- * Les idées développées dans cet article doivent beaucoup aux travaux de Gao Wangling sur les résista (...)
1DANS CE TEXTE*, le verbe « prendre » renvoie à une action que, généralement, on désigne par le terme « voler ».
- 1 Dans leur première version, soit en 1958, les communes populaires comprennent entre 5 000 et 10 000 (...)
2Je ne suis pas le premier, en Chine, à désigner, par le terme « prendre », un « vol » commis dans une situation particulière. Cet usage s'était répandu chez les paysans chinois dès 1958, année de la création des communes populaires1, mais année aussi où débutait une famine sans précédent, qui allait durer trois ans et faire plusieurs dizaines de millions de morts. On retrouve ce terme « prendre » dans les propos des dirigeants nationaux lorsqu'ils font état de certains comportements observés alors dans les campagnes.
3Monsieur L., originaire du district de Xiangzhong, dans la province du Hunan, au c ur de la Chine orientale, appartient à la première génération des principaux responsables politiques du parti communiste chinois. En 1962, lors d'un entretien donné dans son pays natal, il reconnaît :
- 2 Annales du district de Xiangzhong (Xiangzhong xianzhi), Pékin, Zhongguo dabaike quanshu chubanshe, (...)
Les membres des communes populaires « prennent » à présent ce qu'ils veulent : ils emportent à leur guise du grain, des légumes salés, et même des patates douces au moment de la pesée, et ça, ça ne va pas [...] On emporte comme on veut les biens des autres, et les membres des communes « prennent » les biens de la collectivité. Ce sont là des atteintes à la propriété2.
4Les « prises » évoquées dans cet article qui repose essentiellement sur des documents et sur des témoignages oraux recueillis au cours d'enquêtes de terrain menées, depuis 1999, dans le district de Xiangzhong se rapportent uniquement à des appropriations jugées illégitimes, des « vols » commis par des paysans ordinaires. Elles font suite, mais font aussi écho aux processus par lesquels, depuis le milieu des années 1950, le gouvernement chinois s'appropriait, dans les campagnes chinoises, ressources et biens privés. Je n'évoquerai toutefois pas ici ces processus.
- 3 Les « trois drapeaux rouges » sont ceux de « la ligne générale », du grand bond en avant et des com (...)
- 4 Cette expression, utilisée par les chercheurs chinois qui travaillent sur le monde rural de la Chin (...)
5En 1958, comme tous les autres districts de la Chine continentale, sous la bannière des « trois drapeaux rouges »3 et dans le vacarme des tambours, le district de Xiangzhong s'engage, contraint et forcé, dans la « transition en dépit de la pauvreté »4, qui portera la collectivisation de l'agriculture à un niveau extrême.
- 5 Cf. Les manuscrits de Mao Zedong depuis la fondation de la République populaire, vol. 7, p. 573. Ce (...)
- 6 Ce monopole permettait à l'État de contrôler les principaux produits agricoles. Il lui garantissait (...)
6Le fait saillant de cette année 1958 est la création des communes populaires. Les paysans s'organisent alors en « armées de l'industrie et de l'agriculture suivant le principe du centralisme démocratique socialiste, dégagées des conditions de la petite exploitation »5. L'établissement du monopole d'État sur l'achat et la vente de céréales6 avait ôté aux paysans le droit de disposer de leur production ; le mouvement de création des coopératives les avait privés du libre choix des modalités de production [Wang 1992]. Avec la création des communes populaires, ce à quoi on porte véritablement atteinte ce sont les droits de propriété, l'autonomie et la vie quotidienne, familiale surtout, des villageois.
7Le 9 août 1958, Le Quotidien du Peuple publie le slogan de Mao Zedong : « La commune populaire, c'est bien ! » Deux mois plus tard, le district de Xiangzhong met en place des communes populaires et ce sur tout son territoire. Chacune d'entre elles compte quelque 10 000 familles paysannes, ce qui représente une population d'environ 50 000 travailleurs agricoles.
8Ces communes populaires mettent en pratique « la militarisation de l'organisation », « l'exaltation du combat » et « la collectivisation de la vie ». Ainsi, après qu'on a supprimé les parcelles individuelles et interdit des activités familiales subsidiaires, on détruit les fourneaux et on confisque les plats et les marmites des villageois. Puis, afin d'accroître les quantités d'engrais, des mots d'ordre apparaissent, qui imposent de réduire le nombre des pièces d'habitation des maisons paysannes : en effet, les murs de terre et les toits de chaume qui les composent peuvent servir d'engrais.
- 7 Cf. aussi Annales du district de Xiangzhong (Xiangzhong xianzhi), 1998, pp. 23, 127, 358. D'après u (...)
9Dans ce district, à une grande échelle et à plusieurs reprises, on assiste à des vagues de destruction des maisons et à quantité de déménagements : 57 444 édifices à toit de tuiles sont saccagés ou détruits, ce qui est le cas aussi de 57 692 maisons à toit de chaume. Près de la moitié des foyers perdent ainsi un bâtiment [Zhang 1998 : 140-141]7.
- 8 Cf. aussi Annales du district de Xiangzhong, 1998 ; Annales de l'agriculture dans le district de Xi (...)
