1LA CHASSE À LA PALOMBE lie à un espace naturel local ceux qui s'y adonnent, et regroupe un ensemble de pratiques diverses. Si cette chasse est médiatisée, c'est parce que des conflits opposent défenseurs des oiseaux et chasseurs.
2Notre enquête porte sur la chasse au fusil dans une palombière du Béarn. Tous les ans, et pendant six semaines, une partie de la population est atteinte de la « fièvre bleue », fièvre dont l'appellation est due au plumage bleu des palombes.
3Une chasse spécifique, à savoir le tir du pigeon au posé, se pratique exclusivement dans les Pyrénées-Atlantiques. Elle a lieu en automne aux abords du piémont pyrénéen, dans un décor de collines, de vallons boisés et de cultures. Les palombières que nous avons étudiées se situent dans un village de moins de 500 habitants.
4Il existe plusieurs techniques de chasse. La plus ancienne, celle des filets horizontaux (pantes) ou verticaux (pantières), est celle à laquelle on recourt dans les cols des Pyrénées occidentales du Pays basque et du Béarn. Aujourd'hui, le nombre de palombières avec pantes est estimé à 5 800. Depuis le XIX siècle, l'apparition des armes à feu a donné naissance à d'autres types de chasse : « l'affût sans installation », pratiqué en hiver ; la chasse « au vol devant soi », pratiquée en plaine et le « tir au vol », pratiqué dans les cols ; sans oublier la chasse « à la palombière », où on reste à l'affût dans une cabane posée à même le sol ou dans les arbres, et où la capture se fait à l'aide d'un fusil ou de filets.
- 1 Dans les départements du Nord, du Pas-de-Calais et de l'Ardèche, mais aussi en Angleterre, le pigeo (...)
5Le terme « palombe » est une appellation locale, cette dénomination n'existant qu'au sud de la Loire et, plus particulièrement, dans le sud-ouest de la France. Au nord, cet oiseau est appelé « pigeon ramier » et est parfois considéré comme nuisible1. C'est dans les régions du sud que cette pratique cynégétique traditionnelle est la plus ancrée même si, aujourd'hui, les chasseurs du nord de la Loire traquent, eux aussi, ce gibier.
6Les données que nous avons collectées sont le fruit d'un séjour d'une semaine que nous avons effectué au sein de deux palombières. Grâce à une observation quotidienne et à des entretiens avec les chasseurs, nous avons pu mieux cerner la place que cette activité occupe dans la région et dans la vie de ceux qui la pratiquent.
7Cet engouement est difficile à saisir pour qui ne détient pas les clés nécessaires à la compréhension du « jeu » et des « enjeux » de ce phénomène local. Cette « passion ordinaire » nous renseigne sur des rites et des comportements, et sur des traditions locales.
8Sur place, nous avons cherché à créer une relation de complicité, « seule voie d'accès à l'intimité et, par ricochet, aux significations des comportements [dans la mesure où] les passionnés ne tolèrent guère [qu'on porte] un regard froid sur l'objet de leur engouement » [Bromberger 1995 : 5].
9Nous commencerons par définir la technique de chasse et décrirons le déroulement d'une journée au sein d'une palombière ; nous nous intéresserons ensuite aux relations que les chasseurs entretiennent avec le temps et l'espace ; nous nous interrogerons enfin sur ce qui lie un chasseur à son gibier et sur les relations qui unissent les compagnons de chasse. À travers les symboles et les métaphores propres à cette activité, nous tenterons de comprendre la manière dont tous ces paramètres participent à la construction identitaire de ces chasseurs particuliers.
- 2 Au sens premier du terme, un appeau est un instrument qui produit un son imitant celui de l'oiseau (...)
10La chasse à la palombe recourt à des appeaux, ou appelants2, destinés à attirer les oiseaux de passage en vue de les faire se poser sur les arbres de la palombière. Cette chasse est dite active en ce qu'elle « capte l'attention » des palombes et les fait se poser à portée de tir. C'est alors que les tireurs entrent en action. La man uvre consiste à profiter de l'instinct grégaire du gibier sauvage en imitant, à l'aide de pigeons domestiques ou de palombes d'élevage, des oiseaux interrompant leur vol pour se restaurer ou se reposer.
