1PRODUIRE plusieurs milliers de livres de blé, des dizaines de milliers de livres de riz ou des centaines de milliers de livres de patates douces par mu (1 mu = 1/15e d'hectare), même aujourd'hui, alors que la science et les techniques agricoles atteignent un niveau de développement élevé : celui qui afficherait de tels résultats passerait pour un affabulateur. Pourtant, à l'été 1958, dans Le Quotidien du Peuple, le journal qui fait alors autorité en Chine, ces affirmations sont monnaie courante.
- 1 En 1957, la mise en orbite du premier spoutnik soviétique est vécue comme le symbole de l'homme s'a (...)
2Le 8 juin 1958, Le Quotidien du Peuple annonce la naissance du premier « spoutnik »1 du grand bond en avant : une commune agricole du district de Suiping, dans la province du Henan, à l'est de la Chine, est arrivée à tirer de ses champs expérimentaux quelque 2 105 livres de blé par mu. Ce qui correspond à plusieurs fois le rendement national moyen et dépasse même le record mondial, qui était, jusqu'alors, de 1 497 livres par mu.
3Quatre jours plus tard, les lecteurs n'ayant pas encore eu le temps de se remettre de leur étonnement, la commune de Suiping établit un nouveau record et annonce une production de 3 530 livres par mu. Ce district ne détiendra toutefois ce titre qu'une semaine. En effet, dès les moissons d'été, toutes les régions de Chine se mettent à rivaliser pour lancer des « spoutniks » toujours plus performants. Entre les premiers jours de juin et la mi-novembre, Le Quotidien du Peuple et l'agence de presse Xinhua répertorient plus de 39 « spoutniks » agricoles. Les tableaux 1 et 2 (p. 62) présentent les « spoutniks » les plus importants, c'est-à-dire ceux qui, à l'époque, exercent l'influence la plus grande.
4Le district de Macheng, dans la province du Hubei, au centre de la Chine orientale, détient un record qui lui vaut l'appellation de « premier champ sous le ciel ». Les reportages qui rendent compte de cet événement rapportent que le riz y pousse si serré qu'on peut faire rouler un uf à sa surface sans qu'il s'enfonce. Pour illustrer cette densité, un journaliste
Affiche de propagande pour le grand bond en avant
- 2 Images du Peuple (Renmin huabao), vol. 9, 1958.
photographie même 4 enfants debout sur les épis2. Il faudra attendre septembre 2001 pour que, grâce à un riz hybride de qualité supérieure, la Chine établisse véritablement le record mondial de 2 393 livres par mu.
- 3 C'est à la commune populaire de Hongqi du district de Huanjiang dans la province de Guangxi qu'est (...)
5Même s'ils sont le produit de ces champs expérimentaux que l'on met méticuleusement en place dans chaque localité et même s'ils résultent des mesures de « haute productivité » qu'on se targue partout de tester (en fait, rien d'autre que des semences de bonne qualité avec un labourage profond, un semis dense et de l'engrais), les « spoutniks » ne sont qu'une énorme mascarade. Une tromperie reposant sur deux méthodes : soit on transplante dans le terreau expérimental les céréales arrivées à maturation dans d'autres champs, soit on pèse plusieurs fois la même récolte3.
- 4 Voir Les céréales dans la Chine contemporaine (Dangdai Zhongguo de liangshi gongzuo), Pékin, Zhongg (...)
6Mais le pire c'est que cette tricherie ne s'arrête pas aux manipulations effectuées dans les champs expérimentaux : afin d'être présentée à l'échelle nationale, la production céréalière moyenne de 1958 se voit très sérieusement gonflée. Ainsi, à la fin de l'année, sur la base des chiffres communiqués par les provinces, le Comité central annonce une production globale de 8 500 milliards de livres. En réalité, celle-ci n'est que de 4 000 milliards de livres4. Les provinces ont, pour 8 d'entre elles, exagéré leurs résultats de plus de 100 %, la fraude atteignant 195 % dans le cas de la province du Gansu et 177,5 % dans celui de la province du Henan [Li 2001].
7Exemplaires des processus d'exagération qui affectaient alors différents domaines, les « spoutniks » céréaliers sont une manifestation concrète du grand bond en avant. Les chercheurs ont pourtant longtemps négligé le phénomène des « spoutniks » parce qu'ils s'intéressaient davantage aux causes profondes du mouvement qu'était le grand bond en avant, lancé officiellement en mai 1958, soit trois mois avant la création des communes populaires, et qui avait pris la forme d'une mobilisation générale visant à atteindre des objectifs de récoltes céréalières et de production d'acier d'une ambition démesurée.
8Les études des spécialistes de la Chine privilégient aujourd'hui encore la question des origines de cette campagne. Qui a lancé le grand bond en avant ? Quels sont les fondements du système qui se met alors en place ? Dans un premier temps, c'est en soulignant la volonté et le pouvoir de Mao Zedong que les chercheurs chinois et occidentaux ont répondu à ces questions : c'est sa folie, d'autant plus grande que nul n'osait le contredire, qui aurait conduit à celle du grand bond en avant.
Tableau 1.. « Spoutniks » à haut rendement de bléDateLieuProduction
Tableau 2.. « Spoutniks » à haut rendement de riz
9Dans les années 1960 et 1970, avec la révolution culturelle, on commence à s'intéresser aux contradictions entre les dirigeants du Comité central [Mac Farquhar 1974], à l'instabilité de la position de Mao lui-même et aux conséquences pratiques des luttes internes que traverse le Parti. Et, dans les années 1990, on étudie les mécanismes institutionnels qui président la définition des orientations politiques, point sur lequel portera la réflexion de David Buchanan [1991]. Pour cet auteur, le grand bond en avant est surtout le fruit d'une lutte née des intérêts divergents des différentes catégories de bureaucrates.
