- * Journal officiel du 27 mai 1998.
1LES ACCORDS DE NOUMÉ* signés le 5 mai 1998 définissent un nouveau statut pour la Nouvelle-Calédonie. Entre autres aspects, ils accordent une grande place à la question foncière en contextualisant historiquement et sociologiquement la propriété de la terre. Ainsi, le préambule pose dans l'article 1 :
L'identité kanake était fondée sur un lien particulier à la terre. Chaque individu, chaque clan se définissait par un rapport spécifique avec une vallée, une colline, la mer, une embouchure de rivière, et gardait la mémoire de l'accueil d'autres familles.
2On peut se demander si ce « lien particulier » et ce « rapport spécifique » ont quelque chose à voir avec la propriété. L'article 5 tire les conséquences de cette affirmation de l'identité kanake :
La pleine reconnaissance de l'identité kanake conduit [...] à mettre en place de nouveaux mécanismes juridiques et financiers pour répondre aux demandes exprimées au titre du lien à la terre, tout en favorisant sa mise en valeur.
3Il s'agit notamment de poursuivre la réforme foncière et d'établir un cadastre des « terres coutumières ». Le nouveau partage définit juridiquement deux types de terres (ou de propriétés), comme le posent les accords de Nouméa dans le point 1.4 de leur document d'orientation :
Les terres coutumières seront constituées des réserves, des terres attribuées aux « groupements de droit particulier local1 » et des terres qui seront attribuées au titre du lien à la terre. Il n'y aura plus ainsi que les terres coutumières et les terres de droit commun.
- 2 Loi du 19 mars 1999 publiée dans le Journal officiel du 21 mars 1999.
4Ce document d'orientation a trouvé sa traduction juridique dans la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie2, notamment dans l'article 18 :
Sont régis par la coutume les terres coutumières et les biens qui y sont situés appartenant aux personnes ayant le statut civil coutumier. [...] Les terres coutumières sont inaliénables, incessibles, incommutables et insaisissables.
5Enfin, un « Sénat coutumier » doit statuer sur toute proposition de loi visant le régime des terres coutumières (article 142).
- 3 Pour l'Océanie, voir aussi le numéro spécial de la revue Mankind édité par R. Keesing [1982].
6Ces textes constituent à la fois un défi politique pour la Nouvelle-Calédonie (qui doit trouver un nouvel équilibre et inventer une nouvelle forme dualiste de droit foncier) et une stimulation épistémologique : n'est-il pas singulier pour l'anthropologie de voir certains de ses objets classiques la coutume, les terres coutumières, la propriété coutumière devenir articles de loi ? S'il est légitime de critiquer de telles hypostases culturalistes [Hobswbawn et Ranger 1983]3, il faut aussi s'interroger sur leur effectivité et ne pas négliger le droit.
7Nous allons tenter de comprendre ce qu'est la propriété de la terre pour les Kanaks de Nouvelle-Calédonie et ce qu'engage ce nouveau statut foncier. Pour ce faire nous procéderons à un indispensable rappel historique.
- 4 I. Merle [1998b] a également effectué une analyse du cadre juridique de la dépossession foncière de (...)
8La particularité de la question foncière en Nouvelle-Calédonie tient à ce que ce territoire a été conçu comme une colonie de peuplement, pénal et libre [Merle 1995]. Afin de libérer de l'espace pour les nouveaux arrivants, réels ou simplement espérés, les Kanaks ont été cantonnés dans des réserves, l'État s'appropriant la très grande majorité des terres avant de les lotir [Merle 1998a]4. Un modèle de ségrégation sans équivalent dans l'Empire français a été défini, fondé sur le regroupement et l'assignation à résidence des populations indigènes dans un système de réserves, exclusif jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ce système fonctionnait sur une prétendue propriété collective [Merle 1998a].
9Loin de se limiter à la définition de la seule propriété foncière, ce système articulait trois dimensions de la vie sociale kanake : le statut foncier, le statut personnel et l'organisation administrative indigène. Cette articulation perdure aujourd'hui : les « terres coutumières », le « statut civil coutumier » et le « Sénat coutumier » sont toujours liés dans les accords de Nouméa.
- 5 Avec quelques restrictions pour les bagnards, même après leur libération.
- 6 Sur le darwinisme colonial, cf. S. Lindqvist [1999].
10Si les citoyens français pouvaient résider en Nouvelle-Calédonie et entrer librement5 sur le marché foncier, les sujets kanaks étaient, eux, régis par un statut particulier et soumis au régime de l'indigénat qui leur imposait notamment de ne pas quitter les réserves en dehors des réquisitions de main-d' uvre (travail forcé) et des contrats permettant d'obtenir un salaire destiné à payer l'impôt de capitation. Ainsi étaient-ils résolument exclus de toute politique d'assimilation républicaine et d'intégration économique, les réserves étant censées constituer des parenthèses, des non-lieux où les Kanaks étaient tenus à l'écart, en attendant leur prochaine disparition physique6.
