1DANS LES PAYS AFRICAINS, la crise agricole qui sévit depuis les années quatre-vingt a lourdement affecté les ménages ruraux, et les États endettés et astreints à l'ajustement de leur économie n'ont pu garantir de subventions aux paysans. Aussi ces derniers ont-ils été contraints de développer des stratégies novatrices pour pallier la faiblesse de leur production.
- 1 La culture de l'arachide a été mise en place à l'époque coloniale.
2Le cas de la région de Niakhar, dans le bassin arachidier du Sénégal, illustre la situation de bien des zones rurales de l'Afrique subsaharienne. Dans cette région, qui tire ses revenus monétaires de l'arachide1, la détérioration des conditions de production, associée aux aléas climatiques et à la pression démographique, a profondément modifié la vie des populations. La productivité extrêmement faible des terres dans cette zone sahélienne n'a pas permis de trouver de solution de reconversion agricole [Duruflé 1994]. Régulièrement, les crises de subsistance, plus ou moins sévères, se déclenchent pendant la période dite de soudure, qui s'étend de juin à novembre, entre les semailles et les récoltes. En effet, cette période est critique puisque les réserves de la saison précédente sont généralement épuisées et que celles de la nouvelle récolte ne sont pas encore constituées. Comment, dans un contexte naturel et économique aussi défavorable, les habitants de la région de Niakhar parviennent-ils à subvenir à leurs besoins alimentaires ? À quelles stratégies, agricoles ou autres, recourent-ils ? Quelles caractéristiques les ménages qui parviennent le mieux à assurer leur survie présentent-ils ? Telles sont les principales questions auxquelles cet article tentera de répondre.
3Dans un premier temps, nous nous intéresserons à l'organisation sociale et économique de la région de Niakhar. Nous procéderons ensuite à une description des ménages et à leur capacité de production.
4Au préalable, il convient de souligner que cette étude s'inscrit dans le cadre plus général d'une recherche qui vise à contextualiser les mécanismes de prise de décision en matière de fécondité, et ce en observant l'interaction entre production agricole et reproduction démographique. Dans cette perspective, notre approche accorde un intérêt particulier aux deux institutions clés que sont l'organisation du travail et l'organisation familiale.
- 2 Il faut distinguer ici la zone d'étude de Niakhar et le village de Niakhar, qui se trouve à proximi (...)
5La zone d'étude de Niakhar2 est située dans le Siin, région du bassin arachidier sénégalais densément peuplée (150 habitants au km2 contre 50 habitants au km2 pour l'ensemble du Sénégal). Elle rassemble en 30 villages plus de 30 000 habitants au 1er janvier 2000 [Delaunay et al. 2003] et fait, depuis 1983, l'objet d'un suivi démographique. Cette zone fait partie de la région de Fatick, située à 155 kilomètres au sud-est de Dakar, et est essentiellement peuplée de Sereer.
6La société sereer se définit comme une « société paysanne » dont l'économie repose traditionnellement sur une association entre agriculture (un système cultural perfectionné : jachère, rotation, cultures intercalaires) et élevage [Faye, Lericollais et Sissokho 1999]. De type intensif, ce système agraire garantit la fertilité des sols sans que l'on ait à recourir à de longues jachères, et permet une production diversifiée sur un espace restreint (mil, sorgho, riz, coton, haricot, igname, arachide, oseille, calebasse, indigo, tabac).
7À l'origine destinée à couvrir les besoins familiaux, la production agricole s'ouvre, au cours du XIX siècle, à la culture de rente : l'arachide. De nos jours, après plusieurs épisodes de sécheresse, cette production se réduit principalement à celle du mil et de l'arachide. Le mil représente l'aliment de base des paysans sereer et intervient à 90 % dans la préparation des repas. Bien qu'intervenant, elle aussi, dans la préparation des repas, l'arachide constitue essentiellement une culture de rente.
8L'organisation sociopolitique des Sereer du Siin se caractérise par l'existence de groupes statutaires. Ces groupes trouvent leur origine dans l'histoire lointaine du peuplement de la région [Becker, Mbodj et Sarr 1999] : ils apparaissent sous la dynastie des Gelwaar, qui tentent de s'imposer à eux dans le courant du XIV siècle.
9La structure sociale des Sereer est complexe et se divise en catégories hiérarchisées selon deux axes principaux : dominants versus dépendants, et libres versus captifs.
- 3 On peut s'interroger sur le bien-fondé de l'utilisation de ce terme dans la mesure où les groupes s (...)
10Une première catégorie, influente, est composée de l'aristocratie gelwaar et de nobles bii no maad, descendants de rois, qui pratiquent l'agriculture, peu l'élevage, et ont tendance à s'investir plus que les autres dans les activités modernes tournées vers l'extérieur [Pontié, Guigou et Lericollais 1999]. Une deuxième catégorie se définit à travers l'ancienne paysannerie sereer et ses chefs, les jaraaf, auxquels se soumettent dépendants et captifs : agroéleveurs, détenteurs de droits fonciers anciens, ces derniers ont une véritable emprise sur les terres qu'ils exploitent. Une troisième catégorie, appelée « caste3 », comprend artisans et griots : exerçant à l'origine des activités professionnelles non agricoles, ceux-ci pratiquent aujourd'hui l'agriculture mais restent peu impliqués dans l'élevage.