11Les écrits consacrés à cette chasse sont rares. Parce qu'elle a été longtemps pratiquée par des roturiers, des « petites gens », cette activité a longtemps été considérée comme un apport financier seulement, complémentaire des tâches agricoles : on échangeait les palombes contre des ufs ou de la viande rouge. Bien que l'aspect alimentaire ait longtemps prévalu, cette dimension utilitaire semble avoir aujourd'hui disparu au profit d'une activité de loisir. Pour les « anciens », elle est devenue un « loisir de retraités ». Et si cette chasse nécessite beaucoup de temps libre, nombreux sont les actifs qui la pratiquent.
12Le départ a lieu vers 7 heures du matin. Avant le lever du soleil, il faut installer l'ensemble des appeaux sur les raquettes et les hisser jusqu'à la cime des arbres. C'est à ce stade que le béret basque se justifie : il servira de protection contre les fientes qui tombent quand les appeaux sont montés. À la différence de ce qui se passe lors de la chasse aux pigeons, seul le propriétaire des palombières peut installer ce dispositif.
13Après quoi, les hommes investissent leur gîte. Ils n'en redescendront que rarement : pour un oiseau pendu ou pour ramasser un gibier avant qu'un autre prédateur ne le fasse. Les chasseurs installent donc la palombière, dans laquelle ils feront la cuisine. Une fois leur matériel rangé, ils vérifient le fonctionnement des appeaux et chargent leurs fusils (semi-automatiques, cartouches de calibre 12, de 36 grammes) et les disposent de manière à ce que ceux-ci leur soient accessibles depuis leur poste d'observation. Chaque chasseur a son propre siège, son espace de surveillance, son arme et ses raquettes. L'observation débute.
14Au lever du jour, les hommes prennent le « petit déjeuner de chasse ». Les différents repas constituent un rituel auquel nul ne saurait se soustraire. Ces moments ponctuent les relations sociales et entretiennent la convivialité. Le premier casse-croûte peut être composé de ventrèche (nom donné dans le Sud-Ouest à la poitrine séchée) grillée, de saucisson ou de pâté de lapin. Il est le plus souvent accompagné de rosé, de rouge ou d'eau. Les collations sont préparées les unes après les autres afin que le ciel ne reste pas sans guetteur.
15Lorsqu'un vol est repéré au loin, le guetteur émet un signal et c'est toute la palombière qui s'anime. Au départ, le vol n'est qu'un point dans l'horizon, un indice qu'un novice ne saurait repérer. Lorsqu'un vol s'annonce, la tension monte et il faut faire silence. On referme les lucarnes de la cabane et on se camoufle. Les appeaux et les volants entrent en action. Si un vol est susceptible de se poser, la tension monte encore d'un cran et chacun doit être à son poste. Toute la palombière devient alors un seul et unique « prédateur ». Mais il est rare qu'un vol se pose directement. Le plus souvent, il continue à tournoyer, et tout l'art du chasseur est de convaincre les oiseaux de venir se poser là où on les attend. Un chasseur précise :
C'est impressionnant cette vague bleue... quand ça se pose, ça fait un bruit d'hélicoptère.
16Les principaux acteurs de cette chasse sont les appeaux mis en mouvement par les chasseurs. Ces oiseaux destinés à attirer sont attachés à un support, un petit plateau que l'on appelle raquette, balancier ou palette ; on les monte le matin, on les descend le soir. L'animal ainsi placé est soit un pigeon d'élevage soit une palombe domestiquée. La raquette est reliée au poste de guet par des câbles et, lorsqu'on tire sur la manivelle à laquelle son support est lié, l'appeau perd momentanément l'équilibre et bat des ailes pour se rétablir. C'est ce mouvement qui imite le gibier en train de se poser et doit attirer les palombes en migration.
