvoyeuse de matières premières pour l’industrie agro-alimentaire. Quelles sont les répercussions concrètes de cette mutation sur les exploitants agricoles ?

4Menée dans le cadre d’une recherche doctorale en sociologie [Prével 2005], notre enquête, réalisée principalement à Paris et en Basse-Normandie, a montré que l’industrialisation de l’agriculture était un « fait social total » [Mauss 1993 : 147] complexe qui comporte, au niveau du travailleur qu’est l’exploitant agricole, quatre dimensions majeures : l’activité machinale, la vulnérabilité symbolique, l’hétéronomie politique et le progressisme imaginaire. Ces résultats ont été obtenus en confrontant nos hypothèses de départ à différentes sources qualitatives et quantitatives : une histoire de vie, un corpus de publicités issues de la presse professionnelle agricole, cinq entretiens, deux observations ainsi que l’analyse secondaire des statistiques du ministère de l’Agriculture (Service central des enquêtes et études statistiques) et d’une enquête épidémiologique du Groupe régional d’études sur le cancer (Université de Caen).

5Mais avant de synthétiser et d’approfondir les principaux éléments fournis par notre enquête, il convient de dresser un rapide bilan des travaux consacrés, explicitement ou implicitement, au productivisme agricole.

Un bref bilan des travaux antérieurs

6Même si l’étude systématique du productivisme agricole fait défaut, une partie, minoritaire mais significative, de la littérature scientifique consacrée à la ruralité a produit des analyses propres à éclairer certains aspects de ce phénomène.

  • 1 GREA (Groupe de recherche ethnologique de l’Anjou), Paroles et parcours de paysans. Nous avons cru (...)

7Si Marx attribuait déjà la baisse de fertilité de la terre, dans l’agriculture capitaliste, à la recherche d’un rendement immédiat, plus récemment, des économistes attribuent les difficultés financières des agriculteurs à l’endettement dû à la modernisation des structures, à l’augmentation des coûts de production et à la baisse des prix des produits agricoles [Aubert et Léon 1987 ; Blogowski et al. 1992]. Pierre Rolle [1996] remarque également qu’avec l’augmentation considérable de la production survenue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’exploitant agricole a perdu en autonomie ce qu’il a gagné en puissance machinale. Les contrats d’intégration en particulier, même s’ils recouvrent des situations variables [Bodiguel et al. 1971 ; Hérault-Fournier et Sarrazin 2006], placent souvent les agriculteurs dans une situation de dépendance avérée [Klatzmann 1978 ; Lorvellec 1998], pouvant aller jusqu’à la prolétarisation [Kautsky 1900 ; Lambert 1970]. Bien qu’ayant suscité l’adhésion d’une partie des agriculteurs1, le processus de modernisation mené au nom du progrès [Dupré 2002] a provoqué déceptions [Rémy 1985], souffrances [Salmona 1994] et résistances [Pernet 1982] face à la diminution massive des actifs agricoles [Mendras 1984] favorisée par les politiques publiques.

8En outre, l’individualisme et l’esprit de compétition se sont répandus chez les agriculteurs qui ont survécu à l’hécatombe démographique, entraînant une augmentation du taux de suicides [Legrand 1993 ; Batt et al. 2002] et une instrumentalisation du rapport à la nature. Les animaux élevés et les plantes cultivées sont alors considérés comme des machines productives qu’il convient d’exploiter au mieux grâce aux techniques mises au point par les ingénieurs travaillant pour les organismes para-agricoles. Cette mutation engendre une répression de l’affectivité, une disparition de la légitimité de la mort animale ainsi qu’un sentiment de déshonneur pour l’éleveur confronté à la disparition du sens de son activité [Porcher 2003]. Et la privatisation des semences suscite une marchandisation des plantes, autrefois conçues comme le patrimoine commun de l’humanité [Rifkin 1998].

9Cette extension du régime de la propriété industrielle favorise la soumission de l’agriculture aux firmes chimiques et alimentaires qui encadrent, en amont et en aval, l’activité agricole. Conformément à la logique productiviste, les grandes entreprises, pour mieux contrôler leurs clients ou leurs fournisseurs, cherchent à accroître les rendements ou à accélérer la maturation des animaux et des végétaux tout en imprimant au monde agricole la marque de la technoscience [Le Breton 1999]. La création de céréales hybrides et d’OGM, impliquant de nouvelles contraintes pour les agriculteurs, permet ainsi une consolidation du pouvoir qu’exercent les industries semencières et agrochimiques sur l’agriculture mondiale [Berlan et al. 2001 ; Deléage 2004].

10Même si la logique de découpage résultant de la division du travail scientifique conduit souvent à se focaliser sur quelques facettes du fait social étudié, certaines recherches se distinguent par leur esprit de synthèse.