11Le système de parenté sereer est qualifié de bilinéaire à prédominance matrilinéaire [Gastellu 1974]. La transmission de certains biens (troupeaux, bijoux, pagnes, arachide, bâtiments en dur, mobilier, outils) se fait par voie utérine, d'oncle maternel à neveu utérin. Celle d'autres biens, tels que les habitations en terre, les greniers à mil, les petits outils agricoles, ainsi que les droits sur la productivité de la terre se transmettent en ligne agnatique, de père à fils [Delaunay 1994 : 89].
12Tout en conservant croyances et rites ancestraux, les Sereer ont adopté les religions monothéistes qui se sont répandues dans le pays. Dans la zone d'étude, 74 % des individus se déclarent de confession musulmane, 22 % de confession chrétienne [Delaunay et al. 2003].
13La vie quotidienne du paysan sereer s'organise au sein de la concession (mbind), qui constitue l'unité de résidence. Placée sous l'autorité d'un aîné, appelé chef de concession, celle-ci se caractérise par un regroupement de cases abritant les membres d'un même lignage maternel. La taille d'une concession dépend du nombre de noyaux familiaux qu'elle rassemble. Dans la zone d'étude, une concession compte en moyenne 16 habitants en 2002 [Delaunay et al. 2003].
- 4 Nous appellerons « cuisine » ce qu'il est plus courant, en démographie, d'appeler « ménage ».
14La concession se divise en une ou plusieurs unités appelées cuisines (ngak). La cuisine4, ou groupe domestique, se définit comme un ensemble de personnes qui mangent ensemble le mil issu d'un grenier commun. Les membres du lignage maternel se répartissent dans les différentes cuisines, selon une règle simple : des frères issus d'une même mère occupent chacun une cuisine, avec épouses, enfants et neveux utérins. Si la cuisine représente une unité de consommation, elle est aussi une unité de production : c'est là que s'organise l'autosuffisance, et ce sous l'autorité d'un chef de cuisine [Guigou 1992]. Ce dernier contrôle l'accès aux ressources et l'utilisation de la main-d' uvre. C'est lui aussi qui détermine l'affectation des parcelles, l'enchaînement des opérations culturales et, le cas échéant, met à la disposition d'une autre cuisine un membre de la sienne. Pour Jean-Marc Gastellu [1974], la cuisine constitue une unité de décision économique et d'affectation du produit des récoltes. Ces fonctions essentielles font de celle-ci une unité pertinente d'observation des phénomènes socioéconomiques.
15La région étudiée se situe en zone tropicale sèche, soumise au climat sahélo-soudanien continental, lequel se caractérise par deux saisons distinctes : une saison sèche, de huit mois, et une saison humide, de quatre mois.
16Les premières pluies apparaissent au mois de juin. Mais il pleut surtout en juillet, août et septembre, les dernières précipitations ayant lieu en octobre. Les pluies sont quelquefois violentes, rarement très abondantes. On observe de grandes irrégularités d'une année sur l'autre, en quantité et en répartition. Les premières pluies peuvent se faire attendre, suscitant de l'inquiétude, et peuvent n'arriver que fin juillet ; les travaux agricoles prennent alors du retard, et la question est de savoir si les pluies seront assez abondantes et régulières pour que les cultures arrivent à maturation.
- 5 Commune située à 25 kilomètres de Niakhar.
17Depuis le début des années soixante-dix, la région connaît une sécheresse prolongée. Entre 1950 et 1969, on enregistrait à Bambey5 une moyenne annuelle de 726 mm de pluies. Cette moyenne est tombée à 452 mm entre 1970 et 1985 [Dubois et al. 1987 : 14] et s'est stabilisée à ce niveau entre 1986 et 2003. Cette sécheresse a eu pour principale conséquence l'abandon de la culture diversifiée. Coton et riz ne sont plus cultivés et le haricot devient rare. On ne trouve plus de jardins irrigués avec l'eau des marigots. Le mil tardif a disparu et la culture du sorgho a considérablement régressé. Aujourd'hui, il existe deux types de plantations : le mil précoce en continu sur les parcelles entourant les concessions, et l'arachide/mil précoce en alternance sur les autres parcelles.
- 6 Hibiscus, dont les feuilles et les sépales sont utilisés en cuisine.
18À Niakhar, le calendrier agricole suit les saisons, sèche et humide, et se divise en trois périodes [Gastellu 1974]. Les activités débutent vers les mois de mai-juin, avant les premières pluies, par le décorticage de l'arachide pour les semences, effectué par les femmes et les enfants, et le nettoyage des champs, effectué par les hommes. La première grosse précipitation (juin-juillet) marque généralement le début des semailles. Cette période est particulièrement intense pour les hommes, les femmes et les enfants. La récolte du mil a lieu en septembre-octobre, celle de l'arachide en novembre. La saison agricole s'achève en décembre par de petits travaux réservés aux femmes et aux enfants : cueillette et vannage du bissap6, préparation des calebasses, transhumance, etc.
19L'exploitation des champs se fait suivant un ordre hiérarchique précis qui accorde la priorité à la production collective. Les grands champs de mil, placés sous la responsabilité du chef de cuisine et destinés à nourrir les membres de la cuisine, sont ainsi cultivés en premier. Viennent ensuite les parcelles d'arachide du chef de cuisine. Puis les champs des épouses du chef, de leurs fils mariés et des femmes de ces derniers, et, enfin, les champs des jeunes célibataires.