10Des cantines publiques sont ouvertes, où sont appliqués le système des repas collectifs et le système, dit égalitaire, de rétribution en nature, selon lequel on peut « manger sans payer ». D'importants travaux collectifs sont lancés, et des campements sont installés à proximité des chantiers situés en rase campagne ; la nuit, le travail se poursuit à la lumière de simples lampes et, lorsqu'on manque de matériel, on réquisitionne dans tout le district ; quand ce sont les fonds qui manquent, c'est l'impôt qui frappe ; les foules remplacent les tracteurs [Tang 1998 : 164 ; Zhang 1998 : 45]8.
11Il est difficile, après des décennies pendant lesquelles a été présentée l'image d'une mobilisation paysanne pleine d'enthousiasme, de restituer ce que disent les archives administratives et les témoignages oraux sans paraître tomber dans le travers d'une dénonciation excessive. Pourtant, force est d'admettre que le droit élémentaire des paysans à mener une vie familiale ordinaire leur était nié et qu'il leur était difficile de préserver une qualité de vie digne et décente.
12Tous les habitants du district, jeunes, vieux, hommes, femmes et enfants, pour peu qu'ils puissent marcher, devaient se rendre sur le chantier du barrage de Huangcun, situé sur la rivière Weishui, au centre de la province du Hunan. En hiver, les travailleurs devaient assister à des meetings où il était exigé que, sans distinction de sexe ou d'âge et quelle que soit la température, tous restent « torse et tête nus » [Zhang 1998 : 45-46].
- 9 D'après des entretiens menés avec Liu Dingquan (cadre de brigade), Liu Wuyun et Lao He (paysans).
13La contrainte et les ordres, les insultes et les coups étaient alors les moyens auxquels recouraient les cadres du Parti, quel que soit leur échelon. Les cadres villageois et les paysans que nous avons rencontrés dans la localité de Fengxiang rapportent que, à l'époque, on frappait les ennemis de classe avec une sorte de large martinet fait de lanières de bambou. En hiver, après être restés pendant des heures immobiles sous la neige, vêtus d'un simple maillot de corps et agenouillés sur des lattes de bambou, les gens voyaient leur corps virer au violet et leur peau éclater sous les coups. Pour finir, tous étaient roués de coups de pied. Même s'ils n'avaient pas été battus, ceux qui assistaient à ces scènes étaient terrifiés. Comment aurait-il pu en être autrement ? 9
- 10 Les chiffres réels sont largement supérieurs.
14Selon des documents d'archives, au barrage de Huangcun, la règle était de courir à petites foulées lorsqu'on transportait de la terre ou lorsqu'on déplaçait des pierres. Si on ne suivait pas ce rythme, on s'opposait, disait-on, au grand bond en avant : on devait alors subir la critique, les accusations et même les coups. Une enquête officielle menée en novembre 1960 révèle que 717 des 2 279 cadres employés sur les chantiers de deux barrages, dont celui de Huangcun, commettaient, à des degrés divers, des infractions aux règlements ou faisaient preuve d'autoritarisme : ces chiffres incriminent donc près d'un tiers des cadres10.
15La question des cantines publiques, un élément important du système des communes populaires, mérite une attention particulière. Au moment de la création de ces cantines, les réchauds et les marmites des familles paysannes commencent à disparaître dans des petits hauts fourneaux où, après avoir été fondus, ils produisent de l'acier.
16Pour un foyer paysan, le simple fait de préparer de la nourriture devenait difficile. Les cantines publiques du district de Xiangzhong, installées à l'échelon de l'équipe de production, concernaient chacune 10 à 20 familles, donc plusieurs dizaines de personnes. Comme les paysans ne pouvaient plus ni cuisiner ni manger chez eux, ils n'avaient d'autre choix que de les fréquenter11.
- 12 1 liang équivaut à 1 once, soit 37,301 grammes. Après la fondation de la république populaire, on d (...)
- 13 D'après nos entretiens avec Liu Dingquan et Lao He.
17La cantine ne servait souvent que de maigres rations. Des paysans de Fengxiang se souviennent qu'à la cantine publique, un cuisinier était aux fourneaux, un comptable au service. Les adultes avaient droit à 4 liang12 de riz, les enfants à 2, mais, en réalité, les adultes n'en recevaient que 3. Pour la distribution, on se servait d'une balance. Le comptable détournait souvent un peu de riz, le cuisinier en faisait autant13.
18À l'époque, privés du droit de cuisiner, les paysans étaient donc confrontés à un problème fondamental d'alimentation et de survie. À Fengxiang et à Xixiang il nous a été rapporté que, lorsque les paysans arrivaient à « se faire » un peu de nourriture, comme il n'y avait plus ni réchaud ni marmite, ils devaient brûler des brindilles à même le sol et cuire les aliments sur des morceaux de tuiles. S'ils s'étaient « fait » un peu de riz, ils devaient frotter ce riz entre deux briques pour le décortiquer avant de le manger.
19Les cantines publiques fonctionnaient également suivant un système de « suspension de repas » et d'« amende sous forme de nourriture », ce qui ne faisait que menacer plus encore les conditions de survie de chacun. Un retard de dix minutes, par exemple, pouvait priver d'un repas.