10Même si leurs approches et leurs conclusions diffèrent, ces analyses ont en commun d'interroger la politique menée au plus haut niveau, comme s'il suffisait d'identifier les causes pour en deviner les conséquences. C'est pourquoi, dans ce texte, nous souhaitons mettre l'accent sur le processus concret et localisé du « lancement des “spoutniks” ».
11Il s'agit, d'une part, de pallier le mépris dans lequel les études précédentes ont tenu la question de la mise en application des directives politiques venues du gouvernement central ; et, d'autre part, de tenter de montrer que certains actes qui semblent ne découler que de facteurs extérieurs n'ont de sens que si on tient compte des contextes dans lesquels ils se sont déroulés, ce qui, souvent, apporte un éclairage nouveau sur les causes auxquels on les attribue.
12« De l'outrance le vent naît quand on va pressant », comme le dit un proverbe chinois. Les matériaux dont nous disposons aujourd'hui permettent d'affirmer que cette formule reflète assez fidèlement la manière dont s'est effectué grand bond en avant.
13L'expression « grand bond en avant » apparaît pour la première fois le 13 novembre 1957, lorsque, dans un éditorial intitulé « Mobiliser le peuple tout entier pour discuter des quarante programmes nationaux et donner un nouvel élan à la production agricole », Le Quotidien du Peuple appelle à critiquer la pensée conservatrice « droitière » et à « faire un grand bond en avant sur le front de la production ».
14En mai 1958, un nouveau pas est franchi : lors de la réunion de la 2e session du VIII congrès du Parti, des dispositions sont prises qui permettront aux instances officielles de faire appliquer le « grand bond en avant ». La pression exercée alors par le Comité central sur les provinces ayant déjà été traitée dans de nombreux travaux [Bo Yipo 1991 ; Domenach 1995 ; Teiwes et Sun 1999], nous nous intéresserons ici aux niveaux inférieurs.
15Observons le cas du Yunnan, une province frontalière du sud-ouest de la Chine, qui n'entend pas rester à la traîne pour ce qui est du lancement des « spoutniks ». Le 19 juin 1958, le Bureau du travail agricole du comité provincial fait passer une consigne dans laquelle il est clairement annoncé que l'on attend de hauts rendements :
Pour vaincre la superstition, pour encourager le peuple à imaginer et à réaliser, ainsi que pour toujours bondir plus avant, il faut un nombre important de témoignages attestant de rendements très élevés, lesquels sont à établir au niveau des unités de travail [...]. Il faut lancer des « spoutniks » : c'est très important pour combattre la superstition et stimuler le moral.
- 5 Le « drapeau blanc », formulation due à Mao Zedong, désigne la pensée conservatrice et arriérée de (...)
16Le 6 juin, toutefois, au cours d'une conférence téléphonique, ce Bureau avait intimé aux districts l'ordre « d'éradiquer, en matière d'idéologie, les drapeaux gris et blancs, soit les sceptiques, les indécis et les attentistes ». Et, parallèlement, les districts avaient obtenu l'autorisation « d'organiser sur place des meetings et d'arracher les drapeaux blancs5 », c'est-à-dire de dénoncer les localités les moins performantes et d'en destituer les responsables [Lü 2004]. Émanant du niveau provincial, ces directives étaient relayées par les préfectures et les districts.
17Au mois d'août, le comité du Parti de la préfecture de Chuxiong tient une réunion d'évaluation. À cette occasion, et à titre de comparaison, le district de Yao'an est présenté comme « modèle de haut rendement » pour sa production de 10 000 livres de riz et 100 000 livres de maïs par mu. Le Comité exigera alors des autres districts qu'ils « l'étudient et le prennent pour référence ».
18Le 10 septembre, le Comité réunit une commission de contrôle des quotas de productivité et, dans le même temps, émet une directive qui informe chacun de ce qu'il doit « vaincre la superstition, faire des miracles et lancer des “spoutniks” pour surpasser le reste du pays ». Cette directive engage les districts à lancer de tels « spoutniks » et précise :
Là où des flanchements seront observés, un drapeau blanc sera arraché au niveau du gouvernement et du Comité du Parti du district [Lü 2004 : 186].
19Deux jours avant la conférence téléphonique du Bureau du travail agricole du comité provincial, soit le 17 juin 1958, sur décision des autorités provinciales de la préfecture de Dali, un drapeau blanc avait été arraché dans l'un des districts de la préfecture, ce qui signifie que les dirigeants de cette préfecture avaient été limogés, ce qui mettait en péril la survie et le statut politique des responsables de la préfecture. Dans le même temps, un groupe de contrôle constitué de 4 équipes avait été envoyé dans cette préfecture pour évaluer la production industrielle et agricole de ses 15 villes et districts.
20Sous la pression de ce drapeau blanc, les autorités de la préfecture avaient immédiatement convoqué les secrétaires de Parti de tous les districts : ceux-ci avaient annoncé un plan qui allait relancer la production et avaient à cet effet lancé une sorte de compétition qui allait opposer les districts ; ces derniers avaient même signé des accords de concurrence et s'étaient lancé des défis. Qui plus est, après une évaluation comparative, les 15 villes et districts s'étaient vu décerner des drapeaux rouges, bleus ou blancs, ce qui leur permettait d'afficher publiquement leurs mérites respectifs [Lü 2004 : 438].