11Afin de ne pas trop alourdir notre propos, nous ne résumerons ici qu’une seule étude de cas, réalisée, comme nos recherches, dans une perspective socioanthropologique. À partir d’un terrain situé dans le pays d’Ouche ornais, Christine Lebleu [1983] montre qu’il existe chez les anciens militants de la Jeunesse agricole catholique une valorisation de l’activité productive, de la volonté et du sacrifice. Elle parle de « morale ascétique » dans le sens où une réussite économique dépourvue de souffrance devient suspecte. L’ardeur au travail qu’attestent des mains abîmées rend la réussite moralement acceptable. Le plaisir est parfois explicitement associé à la douleur. De surcroît, l’activité laborieuse a une valeur morale car elle protège les jeunes des vices de l’oisiveté. Dans cette optique, le corps est conçu comme une machine productive. Les témoignages recueillis sur le terrain normand sont significatifs :

On a toujours quelque chose qui nous pousse au derrière [...]. On est passés à 50 vaches : il faut travailler vite [...]. On est devenus comme des dingues, tout le temps en train de courir comme les Parisiens dans le métro.

12Christine Lebleu évoque également les difficultés que rencontrent certains agriculteurs pris dans l’engrenage productiviste. Elle souligne la déception qu’engendre le fait que le modernisme n’a pas toujours tenu ses promesses. Elle montre que les rapports avec l’encadrement professionnel deviennent de plus en plus tendus et que, à cause de leur endettement, les agriculteurs perdent petit à petit le contrôle de leur exploitation. Elle met en évidence le pouvoir du Crédit agricole, qui impose l’affiliation au contrôle laitier pour l’obtention des prêts, et celui du Centre d’économie rurale, qui s’oppose à la désintensification du système de production envisagée par certains éleveurs. Elle note que les agriculteurs redoutent d’être dans l’incapacité physique d’assumer les charges de l’exploitation. Certains ont des problèmes de santé, de dépression, et se plaignent de vivre « sur les nerfs » :

On a toujours l’esprit préoccupé par le travail [...]. Untel s’est suicidé : il ne pouvait plus faire face à ses échéances.

13Il existe ainsi une augmentation de la souffrance laborieuse en dépit d’une réduction de la pénibilité physique de l’activité agricole.

14Christine Lebleu s’intéresse, par ailleurs, au sort des agricultrices, qui, lui semble-t-il, payent un tribut particulier à la modernisation. Certaines évoquent en effet une « vie de bagne » ou déclarent que « la femme est l’esclave de la ferme ». Elles sont dépendantes de leur mari, n’ont pas de temps pour elles et ont beaucoup de mal à concilier les soins aux enfants et aux animaux. La socioanthropologue observe une réelle lassitude chez ces femmes, ce que prouve le fait que les mères ne souhaitent surtout pas la même vie à leurs filles. Hormis le passage des techniciens commerciaux, elles connaissent souvent un véritable vide social, partiellement compensé par les relations affectives qu’elles entretiennent avec leurs animaux. En cas de décès de leur mari, elles n’ont pas toujours accès au carnet de chèques ou au compte bancaire de l’exploitation. Elles ont le sentiment de « vivre comme des sauvages », ont peur de l’avenir et tentent de résister à l’engrenage des investissements.

15Christine Lebleu remarque, enfin, que la mise en œuvre de la rationalité économique fait naître un risque de faillite et d’assujettissement, une déshumanisation et une artificialisation du travail, ainsi qu’une altération du rapport à l’animal et à soi. Elle insiste sur la solitude au travail, la fatigue mentale, la perte progressive d’autonomie liée à l’action des organisations qui cherchent à s’aliéner les exploitants agricoles.

16De tels travaux, analytiques ou synthétiques, ont contribué à l’élaboration de nos axes de recherche, que nous pouvons maintenant développer.

Un « fait social total »

17L’agriculture industrielle n’est pas uniquement caractérisée par sa quête obstinée de la productivité. Notre hypothèse est que le productivisme a des incidences économiques, symboliques, politiques et imaginaires. La volonté de produire toujours plus et les pratiques mobilisées pour ce faire retentissent sur la vie des agriculteurs, placée sous le sceau de la démesure, de la vulnérabilité, de l’hétéronomie et du progressisme défini comme « l’idée que l’humanité avance graduellement et inexorablement vers des états chaque fois plus élevés de connaissance, de culture et de perfection morale » [Nisbet 1980 : 25]. La thèse centrale de cet article est donc que ces quatre dimensions du productivisme agricole s’entremêlent pour former un « fait social total ». Pourtant ces champs, séparés artificiellement pour les besoins de l’analyse, ne recouvrent pas exactement la typologie proposée par Marcel Mauss dans Essai sur le don :

Dans ces phénomènes sociaux « totaux », comme nous proposons de les appeler, s’expriment à la fois et d’un coup toutes sortes d’institutions : religieuses, juridiques et morales – et celles-ci politiques et familiales en même temps –, économiques – et celles-ci supposent des formes particulières de la production et de la consommation, ou plutôt de la prestation et de la distribution – ; sans compter les phénomènes esthétiques auxquels aboutissent ces faits et les phénomènes morphologiques que manifestent ces institutions [1993 : 147].

18Mais le concept de « fait social total » présente néanmoins l’avantage de compléter la définition du « fait social » proposée par Durkheim à partir de la notion de coercition. Cela a pour effet d’accroître l’ambition du sociologue, dorénavant autorisé à construire une approche exhaustive des phénomènes étudiés, incluant la dimension symbolique [Tarot 1999], jusqu’alors cantonnée au rang de simple reflet imaginaire d’une réalité sociologique, réalité avant tout conçue comme concrétude tangible, infrastructure économique ou morphologie sociale, capable d’informer les idéologies ou les représentations collectives selon les terminologies marxienne et durkheimienne.