20Femmes et enfants participent donc à la culture du mil, aliment de base, tout comme à celle de l'arachide, culture de rente. Ces activités sont placées sous l'autorité des hommes. Outre le déroulement des travaux d'exploitation, ces derniers contrôlent le produit des récoltes. Au sein de la cuisine, toute personne socialement considérée comme adulte a accès à une parcelle de terre à titre individuel. Les femmes peuvent cultiver l'arachide pour leur propre compte avec l'aide des enfants et des hommes. La parcelle individuelle qui leur a été remise au moment de leur mariage leur offre la possibilité de se constituer un revenu personnel. Cependant, un tel avantage ne doit pas faire illusion : l'autonomie de gestion dont disposent les femmes mariées est toute relative. En effet, leur mère mais aussi leur mari gardent un droit de regard sur ces activités [Guigou 1992]. Par ailleurs, les surfaces qui leur sont octroyées sont nettement inférieures à celles qui sont confiées aux hommes, et l'ordre d'exploitation des terres, auquel nous venons de faire référence, est tel que les champs des femmes s'avèrent sensiblement moins productifs : ils sont généralement cultivés en dernier, c'est-à-dire à des périodes moins propices, et avec moins d'engrais et de fongicides [Pontié et al. 1999].
- 7 La circoncision, qui, jusque-là, était pratiquée à l'âge de 18-19 ans, tend à être pratiquée de plu (...)
21Si les enfants, filles comme garçons, participent très tôt aux travaux agricoles, leurs possibilités d'accès à la terre ne sont pas les mêmes. C'est le mariage seulement qui donne aux filles le droit de bénéficier d'une parcelle de terre pour leur propre compte alors que, traditionnellement, les garçons se voient remettre une parcelle au moment de la cérémonie de circoncision7. Toutefois, tant que le jeune homme n'a pas fondé son propre foyer, il ne peut gérer, de façon entièrement autonome, cette parcelle, habituellement consacrée à l'arachide. Plus généralement, l'autonomie économique du jeune célibataire est restreinte. Aussi longtemps qu'il occupe la position de dépendant non marié, ses aînés, en particulier le père, conservent un droit de regard sur l'utilisation de ses terres et de ses produits. De nos jours, avec la crise agricole, avec la pression démographique et les tensions foncières qui en découlent, les jeunes hommes ont de plus en plus de difficultés à obtenir une parcelle. Leurs chances d'accès à la terre s'amenuisent, réduisant du même coup leur autonomie et retardant le moment de leur mariage [Delaunay 1994 ; Adjamagbo et Delaunay 1998].
22Le produit de la récolte des parcelles d'arachide est partagé en trois parts : la première est destinée à la vente ; la deuxième, généralement moindre, est réservée à l'autoconsommation ; la troisième est conservée pour la semence. La vente se fait sous la responsabilité du chef de cuisine, qui redistribue les sommes perçues à chaque responsable de parcelle, au prorata de sa récolte. Chacun utilisera ses revenus pour faire face à des nécessités immédiates : pour payer ses impôts, rembourser des crédits (contractés souvent pendant la soudure), acheter des vêtements ou des aliments (légumes, poissons séchés, etc.) [Delaunay 1994 : 86].
23L'élevage bovin est une activité, à l'origine parfaitement intégrée au système de culture. Pratiqué sur les zones boisées de l'espace villageois ou sur les jachères durant la saison humide, il contribue au maintien de la fertilité des sols par l'apport de matière organique. Mais l'évolution du système agraire compromet cette parfaite harmonie. En particulier, la réduction des espaces pastoraux et l'abandon progressif des jachères, sous l'effet de la pression foncière, poussent les troupeaux à l'extérieur du village, vers des zones de plus en plus éloignées [Faye et al. 1999]. Pour les paysans sereer, le gros bétail remplit essentiellement une fonction sociale et culturelle : les animaux sont notamment sacrifiés pour les cérémonies ou utilisés pour la compensation matrimoniale. Bien que l'on observe aujourd'hui une tendance à l'élevage commercial, les troupeaux familiaux, qui constituent la richesse du matrilignage, restent majoritaires.
24Outre ces principales activités (agriculture et élevage), le mode de vie villageois génère une multitude de travaux dits domestiques qui incombent presque entièrement aux femmes. Dans ce domaine, la division sexuelle des tâches est particulièrement marquée. À l'issue de la saison agricole, les hommes prennent en charge la construction et la réparation des cases, palissades et clôtures, ainsi que la confection des cordes et des nattes. En plus des travaux agricoles, les femmes, quant à elles, doivent, en toutes saisons, s'occuper de l'approvisionnement en eau et en bois, de la collecte des feuilles (à usage culinaire) et des fruits, de l'achat de condiments et autres produits de première nécessité, de la préparation des repas, de la lessive, des enfants, etc. [Guigou 1992]
- 8 Dans notre échantillon, près de la moitié des chefs de ménage (47,5 %) vivent en union polygame.
25À Niakhar, l'organisation socioéconomique repose très largement sur la main-d' uvre familiale. L'importance du travail des femmes explique certainement que la polygamie continue d'être prisée dans cette zone8. Comme le soulignent V. Piché et J. Poirier [1995], cette institution ne peut être dissociée de la valeur que représente la force de travail familiale, laquelle s'accompagne d'une forte fécondité. De fait, la fécondité à Niakhar est restée très élevée. Sur la période 1984-1994, on comptait en moyenne presque 8 enfants par femme [Marra, Delaunay et Simondon 1995]. On observe néanmoins, dès le milieu des années quatre-vingt, les signes d'une baisse de la fécondité (7 enfants par femme sur la période 1995-2003), baisse favorisée par un phénomène de recul de l'âge au premier mariage [Delaunay 2000].
