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Comptes rendus

Terrain 35 : Danser. Paris, Éditions du Patrimoine, 2000.

Élisabeth Dorier Apprill
p. 265-268

Texte intégral

1Ce numéro spécial, piloté par Claudine Fabre Vassas, consacre huit articles à « l’acte de danser », en groupe ou sur scène. C’est donc le point de vue des acteurs (danseurs ou créateurs) que l’ouvrage privilégie. « La danse circule, traverse les corps, traverse les continents. » (p. 22) Dans son introduction, sous le beau titre de « La danse traversière », C. Fabre Vassas définit d’abord la danse comme un voyage intérieur, dans l’imaginaire ou dans le mythe d’un ailleurs rêvé (Cuba, Buenos Aires, pour les amateurs de salsa ou de tango). Cette livraison se présente ainsi comme un « parcours libre » entre « les regards – esthétique, philosophique, ethnologique – proposés ici par des chercheurs se situant pour certains à la jonction de ces champs disciplinaires » (p. 6).

2Trois articles portent sur la danse de participation, dans des contextes très différents : la salsa à Toulouse, les bals de mariage à Tunis, l’expérience d’une Américaine passionnée de tango à Buenos Aires. Quatre textes traitent de la danse de représentation : l’impact de la ballerine classique dans la construction de l’habitus féminin contemporain, le contexte socioéconomique de la création contemporaine à New York, les figures du corps nu dans la chorégraphie européenne, la formation du mouvement en contact improvisation.

3Par-delà une grande hétérogénéité de contenu et la qualité très inégale des papiers, l’unité, et l’intérêt de l’ensemble, tient à la convergence de ces approches vers le thème du « corps sexué » dans les danses contemporaines (participatives ou de représentation), thème souvent éludé dans les travaux d’anthropologie sociale davantage attachés aux rituels, aux fonctionnalités ou aux codes sociaux de la danse.

Maud Nicolas, « Ce que danser veut dire. Représentations du corps et relations de genre dans les rituels de mariage à Tunis » (pp. 41-54).

4La danse apparaît comme l’élément clé du rituel du mariage dans le Tunis contemporain, quelle que soit la diversité des milieux sociaux observés. S’écartant du culturalisme, la démarche est ici très goffmanienne : il s’agit d’une description sémiologique méticuleuse, d’une phénoménologie concrète de « l’acte d’aller danser » dans les bals de mariage modernes et urbains. La méthodologie, qui associe l’observation de terrain à l’étude des discours tenus par les acteurs, permet d’appréhender les codes sociaux en vigueur dans l’espace et le moment du bal, ainsi que les formes de « typification » à l’œuvre, par exemple le type de la « bonne danseuse ». Dans ce texte savoureux, l’auteur décrit et analyse la mise en scène de soi à travers l’acte de « se lever pour aller danser », l’organisation spatiale de l’accès à la piste de danse avec ses enjeux (p. 48), l’obligation pour les invités d’honorer leurs hôtes en dansant, preuve de leur amusement et de la réussite de la fête, la pratique de l’échange ou du « prêt de danses » entre jeunes femmes, dans le cadre de stratégies d’alliances matrimoniales entre familles (p. 48). Elle parle aussi sans ambages de la signification érotique de la danse à travers le rôle du foulard qui accompagne les ondulations des fesses des danseuses, et de son passage « de la tête de l’une au bassin de l’autre » (p. 54).

Déborah Puccio, « Sous le signe de la salsa » (pp. 23-40).

5Cet article, plus journalistique que vraiment scientifique, offre une succession d’entretiens originaux et très riches avec des passionnés de salsa de toutes origines. Ils évoquent notamment le rôle intégrateur de la danse (p. 30), les voyages initiatiques à Cuba (pp. 35-37) ou encore l’érotisme et le couple liés à cette danse (p. 39).