19Au fil de ce travail de longue haleine, nous avons eu le plaisir de constater l’opérationnalité du concept de « fait social total », qui nous a permis de montrer que les agriculteurs productivistes sont effectivement les plus excessifs, les plus vulnérables, les plus dépendants du système et les plus progressistes. Caractérisé par la démesure économique et l’omniprésence du sentiment de vulnérabilité, le productivisme agricole implique aussi une soumission au pouvoir du complexe économique, technique et scientifique dominé par les multinationales. Mais cette servitude est en partie volontaire dans la mesure où elle repose sur l’adhésion à l’idéologie du progrès.

20La pertinence empirique de ces quatre dimensions du productivisme agricole analysé dans une perspective socioanthropologique a été abondamment illustrée dans un travail ethnographique que nous avons récemment publié [Prével 2007]. Il ne s’agit pas ici d’administrer à nouveau la preuve par le terrain, mais plutôt de rassembler, synthétiser, approfondir et mettre en perspective des éléments explicitement ou implicitement identifiés au fil d’une enquête nourrie de nombreuses sources disparates et complémentaires. En un mot : après la décomposition tatillonne et le commentaire systématique propres au travail de terrain, place à la recomposition synthétique des résultats, seule capable de fournir une vue d’ensemble et d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche.

L’activité machinale

21Le travail agricole, dans les exploitations correspondant au modèle dominant, est de plus en plus intense et continu [Prével 2007]. Cette activité incessante constitue une passion ambivalente, qui oscille entre souffrance et plaisir au gré des événements et de l’humeur des agriculteurs. La valorisation absolue du labeur donne symboliquement la force de supporter une charge de travail pouvant aller jusqu’à soixante heures hebdomadaires. Le cas échéant, mieux vaut faire de nécessité vertu, quitte à prétendre ha ïr l’oisiveté quand le surinvestissement dans le travail crée une trop grande frustration. La volonté de rentabiliser la journée provoque souvent une chasse au temps mort. La honte menace, en effet, les agriculteurs qui souhaiteraient savourer les charmes de la vie contemplative. Traditionnellement, la valeur accordée à l’exécution des travaux de la ferme permet de supporter des conditions difficiles, liées notamment à la pénibilité physique. Mais avec l’industrialisation de l’activité agricole, le travail se rationalise et se fait plus machinal [Forget et Polycarpe 1990].

22La campagne française, en devenant fournisseur de l’industrie alimentaire, transforme le travail agricole, sommé dès lors d’adopter les normes en vigueur à l’usine. Même si la chaîne fordiste n’est pas directement transposable à la ferme, la volonté de tirer profit de chaque instant conformément aux préceptes tayloriens produit une systématisation des processus de production et une amplification des contraintes vécues par l’exploitant agricole. Les machines, qui pourraient réduire la pénibilité, le rythme ou l’intensité du travail, sont utilisées pour accroître l’efficacité, le nombre et le rythme des cycles productifs. En outre, peu valorisées, les tâches administratives, de plus en plus nombreuses, contribuent à alimenter la souffrance des agriculteurs, qui leur préfèrent les activités liées à la culture et à l’élevage.

23Il arrive toutefois que le versant hédoniste de la passion laborieuse résiste à la rationalisation menée sous l’égide des logiques du marché et du productivisme industriel. De ce point de vue, le métier procure toujours du plaisir lorsqu’il s’apparente encore à une vocation. Par ailleurs, l’aspiration à pratiquer des activités de loisir semble gagner du terrain chez certains cultivateurs en rupture avec la valorisation traditionnelle du travail. Dans ce cas, la disparition des tâches liées à l’élevage conduit ces exploitants à consommer des voyages touristiques, estivaux ou hivernaux, qu’ils intercalent entre les différents travaux inhérents à la céréaliculture. Pour les plus aisés et les plus familiarisés avec les logiques sociales dominantes, les semis d’automne peuvent ainsi précéder les sports d’hiver, et les escapades familiales à l’étranger suivre les récoltes estivales.

24L’amour du travail, la nécessité de moissonner lorsque le blé est mûr et la critique des « paresseux » (chômeurs, fonctionnaires) côtoient ainsi la revendication des trente-cinq heures de travail hebdomadaire et l’aspiration à consacrer davantage de temps à sa famille et à des loisirs comme le ski ou la chasse au gibier d’eau [Prével 2007].

La vulnérabilité symbolique

25Dans un contexte concurrentiel marqué par une concentration du capital productif et par l’agrandissement continuel des exploitations, les agriculteurs s’inquiètent de l’hémorragie démographique que connaît leur profession depuis plusieurs décennies. Puisque l’industrialisation a réduit les besoins en main-d’œuvre, ils craignent de rejoindre les rangs de ceux qui ont dû quitter le métier. Cette incertitude génère un stress chronique : le niveau d’endettement, les charges résultant d’investissements dans le foncier, le matériel ou les bâtiments d’élevage, l’achat d’intrants coûteux installent les agriculteurs dans une grande vulnérabilité. La construction de stabulations implique par exemple le remboursement de lourdes traites. Les conditions de commercialisation des produits agricoles étant instables, les agriculteurs se sentent « menacés de prolétarisation » [Weber 1971] ou d’avoir un jour à subir la désaffiliation [Castel 1995].