26Aujourd'hui, le système agraire traditionnel ne parvient plus à trouver son équilibre, et la sécurité alimentaire semble plus que jamais menacée. Parmi les facteurs du déséquilibre, la croissance démographique joue un grand rôle. La densité de population, déjà forte dans les années soixante (85 hab./km2), a, en 2000, atteint 150 habitants/km2. En outre, la baisse de la pluviométrie a entraîné un appauvrissement des sols et, plus généralement, une détérioration de l'environnement, qu'accentue l'abandon progressif de la jachère dans la pratique de la culture rotative. Globalement, depuis 1970, on assiste à une stagnation des ressources agricoles. Enfin, la baisse des cours de l'arachide, la réduction des subventions de l'État, la limitation des crédits permettant l'achat d'intrants et de matériel agricole sont autant d'obstacles au développement économique dans cette région.
27Ainsi la dégradation générale des conditions de production et de subsistance conduit-elle les paysans de Niakhar à développer de nouvelles stratégies de survie. Les possibilités d'accès à de nouveaux espaces cultivables sont insuffisantes, et les cultivateurs sont contraints de trouver d'autres revenus ailleurs.
28Dans une telle situation, on voit émerger de nouvelles activités rémunératrices. Divers petits métiers apparaissent, qui ne demandent aucun ou que peu d'investissement [Lombard 1988 : 317] : vente de paille, de bois, de feuilles à sauce, confection de poulaillers, transport en calèche (charrette sommaire tractée par un cheval ou un âne). On pratique aussi un petit commerce : sur les marchés, pour ce qui est des femmes, dans les boutiques, pour ce qui est des hommes. L'artisanat (forge, tissage, poterie, travail du bois) est réservé aux gens de caste. On trouve, en petite quantité, autour des zones inondables, des cultures maraîchères. D'autres métiers, tels que la briquetterie ou la maçonnerie, sont accessibles aux paysans et se révèlent parfois très rémunérateurs. Mais, reposant sur la demande villageoise, ces activités subissent les contrecoups de la crise.
29On assiste également à l'essor de « l'embouche » animale, activité qui exige un investissement de départ : il s'agit d'acheter une bête (cochon, chèvre, mouton, mais surtout b uf), de l'engraisser et de la revendre avec une grosse marge bénéficiaire. L'embouche bovine est, de loin, l'activité de saison sèche la plus rémunératrice. Mais, en dépit du succès qu'elle connaît aujourd'hui, elle ne concerne qu'un nombre restreint de chefs de ménage car elle demeure inaccessible aux paysans les plus démunis.
- 9 Les migrations de travail des populations du Siin ont commencé dans l'entre-deux-guerres [Guigou 19 (...)
30Dès la fin des années soixante, la dégradation des conditions de vie entraîne un véritable exode rural9. La ville, qui, depuis longtemps déjà, est un pôle d'attraction, devient progressivement « le déversoir d'une campagne saturée » [Lacombe 1972 ; Lacombe et al. 1977]. Même si vivre en ville est de plus en plus difficile (travail précaire et peu rémunérateur), Dakar fait toujours rêver.
- 10 Enquête biographique « Idéaux et Comportements et Fécondité : ICOFEC » (données non publiées).
31À partir des années soixante-dix, la migration saisonnière touche de plus en plus de jeunes, de filles en particulier. La tendance ne croît pas uniquement en termes de personnes ; elle croît également en termes d'épisodes migratoires [Delaunay 1994]. D'après une enquête menée en 199910, plus des trois quarts des femmes âgées de 15 à 29 ans ont effectué au moins une migration de travail au cours de leur vie, ce qui est le cas de moins de la moitié des femmes âgées de plus de 40 ans.
32Certaines études ont montré que, pour la famille restée au village, ces migrations représentent un apport financier relativement faible, en raison du bas niveau des salaires proposés en ville [Guigou 1992 ; Delaunay 1994]. Ces départs permettraient d'avoir surtout une bouche de moins à nourrir.
33Après ce bref rappel des caractéristiques socioéconomiques de la société sereer, deux constats s'imposent. Premièrement, la cuisine, qui constitue l'unité de consommation et de production, est un cadre tout à fait pertinent pour étudier les stratégies productives à l' uvre dans cette région. Deuxièmement, c'est de la main-d' uvre familiale que dépendent les deux activités structurantes de cette société que sont l'agriculture et l'élevage, au même titre que l'organisation domestique.
34Partant de ces postulats, nous émettons l'hypothèse que les capacités de production des ménages dépendent de leur taille, de leur structure et de leurs caractéristiques socioprofessionnelles.
35L'autosuffisance alimentaire dépend de l'équilibre entre production et consommation. La production dépend des terres et de la main-d' uvre disponibles ainsi que des conditions climatiques. La quantité de main-d' uvre et les qualités productives de celle-ci conduisent à s'interroger sur le lien qu'on établit généralement entre polygamie et productivité : un chef de ménage qui opte pour la polygamie contribue-t-il par là-même à optimiser les capacités productives de son unité ?
36Les caractéristiques socioculturelles peuvent, elles aussi, influer sur la productivité des ménages. Un niveau d'instruction plus élevé peut inciter à recourir à des techniques plus modernes, comme la fertilisation des sols. De même, selon le groupe statutaire auquel on appartient, on n'aura pas le même accès à la terre ni la même capacité productive.
