- 1 Parce qu'ils présentent un risque pour l'environnement, les élevages de plus de 450 porcs doivent o (...)
1LES ÉLEVEURS DE PORCS voient leur projet d'élevage soumis à la critique lors des enquêtes publiques liées aux procédures d'autorisation de leurs établissements1. Ces procédures supposent en effet que l'éleveur fournisse une étude d'impact. Les observations sont alors consignées auprès d'un commissaire enquêteur ou dans un registre d'enquête publique. Il n'est pas rare cependant que les éleveurs (ou leurs proches) fassent au quotidien l'objet d'interpellations lorsqu'ils travaillent sur leurs parcelles ou lorsqu'ils se déplacent ; ils peuvent aussi être interpellés à leur domicile, où ils exercent une partie de leurs activités.
2Dans un monde rural désormais partagé [Pujol et Dron 1998], où les activités agricoles se sont réduites, les critiques sont une expression de ce partage et rappellent que les éleveurs sont devenus des résidents comme les autres. Exprimées lors des enquêtes publiques et au-delà, elles dessinent de nouvelles règles pour le métier d'éleveur et révèlent à la fois la nature du rapport que l'éleveur entretient avec un territoire de travail réorganisé et la nature des relations qu'il entretient avec les autres, qu'il s'agisse de ses pairs ou de son voisinage. Pour l'éleveur, le territoire de travail est autant un espace de connaissances (de savoirs et de savoir-faire) que de reconnaissance [Di Méo 1998] : un espace en perpétuelle reconstruction qu'il s'approprie par le travail, un espace « expériencé » [Quéré 1997].
- 2 Notre enquête a été effectuée dans le cadre du programme « Porcherie verte » (INRA).
3L'analyse des critiques environnementales de l'élevage à laquelle nous avons procédé2 s'inscrit dans la perspective ouverte par les interactionnistes américains, lesquels considèrent le travail comme l'une des composantes les plus importantes de l'identité sociale [Mead 1963 ; Hughes 1996]. Plus largement, cette identité est « une marque d'appartenance [...] à une catégorie, qui permet aux individus d'être identifiés par les autres mais aussi de s'identifier eux-mêmes en face des autres » [Dubar 1991 : 385].
4Nous nous attacherons à saisir les cheminements à travers lesquels les individus construisent leur appartenance au monde et leur vision d'eux-mêmes. La psychodynamique du travail a précisément envisagé cette démarche. Pour elle, la reconnaissance de l'individu comme travailleur passe par deux jugements : le « jugement d'utilité » et le « jugement de beauté ». Le premier émane de locuteurs qui n'ont pas d'expérience du travail d'élevage : leur jugement porte sur ce que produit l'activité, à savoir, dans le cas qui nous occupe, certaines nuisances. Le second émane de pairs, qui connaissent les tâches de l'intérieur et sont capables d'apprécier la « belle ouvrage » [Dejours 1998]. Selon cette définition, même là où se concentrent les élevages, les pairs sont rares, ce qui limite l'expression du jugement de beauté et renforce la portée des critiques locales.
- 3 La contrainte désigne ce qui pèse sur le travailleur (les conditions de travail : bruits et odeurs (...)
5Si nous considérons le territoire de travail comme une organisation de contraintes et de ressources, nous pouvons, selon la dynamique du couple contrainte/astreinte3 [Wisner 1974], admettre que les critiques adressées à l'éleveur sont une part des contraintes inhérentes à son travail. L'astreinte qui en résulte est, pour chaque éleveur, une épreuve à double titre. D'une part, c'est une expérience à laquelle il n'est pas préparé : au-delà de la prévision, elle rompt la routine ; d'autre part, elle est source de souffrance en ce qu'il est dénigré à la fois pour ce qu'il fait et pour ce qu'il est.
6L'article s'appuie sur des entretiens renouvelés avec des éleveurs de porcs ayant subi des enquêtes publiques conflictuelles dans deux départements contrastés du point de vue de l'organisation professionnelle et territoriale de cet élevage : le Finistère et la Dordogne. On a, d'un côté, une activité très hiérarchisée, au c ur de l'économie départementale ; de l'autre, une activité marginale, dans laquelle quelques éleveurs organisent l'activité des autres, isolés au sein d'un « désert porcin ». L'enquête donne la priorité à l'analyse des relations aux autres, quels qu'ils soient. Dans cette perspective, nous nous attacherons à décrire les transformations du métier d'éleveur induites par le partage du territoire. Nous étudierons ce en quoi les critiques contribuent à une recomposition de l'identité professionnelle des éleveurs.