11Par ailleurs, l'organisation administrative de la société indigène a délimité un ensemble de notables (grands chefs de districts, petits chefs de tribus, membres des conseils des anciens), interlocuteurs privilégiés de la puissance française et détenteurs par délégation de ses pouvoirs de contrainte. De telle sorte que la Nouvelle-Calédonie a sans doute été la seule partie de l'Empire français régie par une politique d'indirect rule, dont il est important de saisir le lien avec la question foncière.
12Nombre d'ambiguïtés ont présidé à la construction du droit foncier indigène [Merle 1998a]. La plus importante étant de savoir si les Kanaks étaient les simples usufruitiers des terres qui leur étaient réservées (la nue-propriété demeurant à l'État) ou si les terres des réserves étaient véritablement la propriété des tribus qui les habitaient. Les réserves sont en effet censées être la propriété indivise et inaliénable de leurs habitants et, de ce fait, tous les attributs habituels de la propriété n'y sont pas présents (dont le droit d'aliéner). Or, à plusieurs reprises, l'État s'est arrogé le droit de désaffecter, redessiner ou réduire le territoire de certaines réserves, avec ou sans l'accord du chef administratif qu'il avait nommé. C'est ce qu'Isabelle Merle [1998a] a appelé un droit de propriété « instable ». Sans revenir sur le détail de cette construction juridique, rappelons quelques étapes importantes de sa mise en place [Dauphiné 1989].
13En 1855, le gouverneur du Bouzet reconnut juridiquement la propriété indigène, considérant le groupe familial comme l'unité propriétaire des terres. Il ne réserva à la population kanake qu'un dixième de celles-ci. La politique indigène fut ensuite marquée par l'action (1862-1870) du gouverneur Guillain, qui définit la place des Kanaks dans la colonie en liant l'organisation de la tribu à la mise en réserve. La tribu, à la tête de laquelle était nommé un chef, fut définie comme une personne morale propriétaire des terres et collectivement responsable. L'arrivée, en juin 1894, du gouverneur Feillet correspond à la dernière étape de la mise en place de l'ordre colonial calédonien [Merle 1995] caractérisé par le grand « renfermement » des Kanaks dans les réserves. Ce qui conduisit à l'établissement d'une carte foncière indigène sur la Grande Terre, qui resta à peu près stable jusqu'au début de la réforme foncière en 1978, carte qu'Alain Saussol [1979] a baptisée « l'archipel » en raison de la dispersion et de la rareté des terres kanakes.
14Ainsi, en 1912, les réserves autochtones ne représentaient que 7,17 % de la superficie de la Grande Terre. En 1929, celles installées sur le territoire de l'actuelle commune de Houaïlou représentaient 9,75 % de la surface totale [ibid.]. En une cinquantaine d'années, les habitants de Houaïlou ont perdu plus de 90 % de l'espace dont ils disposaient auparavant, les terres qu'on leur laissait n'étant, de surcroît, pas les meilleures. S'ajoutant à la forte dépopulation qu'ont connue les Kanaks, cette réduction des espaces utilisables associée aux déplacements forcés de population a entraîné d'importantes réorganisations villageoises, parfois très conflictuelles, et a influé sur la question foncière de manière durable.
15Une fois dépassée la menace de la disparition, et après leur engagement dans l'armée française au cours de la Première Guerre mondiale, les Kanaks cherchèrent à maintenir (ou à garantir) leurs droits fonciers. Mais ce n'est qu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale que l'ordre colonial se vit directement contesté. La suppression de l'indigénat fut décidée en 1946 lors de la conférence de Brazzaville, qui établissait la citoyenneté des peuples colonisés et instituait leur participation (mesurée) au fonctionnement de l'Union française.
16Après le bref succès remporté par l'éphémère parti communiste calédonien auprès des Kanaks, les associations réformistes nées à l'initiative des missions l'Union des indigènes calédoniens amis de la liberté dans l'ordre (UICALO, catholique) et l'Association des indigènes calédoniens et loyaltiens français (AICLF, protestante) centrèrent leurs premiers programmes politiques sur le maintien des réserves et leur protection juridique contre d'éventuelles dépossessions.
17À mesure que se disloquaient les formes juridiques de la contrainte coloniale, les spoliations foncières devenaient l'objet d'une contestation croissante. En premier lieu parce que la reprise démographique kanake rendait l'espace de cantonnement (calculé au plus juste : en moyenne 3 hectares par personne) absolument insuffisant au maintien de la production vivrière et au lotissement d'une population de plus en plus nombreuse. Aussi, au milieu des années cinquante, les mesures d'agrandissement des réserves se sont généralisées, tout comme, dans les années soixante, se sont généralisées les locations-ventes de terrains domaniaux.