37Le niveau de consommation du ménage dépend de sa taille mais aussi de sa structure par sexe et par âge.
38Dans une région où les conditions naturelles et économiques se détériorent, la sécurité alimentaire des ménages ne repose pas exclusivement sur la production agricole. Elle dépend aussi de la manière dont les ménages parviennent à rassembler les ressources nécessaires ou parviennent à réduire leurs besoins.
39L'enquête a été effectuée en juin et juillet 2000, auprès de 557 ménages répartis dans l'ensemble des villages de la zone de Niakhar. En juillet 2001, 539 d'entre eux ont été réinterrogés dans le but de compléter les informations ayant trait au cycle agricole.
40Un questionnaire a été adressé aux chefs de ménage. Les questions portaient sur les stocks de l'année précédente, les quantités de mil récoltées, mises en réserve et gardées pour les semences, ainsi que sur les dons ou achats de produits, alimentaires ou autres. Le questionnaire comportait également un certain nombre de questions sur la composition des ménages, leurs caractéristiques démographiques et leurs éventuelles activités extra-agricoles.
41La récolte du mil est évaluée en fonction du nombre de greniers, de leur dimension et du niveau de leur remplissage. Les réserves disponibles avant la récolte sont évaluées de la même manière.
42Les informations demandées en juillet 2001 visaient à identifier les aides reçues entre juin-juillet 2000 et la récolte de novembre, afin de compléter les données concernant la période dite de soudure.
43Les aides alimentaires sont exprimées en équivalent-mil. Les quantités de riz, maïs, sorgho ou mil sont converties en francs CFA pour pouvoir être ajoutées aux sommes d'argent perçues par ailleurs. Le montant obtenu est ensuite traduit en équivalent-mil.
44Le suivi démographique enrichit certaines données, notamment le nombre de résidents du ménage (en personne-année), la composition du ménage par sexe et par âge, le nombre et la durée des migrations temporaires. Par migration temporaire on entend une absence de onze mois maximum suivie d'un retour de un mois au minimum.
45La taille moyenne des ménages enquêtés est de 11,6 individus. Le ménage le plus petit est composé de 1 personne, le plus grand de 40 personnes.
46Les moins de 15 ans et les 15-59 ans représentent, pour chaque catégorie, 45 % de l'échantillon, soit 90 % au total ; ils se répartissent équitablement entre les hommes et les femmes. Les plus de 60 ans, moins représentés, sont absents de plus de la moitié des ménages. Un ménage uniquement est composé d'une femme seule de plus de 60 ans.
47Une analyse de classification hiérarchique (méthode de Ward) met en évidence des structures de ménages réparties en quatre classes (tableau 1 ci-dessous). Certaines sont caractérisées par une structure jeune avec : soit une part importante de femmes de moins de 15 ans (classes 1 et 2), soit une part importante d'hommes de moins de 15 ans (classes 1 et 4). D'autres se singularisent par un fort pourcentage de personnes âgées de 60 ans et plus (classe 3). Cette classe se distingue des autres par sa petite taille : moins de 5 personnes en moyenne.
48Les caractéristiques des ménages correspondent ici à celles des chefs de ménage. Ainsi prenons-nous en compte le sexe, l'âge, la situation matrimoniale, la religion, le niveau d'instruction, une éventuelle activité extra-agricole et l'appartenance ou non à une caste (tableau 2 p. 80).
49Dans l'ensemble, la taille des ménages varie peu en fonction des caractéristiques des chefs de ménage. On peut cependant noter que les ménages dirigés par une femme sont plus petits que ceux dirigés par un homme. Des différences assez nettes apparaissent également en ce qui concerne le statut matrimonial : comme on peut s'y attendre, la taille des ménages est sensiblement plus grande lorsque les
Tableau 1.. Structure par groupe d'âge et par sexe obtenue à l'aide d'une classification hiérarchique
Tableau 2.. Caractéristiques démographiques et socioculturelles des chefs de ménage
chefs de ménage sont polygames ; inversement la taille des ménages est plus petite lorsque les chefs de ménage sont jeunes ou lorsqu'ils ne vivent pas en union. Ces tendances sont cohérentes avec un système de production qui attribue l'autonomie économique aux adultes mariés et dont le fonctionnement repose sur l'utilisation de la main-d' uvre familiale.
50Le mil, nous l'avons vu, est l'aliment de base des paysans sereer dans la région. Aujourd'hui encore, comme le soulignait déjà Jérôme Lombard [1988], les repas sont très peu variés. Le menu quotidien est toujours le même : couscous de mil le matin, bouillie de mil le midi et couscous de mil le soir. On consomme peu de poisson, de viande et d'huile. Le riz, très apprécié dans les villes, reste un aliment de luxe à Niakhar.
- 11 Le Comité inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel.
- 12 Rapport mensuel de l'USAID et du CILSS sur « la sécurité alimentaire au Sahel et en Afrique de l'Ou (...)
- 13 Cf. « Lettre de politique de développement de la nutrition » du gouvernement sénégalais.
51Dans notre étude, le mil constitue donc la céréale de référence. Autrement dit, l'autosuffisance alimentaire peut se définir comme la capacité d'un ménage à produire suffisamment de mil pour nourrir l'ensemble de ses membres. Le seuil de production, généralement exprimé en kilogrammes par habitant et par an, est difficile à définir. À notre connaissance, aucune recommandation claire n'est formulée par les organismes internationaux. Une norme de consommation est toutefois établie par le CILSS11 pour les pays du Sahel ; pour le Sénégal, elle s'élève à 185 kg/hab./an12. Le gouvernement sénégalais parle d'un niveau « normal », de l'ordre de 160 à 165 kg/hab./an13, sans préciser si ce niveau est suffisant.