7La notion de recomposition de l'espace rural rend compte de la transformation physique et sociale de cet espace qui va jusqu'à en affecter le sens [Damette et Scheibling 1995]. Pour les éleveurs, cette recomposition se traduit par des contraintes qui redéfinissent l'organisation territoriale de leur travail.
- 4 Cf. Quelle France rurale pour 2020 ?, Paris, La Documentation française, 2003.
8Depuis le milieu des années soixante-dix, l'usage des espaces ruraux s'est profondément modifié. Ainsi la DATAR note-t-elle le « développement spectaculaire » de la fonction résidentielle4 : à partir de 1990, pour la première fois depuis un siècle, la population s'accroît dans la majorité des communes rurales grâce essentiellement à l'arrivée de nouveaux résidents. Cette évolution se traduit par l'apparition de constructions le long des voies conduisant aux pôles urbains locaux, par le mitage de lotissements ou par le réaménagement d'immeubles en maisons de campagne, en gîtes ou chambres d'hôte.
9Cette nouvelle occupation de l'espace réorganise le parcellaire agricole et son usage. Le respect de la distance aux tiers qu'imposent les textes réglementaires (généralement 100 m) modifie la superficie des parcelles destinées à l'épandage en accroissant les surfaces non utilisables. Ainsi, un éleveur fait remarquer que, sur ses 21 hectares de SAU (surface agricole utile), les sentiers, les ruisseaux, les pentes et surtout les habitations réduisent sa surface épandable à quelque 12 hectares. Il dispose ainsi de 16 parcelles de 0,5 à 0,8 hectare.
- 5 Cf. Les campagnes et leurs villes, Paris, INSEE, 1998.
- 6 Source : Association des Maires de France.
10Cette transformation physique accompagne celle de la population résidente ; dans les espaces à dominante rurale, la proportion des ménages d'agriculteurs diminue fortement d'un recensement à l'autre : elle baisse de plus de 35 % entre 1982 et 19905. Le déclin de la population agricole s'inscrit dans une histoire longue : de 65 % en 1806, son taux passe à 50 % en 1870, 30 % en 1950, 10 % en 1975 et n'est plus que d'environ 4 % aujourd'hui. Il s'ensuit une moindre représentation des agriculteurs au niveau politique (des 39,5 % de maires agriculteurs en 1977 on n'en compte plus que 19,9 % en 19956) et au niveau associatif, ce qui fragilise leur statut. Par ailleurs, la faible densité de la population agricole dans l'espace accroît, entre les agriculteurs, la distance tant géographique que sociale. Dès lors, les relations de travail entre éleveurs deviennent d'autant plus rares qu'ils sont éloignés les uns des autres, ce que renforce l'évolution des techniques.
11Le développement de l'agrotourisme et, plus largement, le « désir de nature » [Perrot et de la Soudière 1998] drainent des populations de résidents temporaires mais assidus qui modifient le sens de l'espace agricole. En 2000, 35 à 40 % des Français ont choisi la campagne comme destination touristique7. Dans le contexte d'une « désagricolisation » de l'espace rural [Luginbühl 1991], les acteurs non agricoles se font une idée de ce que doit être la mise en conformité du territoire de travail des agriculteurs pour répondre aux exigences d'un espace récréatif. Nous avons observé ce même phénomène dans les deux départements que nous avons enquêtés (Finistère et Dordogne) : l'espace rural y est perçu comme l'envers de l'espace urbain et comme l'envers de l'espace du travail. Les manifestations du travail agricole sont désormais considérées comme dérangeantes voire incongrues.