20Une paysanne nommée Hong, originaire du district de Xianzhong, raconte que, au barrage, chaque palanche de terre transportée donnait droit à un jeton ; le nombre de palanches qu'une personne devait transporter chaque jour était déterminé à l'avance. C'est en échange de ces jetons qu'étaient délivrés les trois repas quotidiens. Le soir, s'il ne pleuvait pas, le travail se faisait à la lueur des lampes et au son des haut-parleurs. Si un travailleur n'accomplissait pas son travail, on lui retenait un bol de riz ou, au mieux, on ne lui en donnait que la moitié.
21Les amendes et les retenues de nourriture étaient des pratiques très répandues à l'époque, tout comme l'étaient les fermetures soudaines des cantines. Le vice-secrétaire du comité de surveillance du district de Xiangzhong a ainsi enquêté sur une brigade de la commune populaire de Baima, qui comptait 491 familles, soit 1 715 personnes, et 47 cantines.
- 14 « Rapport d'enquête et conclusion adressés au Comité du district par le Comité de surveillance du d (...)
22En 1960, entre février et novembre, la collectivité a fermé 21 cantines : 1 a fermé le temps d'un repas, 10 ont refusé 1 ou 2 repas, 3 ont fermé leurs portes pendant 2 à 3 jours, 1 a fermé pendant plus de 3 jours. Les suspensions de repas et la fermeture des cantines ont affecté près de 45 % des membres de la brigade. De manière punitive, une cantine a ainsi interrompu la distribution de 21 repas14.
23Au volontarisme des communes populaires répondra celui du grand bond en avant, officialisé dès août 1958, et qui concernera tous les domaines, notamment celui de la production de l'acier. Il s'agira de produire de tout, tout de suite et en grandes quantités, les seules priorités affichées étant l'industrie lourde et l'acier. Cette démarche se soldera par un immense échec et contribuera aux trois années de famine qui s'ensuivront. La folie de la « transition en dépit de la pauvreté » aura de graves conséquences dans le district de Xiangzhong.
- 15 Dès octobre 1958, Mao Zedong savait que des paysans mouraient de faim. Sollicitant l'intervention d (...)
- 16 D'après nos entretiens avec Liu You (responsable dans une commune populaire) et Liu Wuhuan (cadre à (...)
24La famine de 1958-196115 est sans précédent dans l'histoire de ce district, dont les annales rapportent que, au cours de cette période, de 860 000 la population tombe à 780 000 individus. Ces chiffres sont sans doute inexacts car, à en croire certains cadres et certains paysans ordinaires, il y aurait eu 200 000 morts, la population passant de plus de 800 000 à quelque 600 000 individus16.
25Très âgés aujourd'hui, des cadres qui ont longtemps occupé des postes d'importance dans le gouvernement local affirment que, au cours de ces trois années, les femmes ont mis au monde très peu d'enfants.
26Qualifiés de « droitiers », donc d'ennemis politiques, pour avoir dénoncé la grande famine sous forme de poèmes, Tan et Huang, deux habitants du village de Baicun, dans le canton de Zi, écrivent alors :
- 17 Choix de poèmes réactionnaires (Fandong shici xuanji). Document conservé aux Archives administrativ (...)
La vie humaine, en vérité, est très précieuse, mais les céréales le sont plus encore. La mère remplit un bol de gruau, les enfants sautent de joie. Lorsque, malheureusement, le gruau se répand sur le sol, tous les enfants se mettent à pleurer. Les céréales du mois ne durent que deux jours : pas moyen de remplir les ventres affamés. Les flots furieux assaillent les murailles, impuissants face à l'Auguste Ciel17.
27Dans le journal d'une paysanne, Hong, on peut lire :
- 18 Dans les documents sur la grande famine, l'hydropisie est présentée comme une maladie due à des car (...)
- 19 Ibid.
Partout, l'hydropisie18 se propage. Il semble qu'elle touche davantage les garçons. Au bord des champs, le long des routes et des chemins, on peut voir des hommes, mûrs ou âgés, boursoufflés et affaiblis. On apprend chaque jour des décès. La nuit, on pleure les morts ; le matin, on les enterre. Voilà que c'est devenu une habitude. Des filles de 15 ou 16 ans perdent leurs cheveux par poignées. Les filles de 15 ou 16 ans, de 17 ou 18 ans, ne se développent pas normalement. À force d'enterrer des morts, on arrive à en plaisanter : « Mourir aujourd'hui c'est une chance puisque, quand ce sera notre tour, il n'y aura plus personne pour porter nos cercueils et nous deviendrons tous des fantômes affamés. »19
28D'où la question majeure que soulève cet article : comment les paysans de Xiangzhong ont-ils, en cette période de famine et face à un État ayant perdu tout sens de la mesure, pu supporter cette folie et cette misère et comment ont-ils réussi à survivre ?
29Comme il a été dit précédemment, le grand bond en avant a provoqué en Chine une famine sans précédent. Pendant toute cette période la société paysanne a perdu tous ses repères.
30À travers les divers documents que j'ai consultés et les divers entretiens que j'ai menés dans le district de Xiangzhong, j'ai acquis la conviction que les paysans, alors privés de presque tout, n'avaient d'autre choix, pour assurer leur survie et celle de leur famille, que de s'emparer de tout ce qui leur tombait sous la main, surtout la nourriture et les produits de base indispensables. Autrement dit, ils ne pouvaient éviter de « prendre ».