26Par ailleurs, l’utilisation de produits ou de matériels dangereux induit une peur de la maladie ou de l’accident. Outre le risque mécanique que constituent l’ensileuse, la moissonneuse-batteuse ou un cardan démuni de protection, l’utilisation de produits chimiques (produits vétérinaires, pesticides) constitue un risque sanitaire officialisé par l’étiquetage. La peur de la maladie se nourrit en outre de ce que l’on sait que ces produits peuvent provoquer un empoisonnement immédiat mais surtout, à terme, un cancer. Dans le premier cas, le risque est mieux accepté car l’intoxication proviendrait d’une erreur de manipulation de l’exploitant. Dans le second cas, la pathologie est inacceptable pour l’agriculteur car il ne peut l’imputer à aucune cause identifiable.

27Le productivisme impliquant le recours à la chimie, au matériel lourd, à l’endettement et au marché sans autre alternative, les exploitants agricoles (sur)vivent dans la crainte de la maladie et de la faillite. Du fait du mouvement conjoint de dégradation de leurs conditions de vie et de marginalisation de leur situation, ils font l’expérience du « struggle for life » cher aux économistes libéraux et aux biologistes darwiniens.

L’hétéronomie politique

28La peur de l’avenir ou du malheur est indissociable de la faible autonomie décisionnelle qui caractérise les exploitants agricoles productivistes. La bourgeoisie enferme, en effet, les agriculteurs dans la double contrainte structurelle de l’économie capitaliste et de la politique bureaucratique. Dépendants du soutien public à l’agriculture et de leur entourage commercial, ils subissent la domination des techniciens et perdent ainsi le contrôle de leur exploitation. Si, dans certains cas extrêmes, la soumission aux recommandations du pouvoir est totale, les exploitants les plus décidés à résister à la pression du système capitaliste conservent quelques bribes d’autonomie.

29Toutefois, la valorisation traditionnelle de l’indépendance ne suffit pas à enrayer le développement de l’hétéronomie que subissent les agriculteurs productivistes [Droz 2001]. Leur liberté dans le travail diminue au fur et à mesure qu’augmente leur dépendance vis-à-vis des entreprises, coopératives ou privées, qui encadrent, en amont et en aval, la production agricole. Les sociétés multinationales en particulier cherchent à imposer des brevets sur le vivant et à interdire la pratique des semences fermières pour accroître les revenus qu’elles tirent du commerce agricole. D’ores et déjà, elles vendent des engrais, des pesticides et des semences, dont certaines produisent des plantes incapables d’avoir une descendance suffisamment productive pour intéresser les agriculteurs [Berlan 1999]. Sur le modèle du ma ïs, elles cherchent aussi à commercialiser des céréales hybrides qui contraindraient les producteurs à acheter chaque année les semences produites par les firmes. Face à ces pratiques, les agriculteurs productivistes voient leur hétéronomie s’accroître par touches successives. S’ils refusent pour l’instant d’adopter les blés hybrides et les OGM, ils sont déjà dépendants des recommandations normatives dispensées par les conseillers agricoles [Rémy et al. 2006].

30Dans la représentation commune, un bon agriculteur devant « soigner » ses plantes et ses animaux, il peut difficilement refuser le recours aux pesticides, qui permettent de « traiter » les « maladies » qui s’abattent sur les cultures. La présence de mauvaises herbes dans les champs place l’exploitant sous la surveillance de l’appareil d’encadrement car elle est jugée indigne d’un professionnel. Par ailleurs, le savoir propre aux créations technoscientifiques commercialisées à la campagne contribue à renforcer l’hétéronomie des agriculteurs dans la mesure où ces derniers ne sont pas à même de confronter la parole des vendeurs à une expérience issue d’une longue tradition. Même si de nouvelles connaissances empiriques s’élaborent à l’usage, les agriculteurs ne peuvent savoir a priori si les commerciaux mentent lorsqu’ils vantent les mérites d’un nouveau produit. Quant aux anciennes techniques, elles ne peuvent plus être aisément mobilisées dès lors qu’elles sont partiellement ou complètement oubliées.

Le progressisme imaginaire

31Dans l’Union européenne, la production sous le label « agriculture biologique » (AB) exclut l’utilisation de produits de synthèse (engrais et pesticides). Alors que nous lui demandions ce qu’il en était pour les cultures biologiques, un exploitant agricole nous a répondu que, sans produits chimiques, rien ne poussait.

32Comment comprendre que l’on ait à ce point oublié les pratiques antérieures à l’utilisation massive de la chimie agricole ? Comment comprendre les propos de cet exploitant alors qu’en France les pesticides étaient très peu utilisés avant 1970 ? Quel fait social est responsable de l’effacement de millénaires de pratiques agricoles, certes moins productives mais néanmoins bien réelles ? Seule la croyance à l’idéologie du progrès peut expliquer que cet agriculteur considère la chimie comme absolument indispensable à la culture des plantes. Dans cette puissante configuration imaginaire où le temps qui passe est forcément associé à des améliorations, les techniques pratiquées par les paysans avant la révolution agrochimique passent pour être nulles parce que les rendements qu’elles autorisaient étaient deux à trois fois moins élevés que ceux des agriculteurs productivistes. C’est pourquoi ces derniers estiment qu’il vaut mieux oublier cette époque irrationnelle où les techniques étaient inefficaces parce qu’étrangères aux innovations scientifiques. Même pour ceux qui se souviennent des pratiques des anciens, l’invention des pesticides a fait énormément progresser l’agriculture, la sortant de l’archa ïsme. Comme si la chimie, en améliorant l’efficacité de l’agriculture, avait permis à l’humanité d’échapper à la sous-alimentation chronique à laquelle elle était exposée jusqu’alors.