Avant, quand y'avait que les agriculteurs, personne ne disait rien. Maintenant qu'on est minoritaires, ils se gênent pas pour dire tout ce qui les gêne. C'est vrai qu'il y a 1 agriculteur pour 15 ou 20 personnes, même plus. Alors ils nous regardent travailler. Dans le petit village où j'habite, je suis maintenant le seul exploitant [...] On les perturbe dès qu'on arrache un arbre... Si cet arbre leur plaisait pas, ils vont rien vous dire, mais si l'arbre leur plaisait, ils ne vous adressent plus la parole. Même les branches, pour les couper, faut faire gaffe. L'autre jour, sur une propriété que je loue à Sainte-Colombe, j'ai fait passer l'épareuse sur 50 mètres. Y'a un gars qui vient en vacances l'été, qui a un petit cabanon... il est allé voir le propriétaire, il a rouspété parce que j'ai enlevé ses ronces et que maintenant il est plus caché. Mais les ronces, elles étaient quand même sur le champ que je loue en bordure. Il s'est permis d'aller voir le propriétaire et, maintenant, il a mis une grosse ficelle. J'ai vu les bornes après. Quand on voit ça... En ce moment, y'a des branches de ses arbres qui penchent vers chez moi, j'ai envie de les couper, mais il va faire une crise. C'est pénible de travailler dans ces conditions (entretien avec un éleveur de la Dordogne).
12Cette conception de l'espace rural, désormais plus orientée vers les loisirs que vers la production, est renforcée par la multifonctionnalité de l'agriculture (reconnue par la loi d'orientation agricole de 1999), qui étend la sphère agricole aussi bien à l'entretien de la nature qu'au tourisme. Cette multifonctionnalité fragilise l'identité des agriculteurs vis-à-vis de leurs collègues entrepreneurs [Laurent et Rémy 2004] et contribue à faire évoluer le jugement social sur l'ensemble du travail agricole. Dans ce cadre institutionnel on ne reconnaît plus les agriculteurs pour leurs activités de production animale et végétale mais pour leurs activités d'animation économique et sociale du territoire.
13Dans le Finistère, le développement du tourisme suppose une côte débarrassée d'algues vertes. En Dordogne, la célébration de la gastronomie de terroir s'accommode mal de l'élevage intensif et des odeurs des porcheries. Ce sens nouveau attribué à l'espace agricole met en porte-à-faux le territoire de travail de l'éleveur.
14La réorganisation du territoire de travail de l'éleveur modifie sa relation aux autres acteurs de l'espace rural. Dans un parcellaire parsemé de résidences, un travail qui se signale par du bruit ou des odeurs ne passe pas inaperçu. Lorsque la situation est considérée comme problématique, cette visibilité du travail l'inscrit dans une dynamique de surveillance et de contrôle social. A fortiori dans les communes rurales, où les populations connaissent la nature des activités de leurs voisins [Maget 1955].
J'ai une grande parcelle de 30 hectares coupée en deux dans le périmètre de protection. J'avais dit au chauffeur : « Tu prends cette ligne comme repère entre deux arbres ». On peut épandre sur 17 hectares et pas sur les 13 autres. On a débordé de 25 ares. Les nouveaux ont déposé une plainte. Ils étaient derrière nous en permanence. Les retraités, ils observent en permanence. Ils sont postés sur un talus et ils surveillent tout (entretien avec un éleveur de la Dordogne).
15Les nuisances initient cette dynamique de surveillance et suscitent des stratégies qui passent aussi bien par des observations que par des comparaisons. La multifonctionnalité, conçue comme une valorisation du territoire, peut être invoquée comme référence dans les jugements. Quand un travailleur dont l'activité produit des nuisances est visible et accessible sur un territoire destiné à la résidence et à la récréation, la surveillance dont il est l'objet débouche sur des critiques. Celles-ci peuvent avoir une dimension collective, notamment lors des enquêtes publiques, mais être aussi individuelles lors d'altercations au quotidien. Lorsque ces critiques s'inscrivent durablement dans les relations de voisinage, c'est du « vivre ensemble » qu'il est question.
- 8 C'est-à-dire un mode de production qui n'exige pas de terres (proches) pour nourrir les animaux (ou (...)
16Après la loi d'orientation agricole de 1962, le passage de la polyculture-élevage au hors-sol8, concomitant de la « décohabitation », s'est accompagné d'une réorganisation du collectif de travail sur l'exploitation familiale. Les exigences liées aux techniques ont cependant longtemps maintenu un « travailler » collectif, au moment des récoltes en particulier. Dans nombre d'exploitations la complémentarité lait-porcs impliquait d'ailleurs l'ensemble des membres du ménage, tout en organisant une distinction partielle de leurs territoires de travail.