- 14 Cf. PNUD, rapport mondial sur le développement humain, 2003.
- 15 Un individu compte pour 1 s'il est résident tout au long de l'année de référence, et compte au pror (...)
52Contrairement aux normes de production, celles qui concernent les besoins caloriques sont bien établies. En effet, un individu est considéré comme sous-alimenté si sa ration quotidienne est inférieure à 1 960 calories14. Sachant qu'1 kilogramme de mil représente environ 4 000 calories, on peut estimer les besoins alimentaires minimaux d'un adulte à environ 180 kg de mil par an, seuil en dessous duquel il sera sous-alimenté. Les besoins alimentaires variant selon l'âge et le sexe, il est important de ramener l'effectif d'un ménage à un nombre d'adultes, ou plutôt d'« équivalent-adulte ». Pour ce faire, on applique un coefficient de 0,5 aux individus de moins de 15 ans, de 0,8 aux femmes de plus de 15 ans, et de 1 aux hommes de plus de 15 ans. La résidence de chaque individu est calculée en « personne-année »15.
53On évaluera la capacité d'un ménage à produire suffisamment de céréales pour nourrir l'ensemble de ses membres résidents par le calcul d'un indicateur identifié par I1. Celui-ci correspond au rapport entre la quantité de mil disponible et le nombre d'équivalent-adulte d'un ménage. La quantité de mil disponible est obtenue en ajoutant les réserves à la récolte, auxquelles on soustrait les semences destinées à la culture suivante.
54Comme nous l'avons mentionné plus haut, les pratiques de migration saisonnière se généralisant, surtout chez les jeunes, nous avons calculé l'indicateur de suffisance alimentaire (identifié par Imig) en gardant au numérateur (comme pour l'indicateur précédent) la quantité de mil disponible mais en ayant, cette fois, au dénominateur, le nombre de membres du ménage (en équivalent-adulte) auquel on soustrait le nombre de migrants. Ce nombre de migrants est, lui aussi, exprimé en équivalent-adulte et calculé au prorata de la période d'absence. Ainsi, un migrant saisonnier absent pendant six mois de l'année comptera pour 1/2.
55La prise en compte des membres absents du ménage permet de rapporter la production à une demande ajustée sur les membres réellement présents. On appréhende donc ici les besoins effectifs de consommation.
56Mais les migrations participent d'un processus plus large : même si, en général, elles ne constituent pas une source de gains importante, certaines d'entre elles, plus longues et dépassant le cadre d'une migration saisonnière, apportent néanmoins une aide substantielle (argent, nourriture, biens de consommation courante). En outre, les ménages sont parfois amenés à vendre une partie de leur récolte pour faire face à des besoins en numéraire. Il importe alors de prendre en considération l'usage de ces flux et d'en évaluer l'impact sur la sécurité alimentaire des ménages.
57C'est ce qui nous a conduits à proposer un nouvel indicateur (identifié par Iflux), lequel, cette fois, comprend, en plus, au numérateur, les ventes de mil, les achats de céréales et les aides alimentaires reçues.
58Chaque indicateur permet de mesurer une quantité de céréales moyenne, exprimée en kilogramme d'« équivalent-mil » par « équivalent-adulte », produite ou rassemblée par le ménage, englobant, successivement et de manière additive, la production, la migration saisonnière et les flux alimentaires.
59Une description des niveaux de production est effectuée suivant les trois indicateurs identifiés plus haut, en fonction de la structure et des caractéristiques socioculturelles des ménages (tableau 3 p. 83). Dans chaque catégorie, on observe la part des ménages atteignant le seuil critique de 180 kg de céréales par adulte et par an.
60Le gain en termes de sécurité alimentaire correspond aux productions moyennes selon que l'on introduit le facteur migratoire et les flux alimentaires. Ce gain s'exprime en kilogramme d'« équivalent-mil » par « équivalent-adulte ». Il est présenté pour chacune des catégories.
61Par souci de clarté nous allons commenter les résultats obtenus dans le tableau 3 pour chaque indicateur.
- 16a Selon que l'on considère la production propre des ménages (I1), l'allègement de la charge alimentai (...)
Tableau 3.. Disponibilité moyenne de mil, gains obtenus par la migration, les apports et les aides extérieurs, et part des ménages autosuffisants16a
62La production annuelle disponible (I1) de la saison 1999 est en moyenne de 207 kg de mil par adulte (tableau 3). Elle est donc supérieure au seuil d'autosuffisance alimentaire retenu (180 kg). Cependant, ce niveau masque une forte disparité puisque l'écart-type atteint 142 kg. Un grand nombre de ménages a une production faible (la moitié d'entre eux produit moins de 186 kg/an) et un petit nombre de ménages a une très forte production.
63Si plus de la moitié des ménages parviennent au seuil d'autosuffisance alimentaire, certaines caractéristiques telles que la structure par âge et par sexe ainsi que la caste du chef de ménage semblent avoir un effet discriminant sur les capacités de production (tableau 3).
64C'est surtout parmi les ménages qui comprennent une majorité d'hommes et des femmes de plus de 60 ans (classe 3) que la part des ménages autosuffisants est la plus importante (colonne 7). La présence de personnes âgées dans une concession peut être associée à un accès plus facile à la terre.