33La conviction que la culture des plantes est difficile ou impossible sans pesticides en dit long sur la toute-puissance accordée à l’idée de progrès. Selon ce fantasme, seule la science a le pouvoir de féconder la terre, substrat désenchanté, neutre et stérile, que l’homme doit conquérir à l’aide de techniques de plus en plus perfectionnées. L’agriculteur est ainsi amené à adhérer au processus d’artificialisation du vivant que sous-tend l’idéologie du progrès, laquelle valorise a priori toute innovation technoscientifique au motif qu’elle augmente la production agricole. Les récoltes traditionnelles sont considérées comme négligeables ou même inexistantes parce qu’incapables de rivaliser avec les rendements obtenus par l’agriculture intensive. S’ils souhaitent parvenir à produire suffisamment pour « nourrir le monde » (selon l’ancien mot d’ordre de la Jeunesse agricole catholique), les agriculteurs doivent appliquer les nouveautés mises au point par les ingénieurs travaillant pour les firmes multinationales. Quant à ceux qui refusent d’aider l’humanité à progresser, ils sont accusés de provoquer une régression inquiétante pour la profession. La métaphore du « train du progrès » qu’il ne faut manquer sous aucun prétexte, argument phare des agents de développement avant la crise liée à la remise en cause du productivisme, constitue une magnifique illustration de l’imaginaire qui légitime l’industrialisation de l’agriculture.

34L’humanisme chrétien qui se proposait d’éradiquer la faim dans le monde ayant disparu, la finalité de l’intensification agricole n’a plus aucune importance. Même si le souci de la survie éclipse peu à peu la volonté de nourrir l’humanité, le jugement qui attribue de la valeur à l’obtention du rendement maximum résiste à l’épreuve du temps en adoptant différentes configurations idéologiques : l’individualisme ou l’esprit de compétition valorise le record productif au nom de la performance ; le fantasme de maîtrise voit dans le rendement maximum une possession symbolique de la nature ; l’obsession sécuritaire, propre à la culture rationaliste, l’interprète comme une éradication du hasard ; l’hygiénisme, enfin, apprécie la propreté que les pesticides garantissent aux champs. Sous différents motifs imaginaires, le productivisme demeure, pour de nombreux agriculteurs, le moyen privilégié de faire progresser l’humanité indéfiniment. Dans cette optique, l’innovation technique est perçue comme un progrès parce qu’elle est créditée du pouvoir d’augmenter les récoltes.

Condition sociale et vision du monde

35Au cours de notre recherche, le souci de conjuguer sociologie et anthropologie a souvent co ïncidé avec la volonté de prendre en compte, de manière équilibrée, l’idéel et le matériel [Godelier 1984]. Du côté de la tradition sociologique, nous avons principalement inscrit notre démarche dans l’héritage des approches qui mettent en avant l’effet de la matérialité, des structures sociales, des conditions objectives, de la contrainte du système et des politiques publiques sur les acteurs ou les institutions. Les faits sociaux « consistant en des manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui » [Durkheim 2002 : 5], il nous a paru nécessaire de « les étudier du dehors comme des choses extérieures » [ibid. : 28]. Par ailleurs, une posture ethnologique a été adoptée pour dévoiler les aspirations, croyances, valeurs, représentations et idéologies à l’œuvre chez les agriculteurs productivistes.

36La socioanthropologie peut donc être définie comme une discipline qui cherche à conjuguer l’explication du réel avec la compréhension de l’imaginaire et du symbolique. Quel est l’intérêt de cette perspective analytique ? Il nous semble qu’une synthèse équilibrée des traditions sociologique et anthropologique permet d’éviter les deux écueils majeurs que constituent l’idéalisme et le matérialisme. Dans le premier cas, la dimension matérielle est favorisée au détriment de l’idéel. Dans le second cas, les contraintes structurelles sont négligées au profit d’une conception idéelle du social :

Le risque principal de la compréhension outrée est la dérive idéaliste. Ceux qui ne voient dans le monde social que de l’ethos, des valeurs ou de l’imaginaire tendent à faire abstraction des contraintes matérielles, de l’épaisseur des conditions objectives de travail et de vie [Juan 1999 : 111-112].

Explication de la contrainte sociale

37En France, c’est dans la seconde moitié du XXe siècle que l’agriculture a massivement opté pour l’intensification. Avant l’avènement de l’industrialisation agricole, les paysans cherchaient déjà à obtenir de bonnes récoltes, mais, à l’exception notable des exploitants ravitaillant les villes [Moriceau 1992], leurs débouchés étaient limités et plutôt localisés. La production massive des matières premières agricoles s’est ainsi développée avec l’extension du marché et des possibilités de commercialisation, mais aussi avec l’apparition de nouvelles techniques promues par les agronomes et l’État.