17Avec l'émergence du hors-sol, le territoire de travail se recentre sur l'élevage, donc sur une activité exercée isolément, et la culture des parcelles apparaît comme une contrainte. Le volume des lisiers croissant, les terres font figure d'exutoire, au rythme du remplissage de la fosse à lisier. Ainsi, lorsque la situation financière le permet au-delà d'un seuil d'environ 150 truies ces travaux ont tendance à être externalisés et confiés à des salariés de l'élevage, à des coopératives d'utilisation de matériel agricole (CUMA) ou à des entreprises de travaux agricoles (ETA). Cette conception de l'usage des terres est largement partagée.
- 9 Cf. « La cohabitation des générations persiste. Les ménages agricoles fidèles à leurs traditions ». (...)
18L'isolement relatif du travail de l'éleveur contemporain est lié à un long processus d'effritement du travail familial, qui n'a, au reste, jamais eu la même signification pour tous les intervenants. Ainsi, le seul territoire reconnu aux femmes était domestique. Et il leur a été difficile d'obtenir de la reconnaissance lorsqu'ont disparu, au début du siècle, les grands collectifs de récolte, débordant l'exploitation familiale et dans lesquels elles étaient largement intégrées [Nicourt et Souron 1988]. Si la cohabitation des générations perdure aujourd'hui9, elle ne s'incarne plus dans une activité collective. Les enfants se consacrent à leurs études, les retraités se retrouvent entre eux pour partager d'autres moments. Quant aux épouses de jeunes agriculteurs, 60 % d'entre elles exercent un métier hors de l'agriculture [Rattin 2003]. Dès lors, le sens de l'entraide a changé, ce qui contrarie et réoriente les projets [Barthez 1982].
Le collectif touche davantage les hommes que les femmes. Les échanges de travail, c'était plutôt entre hommes. Les femmes venaient effeuiller ; sinon s'il fallait utiliser les tracteurs, c'était les hommes. Parce que quand y'a travaux collectifs, y'a repas, donc la femme, elle est à la cuisine. Voilà ce qui pose problème chez les gens qui ont une femme qui travaille à l'extérieur. Dans le temps, les artisans faisaient des prix un peu bas et ils se faisaient nourrir à midi. Tu entends plein d'artisans qui disent : « Maintenant on n'est plus nourris à midi ». Forcément, y'a plus de femmes pour les nourrir et si la grand-mère est un peu âgée... Comme pour les battages, les hommes travaillaient tard mais, en général, ils étaient nourris dans les fermes. Maintenant c'est hyper rare. Les échanges collectifs tournaient beaucoup autour des hommes (entretien avec une éleveuse du Finistère).
19Une enquête de l'Institut de l'élevage sur le secteur bovin-lait pose le problème en termes d'emploi : ces exploitations sont fragilisées économiquement par la disparition de la main-d' uvre familiale et « bénévole » : enfants, retraités, parents, voisins et stagiaires [Moreau 2003]. Cette réorganisation, qui n'apparaît qu'en creux, masque amertume et souffrance : la désertion de ces travailleurs sans statut exprime le jugement qu'ils portent sur le travail agricole. La fuite des enfants est vécue comme l'échec d'un modèle [Champagne 1986]. C'est en quelque sorte un déni de ce travail.
20La dégradation d'un territoire organisé par le travail collectif de plusieurs exploitations a fait place au territoire de l'entrepreneur, figure qui s'inscrit en contrepoint de celle de l'exploitant familial. Cette figure donne sens à une réorganisation du travail tout en fournissant à l'éleveur un moyen de « tenir », d'inverser en valeur positive le caractère négatif des contraintes qui entravent son projet. Cette idéologie collective de défense [Dejours 1980] est portée par l'encadrement professionnel lié à la filière de production. Pour la majorité des éleveurs, qui n'exercent pas de responsabilités dans cette filière, cette défense passe essentiellement par le miroir de la presse professionnelle. Ainsi, dès son premier éditorial, en janvier 1969, la revue Entreprise agricole, citant Mathieu de Dombasles [1861], louait « les dispositions individuelles de l'homme qui doit la diriger ».
21Un tel discours est aujourd'hui d'autant plus crédible qu'il s'adresse à des éleveurs dont le statut est de plus en plus régi par le régime sociétaire de leur exploitation [Rattin et Grivaux 2005]. Même en Dordogne, région qui, pour les Finistériens, est un « désert porcin », la figure entrepreneuriale a un sens : si on n'y rencontre pas de « businessmen cochonniers » comme dans le Finistère, on y croise cependant des chefs d'entreprise.