21Si les échelons supérieurs font peser un tel poids sur les districts, c'est cependant bien aux niveaux inférieurs qu'il faut agir pour atteindre les objectifs fixés. Mais chaque échelon de la chaîne administrative se protège en annonçant des objectifs allant bien au-delà des souhaits exprimés par le niveau supérieur ou en annonçant des chiffres à l'égal de ceux des autres entités territoriales de même niveau : il en résulte que des demandes totalement irréalistes parviennent au niveau le plus local, à savoir celui qui est chargé d'organiser concrètement la production. D'où les situations quelque peu surréalistes observées un peu partout et les méthodes, apparemment persuasives mais en réalité brutales, utilisées pour parvenir à des résultats.
22Ainsi, dans le district de Yincheng, dans la province du Hubei, tous les directeurs de coopératives et secrétaires des branches régionales du Parti du canton A sont convoqués et priés de donner de précieux conseils pour soutenir le lancement expérimental d'un « spoutnik » de patates douces. Ordre est donné de produire une patate de 10 000 livres. Chacun doit postuler. Celui qui parviendra à faire pousser cette gigantesque patate se verra décerner le titre de « travailleur modèle » et ce non seulement au niveau du canton mais au niveau du district.
23Les 150 participants ne peuvent s'empêcher de remarquer que, à leur âge et depuis qu'ils travaillent, jamais ils n'ont vu de patate d'un tel poids. Vu l'atmosphère politique de l'époque, si personne n'ose s'inscrire, personne n'ose présenter la moindre objection. La réunion débute un matin à 6 heures et se poursuit jusqu'au lendemain matin, à 5 heures. Une journée et une nuit s'écouleront ainsi sans que personne ne mange ni ne se repose. Tous les participants ayant faim et froid et étant plus qu'épuisés, c'est le secrétaire Zhang, de la coopérative de Riyue, qui finira par se porter candidat [Chen 2005].
24Du Comité central aux provinces, des provinces aux préfectures, des préfectures aux districts, des districts aux cantons (ces derniers deviendront des communes populaires après septembre 1958), et ainsi de suite jusqu'au niveau le plus bas, à savoir celui des coopératives (les futures brigades et équipes de production des communes populaires), la pression se fait toujours plus forte. Après deux mille ans de régime impérial, deux importantes modifications s'inscrivent dans la chaîne du pouvoir gouvernemental après 1949. Ces modifications méritent de retenir notre attention.
25La première modification permet au parti communiste chinois d'introduire un niveau de contrôle supplémentaire, un niveau inférieur à celui du district : il s'agit du canton, qui cèdera ensuite la place à la commune populaire. La deuxième modification permet au Parti d'exercer un contrôle politique et administratif à un niveau inférieur au niveau le plus bas de la hiérarchie administrative, à savoir le niveau villageois. Bien sûr, même si les cadres des coopératives villageoises ne sont pas officiellement des fonctionnaires d'État, il existe une relation de hiérarchie évidente entre eux et les responsables des cantons. Mais, maillons inférieurs de la chaîne, c'est sur ces cadres des coopératives villageoises que s'exercent les ultimes pressions administratives, pressions qu'ils vont, à leur tour, répercuter sur les masses paysannes.
26L'histoire ne permet pas les suppositions et il est impossible de la réécrire. Cependant, suivre de temps à autre les préceptes de Max Weber [1949 : 165] et remettre en cause les faits accomplis avec des « what if » peut être d'un grand profit dans l'explication des sciences sociales.
27Si Mao Zedong avait été l'empereur Qianlong et s'il avait projeté de lancer un grand bond en avant dans la Chine du XIX siècle, que se serait-il passé ? Après la fin du règne de Kangxi (1662-1722), les souverains de la dernière dynastie impériale, celle des Qing, ont tenté de renforcer leur contrôle sur la société rurale par le système du baojia, à savoir la répartition de la population en groupes de 10 puis de 100 familles dirigés par un responsable. Mais celui-ci est resté à l'état de projet jusqu'à la fin de la dynastie (1911). Dans la réalité, les campagnes étaient soumises à des hobereaux divers, chefs de clan et dirigeants locaux en tous genres. On peut donc affirmer que, même si Mao avait pu mobiliser l'appareil bureaucratique de l'époque, il n'aurait pu exercer de pression directe à un niveau inférieur à celui du district.
28Que se serait-il passé s'il avait été un autre Tchang Kaï-chek et s'il avait projeté de lancer son grand bond en avant pendant la première moitié du XX siècle ? Nous savons que le gouvernement de la république s'est efforcé d'ajouter au pouvoir politique un niveau inférieur à celui du district et que, à partir de 1933, la réorganisation des baojia a permis au gouvernement de progresser sur la voie de l'infiltration dans la société rurale.
29Le nouveau système allait restreindre l'autorité traditionnelle des responsables locaux et donner naissance à des « courtiers d'entreprise » [Duara 1988]. Mais leur influence réelle étant limitée, le Guomindang, c'est-à-dire le parti nationaliste alors au pouvoir, a dû renoncer à utiliser ces courtiers autant qu'il l'aurait souhaité pour contrôler les campagnes chinoises. On peut donc imaginer que Tchang Kaï-chek aurait pu avoir une influence plus grande que Qianlong dans les campagnes mais qu'il n'aurait pas pu remporter le même succès que Mao Zedong dans la Chine de 1950.
30Les études qui privilégient le problème de l'origine du grand bond en avant ont, tout naturellement, mis l'accent sur l'extrémité supérieure de la chaîne gouvernementale que nous venons de décrire, qu'il s'agisse de Mao Zedong lui-même ou des principaux dirigeants de l'État. Mais, comme nous avons tenté de le montrer plus haut avec notre jeu de suppositions, c'est l'état de la société locale qui oriente, dans une très large mesure, la mise en uvre effective des directives politiques.
31Nous cesserons de nous intéresser au sommet de la chaîne gouvernementale pour nous intéresser davantage à son autre extrémité : celle que constituent les cadres ruraux de base.