38Sans prétendre faire œuvre d’historien [Duby et Wallon 1992], il est possible de présenter quelques éléments, qui, toutefois, ne sauraient rendre compte de la complexité du phénomène étudié.

39À la suite de la Révolution, la bourgeoisie prend le contrôle de l’appareil d’État créé par l’Ancien Régime et favorise le développement de l’industrie. À partir du milieu du XIXe siècle [Chamboredon 1977], de nombreux ouvriers déracinés des cadres sociaux traditionnels quittent la campagne pour les nouvelles usines. Cet exode rural constitue un danger pour les sociétés paysannes qui entendent conserver leur autonomie par rapport à la société globale [Mendras 1976]. Elles résistent donc au pouvoir urbain et parviennent, tant bien que mal, à sauvegarder leurs logiques sociales jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

40Mais, à l’issue du conflit, la France peine toujours à atteindre son autosuffisance alimentaire. Un consensus se forme alors en faveur de la politique agricole proposée par le gouvernement provisoire puis par la Quatrième République. Le pouvoir urbain cherche, en effet, à obliger les paysans à accroître leur production pour éloigner définitivement le spectre de la disette. Une partie des agriculteurs adhèrent au projet de modernisation et acceptent d’autant plus volontiers d’investir dans le machinisme et les engrais qu’ils aspirent à atteindre un degré d’estime comparable à celui des citadins. Dès lors, les agriculteurs étant de plus en plus assujettis au pouvoir central, les sociétés paysannes disparaissent, provoquant reconversion professionnelle, désaffiliation ou suicide chez ceux qui ne parviennent pas à survivre au processus de modernisation.

41Malgré les premières crises de surproduction survenues dès le début des années 1950, la Cinquième République poursuit la politique productiviste et renforce l’hétéronomie des agriculteurs en leur imposant progressivement l’obtention d’un diplôme professionnel pour accéder au métier et en délégitimant la transmission familiale du savoir-faire traditionnel. Les paysans ayant perdu le contrôle de leur mode de reproduction [Champagne 2002] sont contraints de se transformer en agriculteurs aux compétences reconnues par les institutions scolaires du ministère de l’Agriculture. Même si, jusque dans les années 1970, dans certaines sociétés du bocage, les tentatives d’ascension sociale qui remettent en cause la hiérarchie traditionnelle sont taxées de sorcellerie [Favret-Saada 1977 ; Mallet 1980], pour bon nombre d’agriculteurs, l’enrichissement du chef d’entreprise devient vite aussi légitime que celui du self-made-man américain. Conformément à la nouvelle mentalité bourgeoise et démocratique, la réussite sociale est valorisée car elle est considérée comme la juste récompense du travail et du professionnalisme.

42Mais comment expliquer, plus précisément encore, la contrainte sociale qui pèse sur les agriculteurs français ? Il existe un facteur structurel, qui, s’il ne peut, à lui seul, rendre compte de l’assujettissement que ces agriculteurs vivent au quotidien, en constitue indéniablement une condition nécessaire. Parce qu’ils ont délaissé le mode de production domestique que pratiquaient leurs prédécesseurs, les agriculteurs modernes ne disposent plus des produits de la culture et de l’élevage leur permettant de subvenir aux besoins alimentaires de leur famille. Même lorsqu’ils adhèrent encore à l’idéal humaniste qui veut nourrir l’humanité, la spécialisation de leur production en vue de sa commercialisation les contraint à fréquenter le supermarché. Cette situation paradoxale les rend dépendants de leur entourage marchand car ils ne peuvent refuser de vendre leur production sans mettre en péril leur existence sociale.

43De ce point de vue, la situation du paysan était sensiblement différente. Dans la mesure où ce dernier commercialisait uniquement les produits que sa famille n’avait pas consommés, il pouvait refuser la transaction si l’offre de l’acheteur ne lui paraissait pas suffisamment élevée. En favorisant l’abandon du système de polyculture-élevage au profit de productions spécialisées destinées à la vente, le pouvoir urbain a créé des conditions favorables au ravitaillement des villes. En effet, si le mode de production domestique permettait aux sociétés paysannes de résister à l’hégémonie urbaine, le développement du marché dans les campagnes a, au contraire, installé durablement le pouvoir de la classe bourgeoise sur les agriculteurs productivistes.

44Une fois apparu le facteur structurel impliquant l’hétéronomie des paysans, il suffisait que se détériorent les conditions de commercialisation des denrées agricoles pour qu’augmente la contrainte sociale s’exerçant de la ville sur la campagne. La vulnérabilité des agriculteurs productivistes est ainsi devenue de plus en plus manifeste avec l’érosion des cours. En outre, en compensant partiellement les pertes de revenus par des primes versées aux agriculteurs, l’État et l’Union européenne achètent une paix sociale propice au processus de modernisation tout en signifiant aux agriculteurs qu’ils sont désormais dépendants de la société globale pour leur survie quotidienne.