22Sur un marché concurrentiel, le chef d'entreprise exerce une responsabilité qui passe par des prises de décision dont il assume seul les conséquences. Cette association responsabilité-concurrence-solitude organise son travail et ses territoires. L'argument sanitaire justifie qu'il réduise les relations qu'il entretient avec les autres éleveurs. De même, l'entrepreneur se distancie de ses salariés, tant par ses tâches organisationnelles que sur le terrain. Cette distanciation s'appuie également sur des outils juridiques et fiscaux qui l'incitent à se tenir en retrait de certains travaux. Les CUMA et groupements d'employeurs auxquels il recourt pour la culture, l'épandage ou la création de maternités collectives dégradent le travail collectif sur l'exploitation. Son bureau, territoire emblématique, renforce cet isolement.
23En l'absence de relations entre éleveurs, le jugement du travail effectué se fait sur la base d'indicateurs recueillis dans le milieu professionnel, auprès des acteurs de la filière ou dans des documents dont les éleveurs sont les destinataires (circulaires, journaux, etc.).
Quand j'étais jeune, que je me suis installé, les gens qui étaient bien plus âgés que moi et qui étaient dans le métier depuis longtemps, ils avaient pas envie de me recevoir. On aurait dit que ça les gênait... Y'en a beaucoup à qui ça plaisait pas, mais c'est peut-être parce que j'étais jeune et qu'ils m'ont pas accepté... Maintenant, je demande plus rien à personne. On a un technicien qui passe quand on veut (entretien avec un éleveur du Finistère).
24Je connais Monsieur Charles, qui est technicien chez Sanders mais qui travaille beaucoup avec Périgord Porcs, et qui est dans le milieu du porc en Dordogne depuis trente ou trente-cinq ans... il m'apporte beaucoup. Quand il vient, on fait le tour des truies ; il me donne des conseils, ce que je n'ai pas dans le Lot-et-Garonne. Et puis il me parle des élevages en Dordogne, et avec lui j'en apprends tous les jours (entretien avec un éleveur de la Dordogne).
25Le jugement de soi, recueilli à la marge du métier, offre cependant une légitimité et une portée limitées. En contrepoint, les données chiffrées offrent une représentation partageable et pertinente du travail, pour remettre l'individu dérouté dans un monde plus stable comme pour permettre des comparaisons chronologiques et synchroniques. Grâce à ces indicateurs, par exemple celui de la productivité d'une truie, on peut procéder à une évaluation du travail des éleveurs, parfois gratifiante. D'où l'usage permanent de l'agenda électronique, plaisant à consulter, a fortiori lorsqu'il affiche un chiffre valorisant.
26Mis à l'épreuve quotidiennement sur son territoire de travail, l'éleveur est fragilisé par les déviations d'un modèle qui se veut autant prescriptif que coercitif. Les résultats chiffrés en deçà de ses attentes s'ajoutent aux critiques, pour devenir autant de jugements qui dévalorisent son travail.
27Les critiques à l'encontre de l'éleveur le renvoient à la réalité territorialisée de son métier. Son territoire mêle ainsi activités professionnelles et domestiques au travers de la multi-affectation des espaces et de la participation reconnue ou non des membres du ménage.
28Pour l'éleveur, une parcelle est empreinte de multiples sens issus de son expérience de travail : son sol est ainsi une fragmentation de potentialités de production qui peut même être formalisée (géoréférencement) à l'aide des outils de l'agriculture de précision ; c'est là un écosystème avec une flore et une faune singulières, le lieu de rencontre d'autres populations... En situation de travail, par exemple lors de l'épandage, la tension des contraintes agronomiques (un sol filtrant) et sociales (la proximité d'un voisin grincheux) est contrebalancée par le souvenir des histoires attachées à la parcelle. Ce territoire de travail renvoie aux épreuves qui ont marqué, d'un côté, le paysage, de l'autre, le corps et la mémoire de l'éleveur. La procédure d'autorisation, par le biais du dossier d'étude d'impact, remet en cause cette conception du lieu.