31À l'époque, dans le district de Xiangzhong, beaucoup de paysans se livrent donc à des « prises » de toutes sortes :
- 20 D'après nos entretiens avec deux membres du Comité du district et nos entretiens avec Liu Ming (res (...)
Tout le monde volait. On volait n'importe quoi. Dans les cours, dans les greniers, dans les champs : du moment qu'on pouvait voler, on volait. C'était vrai pour tout le monde20.
32Certains préfèrent utiliser le verbe « prendre » pour désigner ces actions, dont on trouve également trace dans les documents officiels :
- 21 « Rapport du Comité du Parti du district de Xiangzhong à propos des perquisitions illégales et des (...)
Dans la cantine publique de la commune populaire de Laoxiang du village de Dalong, sur 23 familles, 14 avaient volé du grain21.
33La puissante dictature du prolétariat et l'instauration d'une hiérarchie des statuts qui classe les propriétaires fonciers et les paysans riches dans les « catégories noires » menacent ces derniers d'une façon telle que, dans leur quotidien, ils n'osent plus ni parler ni agir spontanément. Pourtant, pour survivre, les membres de ces groupes discriminés sont obligés de prendre des risques.
34D'après des documents officiels de l'époque, dans les années 1959-1960, la commune populaire de Daxiang recense 723 affaires de vols commis par des propriétaires fonciers ou des paysans riches, ce qui représente 90 % environ des personnes relevant de ces catégories sociales.
35Dans le village de Chahua, toujours dans la commune populaire de Daxiang, vivent alors 33 familles de propriétaires et de paysans riches, soit 223 personnes (chaque famille comptant en moyenne 3 personnes). On verra que 163 habitants de ce village volent, ce qui signifie que, les enfants mis à part, tous ou presque « se livrent à cette activité ».
36Dans un village voisin, les 5 familles de paysans riches de l'équipe de production font de même : dissimulant des poignées de grain dans la paille lorsqu'ils lient les gerbes, les paysans volent plus de 150 livres de riz et, à plus de cent reprises, ils volent des légumes. Et, dans la réserve de l'équipe de production, 14 livres de grains et 3 machettes sont volées pour être revendues.
37Les vols sont monnaie courante bien au-delà de la catégorie des propriétaires fonciers et des paysans riches, même si, en vertu du principe de la lutte des classes, les forfaits commis par cette catégorie de personnes ont été plus volontiers consignés dans les archives locales. Pourtant, comme l'État exerce à l'époque un contrôle total et sévère sur la société, il n'est pas facile aux paysans d'effectuer de telles « prises », aussi minces soient-elles : pas un pouce de terrain où, en cachette, ils peuvent couper du riz sans risquer d'être dénoncés par des envieux. Comme, longtemps, les rations de grain étaient distribuées de façon mensuelle, ils ne pouvaient en détenir qu'une petite quantité, d'où la quasi-impossibilité dans laquelle ils étaient de garder, chez eux, des céréales dérobées.
38Pour mettre un terme aux « prises » qu'effectuent les masses paysannes, les instances gouvernementales et celles du Parti du district imaginent toutes sortes de stratagèmes. À Dongxiang, les cadres du village de Wangcun interdisent ainsi à toutes les familles de faire du feu car, s'ils peuvent cuisiner, les paysans seront tentés de voler du riz, des légumes ou de l'huile dans les cantines. En interdisant aux masses de faire du feu, on empêche les voleurs d'agir. On va jusqu'à écrire :
Si on trouve un fourneau allumé, on confisquera les marmites et les ustensiles de cuisine ; de plus, les fourneaux de ces têtes de mules seront détruits [Zhang 1998 : 38-39].
39Afin de couper court aux vols de grains qui s'intensifient dans la commune populaire de Baixiang, la cellule de la brigade de production de Zancun met en place, en 1958, un système de dénonciation des « chapardeurs » avec, à la clé, pour les voleurs, des amendes en grain et en argent.
40Début septembre, Chen, le secrétaire de cellule, convoque une assemblée générale et propose une méthode grâce à laquelle les voleurs de patates douces, de sorgho et autres céréales seront mis à l'amende. Il faudra recenser les pertes que subissent les cultures : grains (y compris ceux de la première moitié de l'année), patates douces, sorgho, haricots, légumes, etc. Le secrétaire Cheng attribue à chaque équipe, donc à chaque cantine, la responsabilité des pertes dans les cultures, avec pour mission de désigner les familles responsables des vols, et ce en fonction de leurs antécédents, des soupçons qui pèsent sur elles, et en fonction aussi des faits établis ; ces familles devront, dans des délais impartis, restituer la nourriture dérobée. Lors de cette réunion des cadres le secrétaire Chen insiste :
C'est une décision de la cellule : vous devez vous y tenir. Si vous ne l'appliquez pas, ça veut dire que vous n'êtes pas d'accord avec le Parti, que « votre cul est mal assis », que vous marchez avec les capitalistes.
- 22 « Avis du Comité du Parti du district de Xiangzhong sur les circonstances et la suite à donner aux (...)
41Finalement, 132 familles sont déclarées coupables de vols de céréales, ce qui représente 27 % de la population totale de la brigade. La totalité des grains volés s'élève à 11 000 livres, donc environ 83 livres par personne22.