6Ces propos auraient pu fournir matière à une intéressante réflexion sur les stéréotypes sexuels, l’habitus corporel et les processus de stigmatisation et de « typification » (le Blanc et le Noir, le Français et le Cubain dans la danse et la sexualité). Mais l’appareil théorique est faible et l’auteur manque de recul par rapport aux représentations des interviewés, par exemple lorsque l’un d’eux affirme : « Ce sont des danses très chaleureuses qui viennent de pays où les gens communiquent beaucoup entre eux, non seulement verbalement mais aussi avec leur corps. » (p. 26) Ainsi, dans la partie consacrée à La Havane, le contexte politique, économique et social actuel de Cuba est-il totalement éludé, au profit de remarques euphoriques telles « toutes les femmes cubaines sont belles » (p. 35). S’il ne s’agissait que de restitution brute d’entretiens, il n’y aurait pas d’ambiguïté. Mais les extraits, entrecoupés de commentaires de l’auteur, ne sont bien souvent que l’écho des clichés les plus éculés. Page 37, D. Puccio écrit : « Cette sensualité qui s’exhale des corps calientes des Cubains en sueur lorsque la danse les agite, n’est qu’une manifestation parmi d’autres de leur sexualité, excessive elle aussi… » S’agit-il de naïveté ou d’une maladresse récurrente de l’écriture maîtrisant mal l’ironie et le second degré ? Par ailleurs, les nombreuses affirmations sur le caractère massif du phénomène salsa à Toulouse qui « touche toutes les catégories sociales et toutes les classes d’âge » et « transforme la vie des gens » ne sont étayées que par quelques entretiens avec des professeurs (forcément motivés par la diffusion de cette danse), et desservies par une tonalité exaltée. On a parfois le sentiment de lire un publireportage de promotion pour la salsa, remède à tous les maux d’une société individualiste… La salsa serait-elle la seule activité de loisir qui permette des rencontres intergénérationnelles ou la formation de couples ?

Julie Taylor, « Tango, gifle et caresse » (pp. 125-140).

7L’article se présente comme une sorte de journal de bord de l’auteur à travers les milongas et les cours de tango de Buenos Aires. Il ne s’agit donc pas d’un terrain d’ethnologie mais du récit, à la première personne, d’une expérience subjective, entrecoupée d’allusions à l’histoire politique de l’Argentine, le tout sans la moindre référence à la littérature anthropologique existant sur la question en Argentine et ailleurs, notamment l’incontournable ouvrage de l’anthropologue Maria Suzana Azzi, Tango los protagonistas (Buenos Aires, Olavarria, 1991). On est tout autant confondu par la brièveté et l’inconsistance des références théoriques que par le biais délibérément apporté à la perspective. En effet, l’ensemble est construit sur le socle d’un présupposé poétique affirmé comme incontestable : « le tango est une danse de la tristesse » (p. 127). À l’appui de cette formule viennent des descriptions des enlèvements et violences perpétrés par les divers régimes dictatoriaux qui se sont succédé dans ce pays. Ces effets littéraires ne sont pas désagréables, bien qu’ils confèrent au texte une forme totalement décousue, difficile à suivre.

8On regrette que l’auteur s’autorise, sans vérification, et sur la base de cette histoire tourmentée, les clichés les plus radicaux concernant le bal tango, en les présentant comme des vérités de terrain. Ainsi nous dit-elle : « la pensée argentine est sombre », « le sombre danseur de tango se perçoit […] comme fondamentalement vulnérable », ou encore « la nature du monde a condamné le danseur de tango à la désillusion, à une existence solitaire face à l’impossibilité de l’amour parfait ». Pour avoir dépouillé la littérature existant sur le sujet et avoir enquêté dans le milieu des bals tango des quartiers de Buenos Aires, nous pouvons affirmer que leur dimension festive et leur fonction de divertissement est réelle, et surtout que leur réalité sociologique et ethnologique ne correspond pas à la figure poétique du danseur de tango qui nous est ici assénée.

Virginie Valentin, « L’acte blanc ou le passage impossible. Les paradoxes de la danse classique » (pp. 95-108).

9Le texte décrit tout d’abord l’émergence du modèle de la « fille blanche » (la danseuse classique en tutu immaculé), à travers l’étude de trois ballets romantiques célèbres (La Sylphide, Giselle, et Le Lac des cygnes), et en prenant en compte le statut ambigu de la danseuse dans la société parisienne du xixe siècle, ses apparitions éthérées sur scène, sa figure féminine sensuelle et d’accès facile célébrée par les artistes. Mais le principal intérêt de cet article réside dans l’analyse fine et très argumentée de la propagation du modèle romantique et de son usage pour la construction du genre féminin chez des petites filles de la fin du xxe siècle.