Dans l'étude agropédologique, on prend la surface disponible et on apporte le lisier et le fumier. Les valeurs ne sont pas fiables. L'approche théorique ne correspond pas à la réalité... Ma connaissance de la parcelle, c'est du concret [...] Je savais qu'on avait un rendement correct avec un PH de 8 : le lisier, ça acidifie. C'était une bonne parcelle. Du jour au lendemain, sur 4 hectares, on se retrouve avec 2,5 hectares d'inépandables car le sol est calcaire et très filtrant. On a fait un carottage sur environ 40 centimètres de profondeur : sur 120 hectares, on en a 80 d'épandables (entretien avec un éleveur du Finistère).
29Les critiques mettent en évidence la désagrégation d'une adéquation entre le territoire et le travail de l'éleveur. Elles montrent que la réorganisation spatiale a brouillé le sens de son travail dont elle contrarie le besoin de cohérence qui sous-tend sa projection dans l'avenir [de Keyser et Olivier 1972]. Affecté par les critiques, l'éleveur est confronté à un dilemme.
30—Il peut choisir un travail détaché du territoire, voire nomade, adossé à des réseaux fluctuants et à une identité modelée à l'image de celle des dirigeants d'entreprises délocalisées qui fonctionnent en îlots sociotechniques [Wisner 1985]. Son territoire de travail se limite alors au bureau et à des « tours d'élevage », rarement « de plaine ». Il peut même être délocalisé lorsque les élevages sont gérés sur de multiples sites et au-delà, et être organisé par des logiques professionnelles, commerciales et de représentation. La pression territoriale des critiques est alors pour l'éleveur une contrainte qu'il transforme en ressource l'incitant à des activités nomades hors de son territoire de résidence. Mais cet habit d'entrepreneur ne peut être revêtu que par une minorité, ce qui souligne la forte disparité des situations sociales et économiques des éleveurs : ainsi, en 1999, deux tiers des éleveurs de porcs prennent en pension des animaux pour le compte d'autres éleveurs donneurs d'ordre [Fraysse 2000].
31—Il peut conserver un travail ancré dans un territoire confondu avec celui de la résidence. Contraint à des négociations croissantes, il troque alors une identité agricole, construite sur le long terme, contre celle d'un agriculteur devenu multifonctionnel : un « jardinier du territoire ».
J'avais une parcelle à côté de chez eux. Chaque fois que je commençais à gratter la terre, la voisine venait me voir : « Alors, qu'est-ce qu'il met cette année ? Pas du maïs, j'espère, parce que quand y'a du maïs, on y voit plus rien ». Si je lui disais : « Non, de l'avoine », elle disait : « C'est bien, l'avoine, c'est beau ». Si on leur fait un truc qui leur plaît pas, là, ils savent le dire. Si on fait un bâtiment qui se voit trop, ça leur plaît pas, mais si on leur sème du tournesol devant la porte, là, ils sont contents... À force d'être comme ils disent, on est polyvalents : on est ci, on est ça. À force, on se mettrait dans un trou de souris (entretien avec un éleveur de Dordogne).
32Parce qu'elles s'expriment au quotidien, les critiques dissocient difficilement le résident du travailleur. Dans un contexte de coactivité et de répétition de microproblèmes, elles engendrent une pression permanente qui tend à transformer les effets non intentionnels du travail les odeurs en incivisme.
33Lorsque territoires de travail et de résidence se confondent, les critiques ne s'adressent pas uniquement à l'éleveur mais touchent aussi les membres de sa famille. Ceux-ci sont même en première ligne et sont souvent l'objet d'« insinuations ». Ainsi les épouses et les enfants peuvent-ils être pris à partie à la sortie de l'école.
Qu'on touche à notre travail, c'est une chose... mais qu'on touche à nos gamins, à la famille... On a insulté nos enfants à l'école. Ils ont passé une année épouvantable, ça a été très dur... On peut pas retirer nos enfants de l'école sous prétexte qu'ils sont maltraités. On peut pas non plus gendarmer ou demander à un directeur de faire le gendarme, de surveiller ce qui se passe dans la cour ou dans le bus scolaire. Donc, les pauvres gosses, on les a lâchés dans l'arène (entretien avec un éleveur de Dordogne).