- 6 « Exemples types de l'organisation du grand bond en avant pour la production agricole ». Manuel éta (...)
Jamais, sous les Tang, les Song, les Yuan, les Ming ou les Qing, on n'a entendu parler d'un mu qui donne 1 000 livres. Et cette grande gueule de directeur de la coopérative prétend lui en arracher 1 100 !6
32Telle est la réaction exprimée en 1958 par des paysans du Hubei, leur manière de se moquer des cadres de leur coopérative et de leurs objectifs de rendement des champs de riz. Une réaction révélatrice de ce que, en général, les paysans pensent des « spoutniks » céréaliers : se fondant sur leur expérience de cultivateurs ou simplement sur le sens commun, ils ne peuvent croire aux objectifs annoncés.
33Prenons l'exemple de la coopérative de Heping, du district de Xiping, dans la province du Henan, qui s'est fixé une production de 7 320 livres de blé par mu. Le travail de préparation nécessaire pour atteindre cette cible revient à une petite équipe de 9 personnes, presque toutes membres du Parti, et qui expérimentent toutes sortes de techniques de semis serré, de labourage profond et d'engraissage. Les paysans du coin n'y croient pas :
Quand on laboure en profondeur, le froid abîme les plants. Trop de fumier les brûle. Trop d'arrosage les noie. Et si on sème trop serré, ça devient de la steppe [Zhang 2004].
34Comment faire accepter de tels objectifs par plusieurs centaines de milliers de paysans, considérés comme « conservateurs » sur le plan idéologique dès qu'ils manifestent leur scepticisme ? Comment les inciter à travailler au lancement du « spoutnik » ? C'est là le premier problème auquel sont confrontés les cadres ruraux.
35Aussi, pour résoudre ce problème, on a recours, dans toutes les régions, à la technique des « débats ». Au début de l'année 1958, par exemple, après avoir fixé pour objectif 1 500 livres de riz par mu dans l'année, les cadres ruraux de base du district de Liling, dans la province du Hunan, au sud de la Chine, « organisent un grand débat avec toute la population ». Le comité de Liling rapporte :
- 7 « Comment notre district a pu atteindre l'objectif des 1 000 livres de riz précoce ? » (Women zenmy (...)
Grâce à ce grand débat auquel a pris part 90 % de la population adulte, où on a raisonné faits à l'appui, et qui a duré un peu plus d'un mois, l'idée des mesures et du plan établi par le district a fait peu à peu son chemin dans la population [...]. Selon nous, le processus du grand bond en avant est surtout un processus de débat. Tant que la pensée conservatrice « droitière » n'est pas éradiquée, que l'idéologie capitaliste n'est pas réfutée, nous ne pouvons pas appliquer le principe selon lequel il faut produire davantage, plus vite, et de façon plus économique7.
- 8 « Assumer la direction politique, faire des bonds sur tous les plans » (Zhengzhi guanshi, qianmen y (...)
36Cette méthode a été encore plus employée dans le district de Yanggu, dans la province du Shanxi, au nord de la Chine : « À grande affaire, grand débat ; à petite affaire, petit débat ; de toutes choses il faut discuter », y dit-on pour résumer les expériences du grand bond en avant8. Ces prétendus débats ne permettent aucunement de confronter des faits et des raisonnements : ils révèlent une langue de bois largement dictée par le climat politique.
37Lors de l'un de ces soi-disant débats, des paysans de la coopérative de Heping, dans le district de Xiping, ont exprimé des doutes quant aux objectifs fixés : ils ont aussitôt été taxés de conservatisme, accusés d'attentisme, de scepticisme et d'opportunisme. Ce vocabulaire, emprunté au plus haut dirigeant, Mao Zedong en personne, « colle » aux individus des étiquettes politiques, et ces étiquettes n'ont d'autre destination que d'effrayer la population rurale. L'attribution de l'une de ces étiquette peut même conduire en prison. Aussi, par pragmatisme, à contrec ur et pour éviter le « débat », de nombreux paysans finissent par ne pas réagir. Ce qu'illustre de façon imagée un poème burlesque des campagnes du Guangxi :
Un cadre en réunion, ça lâche des vents et ça sent pas bon.
- 9 « Le Guangxi dans la Chine contemporaine » (Dangdai Zhongguo de Guangxi), Pékin, Dangdai zhongguo c (...)
38Pendant le débat, tu dis que ça va aller, mais la réunion terminée, fini de rigoler9.
39Souvent, pour que les ordres soient exécutés, on utilise la force ou des brimades, dont le procédé est d'humilier ceux qui se montrent réticents : on peut leur mettre un bonnet d'âne sur la tête, les maquiller comme des acteurs d'opéra, leur coller une affiche dans le dos ou les faire défiler dans les rues. On peut aussi recourir à des représailles matérielles, comme la soustraction de « points-travail » (une unité qui servait à calculer le travail fourni, donc les gains), une diminution du salaire, une réduction de la ration alimentaire. On a même parfois recours aux châtiments corporels : des récalcitrants sont passés à tabac, condamnés à l'agenouillement disciplinaire, et peuvent même être pendus.
40Ainsi, dans la commune populaire de Sanli, du district de Nanling, dans la province de l'Anhui, au cours du printemps 1959, sur les 698 cadres que compte la commune, 110 frappent, ligotent ou pendent des habitants. Dans les brigades de production, 25 des 39 cadres commettent des exactions, ce qui est le cas aussi de 71 des 535 responsables des équipes de production. Au total 239 personnes subissent des violences.
- 10 Cf. « Rapport d'inspection sur les manquements à la discipline d'une partie des cadres et membres d (...)