45Nous avons, par exemple, rencontré un céréalier de la plaine de Caen, qui nous a déclaré percevoir 36 500 euros de primes publiques pour 23 000 euros de revenus annuels. De surcroît, les appareils technocratiques, qu’ils soient publics ou privés, incarcèrent les agriculteurs productivistes dans une nébuleuse d’organisations plus contraignantes les unes que les autres : établissements d’enseignement agricole, centres de gestion, caisses de Crédit agricole, Chambres d’agriculture, organismes de Mutualité sociale agricole, sociétés coopératives agricoles, entreprises de fourniture, de transformation et de distribution des produits agroalimentaires, etc. Les contraintes qui pèsent sur les agriculteurs productivistes sont le fait des géants de l’agrobusiness qui aspirent à renforcer leur pouvoir en brevetant des OGM ou en développant des contrats d’intégration transformant les agriculteurs en ouvriers spécialisés de l’industrie agroalimentaire. Ainsi, selon la position qu’ils occupent sur l’échelle sociale, et au nom d’une culture rationaliste issue des Lumières, les agriculteurs productivistes sont contraints d’expérimenter de nouvelles formes de prolétarisation ou de participer, sur un mode hétéronome, à ce que Georges Balandier nomme « la possession technoscientifique du monde » [2001 : 266].

Compréhension de l’ethos productiviste

46Le concept de force inscrit dans la tradition sociologique depuis Marx [1966] et Durkheim [2002] est évidemment parfaitement adapté à l’analyse de la pression qu’exerce le pouvoir urbain sur les agriculteurs, sommés de fournir à l’industrie agroalimentaire des matières premières abondantes et peu onéreuses. Mais il n’en reste pas moins qu’une marge de manœuvre demeure pour ceux qui souhaitent résister à cette contrainte. Pourtant, l’adhésion au productivisme éloigne les exploitants agricoles des chemins de traverse qu’ils pourraient emprunter.

47On observe, en effet, que les agriculteurs responsables des pollutions environnementales ont une vision du monde, une conception de la nature, et des motivations symboliques en profonde résonance avec le projet politique porté par les élites urbaines. Le cœur de l’idéologie agricole dominante est incontestablement habité par le concept de progrès. Et c’est sur cette représentation que se fonde le jugement qui attribue une valeur positive au productivisme. Dans cette optique, produire toujours plus est une bonne chose car cela permet à l’agriculture de progresser. Pour les partisans de l’intensification, l’augmentation infinie de la production participe au mouvement général de progression qui accroît la valeur de l’humanité. Puisque cette dernière est capable – au moins dans l’imaginaire – de sans cesse repousser les contraintes naturelles auxquelles elle a toujours été soumise, elle n’a jamais été aussi « civilisée » et aussi éloignée de ses origines animales. Donc, selon cette représentation évolutionniste, l’homme est condamné à se rapprocher toujours plus de la perfection. Quant à ceux qui refusent de suivre les innovations mises en place au nom du progrès, ils sont automatiquement rétrogradés parce que jugés incapables de rompre avec des techniques traditionnelles « arriérées ».

48Le progressisme est, en effet, indissociable d’une critique de la tradition, perçue, dans le sillage de la philosophie des Lumières, comme une survivance archa ïque. Le productivisme entend supprimer le passé dit obscurantiste et se propose de construire une agriculture moderne, éclairée par la connaissance scientifique. Il s’agit donc de transformer les paysans coupables d’attachement à l’Ancien Régime en exploitants agricoles démocratiques, fascinés par la perspective d’une augmentation infinie de la production. En opposition à l’agriculteur traditionnel, souvent symboliquement enraciné dans son pays, son homologue technoscientifique est mû par un fantasme d’arrachement à la terre [Alphandéry et al. 1992]. Le mouvement de modernisation des campagnes a ainsi créé de nouveaux ateliers « hors-sol », qui cherchent à rompre le lien unissant l’agriculture au « plancher des vaches ». Comme si l’industrialisation menée au nom du progrès permettait aux éleveurs de participer symboliquement à la conquête de l’espace...

49Mais pourquoi les agriculteurs productivistes sont-ils en quête d’apesanteur ? Probablement pour acquérir une position sociale manifestant pleinement l’hégémonie qu’ils entendent exercer sur la nature. Un exploitant agricole moderne ne saurait avoir les pieds dans la boue comme un vulgaire cul-terreux : il devrait pouvoir travailler en costume et souliers vernis sans être souillé par cette matière à laquelle est associé un signe négatif.

50Finalement, si la terre a aussi peu de valeur pour un agriculteur productiviste, il faut sans doute en chercher la raison dans l’inconscient culturel de la modernité. Dès la première moitié du XVIIe siècle, Descartes propose de « se rendre comme maître et possesseur de la nature » [1987 : 168]. Conformément au naturalisme propre à l’Occident moderne [Descola 2005], ce programme affiche la domination que la science expérimentale tente d’imposer aux processus naturels. Désormais, on ne se contentera plus de tirer parti des plantes et des animaux à l’aide de méthodes et de façons culturales soumises aux aléas climatiques : il faut maîtriser le hasard pour mieux asseoir le pouvoir de l’homme sur le monde. La volonté de contrôle issue de la rationalité occidentale prétend s’imposer systématiquement pour construire un mode d’exploitation scientifique de la nature. Cette dernière n’est plus une figure maternelle et bienveillante ou le refuge des dieux : elle est un substrat désenchanté, dont la dignité est directement liée à l’artificialisation. Si elle accepte de se soumettre aux investigations des scientifiques et aux modifications des techniciens, elle peut espérer bénéficier du prestige associé, dans l’imaginaire, aux entreprises technoscientifiques. Indépendamment de son intérêt politique et économique, un organisme génétiquement modifié a donc plus de valeur qu’une autre plante car il a fait l’objet d’une domestication par une technique issue des sciences naturelles [Haudricourt 1962 ; Descola 1986 ; Digard 1988 ; Sigault 1988].