34Lorsque je vais en vacances, je ne dis pas que je suis éleveur de porcs, je dis que je travaille avec mon épouse. [...] Ma fille, qui est en cinquième, je lui ai dit qu'il valait mieux qu'elle dise que ses parents tenaient une ferme-auberge. Se cacher, c'est le truc que je vis le plus mal dans mon métier. [...] Au début, j'essayais de me défendre. Maintenant je ne dis plus que je suis cochonnier. Et ça, c'est terrible (entretien avec un éleveur du Finistère).
35Dans les communes rurales, les critiques acquièrent une dimension publique et exercent une pression telle que ceux qui en sont les victimes se sentent mis au ban de la société locale. C'est pourquoi on trouve en Bretagne des écoles qui rassemblent les enfants d'éleveurs, ce que favorise particulièrement dans cette région la coexistence d'écoles publiques et privées.
36Si les critiques blessent autant l'éleveur c'est parce qu'elles sont ressenties comme injustes. En effet, elles le font entrer dans la catégorie des pollueurs et lui dénie sa singularité. En situation, les critiques qu'il entend ne le concernent pas forcément mais l'interpellent en tant que représentant de tous les agriculteurs.
Le gaveur (de canards) d'à côté, il prend pas les mêmes précautions que moi. Et dans le village plus loin, y'a des gars, quand le vent vient du nord et que le gaveur épand, qui disent aussitôt que c'est mes cochons. Parce que lui, il est bien caché dans les bois et que son élevage est discret. Mais pour les gens, y'a un élevage de porcs ici, dès qu'y a une odeur, c'est toujours le porc qui prend. Parce que, pour eux, le canard, ça sent bon ! Qu'est-ce qu'ils en savent ? Rien. Mais ceux qui sont de l'autre côté de son élevage, eux, ils savent. Maintenant, ils savent faire la différence. Ils savent quand c'est le canard... Pour le porc, c'est la Bretagne qui a fait du tort à tout le monde, avec la pollution. C'est ça qui fait le plus peur aux gens. Y'a un gars qui a mis [sur le registre d'enquête publique] : « On a vu ce que ça a apporté à la Bretagne, donc on veut pas de ça ici ». Ils voient pas le boulot ni le reste... Pour le voisinage, dès qu'on parle porc, ça y est, c'est tout de suite la Bretagne (entretien avec un éleveur de la Dordogne).
37En Dordogne, critiqué parce qu'il fait « comme les Bretons » ou comme d'autres collègues moins scrupuleux, l'éleveur estime qu'il est traité comme un bouc émissaire. En Bretagne, il arrive que son engagement de militant associatif ou d'élu soit réinterprété à l'aune de son activité. Dans ces deux contextes, faisant de lui un pollueur a priori, on conteste son implication dans le travail lorsqu'il a à c ur d'expérimenter des pratiques précautionneuses, parfois coûteuses ou son implication sociale sur le territoire.
38Lors de chaque enquête publique, la contrainte des critiques est importante car celles-ci se concentrent sur une durée de un mois. Elle peut même être exacerbée soit par la répétition et la mise en public (pétitions, médiatisation ou porte-à-porte), soit par des ruptures brutales de sociabilité que les éleveurs vivent chaque fois comme une trahison.
- 10 La répétition des critiques, qui suscite un climat de suspicion, voire de persécution, peut introdu (...)
Le dossier en lui-même n'est pas un problème. C'est le fait d'être sous les feux de la rampe. Ça c'est difficile. Parce que vous savez, les gens, quand on leur dit une chose une fois, ils le croient pas trop, mais quand on leur dit vingt-cinq fois, ils commencent à y croire10. On les a matraqués... Ils étaient 5 ou 6 à faire du porte-à-porte, tous les jours pendant un mois. À dire aux gens, vous allez voir, ça va puer. Ce sont des querelles de clocher... Tous les jeudis, y'a un marché [au chef-lieu du canton], où y'a énormément de monde... les gens parlent plus que de ça : des cochons (entretien avec un éleveur du Finistère).
39On se voit tout le temps mais y'en a qui auraient traversé la rue pour ne pas dire bonjour... Les gens de l'association m'évitaient complètement, des gens qui disaient bonjour avant mais qui, après, faisaient semblant de ne pas me connaître ; ils faisaient carrément demi-tour (entretien avec une éleveuse de la Dordogne).