- 11 Cf. « Rapport d'inspection sur les cas de suicide pendant la première moitié de l'année dans le dis (...)
41Pour punir les paysans, la méthode la plus courante est la privation de nourriture. D'après les statistiques d'une brigade de la commune de Sanli, qui compte en tout 1 181 membres, 273 personnes sont condamnées à des réductions alimentaires10. Ce qui a toujours des conséquences dramatiques. En 1959, on enregistre 94 tentatives de suicide dont 86 seront fatales ; 39 de ces tentatives sont directement liées aux conditions de travail qu'imposent les cadres11. Un document, daté de décembre 1960 et émanant de la commission de supervision du Comité du parti communiste de la province du Hunan, révèle que, depuis 1959, dans le seul district de Qiyang, 928 décès sur 2 556 sont imputables aux exactions commises par les cadres : 56 personnes ont été battues à mort ou brûlées vives, 102 ont été acculées au suicide, 216 sont mortes de faim et 554 sous la torture [Luo 2003 : 196-197].
42Même si les cadres ruraux de base ne sont pas des paysans ordinaires, ils n'ont néanmoins pas changé de statut et restent des villageois. Comment alors peuvent-ils en arriver à frapper leurs semblables, au point parfois de les tuer ? Sans l'ombre d'un doute, la pression venue d'en haut y est pour beaucoup.
43En 1958, quand, à Taiping, une commune populaire du district de Mo, dans la province du Hunan, plusieurs mu de riz montés en épis et, presque arrivés à maturité, sont arrachés pour être replantés sur 1 seul et unique mu, exploit que la publicité présente comme le « mu de 10 000 livres », un drapeau blanc désigne les cadres qui n'ont pas collaboré de façon assez active. Sur l'ensemble de la commune, 35 cadres sont ainsi publiquement identifiés donc mis en péril dont 12 membres du Parti et 7 membres de la Ligue de la jeunesse. Sur les 20 membres du Parti que compte une brigade de la commune, 4 sont critiqués et sanctionnés [Zhuo 1993 : 308].
- 12 « Cinquante-sept ans de comptabilité attestent les vicissitudes du village de Dongying dans le dist (...)
44Quand les cadres ruraux de base ne collaborent pas, les représailles peuvent être encore plus lourdes. Pendant le grand bond en avant, certains cadres supérieurs du district de Linzhang, dans la province du Hebei, sont ainsi convoqués et sommés de présenter un rapport sur l'état de la production. À cette époque, ce qu'il convient de faire c'est soit « franchir le Fleuve bleu » (produire 800 livres par mu) soit « dépasser le Fleuve jaune » (produire 400 livres par mu). Ceux qui présentent alors un compte rendu conforme à la réalité s'attirent les foudres des dirigeants et, en l'espace d'une nuit, dans quatre villages, tous les cadres ruraux sont arrêtés12.
45La pression hiérarchique mise à part, c'est grâce à leur biographie que l'on peut comprendre l'extrémisme dont les cadres ruraux de base ont fait preuve lors du grand bond en avant.
46Avant 1949, les personnalités qui dirigeaient les campagnes chinoises étaient presque toujours issues de familles riches. Les archives de la South Manchuria Railway Company (Chemins de fer de l'Est chinois) montrent clairement que, dans le nord de la Chine, le cacique villageois (appelé shoushi ou huishou ou dongshi) était souvent celui qui possédait le plus de terres et que, souvent, il venait d'une famille aisée de paysans moyens riches ou riches [Gamble 1963 ; Huang 1986]. Ces dirigeants locaux étaient appelés « agents protecteurs » [Duara 1988] :
Ils s'identifiaient plus au village naturel qu'au pouvoir exogène [Huang 1986 : 251-252].
- 13 Depuis les Qing postérieurs, l'élite de la société rurale avait accéléré son exode vers les villes. (...)
47De son côté, par le biais des baojia, des milices villageoises et d'autres instances semi-officielles, l'État avait tenté de contrôler la société rurale [Wang et Chang 2005]. L'histoire des Qing et de la République nous apprend toutefois que, non seulement ces organisations avaient été incapables de contourner les pouvoirs locaux, mais qu'elles étaient, de surcroît, devenues leurs instruments ou leurs séides13. La révolution communiste ayant bouleversé cette structure traditionnelle, il en est résulté d'importants changements dans la composition des dirigeants villageois. Sous la poussée du processus révolutionnaire au plus tard, au moment de la révolution agraire de 1951 les leaders qui, jusqu'alors, occupaient une position centrale dans la société traditionnelle, ont, soit fait l'objet de répressions, soit été mis sous surveillance et remplacés par des paysans pauvres, qui ne détenaient, auparavant, qu'un statut marginal au sein des villages [Hinton 1980].
- 14 Cf. « Rapport d'inspection sur une commune classique » (Guanyu dianxing she de diaocha baogao), 195 (...)
48Prenons pour exemple le district de Nanling, dans la province de l'Anhui. D'après un rapport d'inspection datant de juin 1951, 71 % des 1 588 cadres du district sont alors d'anciens ouvriers agricoles, c'est-à-dire des personnes originaires de divers villages et auxquels, avant 1949, des exploitants ont proposé des contrats de plus ou moins longue durée. Ces anciens ouvriers agricoles occupent également la quasi-totalité des postes de présidents et vice-présidents des associations paysannes14.
- 15 Bien sûr les cadres ruraux n'étaient pas tous membres du Parti, mais, dès années 1950 aux années 19 (...)
- 16 « Petit fichier d'inscription des membres du Parti de la grande brigade de Shuguang » (Shuguang dad (...)
49En 1958, une brigade de ce même district compte 19 membres du Parti15, dont 16 sont issus de familles de paysans pauvres ou moyens pauvres ; 3 seulement viennent de la paysannerie moyenne16.