17Les palombes qui servent d'appeaux sont « casquées ». On leur met un masque pour éviter qu'elles ne prennent peur à l'approche d'un vol et tombent. Les pigeons qu'on appelle volants sont des oiseaux dressés qui, répondant à un signal, quittent leur poste d'observation et effectuent deux ou trois tours au-dessus des appeaux. Ils simulent ainsi le vol des palombes rôdeuses en quête de nourriture.
18Après le passage d'un vol, la tension retombe et chacun retourne à ses activités : cuisine, lecture du journal... Vers 11 heures, c'est l'apéritif. C'est aussi le moment où les visiteurs arrivent. On boit principalement du pastis, mais aussi un peu de rosé. Pour le déjeuner, le menu comporte beaucoup de viande rouge et de plats riches, ce qui est typique du Béarn :
Le potager manque un peu à l'appel mais il est bien connu dans le pays que le meilleur légume, c'est la viande [Laborde-Balen 1990 : 62].
19Bien manger et finir son assiette, c'est aussi faire honneur au cuisinier. Le repas se termine par un café et un (ou plusieurs) digestif(s) fait(s) maison.
20Après le déjeuner, certains chasseurs font la vaisselle ou la sieste ; d'autres partent aux champignons. Mais un chasseur au moins doit rester pour faire le guet. En milieu ou en fin d'après-midi, quand la lassitude et la fatigue se font sentir, les appeaux sont redescendus de leur perchoir et remis en cage. On leur donne de l'eau, du maïs ou des granulés. Puis chacun rentre chez soi en espérant que, le lendemain, la chasse sera bonne.
21La chasse dure environ six semaines. Il y a vingt-cinq ans, elle n'occupait que deux ou trois heures de la matinée. Aujourd'hui, elle prend toute la journée. Nous verrons que cette remarque n'est pas anecdotique : elle exprime une transformation profonde de l'activité.
22Les récits des chasseurs font clairement référence à une époque, un âge d'or, où les chasseurs avaient besoin de moins de matériel, de palombes appelantes, comme si l'animal s'était progressivement adapté à l'homme et à ses techniques. Aujourd'hui, des salariés prennent quatre à six semaines de congés, dans le but exclusif de traquer les migrateurs. L'histoire de la région nous apprend par ailleurs que certaines usines et entreprises fermaient non pas en juillet ou en août mais pendant la période de passage du gibier. Ce rythme est cependant de moins en moins observé car la pratique a évolué avec les transformations économiques et sociales du Béarn : forte baisse du nombre des agriculteurs, modifications des techniques de culture, développement de l'industrie pétrochimique (usines de Lacq), augmentation du temps libre.
- 3 Dans les deux palombières que nous avons observées, les chasseurs que nous avons côtoyés sont chef- (...)
23Pour les hommes qui ont pu se libérer de leurs activités professionnelles3, la chasse est une obligation « morale ». Ce rendez-vous est un élément de leur culture, de leur mode de vie :
Tu sais, c'est comme ça qu'on est... ou qu'on naît : je crois que c'est un virus.
24La chasse au posé implique que le chasseur change de foyer puisque toute sa journée se déroule alors dans la palombière. Dans la cabane, le temps est rythmé par les vols des approchants. Entre les moments intensifs de la chasse, d'autres activités prennent le relais, tels la lecture du journal local, la cuisine ou le bavardage. Ces ponctuations ne sont pas du « remplissage » dans la mesure où ces instants font appel à la mémoire collective et, par le biais des souvenirs, entretiennent et réactualisent l'histoire locale.
25La réussite d'une journée de chasse à la palombe est aléatoire : le vent (les oiseaux se posent toujours face au vent), la température, la pluie et la position des réserves naturelles ont une forte influence. Enfin, il faut que passe un vol.
- 4 Le Béarn a une grande tradition agricole. Aujourd'hui encore, 71 % des 14 700 exploitations agricol (...)