- 23 « Document de synthèse concernant l'affaire Zhou » (Guanyu Zhou anjian de zongjie baogao). Document (...)
- 24 Cf. aussi « Rapport du Comité du Parti du district de Xiangzhong adressé au Comité du gouvernement (...)
42Pour éviter les vols de céréales par les paysans, le district de Xiangzhong met également en place, au milieu de l'année 1963, « un système d'utilisation planifiée des céréales et de contrôle collectif » à l'échelon inférieur des équipes de production23. Placés ainsi sous l'étroite surveillance des divers échelons des instances gouvernementales et du Parti, de nombreux paysans paient lourdement leurs « prises » [Zhang 1998 : 44]24.
43Entre deux récoltes, dans l'après-midi du 18 juin 1960, Xia, une femme enceinte de trois mois et appartenant à une équipe de production de Xiangcun à Tangzhen, prit un peu d'ivraie dans un champ. De retour chez elle, elle fit, le soir même, cuire cette plante. Passant devant chez elle, son chef d'équipe sentit une odeur appétissante et en déduisit que la jeune femme avait volé du grain. Il força sa porte et, sans chercher à savoir, la saisit par les cheveux, la frappa deux fois sur la tête et la traîna, évanouie, à travers toute la maison. Après quoi il lui donna des coups de pied au ventre et l'attacha à la fenêtre. Puis il voulut « appeler à un meeting des masses » pour soumettre Xia à la critique, bien que cette dernière soit déjà en train de mourir de ses blessures, qui venaient s'ajouter à un grave état de dénutrition.
- 25 Que constituent les propriétaires fonciers, les paysans riches, les « droitiers », les contre-révol (...)
44Afin de punir sévèrement les « chapardeurs », un certain Zhang, chef du département de la défense et commandant des travaux d'un barrage, incita 14 des 18 escouades qu'il dirigeait à mettre en place, de façon tout à fait illégale, des équipes de « rééducation par le travail » et, tout aussi illégalement, 8 d'entre elles installèrent des prisons. Sur 712 personnes « rééduquées par le travail », 318 n'entraient dans aucune des cinq « catégories noires »25. Mais toutes ou presque étaient battues.
45Ainsi, Liu, un travailleur, eut la tête ouverte sur plus de 3 pouces, un instructeur l'ayant frappé avec le bois d'une palanche pour avoir volé un demi bol de nourriture. Ce coup finit par le tuer.
- 26 En 1960, les céréales de la brigade de Zancun diminuèrent de 48 % par rapport à 1958. Cf. « Avis du (...)
46En 1960, à Baixang, dans l'équipe de production de Zancun, un homme du nom de Chen, âgé de 48 ans, avait en charge une famille de 6 personnes. Il souffrait d'hydropisie et ne recevait, pour lui-même, que 9 liang de céréales par jour. Sa mère, âgée de plus de 70 ans et malade depuis plus d'un mois, n'en recevait, elle, que 6. À l'automne, la faim devenant intolérable26, Chen vola à plusieurs reprises des patates douces et des légumes salés. Il fut repéré par la brigade, qui décréta que la famille ne recevrait plus rien. Cette situation contraignit Chen à voler 6 patates douces au réfectoire. La milice le prit sur le fait et il fut roué de coups. Le 26 novembre, sur le chemin de la gare routière du chef-lieu du district, on le retrouva mort de faim. Dénutrie elle aussi et profondément désespérée, sa mère ne lui survécut pas longtemps.
47Liu, une femme membre de l'équipe de production de Jincun, à Tangzhen, n'avait plus que la peau sur les os. Le 30 décembre 1960, alors que, pour le nouvel an, on faisait cuire du riz et du soja à la cantine, Liu en prit un peu. Le chef de brigade Wang la vit porter à sa bouche ce peu de nourriture. Il l'insulta, lui donna trois gifles et un violent coup de pied au ventre. Liu s'évanouit et mourut dix heures après avoir été ramenée chez elle.
48Dans l'équipe de production de Zangcun, à Dongxiang, une jeune fille dont on soupçonnait qu'elle s'était permis de prendre un bol de riz supplémentaire à la cantine fut convoquée à une « séance de critique ». Pensant ne pouvoir supporter cette épreuve, elle se jeta à l'eau.
- 27 Annales du district de Xiangzhong, pp. 185, 189 et 192.
49Les annales du district de Xiangzhong révèlent que, de 1959 à 1961, au moment où l'économie nationale connaît des difficultés, les affaires pénales concernant des vols de nourriture augmentent de manière considérable. De 1960 à 1961, le chapardage est jugé et puni comme un crime. Au cours de ces deux années, les vols représentent 40 % des affaires pénales. En 1962, pour l'ensemble du district, la moitié des crimes économiques ayant fait l'objet d'une enquête et d'une sanction pénale sont liés à la vente de nourriture volée à l'État27.
50En ces temps de famine, le fait de « prendre » est, aux yeux des paysans qui « prennent », à la fois compréhensible et acceptable. Pleins de ranc ur à l'égard d'un État qui semble pris de folie, ces paysans seraient certainement morts de faim s'ils n'avaient agi de la sorte. Ce qu'admettent alors nombre de responsables locaux.