50Du point de vue tant de la position sociale que de la personnalité, les cadres ruraux de base d'après la révolution ont de nombreux points communs avec les chefs de baojia de la période républicaine. Les uns et les autres étaient souvent issus de familles pauvres, moyennes tout au plus, et, parfois, ils étaient sans emploi [Wang 1995 : 36]. Il pouvait s'agir d'individus de peu de scrupules, d'où l'absence de considération dont ils jouissaient avant 1949.
51Dès les années 1940, on a commencé à se moquer en Chine du mouvement paysan, qualifiant celui-ci de « mouvement de canailles », une allégation que Mao Zedong a cherché à réfuter dans son « rapport d'inspection sur le mouvement paysan dans le Hunan » tout en admettant que ceux qui avaient été « anoblis » par les associations paysannes créées dans les régions contrôlées par le parti communiste avant 1949 étaient, pour certains, « chaussés de souliers éculés, une ombrelle en lambeaux à la main et dés uvrés [...] des gens qui enfilent une veste de soie pour aller jouer leur argent aux cartes et ne font jamais rien de sérieux ».
52Après son accession au pouvoir, le Parti se montre de plus en plus exigeant. Un membre d'une équipe de travail uvrant pour la réforme agraire se souvient de la répulsion qu'inspirent alors à ses collègues les nouveaux dirigeants locaux, que tous traitent de « cossards », c'est-à-dire de fainéants. Cette équipe de travail recherche des activistes, qui, plus précisément, seraient des ouvriers agricoles suffisamment honnêtes pour prendre la tête du mouvement. Mais la plupart de ces ouvriers ne sont pas très fins : comme ils ont parfois du mal à s'exprimer et manquent souvent d'audace, l'équipe de travail doit finalement se tourner vers les « cossards » [Zhang 2002]. Ceux-ci sont dépeints comme des individus qui aiment généralement « se la couler douce », ne veulent pas se fatiguer à travailler dans les champs, des individus prêts à faire fi de toute relation de parenté, de voisinage ou d'amitié dès l'instant où cela sert leurs intérêts. Pour se faire bien voir du pouvoir, ils peuvent se livrer à des actes d'une vilénie dont la plupart des paysans auraient honte.
53Si le parti communiste s'accommode de tels individus, c'est parce qu'il tire profit de leur manque de scrupules et de la hardiesse dont ils font preuve lorsqu'il s'agit de faire appliquer les directives officielles. C'est cette attitude qui, dans le village des Lin, dans la province du Fujian, au sud de la Chine, permettra aux frères Wu Ming et Wu Liang, au service du Guomindang et des Japonais, de passer de la position de paysans peu considérés à celle d'individus supérieurs [Huang 1989]. À Wugong, dans la province du Hebei, un certain Zhang Duan, connu pour sa férocité et sa cruauté, pourra, malgré sa condition d'illettré sans le sou, devenir en quelques semaines chef de la milice populaire et, par la même occasion, le bras droit du secrétaire Geng Changsuo [Friedman, Pickowicz et Selden 1991]. L'ombre de ces personnages plane au-dessus de tous les mouvements sur lesquels le parti communiste s'est appuyé pour réformer les campagnes.
54Les cadres villageois ne sont bien sûr pas tous des « cossards », mais, dans le climat politique de l'époque, leur aplomb est très apprécié de leurs supérieurs. Dans un rapport dénonçant les manquements à la discipline dont se rendent coupables certains cadres, un inspecteur du district de Nanling, dans la province de l'Anhui, écrit en 1959 :
Ils [les dirigeants de la commune] incitent et forcent souvent les cadres [des brigades et équipes de production] à frapper les habitants. Ceux qui sont capables de le faire sont qualifiés de « progressistes », prêts à intégrer le Parti. Les autres, souvent critiqués et humiliés, sont traités de lâches, d'apathiques et de complaisants. Pour cette seule raison certains ont été révoqués et obligés de rendre leur carte17.
55Dans ces conditions, même les cadres les plus corrects, ceux qui avaient la confiance du peuple, devaient, de temps à autre, faire comme les « cossards » s'ils voulaient échapper aux sanctions.
56Pendant le grand bond en avant, c'est sur ces cadres villageois que s'exerce la pression des échelons administratifs supérieurs. Ils président au mouvement du lancement des « spoutniks » que nous avons décrit plus haut, et si on attendait auparavant des rendements très élevés, ceux que l'on exige désormais défient l'imagination. Aussi, dans chaque région de Chine, les cadres se lancent-ils dans l'expérimentation de méthodes « hors norme » afin d'accroître la production.
57La première de ces méthodes consiste à retourner la terre en profondeur :
Pour labourer, on creusait d'abord un profond sillon en bordure du champ, puis on le remplissait en en suivant un autre, parallèle. On progressait par roulement [Xu 2002].
58Dans certains endroits on retourne jusqu'à plus de 3 mètres de terre. C'est un travail énorme et, parce que la terre meuble se retrouve enfouie avec le sol brut à la surface, la fertilité du sol est diminuée.
- 18 Le Quotidien du Peuple, 1er septembre 1958.
59La deuxième méthode consiste à épandre beaucoup d'engrais. Comme il est fréquent, à l'époque, d'irriguer avec du bouillon de viande de chien, ces animaux disparaissent presque entièrement des campagnes chinoises18. Dans la seule région autonome de Zhaotong, dans le Yunnan, où résident des minorités nationales, 130 000 chiens sont abattus [Lü 2004]. On voit également des gens démolir leur maison pour bonifier la terre avec le pisé des murs : 115 136 bâtiments sont ainsi rasés dans le district de Ningxiang, dans le Hunan ; 1 bâtiment en moyenne pour près de 2 familles, une maison étant composée de plusieurs bâtiments [Liu 2004].