40On a des voisins avec qui on était très bien. Quand ils ont vu le panneau « enquête publique », ça leur a monté à la tête... Ça a été dur parce qu'on avait les clés de leur maison pour arroser les plantes et allumer le chauffage avant leur arrivée. Ils venaient manger chez nous, on allait manger chez eux, jamais ils se sont plaints de rien. La femme a téléphoné à tout le monde. Elle a prévenu les gens du village au cas où ils auraient pas vu la pancarte. Venant de ces personnes, ça fait encore plus mal. Elle venait me filmer quand je branchais les verrats. Quand son mari avait besoin d'affûter sa tronçonneuse, il venait et je l'affûtais ; quand il avait besoin d'un boulon, il le prenait. Et voilà ce qu'ils vous font... À la limite, si elle m'en avait parlé avant, d'accord, mais même quand je lui ai demandé, elle a jamais rien dit. Elle en a rajouté une couche. Tous les jours, elle allait colporter. J'ai essayé de l'appeler quand c'était un peu chaud mais elle était partie à Paris. Je lui aurais demandé ce qui lui arrivait. Je lui aurais dit que je la croyais pas du tout comme ça. Elle est venue reprendre ses clés ; elle a même pas dit merci ni au revoir (entretien avec un éleveur de la Dordogne).
41De telles critiques finissent par transformer la nuisance en faute. Dès lors, l'éleveur est projeté dans le registre de la réprobation morale et de la culpabilité. Blessé, doutant de son projet et redoutant des oppositions, il est déstabilisé et se fait discret. Si le soutien de ses pairs est limité du fait d'une absence d'organisation collective et du fait de la spécificité de la profession, celui des résidents proches n'est guère plus solide. Un sentiment de malaise naît à l'endroit de l'éleveur, qui conduit d'une lente désertion à un véritable rejet. Pris dans cette dynamique d'isolement, il se sent d'autant plus exclu que des prescriptions enjoignent sa mise à l'écart : des arrêtés d'autorisation imposent par exemple de planter des haies devant les porcheries.
Comme moi, dans mon enquête publique, on m'a préconisé de mettre des haies devant... On va cacher notre outil de travail ? On n'a pas à le faire. Maintenant, celui qui travaille, il va falloir qu'il se cache ! La voisine en avait mis aussi parce que ça allait être une route touristique : alors, il fallait pas gâcher le tourisme (entretien avec un éleveur de la Dordogne).
42Dès lors, l'éleveur ne peut que s'interroger sur la signification publique de son travail. Doit-il se cacher pour exercer son activité ? Entre la pression des résidents et les incitations institutionnelles à la multifonctionnalité, que devient sa légitimité ? Pour lui, il s'agit d'une atteinte à son droit au travail.
43Parce qu'elles soulignent la vulnérabilité des éleveurs dans un territoire recomposé, les critiques conduisent ces derniers à réorganiser leur travail : certains saisissent l'opportunité de la multifonctionnalité quand d'autres deviennent des entrepreneurs enviés. Mais ces perspectives ne concernent qu'une petite minorité. La plupart restent dans le cadre de la contrainte et de la concurrence, tout en composant pour partager le territoire et coagir.
44Confrontés à l'expérience de l'isolement, les éleveurs de la Dordogne et du Finistère, bien que dans des configurations territoriales différentes, vivent une épreuve comparable, qui les conduit semblablement à reconsidérer leur travail.
45Comme un client qui, dans une relation de service, peut acquérir un statut de coproducteur et devenir, de fait, une ressource humaine externe [Gadrey 1990], le coacteur du territoire contribue à la coconstruction des pratiques du travail d'élevage. Un tel travail implique aussi pour l'éleveur un engagement subjectif croissant afin de construire une manière de produire acceptable et acceptée. Elle passe par une présentation de soi et une attention aux autres qui supposent de se maîtriser, voire de se faire violence.
46Le travail est transformé tout en étant assujetti, localement, à des marques de respect, à la négociation et à l'échange, qui visent à l'exemplarité. Il devient un référent commun, intégrant les exigences de la coactivité. Se construisent ainsi de nouvelles règles de partage et d'usage du territoire, issues de l'expérience du travail en situation : un nouveau « genre », collectif et non figé, un « travailler » générique, véritable guide pour l'action [Clot 1999]. Pour l'éleveur, le « vivre ensemble » avec les résidents, dans tout ce que cela peut comporter d'épreuve, prend le pas sur le « travailler » avec des pairs fantômes.