26Tout comme l'est l'activité paysanne béarnaise4, la chasse à la palombe est liée aux contraintes climatiques et géographiques. Cette activité cynégétique puise d'ailleurs ses racines dans la paysannerie. Cette attitude est aussi celle du paysan qui, dès les premiers jours du printemps, scrute le ciel et les montagnes et étudie l'état de la neige : il saura alors à quel moment il doit reprendre la transhumance. Il redevient berger et retrouve les grands espaces après avoir été contraint, tout l'hiver, de vivre dans un univers domestique.
27Ainsi pouvons-nous faire un parallèle entre le paysan et le chasseur de palombe, ce dernier pratiquant lui aussi une migration de quelques semaines : en effet, afin de capturer du gibier sauvage, il s'installe, avec ses pigeons domestiqués, dans une « seconde maison » située au sommet des arbres.
- 5 Selon le comptage de l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) effectué par Pau (...)
28Les conditions naturelles obligent les hommes à développer des savoir-faire et des techniques spécifiques. Les prises moyennes par palombière (notées chaque jour dans un carnet) vont de cinquante à soixante-dix pièces, pour trois ou quatre chasseurs. Certaines années, les prises peuvent atteindre le nombre de cent cinquante. On constate aujourd'hui une diminution des captures, phénomène lié à la baisse des effectifs migrants. Là où dans les années soixante on on comptait plus de vingt millions d'oiseaux, il ne passe désormais plus que deux à trois millions de palombes5. Les techniques de chasse sont dont étroitement liées à la raréfaction du gibier.
29C'est au sommet d'un petit vallon dominant les alentours que l'on trouve la palombière, qui s'apparente à une maison de campagne située à quelque quinze ou vingt-cinq mètres de hauteur. Pour atteindre le poste de chasse, on devra utiliser des échelles de bois ou de métal.
30Toutes les palombières veulent que le panorama soit très large et, devant la cabane, les arbres sont taillés de manière à former un plateau.
31De l'endroit où il choisit de s'installer, l'observateur peut scruter tant les airs que le sol. Il est vrai qu'en l'absence de palombes, le chasseur contemple la vie locale. Une voiture qui s'arrête au loin, un feu dans une forêt, un agriculteur qui laboure son champ, rien ne lui échappe. Un chercheur commente :
Et si aujourd'hui encore tant de mottes féodales sont surmontées de chasses, celles-ci ne sont pas construites sur ces hauteurs seulement pour dominer l'espace environnant et voir les oiseaux arriver de loin, elles continuent la garde comme au Moyen Âge [Traimond 1982 : 100].
32L'orientation et la localisation géographiques de la cabane obéissent à des règles élémentaires. Il faut que l'on puisse clairement suivre le couloir de migration. L'abri est donc orienté vers le nord, les flux migratoires se faisant toujours du nord vers le sud. La cabane est alors dressée dans des bois de feuillus, de hêtres et de chênes, arbres nourriciers des gibiers convoités. Ce lieu est le lieu majeur de l'activité de chasse. Cet espace abrite des ouvertures, le plus souvent de forme rectangulaire, que l'on doit pouvoir refermer rapidement. Les fenêtres doivent être correctement camouflées mais permettre de suivre la progression du vol. Le prédateur doit se fondre dans le paysage.
33Observer l'horizon près de huit heures par jour nécessite un minimum de confort. Ainsi, dans la cabane, a-t-on disposé des sièges, objets de récupération, fauteuils et banquettes de voiture. Certains peuvent même être inclinés et, en début d'après-midi, servir à faire la sieste.
34La cabane est également pourvue de toilettes. La boisson étant une composante importante de la convivialité (« vivre c'est boire », dit-on en béarnais [Laborde-Balen 1990 : 49]), il faut en envisager l'évacuation : là, il s'agit d'un entonnoir fixé à un tuyau en plastique qui descend jusque dans le sol. Ce dispositif, tel qu'il est conformé, ne sert qu'aux hommes, ce qui dénote le caractère exclusivement masculin du lieu.