60La troisième méthode consiste à transplanter précocement les pousses de riz. Dans certains endroits, on inonde les champs dès que la « fête du printemps » est passée, mais, les températures étant trop basses pour que les pousses puissent germer, la population doit remplir des pots et des casseroles d'eau bouillante qu'elle verse sur les pousses pour les réchauffer. De plus, il faut réquisitionner toutes les couvertures et courtepointes pour les disposer de manière à ce que les plants soient protégés du vent [Zhuo 1993 : 23].
61Si de telles mesures paraissent aujourd'hui absurdes, elles sont courantes à l'époque. Elles sont en partie dues à certains traits de caractère que l'on attribue aux cadres ruraux de base que nous avons mentionnés plus haut : une personne qui est en bas de l'échelle sociale et bien peu considérée dans son village aura tendance à voir, dans une collaboration avec les forces gouvernementales, l'occasion d'acquérir une autre position sociale : elle sera d'autant plus encline à laisser de côté les usages sociaux, la morale ou les « sentiments humains » qui régissent les relations entre les individus.
62Plus qu'un simple jeu de chiffres, le lancement des « spoutniks » céréaliers correspond à un projet de travaux systématiques incluant les mesures d'accroissement de la productivité que nous venons d'évoquer.
63Absurdes pour la plupart, ces mesures ne peuvent que ruiner le peuple travailleur : allant à l'encontre du bon sens paysan, elles portent atteinte à ses intérêts. D'où lesdits débats et autres méthodes coercitives auxquelles les cadres recourent pour s'assurer la collaboration et la participation des larges masses populaires. Mais ce serait distordre la vérité historique et mal interpréter l'espace d'action politique des cadres ruraux de base que d'en déduire qu'au cours du processus les paysans ne se sont soumis, sous la pression, qu'au terme d'une farouche résistance. Comme nous l'avons fait remarquer plus haut, ces cadres possèdent de nombreux points communs avec les chefs de baojia de l'époque républicaine, tant par leur position sociale que par les spécificités de leur caractère. Mais, sur le plan de l'espace d'action politique, on observe deux différences, et de taille.
64En premier lieu, la structure du pouvoir n'est plus la même dans les campagnes. Depuis la fin des Qing, l'élite de la société rurale a accéléré son exode vers les villes. Une tendance exacerbée par « l'expédition du Nord » de 1920 et par la révolution agraire qui s'en est suivie, avec, pour résultat, que les chefs de baojia, tyranneaux locaux et autres courtiers d'entreprise endossent peu à peu le rôle d'acteurs principaux sur la scène politique [Duara 1988]. Les organisations populaires traditionnelles claniques ou religieuses sont cependant toujours présentes et constituent une force dont ces nouveaux venus doivent tenir compte.
65Les dirigeants locaux du grand bond en avant disposent, comparativement, d'un espace d'action politique bien plus étendu. En dehors des organes du Parti, de l'État, et des cadres ruraux de base eux-mêmes (qui sont soutenus par les premiers), les campagnes ne comptent plus aucune force organisée après 1949.
66Voici comment le secrétaire Zhang, de la coopérative de Riyue, dans le Hubei, a accepté la tâche expérimentale consistant à faire pousser une patate douce de 10 000 livres. Dès son retour au village, il a convoqué les comités et les cadres pour discuter de la manière dont il allait mener à bien son projet : il prévoyait d'assécher le réservoir qui se trouve au centre du territoire de la coopérative, de mobiliser tous les membres de la coopérative pour transplanter dans ce réservoir le blé, le millet, les navettes et les pois ; après quoi il envisageait d'y épandre 5 000 livres de tourteaux de soja et 250 000 kilos de purin et d'y planter un pied de patate unique, qui, surveillé par les 100 personnes affectées à ses soins, finirait par atteindre le poids désiré.
67La nouvelle affola les paysans : comment cultiver le riz si le réservoir est tari ? Ils allèrent supplier le père et les deux oncles du secrétaire pour qu'ils interviennent personnellement auprès de lui et fassent obstacle au projet. Les vieillards se rendirent chez le secrétaire et lui assénèrent :
Les autres ont refusé de postuler, mais toi, il a fallu que tu fasses l'intéressant. Tu es un idiot ! Gaspiller toute cette énergie et ces ressources pour une grosse patate [...]. Les champs vont être jaunes. En plus, il est absolument impossible qu'une patate pèse 10 000 livres. Tout le monde dit que tu es le roi des imbéciles : renonce à cette expérience [Chen 2005].
68Et le projet avorta.
69Dans les matériaux que j'ai pu lire sur le grand bond en avant, il m'est rarement arrivé de tomber sur des cas de figure où les masses populaires font front avec succès contre un projet de « spoutnik ». En apparence, le pouvoir d'action politique du cadre concerné a, cette fois, été limité, mais cet épisode reflète précisément le déclin des forces traditionnelles : l'organisation clanique a disparu et on ne peut plus compter que sur l'autorité individuelle des patriarches. Cet exemple montre, a contrario, à quel point la vacance laissée par les organisations populaires, religieuses et claniques entre autres, a élargi le champ d'action politique des cadres ruraux de base.
70Mais ce n'est pas tout. Les paysans ont changé. Pour eux, le passage aux coopératives puis aux communes populaires a été ressenti comme une perte du droit de propriété, laquelle a abouti à un relâchement du lien que les paysans entretenaient avec la terre et les cultures, et, progressivement, ceux-ci se sont éloignés de la notion de responsabilité individuelle. Voici comment un paysan moyen riche décrit ce processus :
- 19 « Directive du Comité du Parti pour la province du Yunnan au sujet du lancement du mouvement de rec (...)