65Les ménages dont le chef appartient à une caste affichent un niveau de production inférieur au seuil (159 kg/an). Ce qui s'explique probablement par le fait qu'il s'agit d'individus dont la principale activité rémunératrice est non agricole (artisans ou griots).
66Contrairement à ce que l'on serait tenté de croire, la taille du ménage (calculée par le nombre d'équivalent-adulte) ne profite pas au niveau de production : plus un ménage est gros, plus ses capacités de production sont faibles. Le niveau de production de la classe 3, laquelle rassemble des ménages petits et à composante âgée, est toujours supérieur à celui des autres classes, mais la part de ces ménages dépassant le seuil critique de production n'est pas supérieure, de façon significative, lorsque le ménage est plus gros. Les ménages de la classe 4, composés majoritairement d'hommes de moins de 15 ans, ont, quant à eux, moins de chances d'être au-dessus du seuil critique de production.
- 16 Une analyse de régression, non présentée ici, montre que ces différences persistent quelles que soi (...)
67Les ménages dirigés par une femme présentent (à âge, situation matrimoniale, religion, niveau d'instruction, activité, caste et taille équivalents) une production beaucoup plus faible que ceux dirigés par un homme16.
68Par ailleurs, les ménages dont le chef vit en union polygame ont une capacité productive plus grande que ceux dont le chef vit en union monogame.
69Enfin, l'instruction apparaît comme une variable déterminante : le chef de ménage qui a fréquenté l'école, quel que soit le niveau auquel il est parvenu, risque moins d'atteindre le seuil de sécurité alimentaire que celui qui n'a jamais été scolarisé.
70La moitié des ménages autosuffisants ne le sont pas de manière endogène, c'est-à-dire que ces derniers ne produisent pas la quantité de céréales nécessaire à leurs besoins alimentaires. Il existe néanmoins des solutions alternatives à ce déficit.
71Pour appréhender le rôle des microstratégies mises en uvre par les paysans sereer, nous avons mesuré successivement l'impact des migrations et des apports extérieurs sur le niveau effectif de production.
72L'indicateur Imig est de 233 kg de mil en moyenne par équivalent-adulte et par an, soit 26 kg de plus que l'indicateur I1 (tableau 3). Cependant la disparité reste forte : l'écart-type est de 157 kg.
73La part des ménages autosuffisants, qui était de près de 52 % dans le calcul du premier indicateur, passe à près de 60 % (colonne 8). La migration joue donc bel et bien un rôle positif s'agissant de la capacité des ménages à s'assurer une sécurité alimentaire.
74L'amélioration de la performance alimentaire due à l'absence de certains membres du ménage est plus nette lorsque les personnes âgées de plus de 60 ans sont les plus nombreuses (classe 3). Il en va de même lorsque le ménage est dirigé par une femme, lorsque le chef de ménage a entre 50 et 60 ans, ou encore lorsqu'il est polygame, veuf ou divorcé.
75La part des ménages atteignant le seuil de sécurité alimentaire grâce à la migration varie selon la structure du ménage et le groupe statutaire auquel appartient le chef de ménage (colonne 8). En effet, c'est dans les ménages où la proportion des 60 ans et plus est la plus forte et dont le chef de ménage est « paysan » que l'on observe les pourcentages les plus importants de ménages autosuffisants (respectivement 79,4 et 65,7 %). Des distinctions significatives apparaissent selon le sexe du chef de ménage et son niveau d'instruction : seuls 44,1 % des ménages dirigés par une femme atteignent le seuil de suffisance contre 60,2 % des ménages dirigés par un homme. De même, dans 68,9 % des cas, les ménages dont le chef a été scolarisé parviennent au seuil de sécurité alimentaire.
76La taille du ménage semble associée à la capacité de production. Quand le chef de ménage est une femme, qu'il vit en union polygame ou qu'il appartient à une caste, les performances productives sont faibles. Comme on l'a déjà vu, l'instruction du chef de ménage induit un effet inverse. L'âge du chef de ménage influe, lui aussi, sur le niveau de production : les ménages dirigés par un individu de plus de 60 ans connaissent une production moindre que ceux dirigés par un individu de 50 à 60 ans. Ce sont en fait ces derniers qui bénéficient le plus fortement de l'allègement que procure la migration.
77Il convient à présent de considérer les aides reçues ainsi que les achats qui contribuent à combler une partie du déficit alimentaire.
78Les aides que reçoit un membre de la famille vivant à l'extérieur du village et les achats qu'il effectue (que nous regroupons ici sous l'appellation de flux alimentaires) permettent d'améliorer, sensiblement, la sécurité alimentaire. En effet, l'indice Iflux (tableau 3, colonne 3) présente une moyenne de 315 kg d'« équivalent-mil » par « équivalent-adulte », soit un gain de 82 kg par rapport à la production propre au ménage, qui tient compte de la migration (Imig). Le gain obtenu à la fois par la migration et les flux alimentaires est donc de 108 kg en moyenne. Cependant, là encore, les disparités sont fortes (écart-type : 175 kg).
79La part des ménages atteignant le seuil de sécurité alimentaire grâce à l'entraide familiale est de 83 %. Elle varie suivant que les ménages sont « paysans » ou non, selon la religion du chef de ménage et selon qu'il pratique une activité extra-agricole ou pas.