51Dans un rapport d'enquête rédigé en 1961, on apprend ainsi que, dans la commune de Wanxiang, des cadres du Parti des villages de Fucun et de Houcun laissent les paysans voler de la nourriture à la collectivité. Un ancien secrétaire de brigade, Liao, se livre lui-même à des activités illégales et, quand sa propre mère vole plusieurs fois du blé et du riz appartenant à l'équipe, il garde le silence. Il déclare en outre que la répartition des ressources selon le travail fourni ne permet pas aux quatre personnes de sa famille de se nourrir. Li, une femme, membre du Parti, ose dire :
- 28 « Mouvement afin que la société, à l'intérieur comme à l'extérieur, propage l'éducation et la pensé (...)
Les communes populaires existent depuis trois ans et, depuis, la production ne fait que baisser. Premièrement, il nous manque des b ufs et des charrues ; deuxièmement, des engrais ; troisièmement, de la nourriture. Avoir faim et ne pas voler, ça, cela serait vraiment inhumain...28
52Au cours de notre enquête, les paysans se sont souvent justifiés en expliquant que c'était la faim qui les poussait à voler. S'ils avaient eu de quoi manger, ils n'auraient pas volé. Le vol était le seul moyen de survivre :
Cela sauvait la vie : quand il n'y avait pas de céréales à voler, c'est des légumes salés qu'on volait. Dans les réserves, dans les champs, on volait tout ce qui pouvait se manger [...] Les gens intelligents volaient, les gens honnêtes, eux, mangeaient de l'herbe et l'écorce des arbres ; ils mangeaient des tiges de citrouille.
53Il nous faut cependant préciser deux choses au sujet des « prises » que font, à l'époque, les paysans de Xiangzhong.
54Tout d'abord, ceux-ci ne « prennent » la plupart du temps que de petites quantités de nourriture. Dans le district de Laoxiang, lors du « mouvement de perquisition » de la fin de l'année 1958, le gouvernement local affiche le slogan « Quand survient un vol, perquisitionnez ; quand le recel est découvert, punissez ». Mais, lorsque ce mouvement de perquisition mobilise ses troupes pour une fouille générale, on ne trouve en moyenne dans chaque foyer perquisitionné que 2,57 livres de céréales et 0,03 yuan.
- 29 Cf. « Rapport du Comité du Parti du district de Xiangzhong à propos des perquisitions illégales et (...)
55Par ailleurs, d'après les statistiques des organes de contrôle économique du district, en 1962, 18 crimes économiques sont traités, qui mettent en jeu 2 250 livres de céréales dont l'État est propriétaire, ce qui représente quelque 125 livres de céréales par affaire29.
56Et, si les vols concernent autre chose que des grains, il s'agit toujours soit d'objets de première nécessité soit de biens de production que les paysans possédaient en propre avant que n'apparaisse le mouvement des coopératives agricoles.
57Ainsi, en 1961, dans une commune populaire, un homme du nom de Xie incita sa fille à voler la machette d'un nommé Deng. Dans un village de la commune populaire de Yang, un certain Zhou vola, en 5 fois, 70 livres de céréales, puis il s'empara d'une herse en fer et de deux séchoirs qui se trouvaient près d'un étang du village.
- 30 Cf. « Préjudices causés par le propriétaire foncier Xie » (Dizhu fenzi Xie moumou pohuai shishi) ; (...)
58Au cours de l'hiver de la même année, à Checun, dans la commune populaire de Hang, alors qu'une équipe de production asséchait un étang pour en récupérer le poisson, la foule vola plus de 60 livres de ces poissons qui, comme tous les produits agricoles de l'époque, appartenaient à la collectivité30.
59Avant la collectivisation, la machette, la herse et les séchoirs dont il est question ici appartenaient aux auteurs de ces « vols » ; quant aux poissons de l'étang de Xiangzhong, l'usage voulait que, avant 1949, ils reviennent aux agriculteurs dont les champs se trouvaient à proximité. Autrement dit, bien qu'ils aient été poussés à « prendre » et n'aient jamais cessé de le faire durant ces trois années dramatiques, les paysans de Xiangzhong étaient restés extrêmement raisonnables dans leur appropriation des biens privés et des ressources relevant officiellement de la propriété collective.
60Pendant toutes ces années, le gouvernement local n'a jamais pu, quelle que soit la force de ses attaques, empêcher les paysans de « prendre ». Un rapport de l'époque rend compte de cette impuissance :
- 31 « Le grandiose mouvement révolutionnaire », p. 141.
Quand ils volent de la nourriture, les paysans mobilisent toute la famille. Comme un chat errant traînant une poule bien plus lourde que lui, ils risquent leur vie31.
61Lorsque nous les interrogions, les paysans affirmaient souvent que, même s'ils risquaient d'être mis à l'amende ou battus à mort, plus leur situation matérielle s'aggravait, plus ils volaient.
62Il leur fallait donc « prendre » les céréales tout en esquivant les coups. Cela demandait beaucoup d'intelligence. En particulier de la part ce ceux que le gouvernement considérait comme les cibles de la dictature du prolétariat.