Les coopératives agricoles socialistes nous ont pris nos terres et nos b ufs ; les communes ont confisqué nos céréales et nos porcs19.
- 20 Bo Yipo [1991 : 757], qui assumait à l'époque la charge de vice-président, se remémore ainsi les ef (...)
71Pendant le grand bond en avant, les paysans, qui avaient déjà perdu leurs terres, leurs instruments de travail et autres matériaux de production, devaient faire un effort supplémentaire alors qu'ils pouvaient difficilement garder pour eux ne serait-ce que des objets d'usage courant20.
72Dans de telles conditions, ils sont vite devenus indifférents à tout ce qu'ils ne pouvaient directement contrôler. Un laboureur qui abîme ses outils, c'est inconcevable : le phénomène est pourtant monnaie courante à l'époque. Daté de 1961, un rapport d'inspection effectué dans le district de Nanling, dans la province de l'Anhui, nous apprend :
- 21 « Étude sur certains problèmes relatifs aux communes populaires » (Guanyu renmin gongshe ruogan wen (...)
On ne ramasse même pas le bidon d'huile renversé. Personne ne prend soin des outils : les gens en perdent autant qu'ils en utilisent. Quand ils sont abîmés, ils ne les réparent pas. S'ils manquent de bois pour faire du feu, ils les font brûler. Tout ça cause bien des dommages. Dans la brigade de Xinyi de la commune populaire de Sanli, par exemple, 30 % des charrues sont perdues ou détériorées ; 47 % des herses, 62 % des norias. Impossible de faire le compte des dégâts pour les outils de plus petite taille21.
73Se nourrir est alors la seule et unique préoccupation des paysans. Comme disent ceux de Macheng, dans le Hubei :
- 22 Archives du district de Macheng, province du Hubei, fichier no 1, référence 502, 13 décembre 1960.
Aujourd'hui tout est à toi comme à moi. Tout, même les gens, appartient au gouvernement. La seule chose qu'on possède, c'est les aliments une fois qu'on les a dans le ventre !22
74Ceux de Nanling affirment :
- 23 « Réunion des cadres de troisième niveau tenue au mois de janvier 1961 sous l'autorité du Comité du (...)
Quand on sert le riz, plus rien ne compte : si j'en ai pas assez, ton bol devient le mien23.
75D'ailleurs l'important c'est de savoir si on aura de quoi se remplir le ventre, car, même si théoriquement les céréales qui poussent dans les champs reviennent à tous, les temps sont si troublés et la délimitation des bénéfices tellement fluctuante que tout cela paraît bien loin.
76Pendant l'automne et l'hiver 1958, quand la production de l'acier bat son plein on réquisitionne les travailleurs les plus vigoureux ; aussi, quand vient le temps de la moisson, ceux qui sont encore disponibles n'ont pas la force physique nécessaire. En de nombreux endroits, une fois le fauchage effectué, la récolte reste entassée et pourrit sur place. Ailleurs, on arrache les patates douces à la charrue : l'essentiel pourrit dans la terre mais chacun estime avoir fait son devoir [Zhuo 1993 : 176, 213 et 223].
77Il suffit de se rappeler la manière dont la petite paysannerie est attachée à toute source de revenu qui lui permet de survivre un bout de terre, un b uf de labour ou une maison pour réaliser l'étendue du champ d'action politique qui s'offre alors aux cadres ruraux face à des paysans atomisés et placés dans une situation d'impuissance sans précédent.
78Dans son Apologie pour l'histoire ou métier d'historien, Marc Bloch nous conseille de nous méfier de « l'idole des origines » :
Dans le vocabulaire courant, les origines sont un commencement qui explique. Pis encore : qui suffit à expliquer. Là est l'ambiguïté, là est le danger [1992 : 26].
79Au siècle des Lumières, les idées se propageaient plus vite que les maladies infectieuses, mais Bloch note qu'une contagion suppose deux choses : des microbes et un terrain. Que la substance pathogène du grand bond en avant soit venue de Mao ou des bureaucrates au pouvoir, peu importe. Si la société n'avait pas été désorganisée et si la terreur n'avait pas été relayée de façon efficace à chaque niveau de l'administration, jamais il n'aurait pu déferler avec une telle puissance sur le pays. Comme le dit encore Bloch :
Le chêne naît du gland. Mais chêne il devient et demeure seulement s'il rencontre des conditions de milieu favorables, lesquelles ne relèvent plus de l'embryologie [ibid. : 28].
80Examinant le rôle joué par les cadres ruraux de base dans le lancement des « spoutniks », ce texte a abordé la question, jusqu'ici négligée, de la mise en uvre concrète des mesures politiques. Ces cadres, pris dans le raz-de-marée contraignant des pressions administratives qui se renforçaient au fur et à mesure qu'on descendait dans la chaîne politique, n'ont pas hésité, pour se protéger, à aggraver une situation déjà marquée par son caractère déraisonnable et injuste.
81Pour aller plus loin, nous pourrions dire que si ces cadres n'ont pas rencontré de résistance mais ont, au contraire, pu imposer à la société rurale la tourmente que l'on sait, c'est parce que les changements intervenus depuis la révolution leur avaient ouvert un immense champ d'action politique, et, surtout, parce que le personnage auquel ils étaient confrontés n'avait plus rien du paysan traditionnel : de plus en plus impuissants et après avoir été, à plusieurs reprises, spoliés de leurs droits de propriété les paysans avaient perdu tout lien avec un quelconque intérêt économique. Aussi, dans ces circonstances particulières, ils ont simplement tenté de survivre.
82Traduit du chinois par Sylvie Gentil