80Le gain apporté par les flux alimentaires n'est pas, lui non plus, réparti de façon égale (tableau 3, colonne 5). Ainsi, on voit que les ménages auxquels ces stratégies d'adaptation apportent le plus sont ceux de la classe 3, composée de personnes âgées, ainsi que les ménages dirigés par des femmes. On constate aussi que les ménages dont le chef est célibataire, veuf ou divorcé ou dont le chef est d'obédiance chrétienne bénéficient d'un gain important dû aux flux alimentaires.
81Les ménages dont le chef a une activité extra-agricole font moins appel à la solidarité extérieure.
- 17 Il faut noter ici que le fait de se déclarer chrétien n'exclut pas que l'on soit polygame. En effet (...)
82La polygamie a des conséquences favorables sur la productivité tout comme la religion chrétienne17. Des formes particulières d'implication dans des réseaux d'entraide familiale sont probablement à l'origine de ces différences.
83Le fait que le chef de ménage appartienne à une caste et que le nombre de personnes vivant dans le ménage soit élevé a une influence négative sur les capacités productives. Et, contrairement à ce que l'on observait pour les autres indicateurs, l'instruction n'apparaît plus comme une variable discriminante.
84Cette analyse montre que seule la moitié des ménages de notre zone d'étude parviennent à une sécurité alimentaire, par le seul produit de l'exploitation de la terre. Aussi le recours aux migrations ou à l'entraide familiale se révèle-t-il crucial dans ce contexte.
85Nous avons vu que les ménages comprenant de nombreux individus ont moins de chances que les autres de subvenir à leurs besoins. Habituellement, la main-d' uvre est perçue comme une ressource essentielle pour faire face au surcroît de travail qu'impose une agriculture peu technicisée ; pourtant, lorsque l'environnement agroécologique se dégrade, les ménages pléthoriques ne sont aucunement favorisés. La saturation foncière et la faible productivité des terres ne permettent plus de tirer profit du potentiel humain.
86Ces remarques sont particulièrement intéressantes dans le cadre d'une réflexion portant sur les relations qui existent entre le système de production et les comportements démographiques. Elles conduisent notamment à se demander si cette inversion des avantages liés au nombre ne remet pas en cause les logiques de fécondité classiques valorisant les descendances nombreuses.
87À Niakhar, la terre ne produisant pas suffisamment de mil pour tous, les familles recourent à l'achat d'aliments complémentaires et aux dons provenant de parents émigrés. Et ces choix dépendent de la structure des ménages et des caractéristiques socioculturelles de ces derniers.
88Plusieurs constantes ressortent des modèles que nous avons proposés. Ainsi certaines caractéristiques s'avèrent défavorables aux performances productives : la grande taille des ménages, le fait que le chef de ménage soit une femme ou qu'il appartienne à une caste. À l'inverse, d'autres caractéristiques semblent garantir une meilleure productivité : la petite taille des ménages et le fait qu'ils soient principalement composés de personnes âgées. Ce constat singulier tient au fait que les personnes âgées accèdent plus facilement à la terre, sans parler de l'équilibre production/consommation. De surcroît, grâce à la migration et aux aides extérieures, ces ménages accroissent leurs chances de s'en sortir.
89Les autres variables que nous avons étudiées sont l'instruction, la religion et la polygamie.
90L'instruction est sensiblement discriminante : bien qu'enclin à opter pour la solution migratoire, curieusement, un chef de ménage instruit ne sait pas toujours tirer profit de l'entraide familiale.
91L'appartenance religieuse est, elle aussi, déterminante : le fait qu'un chef de ménage soit musulman ou chrétien aura une incidence sur les moyens de subsistance de ses proches.
92Conformément à notre hypothèse de départ, la polygamie est très significativement associée à de bonnes performances sur le plan alimentaire. Elle correspond donc à un mode d'organisation sociale parfaitement adapté aux structures de la production à Niakhar.
93Un autre aspect important de notre analyse concerne les différences liées au sexe du chef de ménage. Nous avons observé une plus grande vulnérabilité des ménages féminins en matière de sécurité alimentaire, vulnérabilité à laquelle ni les migrations ni le recours à l'entraide familiale ne peuvent remédier. Ce résultat mérite néanmoins d'être nuancé : cette plus grande vulnérabilité se vérifie seulement pour les ménages de taille moyenne mais pas pour les ménages de petite taille, qui représentent pourtant la majorité des cas.
94Si la question de la force de travail est un élément fondamental pour comprendre les stratégies productives des populations, celle de l'accès aux terres cultivables l'est tout autant. La superficie cultivée, ou encore la quantité d'engrais utilisée, données qui ne sont malheureusement pas disponibles dans notre enquête, auraient probablement contribué à enrichir notre propos. Une grande partie des différences observées ici renvoie probablement, et de manière indirecte, à des différences d'accès à la terre.
95Nous avons mis en lumière la capacité des populations à s'adapter aux ruptures économiques sans compromettre radicalement leurs modèles de référence. Les migrations et le réseau familial constituent, à cet égard, des moyens très efficaces pour parer à la pression foncière et démographique. Tant que, dans cette zone de Niakhar, les solutions mises en uvre pour contourner les aléas économiques fonctionneront, il est peu probable que l'on opte pour un « malthusianisme de pauvreté » [Cosio-Zavala 2000].
96On peut d'ores et déjà se demander si les phénomènes récents de baisse de la fécondité et de recul de l'âge au mariage ne participent pas d'un essoufflement du système d'autoajustement des populations aux difficultés qu'elles rencontrent.