63Liu Wuquan, de Fengxiang, appartenait, à l'époque, à la catégorie des propriétaires fonciers. Quand nous l'avons rencontré, il nous a dit ceci :
Le vol était le seul moyen de ne pas mourir de faim. Mais je ne pouvais pas voler ouvertement comme le faisaient les cadres ou les membres ordinaires de la commune. Il fallait être dirigeant pour oser voler dans les greniers. J'ai vu un dirigeant le faire. Du coup, il m'a laissé, moi aussi, prendre un peu de grain : il savait bien que je ne pouvais pas le dénoncer, mais il ne pouvait pas non plus faire comme si je n'avais rien vu. C'est pendant la récolte du riz que le grain manquait le plus : non seulement on avait rien à manger mais, en plus, on devait travailler dur. On ne pouvait rien faire d'autre que voler. Les membres de la commune volaient des grains d'un côté et moi, de l'autre, je les aidais en faisant le guêt. Évidemment, je pouvais aussi en prendre un peu. Ça, le cadre ne s'en occupait pas non plus ; s'il s'en était mêlé, je l'aurais rembarré. Quand je prenais quelque chose, je le mettais dans mon caleçon, un caleçon long ; mais ça ne pouvait pas être beaucoup à la fois, 5 ou 6 liang ; ça ne faisait pas la livre.
64Les enquêtes de l'époque rapportent également ce genre de témoignage.
65Dans une équipe de la brigade de production de Baima, avec la complicité d'une cousine germaine, comptable à la cantine, et celle d'une tante qui y faisait la cuisine, un certain Liu subtilisa plus de 20 livres de riz ; pour dissimuler son geste, il compensa ces 20 livres en prélevant l'équivalent sur les rations des membres de la commune.
- 32 « Rapport du Comité du Parti communiste chinois du district de Xiangzhong à propos des circonstance (...)
66Dans la brigade de production de Zhuyuan, prétextant faire une ronde pour surveiller les biens collectifs, Xie se munit d'une pique et alla déterrer plus de 20 livres de patates douces. Il en enveloppa 7 dans le vêtement qu'il portait et les remit au surveillant de l'équipe, lui racontant qu'il avait de la chance car, bien que le voleur se soit enfui, il avait réussi à récupérer le butin. Le surveillant le crut et lui donna aussitôt 2 livres de patates en guise de récompense. Xie prit les 2 livres de patates douces, qui venaient s'ajouter aux 13 livres qu'il avait déjà en sa possession. Il put ainsi manger sa récompense au grand jour32.
67Dans cet ordre social gravement perturbé, pour les paysans de Xiangzhong « prendre » devient véritablement un « art », dont ils nous livrent quelques techniques [Gao 2006] :
Les grains de riz étaient mis à sécher en terrain plat et, le soir, on les mettait en tas. Au milieu de la nuit, on allait en voler. Ceux qui surveillaient dormaient dans les resserres ; ils ne venaient pas voir [...].
68On allait aussi, le soir, voler dans les greniers. Dans les campagnes, les greniers sont faits de planches. Celles de la porte étaient larges ; on les écartait un peu et le riz coulait à travers. On prenait tout ce qui venait. Certaines resserres n'étaient pas bien surveillées ; ou alors les portes n'étaient pas verrouillées ; on pouvait voler directement. Mais c'était plus rare [...].
69On allait dans les resserres à la nuit tombée. Avant que les portes ne soient fermées on desserrait les vis du loquet. En général, on y allait à deux : l'un des deux montait la garde. Avec une lime on faisait des trous dans les baquets de bois qui, à force, avaient l'air d'avoir été grignotés par les rats. On récoltait ainsi 3 à 5 livres de grains. On y allait tous les jours et, en quinze jours, on en avait suffisamment. Ceux qui faisaient ça étaient rares parce que ça demandait du courage [...].
70La plupart du temps, on prélevait les grains dans les champs et on en mettait dans nos poches jusqu'à 1 ou 2 livres. Presque tout le monde faisait comme ça [...]. Même les familles des cadres prenaient. En deux saisons on pouvait prendre jusqu'à 100 livres de grains.
71Dans les champs de riz on ne volait pas grand-chose. Il faut du temps pour en ramasser quelques dizaines de livres et on peut être vu. Ce n'est pas comme dans les champs de maïs où on passe inaperçu. C'est difficile de décortiquer le riz mais c'est facile de ramasser des épis de maïs.
72Prendre le riz quand on l'égrène dans les champs, ça c'était courant. Dans certaines familles, c'est 4 ou 5 personnes qui allaient travailler : en une seule journée, elles pouvaient faire 30 livres de grains.
73Certains trempaient leur corbeille en bambou dans les canaux pour que de la boue y reste collée. Ensuite ils appuyaient la corbeille sur le tas de riz : avec ce système ils pouvaient prendre chaque fois presque 2 livres de grains.
74C'est bien grâce à cet « art » que, durant ces trois années de famine, même si, dans le district de Xiangzhong, beaucoup sont morts de faim, un grand nombre ont réussi à survivre.
75Dans une société « normale », le comportement des gens n'est pas lié au vol. Mais, lors de la grande famine, tout ce qui leur permettait calmer leur faim était, pour les paysans de Xiangzhong, le moyen de ne pas mourir. Puisque l'État les avait privés de certains droits fondamentaux, il ne leur restait d'autre solution pour assurer leur survie et celle de leur famille que de faire du vol une pratique courante.