35Derrière cette « cabane des hommes », les chasseurs disposent d'une ou de plusieurs cages, lesquelles serviront à garder les volants pendant la période de chasse. À l'écart de la palombière principale, une seconde cabane, plus fonctionnelle et moins conviviale, accueille un chasseur unique dont la tâche est de signaler les vols dits de retour.
36Enfin, au sol, on trouve des garages, caches pour les véhicules et abris pour le stockage des outils. Si, autrefois, on gagnait les palombières en vélo ou à pied, nombre d'entre elles sont maintenant équipées d'un garage d'au moins trois places qui permettent de dissimuler les voitures. On y garde également les cages des appelants.
37Si la chasse est une activité majeure, la vie de la palombière est en soi un sujet qui alimente largement les conversations. À cet égard, cette chasse spécifique participe au lien social :
- 6 Jean-Michel Bordenave, chasseur, cité par Benoît Hopquin, « Quand passent les palombes », Le Monde, (...)
Ce n'est pas une activité solitaire, cette chasse. [...] C'est d'abord une façon de se retrouver chaque année.6
38La chasse est surtout le cadre précieux qui permet aux hommes de se rassembler. Préparé pendant une année, ce moment particulier mérite d'être célébré :
Sans repas, on peut arrêter de chasser ; c'est ça la convivialité, c'est sacré.
39Ce que l'on consomme est alors signe de festivité, de convivialité et d'abondance, et le meilleur moyen d'acquérir un esprit de groupe :
[Cela] passe par cette étrange alchimie que constitue un mode de vie partagé par les joueurs, où l'ingestion en commun de nourritures fortes et de boissons alcoolisées, si possible avec excès et au mépris de toute règle diététique, constitue à la fois un gage de virilité et l'affirmation de l'appartenance à la communauté [Darbon 1995 : 159].
40Ainsi, pendant cette période, les chasseurs peuvent prendre quantité de kilos, une bonne dizaine parfois.
41Les conversations entre chasseurs entretiennent et font vivre la mémoire familiale et, par extension, la mémoire régionale :
Ah ! On se souvient : ton père était un grand chasseur, le meilleur du village...
- 7 La moyenne d'âge des participants est de plus de 50 ans. Dans dix ans cette chasse aura disparu par (...)
42Les aventures et les exploits des ancêtres sont ainsi réactualisés et transmis aux plus jeunes7. Le contexte de la chasse est ainsi un lieu de « commémoration sociale » [Augustin 1985 : 61]. Si les prises effectuées concernent les chasseurs, elles intéressent aussi les non-participants, l'activité dépassant le cadre de la cabane pour s'étendre à l'espace local. Même hors du temps de pratique, l'habileté du chasseur est valorisée et exprimée grâce à son tableau de chasse. Tel un classement symbolique, la réputation joue en faveur d'une reconnaissance locale :
Autrefois, là où il est, c'était mon frère qui était le meilleur du village, c'est lui qui en tuait le plus.
43La chasse, ou au moins certains types de chasse, est vécue comme « partie intégrante d'une identité régionale, comme faisant partie d'un mode de vie spécifique ». Condamner ces procédés de chasse si particuliers, « c'est s'attaquer à la personnalité même des habitants » [Traimond 1982 : 104]. C'est là que se situe le véritable enjeu et l'identité passe par le maintien d'une pratique traditionnelle qui perpétue la mémoire :
Le passé a laissé bien des traces, visibles quelquefois, et qu'on perçoit [...] dans les façons de penser et de sentir, inconsciemment conservées et reproduites par telles personnes et dans tels milieux [Halbwachs 1997 : 115].
- 8 Dans le Béarn, en 1443, un règlement de la Haute Cour accorde des droits particuliers à la ville d' (...)
44Les coutumes modernes reposent sur un fonds ancien qui peut parfois transparaître. C'est bien le lien entre des activités et des identités locales qui est révélé ici8.