51Ces imaginaires technoscientifiques consubstantiels à l’idéologie productiviste tendent à installer les agriculteurs dans une position démiurgique caractéristique des tendances les plus extrêmes de la modernité actuelle. Comme chez certains informaticiens ou biologistes, le fait de se prendre pour Dieu devient ainsi le fantasme de nombreux adeptes du productivisme agricole [Le Breton 1999]. Les attributs des divinités déchues par « le désenchantement du monde » [Weber 1964 : 117] sont accaparés par les agriculteurs, qui entendent façonner le monde à leur convenance.

52Dès lors, le pouvoir de l’homme sur la nature étant comparable à la puissance autrefois détenue par Dieu, l’élevage des animaux et la culture des plantes doivent incarner la perfection absolue pour ne pas démentir la maîtrise. La présence de mauvaises herbes dans les champs confronte ainsi les agriculteurs à la preuve tangible de leurs limites. Les adventices attestent le manque de compétence de celui qui tolère, dans son champ, une semence autre que celle qu’il a lui-même implantée. La terre étant conçue comme une substance féminine, l’image de l’adultère rend parfois compte de cette « faute » professionnelle attribuée à une incapacité technique. Dans cette logique symbolique, il arrive également que le port de la barbe fonctionne comme un signe de faiblesse. L’agrobiologiste qui accepte la présence de coquelicots dans son blé est ainsi ordinairement perçu comme un homme barbu supposé incapable de « soigner » ses terres, son corps et sa femme. S’il ne dispose pas de la force ou de l’outil nécessaires à l’entretien de son visage, il est impensable qu’il réussisse à soumettre son épouse et les autres éléments « naturels » qui sont en sa possession.

53Finalement, le machisme traditionnel [Tétart 2004] revisité par les fantasmes technoscientifiques semble construire une équivalence symbolique entre la semence de l’agriculteur et les pesticides, qui, en éliminant les adventices, donnent un fondement réel à la toute-puissance imaginaire de l’idéologie productiviste. Dans ce contexte culturel qui fait de la pollution agrochimique le témoin d’une virilité hautement valorisée, les agriculteurs productivistes rechignent à abandonner la source de cette jouissance au profit de pratiques non polluantes qui les priveraient du plaisir d’épandre dans la nature le symbole de leur humeur sexuelle.

Conclusion

54Il arrive souvent que le productivisme s’empare d’un trait culturel existant pour l’adapter aux tendances contemporaines. La représentation qui assimile la terre à une entité féminine fécondée par l’agriculteur est ancienne [Tétart 2004] mais elle a été remise au goût du jour en tenant compte du fait que les semences utilisées par les exploitants agricoles sont souvent enrobées d’insecticide. Outre la fécondation, le semis permet ainsi la protection des cultures contre les ravageurs qui les menacent. Si la valorisation de la propreté [Miéville-Ott 2001] est traditionnellement liée à la volonté d’éliminer les mauvaises herbes, la métaphore de la virginité décrivant l’absence totale d’adventices est apparue avec l’utilisation de puissants herbicides qui permettent leur éradication. De même, l’argent n’est plus une juste récompense du travail fourni [Bourdieu et al. 1963 ; Boiseau 1970] mais une matière précieuse qu’il importe d’accumuler à l’infini pour descendre dans la tombe les poches remplies d’or [Weber 1964].

55Autrefois souvent caractérisé par une relation affective au domaine familial, le rapport à la terre est, lui aussi, gagné par cette volonté de thésaurisation : on ne se contente plus de transmettre en l’état la ferme des ancêtres ; on cherche à l’agrandir afin de maximiser ses chances de survie dans un monde dominé par la compétition économique. Quant à la valorisation traditionnelle du travail auparavant axée sur la force physique et « l’endurance au mal » [Le Breton 1995 : 134], elle s’est déplacée vers l’activité incessante caractéristique du productivisme. De ce point de vue, un bon agriculteur ne se distingue plus par sa capacité à soulever un sac de blé mais par son aptitude à éliminer les instants qu’il aurait pu consacrer à l’oisiveté.

56Désormais, telle une machine infatigable, l’exploitant agricole cherche à développer sa production au maximum de son potentiel, comme s’il n’était déjà plus qu’un modeste rouage de l’industrie agroalimentaire.

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Notes

1 GREA (Groupe de recherche ethnologique de l’Anjou), Paroles et parcours de paysans. Nous avons cru au progrès. Paris, L’Harmattan (« Alternatives rurales »), 1996.

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Pour citer cet article

Référence papier

Maxime Prével, « Le productivisme agricole »Études rurales, 181 | 2008, 115-132.

Référence électronique

Maxime Prével, « Le productivisme agricole »Études rurales [En ligne], 181 | 2008, mis en ligne le 01 janvier 2010, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/8675 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.8675

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