10Les passages les plus stimulants portent sur le façonnage des corps des jeunes filles pour garantir l’homogénéité des « corps de ballets » en termes de forme et d’habitus corporel : la « grâce » et le « maintien », la minceur et l’apprentissage des « pointes » (p. 105). Sur la base de témoignages d’élèves et de mères d’élèves de deux écoles de danse parisiennes, ainsi que de danseuses professionnelles, l’auteur les interprète comme les étapes d’une véritable initiation nécessaire à la construction de l’identité féminine forcément marquée par la valorisation du stéréotype, l’acceptation de la douleur, l’ascétisme, voire l’anorexie. La dernière partie du texte décrit quelques réactions de rupture du processus et de rejet de la contrainte et du modèle corporel chez des adolescentes qui abandonnent la discipline classique pour choisir d’autres formes de danse (hip hop ou jazz), mais l’analyse de la contribution de ces danses à la construction des jeunes identités féminines n’est qu’esquissée.

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12Les textes de Laurel George, « La downtown dance à New York. Contexte socioéconomique et préoccupations esthétiques », José Gil, « La danse, le corps et l’inconscient » et Alain Mons, « Le corps dérobé », portent sur la création contemporaine pour la scène. J. Gil s’attache à la formation du mouvement dans l’acte de danser chez les professionnels en représentation. Il axe son propos sur la notion de « conscience du corps » et de communication, notamment à travers la technique de contact improvisation élaborée par Steve Paxton dans les années soixante-dix. Exemples à l’appui (Carlota Ikeda, Karine Saporta, Pina Bausch, Mathilde Monnier, Régine Chopinot) et illustré de magnifiques photos de spectacles, le texte d’A. Mons décrit la façon dont beaucoup de chorégraphes contemporains jouent jusqu’à l’extrême avec les figures du corps, dévoilé, désarticulé, déformé, dépouillé et, finalement, dérobé : « Le passage trouble entre le nu, la nudité et la dénudation permet de constituer des moments intenses pour le dérobement des corps. » Il est dommage que l’auteur ne montre pas les filiations et les emprunts entre créateurs, qu’il ne note ni le fait que ces chorégraphes de l’impudeur ou du vertige des corps sont pour la plupart des femmes, ni les différences de traitement des corps entre elles et leurs homologues mâles cités dans l’article (Jérôme Bel, Jean Fabre, Bernardo Montet). Pas d’interrogation sur les genres, pas de comparaison, l’approche demeure strictement phénoménologique, esthétique et poétique. L’article lui-même, emphatique et touffu, ne manque pas de se dérober quelquefois à l’entendement du lecteur… Nous laissons donc le mot de la fin à son auteur : « La corporéité s’accouple avec la spectralité, la chair sensuelle avec le vide spatial, la lumière avec l’ombre, ce qui ne manque pas de produire d’étranges fiançailles. » (p. 124)

13Dans l’ensemble, ce numéro a le mérite d’aborder le thème de la pratique de la danse sous un angle original, prenant en compte, enfin, les corps dansants et non la seule fonctionnalité. Mais on déplore ici une pratique de la « table rase », même du déni par rapport à l’abondante littérature existant déjà sur la question, notamment dans le monde anglo-saxon, et la faiblesse des bibliographies. Sans se livrer à « l’inventaire – voire à l’analyse critique – des travaux anthropologiques déjà classiques consacrés à l’une ou l’autre de ses formes ». C. Fabre Vassas et ses auteurs auraient pu prendre connaissance desdits travaux et tenir compte de leurs apports théoriques et méthodologiques qui concernent aussi bien la création contemporaine, les danses de couple et la salsa, que la production du mouvement.

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Pour citer cet article

Référence papier

Élisabeth Dorier Apprill, « Terrain 35 : Danser. Paris, Éditions du Patrimoine, 2000. »Études rurales, 159-160 | 2001, 265-268.

Référence électronique

Élisabeth Dorier Apprill, « Terrain 35 : Danser. Paris, Éditions du Patrimoine, 2000. »Études rurales [En ligne], 159-160 | 2001, mis en ligne le 10 mars 2006, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/83 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.83

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Auteur

Élisabeth Dorier Apprill

Université de Provence, Marseille.

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Droits d’auteur

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