45Les terrains où sont installées les deux palombières de notre enquête sont prêtés et ne font l'objet d'aucun d'échange monétaire, ce que confirme un chasseur :
S'il était question d'argent, je crois que l'on arrêterait.
46Le produit de la chasse, en l'occurrence les palombes, sert finalement de cadeau à ceux qui mettent leur terrain à la disposition des chasseurs et permettent que dure de cette activité. Ce qui entretient tant les pratiques que les liens communautaires.
47L'argent modifierait profondément la chasse parce que les enchères par adjudication favoriseraient les chasseurs les plus aisés. Le capital économique remplacerait le capital social ; les dons et les contre-dons au sein d'un réseau amical et relationnel n'auraient alors plus de sens.
48La palombière est un lieu de sociabilité masculine qu'entretient la pratique. Autrefois, la dispersion dans l'espace n'était pas vécue comme un isolement, vu l'intensité de la vie collective :
Aujourd'hui, les travaux communs et les fêtes de quartier ayant disparu, les familles paysannes ressentent concrètement leur isolement [Bourdieu 2002 : 95].
49La chasse permet ainsi aux hommes de lutter contre l'émiettement de la sociabilité rurale et d'affirmer leur appartenance régionale et communautaire. Si en France certaines chasses traditionnelles sont encore l'occasion de « batailles symboliques majeures » [Digard 1999 : 73], les chasseurs de palombes sont tous issus de la même communauté villageoise et, de ce fait, partagent un même territoire et de mêmes habitudes.
50L'une des positions stratégique de la France tient au développement de la chasse aux migrateurs : palombes, sauvagines, etc. Le Sud-Ouest se trouve ainsi impliqué au carrefour de deux voies de migration : une voie « occidentale », qui longe les côtes de l'Atlantique et attire les oiseaux de Scandinavie ou d'Europe occidentale, et une voie « orientale », qui draine les volatiles d'Europe centrale (Russie, Pays baltes).
- 9 Les gibiers comme le lapin ou le faisan n'intéressent pas vraiment les chasseurs en ce qu'ils ne so (...)
51Dès le mois d'octobre, l'arrivée du froid dans ces pays fait s'amorcer les descentes d'anatidés. Les hommes prétendent chasser par tradition mais il convient de ne pas oublier qu'il s'agit d'une pratique récente sous sa forme actuelle et que dans la région, depuis trente ans, l'extension des cultures de maïs et la création de réserves favorisent le stationnement de centaines de milliers d'oiseaux lors de la période hivernale. Les chasseurs disent alors que les palombes sont « viciées » car elles ont perdu leur instinct de migration. Cet élément est important dans la mesure où l'adaptation de l'animal induit une évolution de la pratique cynégétique, donc une remise en cause des habitudes. L'imprévisibilité liée à la migration de l'animal devient alors une préoccupation centrale9.
52Le discours affirme que les femmes sont acceptées : la réalité est tout autre. Rares sont les femmes qui chassent et les plaisanteries courent prétendant qu'« on ne sait pas si ce sont encore des femmes ». Tenir un fusil, donner cette mort censément brutale, voir du sang, rien de tout cela n'est compatible avec la femme : celle-ci n'a pas sa place dans la chasse à la palombe ou dans l'espace particulier qu'est la palombière.
53Ce point de vue renvoie aux schémas de socialisation qui destinent les femmes « aux travaux domestiques [...] et qui limitent leurs horizons non seulement dans la sphère professionnelle, mais aussi dans la sphère du loisir » [Elias et Dunning 1994 : 380].
54La figure qui suit illustre la manière dont se répartissent les espaces (domestique et de la palombière) et les animaux intervenant dans cette pratique, et ce en fonction de deux axes : le statut (domestique et sauvage) et le genre (fig. p. 146).
- 10 Pour chasser la sauvagine, les hommes passent des nuits entières dans des tonnes, des huttes ou des (...)