76Cette pratique étant punie, tout se faisait dans le secret. Mais, aux yeux des paysans, cela restait légitime puisque c'était indispensable à une survie que nul n'avait le droit de mettre en péril, d'où l'entraide et la coopération souvent observées chez ceux qui étaient contraints de voler.
77Lorsque cela devient nécessaire, on revisite les règles de moralité. Des circonstances difficiles et particulières forçaient les paysans de Xiangzhong à réinterpréter des situations auxquelles ils étaient confrontés et les principes qui devaient les guider. Au cours de notre enquête, nous avons entendu les paysans parler en ces termes des vols commis au cours de cette période :
- 33 D'après les entretiens que nous avons menés avec deux personnes, alors membres du Comité du distric (...)
Les gens ne naissent pas voleurs. C'est la famine qui fait d'eux des voleurs. Les larcins et chapardages de cette époque ne sont pas du vol33.
- 34 Expression traduite littéralement et qui veut dire « attenter à la vie humaine est d'une extrême gr (...)
78« La vie humaine dépend du Ciel »34, dit une maxime chinoise. Partant de là, « prendre », lors de ces années de famine, était, pour les paysans de Xiangzhong, parfaitement compréhensible puisqu'il s'agissait de ne pas se laisser réduire à une impuissance que seul le Ciel pouvait commander. C'est comme cela seulement que la majeure partie des paysans a eu la chance de survivre. Ces paysans avaient des conduites singulières, certes, mais récurrentes, partagées et considérées comme acceptables.
- 35 D'après les documents dont je dispose, le premier à avoir utilisé le concept de « résistance » pour (...)
79Des travaux antérieurs aux miens ont montré que, lors de la grande famine, ce que faisaient les paysans de Xiangzhong était une pratique courante dans toute la Chine [Gao 2006]. Si nous examinons ce phénomène social à la lumière de la théorie de la « résistance35 quotidienne » de James C. Scott [1985], nous voyons d'emblée que les « prises » décrites dans cet article sont en général motivées par des besoins urgents et vitaux, et n'ont pas besoin d'une organisation structurée pour exister, relevant entièrement de conduites individuelles et isolées.
80Ce sont là, cependant, de puissantes armes de résistance quotidienne. C'est bien grâce à ces « prises » que d'innombrables paysans chinois ont pu survivre à la famine et que, finalement, le gouvernement a dû battre en retraite. En effet, en 1961, le gouvernement donnera des instructions concernant les « soixante points sur le travail à la campagne » et proposera un réajustement du système des communes populaires.
81Désormais, la brigade de production représente l'échelon principal de propriété et de gestion. Le véritable niveau de travail et de production est celui de l'équipe, c'est-à-dire celui des coopératives agricoles dites élémentaires, qui, au milieu des années 1950, regroupaient 20 à 50 familles [Wang 1998 : 129136]. Même si ces libertés sont limitées, les familles en ont acquis un certain nombre, tel le droit d'exploiter une parcelle de terre.
82Au cours de notre enquête, un vieux dirigeant, originaire des campagnes de la province du Hunan, nous a avoué :
À l'époque, l'important, c'était d'en faire le moins possible. De toute façon le système collectif ne permettait pas de manger à sa faim. Économiser son énergie, s'accorder des petites libertés ou chaparder : c'est tout ce qui comptait. On demandait aux gens de produire et ils tiraient au flanc. Ils n'en faisaient pas plus que ce dont ils avaient besoin. En tout cas, ils agissaient contre le collectif.
83Les actions contre le collectif tel qu'il leur était imposé étaient très variées. Dans « Entre eux et nous. Études sur les relations entre la paysannerie et l'État au temps des communes populaires », un manuscrit non encore publié, j'ai essayé de classer en grandes catégories les formes de résistance paysannes au mouvement de collectivisation de l'agriculture.
84Dans la première de ces catégories figure la nécessité de « prendre » pour survivre. S'ensuivent les résistances à la collectivisation, reflet des inclinaisons et des aspirations des paysans en faveur de l'économie privée et que l'on voit se manifester à travers des pratiques de plus plus courantes, tels le travail individuel sur les parcelles collectives, l'usage de terres collectives confiées à des foyers, le développement d'activités subsidiaires privées. Enfin, apparaissent les résistances au monopole de l'État sur les achats et les ventes, résistances par lesquelles les paysans revendiquent leur droit à disposer de leur propre production ; ces revendications se traduisent par des spéculations illicites sur les grains.
85On sait l'importance que revêt l'action de « prendre » comparée aux autres formes de résistance. C'est seulement parce qu'ils « prenaient » que les paysans pouvaient se maintenir aux frontières de la vie et s'engager dans d'autres formes de résistance.
86La succession de ces différentes pratiques de résistance quotidienne des paysans chinois n'aura pas été vaine puisque, au bout de deux décennies, l'État chinois devra se retirer d'une situation devenue conflictuelle et dans laquelle les deux parties étaient perdantes : l'État aura été amené à s'engager sur le chemin désigné par la paysannerie.
87Au début des années 1980, les droits d'usage des terres collectives étaient distribués aux foyers, les communes populaires étaient démantelées, et l'ensemble de la société chinoise manifestait soudain une vitalité sans précédent.
88Traduit du chinois par Victoire Surio