55La chasse à la palombe permet au chasseur de construire une relation de genres différente de celle qu'il connaît chez lui. En effet, si le pigeon domestique est de genre masculin, la palombe est un gibier qualifié de féminin et de sauvage. La chasse à la palombe, une chasse-cueillette à laquelle on se livre dans la nature et qui nécessite que l'on construise une cabane haut dans les arbres, impose l'existence d'un autre foyer et, de ce fait, suppose une autre relation masculin/féminin. La palombe devient alors cette « maîtresse » qui pousse l'homme à changer de foyer, à fréquenter une « seconde maison »10, à attirer l'animal au moyen d'appeaux, ou à l'interpeller en termes doux tels « ma petite », « ma mignonne », « ma belle » ; en revanche, lorsqu'il a affaire à un pigeon, le chasseur reste silencieux.
56Les palombes domestiquées sont, elles aussi, traitées de façon particulière parce qu'elles sont à la fois dépendantes de certains éléments qui leur sont propres (leur fragilité et leur coût) et parce que, symboliquement, elles ont une filiation avec la palombe sauvage. Mais, comme le dirait la mère d'un chasseur : « deux mois de cabane par an, ça suffit ».
57Si les femmes sont exclues de la chasse proprement dite, elles sont très présentes lors des discussions et des échanges de plaisanteries. La chasse permet aux hommes de se comporter comme « des gars », c'est-à-dire en ne respectant plus la finesse féminine et en oubliant la retenue sociale qui, d'ordinaire, gouverne l'espace domestique. Ainsi la palombière devient-elle un lieu de virilité, un espace de jeu entre hommes, à l'abri des regards, qui permet une « libération contrôlée des émotions ».
- 11 Observations ethnographiques confirmées dans l'ouvrage de S. Darbon [1995].
58À l'image de certains sports, la chasse à la palombe fonctionne comme une « réserve » de l'identité masculine. D'ailleurs, dans les discussions, on fait fréquemment référence au rugby. En effet, ces deux univers semblent s'interpénétrer : quand un joueur de rugby laisse passer son adversaire, on dit qu'« il regarde passer les palombes » ; au rugby toujours, quand, la tête haute, une équipe gagnante rentre au vestiaire, on dit qu'« elle regarde les palombes et ne cherche pas de champignons »11.
- 12 Propos de chasseurs voir le site consacré à la palombe : lapalombiere.free.fr
59Les gens du pays nomment « palombite » la passion qui anime les chasseurs. À cette époque particulière de l'année, ils sont conduits à « assouvir le besoin de voir des palombes » tout en échappant momentanément aux contraintes domestiques. La palombe est alors assimilée à une fièvre, à une maladie, et apparaît comme une maîtresse quasi exclusive « car seule elle demande et donne autant de passions, d'amours, de fièvres, de souvenirs, d'espérances et de joies... »12. Être possédé par cette passion, c'est-à-dire avoir « un peu de
La construction des genres dans la chasse à la palombe au posé
palombe qui vole dans les veines », implique d'être « né dedans, être blotti dans les bras de la palombière depuis l'enfance ».
60La chasse à la palombe véhicule l'imaginaire du « monde sauvage ». Ce qui compte, c'est de défier ces êtres venus de lieux inconnus et lointains en les détournant de leur route de migration.
61Peut-être que dans l'organisation spatiale de la palombière on peut voir un lien symbolique entre la terre et le ciel : les hommes grimpent à la cime des arbres pour attirer des animaux qui voyagent dans les cieux et gagnent ainsi un espace qui n'est pas le leur. Les appelants, eux, lient le monde humain au monde sauvage : en s'agitant, la palombe domestiquée annonce aux hommes l'approche d'un vol. Ainsi, du haut de sa cabane, l'homme joue avec le gibier aérien.
- 13 Des similitudes existent entre la chasse à la palombe et la chasse à la sauvagine. En effet, les de (...)
62Les oiseaux migrateurs (palombes, bécasses ou les oiseaux d'eau) peuvent susciter chez certains chasseurs d'étranges réactions. Si la palombe provoque la « fièvre bleue » (oiseau au plumage bleu), à savoir un état empreint de fébrilité, la sauvagine, elle, est parfois associée à une « sorcière ». On l'a ainsi qualifiée parce qu'elle arrive à déjouer les pièges tendus par les hommes, comme si une espèce de pouvoir surnaturel lui permettait de deviner ce qu'ils allaient faire13. La chasse à la palombe renvoie à toute une série de mythes.
Les esprits de la nature sont, essentiellement, doués de mana... En somme, ce mot subsume une foule d'idées que nous désignerons par les mots de : pouvoir de sorcier, qualité magique d'une chose, chose magique [Mauss 1999 : 102-104].
63Lorsque les chasseurs montent à la palombière, c'est à la fois pour se mesurer à ces oiseaux et pour les attirer sur les plateaux. Les hommes se servent de la nature pour se dissimuler et communiquent avec les oiseaux arrivants par l'intermédiaire des appeaux.
- 14 Nous pouvons dresser un parallèle avec le monde du rugby car, dans ce microcosme, la prostituée est (...)
64Lorsqu'un vol passe et ne se pose pas, les palombes sont couvertes d'insultes : il est intéressant de noter que les injures, souvent très crues voire vulgaires, sont toujours exprimées au féminin. Mais ces affronts dissimulent tout un jeu de séduction entre l'homme et l'animal. Pour attirer un vol il semblerait que doive s'exprimer la virilité des séducteurs. Ces insultes pourraient donc être comprises à travers ce filtre14.
65On retrouve, dans certains textes romains et grecs, la description des propriétés symboliques des palombes. Il était alors courant d'offrir de jeunes oiseaux car ceux-ci évoquaient la ruse, l'adresse et la force de celui qui les avait capturés. Phonétiquement, le terme palombe se rapproche du terme colombe, animal ayant des vertus mythiques. Pour les peuples sémites de l'Orient, puis pour les Grecs, cet animal était l'oiseau sacré d'Aphrodite, oiseau de Vénus, déesse de l'amour.
- 15 Au sein de ces populations, la monogamie n'est pas toujours garantie.
66Dans le Nouveau Testament, c'est la colombe qui représente l'Esprit Saint. Dieu n'est pas soumis à la pesanteur comme le sont les hommes. Pour Aristote et Pline, le pigeon est le modèle de l'amour chaste, conjugal ou paternel et surtout il est un modèle de gentillesse que soutient sa monogamie15. La nature et l'oiseau sont ici des espaces de projection des représentations et des imaginaires.
67Après la séduction vient la mise à mort. Et après la mise à mort vient la consommation. La véritable finalité de la chasse est donc bel et bien la « récolte » d'un gibier.
68Le premier sens que sollicite le gibier est le goût : la chair a le goût sauvagin, la viande a l'odeur et les traits du sauvage. Des palombes on dit que qu'elles ne sont pas comparables aux pigeons : elles sont le « goût vrai ». Ce que les hommes recherchent, c'est ce goût du lointain, de l'inconnu, du libre, c'est-à-dire ces saveurs particulières dont le migrateur est porteur.
69Intervient aussi le contact physique car tuer ce gibier volatile, c'est arriver à lui faire perdre de l'altitude. Il s'agit là de démythifier cet oiseau, de l'atteindre avec du plomb, de le prendre en main.
Les doigts courent sur le plumage avec douceur, caressent et palpent, déplient l'aile souple et vigoureuse, vérifient l'assise des reins, explorent le poitrail, les sacs d'air, le bréchet, estiment la ligne du corps tout entier. Cette chose est vivante, familière, chaude, et il est évident que [...] ce contact est empreint d'une grande part de sensualité [Gauthier et Louchet 1961 : 59].
70Nous avons vu combien la palombe s'insère dans une culture locale. Empreinte d'images et de croyances, sa chasse est l'occasion, pour ceux qui s'y adonnent, de se rejoindre au sein d'une activité dont ils partagent le mode et les finalités.