- 7 Cf. R. Leenhardt [1970-1971], A. Saussol [1971], F. Néoéré [1974] et J.-C. Roux [1974].
18Cela étant dit, l'ouverture légale des réserves et l'accès à la citoyenneté se sont accompagnés d'une marginalisation économique et sociale des Kanaks, tant dans le monde rural (exiguïté des réserves et faiblesse des investissements) qu'en milieu urbain (ségrégation professionnelle et spatiale). C'est dans ce contexte que s'est développée en Nouvelle-Calédonie une réflexion générale sur le thème de la « crise » que connaissaient les réserves7. On se demandait s'il fallait supprimer les réserves ou les adapter à un monde changeant (notamment par le cadastrage et le passage à la propriété privée) ou si, au contraire, celles-ci mettaient les Kanaks à l'abri d'une aliénation économique et culturelle et d'une possible déstructuration sociale. Paradoxalement, alors que la réserve est une création strictement coloniale, on opposait la « tradition » (incarnée par la réserve) à la « modernité » (symbolisée par la ville blanche qu'était Nouméa) comme si le lieu d'administration indirecte qu'était la réserve avait été préservé de tout changement en cent vingt ans de colonisation et que seule Nouméa pouvait incarner le changement social.
19Le débat s'est déplacé sur un autre terrain au début des années soixante-dix : celui de la revendication culturelle et politique. Dans le monde rural, ce mouvement a pris la forme d'une revendication foncière en termes non seulement économiques mais aussi et surtout « identitaires », par la revendication de lieux sacrés, de cimetières et de sites autrefois cultivés et habités. Loin de renvoyer simplement à des droits abstraits, il s'agissait pour chaque famille d'alléger le poids de l'organisation sociale établie au moment de la spoliation foncière, en cherchant à retrouver une position sociale ancienne ou, à tout le moins, les espaces de possibilité et les statuts afférents à certains noms de terres.
- 8 Cette situation n'est pas spécifique de la Nouvelle-Calédonie. De nombreux autres pays du Pacifique (...)
20Parallèlement à cette évolution, un certain nombre de groupes politiques ont commencé à mettre en cause l'horizon réformiste des premiers partis kanaks et à défendre la revendication de souveraineté et d'indépendance. Les questions de souveraineté et d'appropriation des terres se sont ainsi trouvées mêlées. La terre a été le point de fixation de la contestation radicale de l'ordre colonial8.
21La naissance des revendications indépendantistes a amené l'État à mettre en place, progressivement, des mesures foncières afin de contrecarrer ces revendications. Ainsi, différentes instances ont mené, sous des formes juridiques variées, des opérations de réattribution foncière [Mapou 1993 et 1999] conduisant à une augmentation sensible de l'espace rural accordé à la population kanake, avec toutefois de fortes disparités selon les communes, les tribus et les clans.
- 9 Suite à l'ordonnance foncière du 15 octobre 1982.
22En 1978, le Plan de développement social à long terme pour la Nouvelle-Calédonie proposé par Paul Dijoud, secrétaire d'État aux Dom-Tom, visait à corriger les déséquilibres fonciers de la Grande Terre et à favoriser le développement rural des Kanaks. La réforme foncière a été effectuée sous la responsabilité du Territoire, supplanté dans cette tâche en 1983 par l'Office foncier9.
- 10 Ce statut est l'héritier du « statut colonial de sujet » et préfigure le « statut civil coutumier » (...)
- 11 Cependant, dans la pratique, même avec cette structure de GDPL, l'obtention de crédits par les agri (...)
23L'ordonnance de novembre 1985 a modifié la procédure de réattribution : les candidats devaient désormais (et jusqu'à aujourd'hui) s'organiser en groupements de droit particulier local (GDPL). Cette structure juridique très souple permet à la fois de tenir compte des réalités locales et villageoises dans la définition des membres du groupement (clanique, polyclanique, tribal ou toute autre combinaison de personnes de statut civil particulier10) et de l'exigence de développement rural (possibilité d'accéder à des crédits bancaires11), et ce afin de pallier les insuffisances des formes juridiques antérieures (GIE, sociétés civiles, propriétés individuelles de droit commun).
- 12 Agence pour le développement rural et l'aménagement foncier.
24Après une interruption de la réforme foncière entre 1986 et 1988, c'est l'ADRAF12, un établissement d'État, qui a pris en charge le rééquilibrage foncier à la suite du retour du pouvoir socialiste en métropole et des accords de Matignon. Cet organisme a privilégié l'attribution privée collective, sous la forme de GDPL, en déconnectant la question de la propriété de celle du développement rural. Cette évolution a pris fin avec les accords de Nouméa, qui incluent les terrains attribués aux GDPL dans l'ensemble des « terres coutumières » inaliénables. Les effets de la réforme sont sensibles mais limités : si, au 1er janvier 1978, les Kanaks étaient propriétaires de moins de 10 % de la Grande Terre, au 1er janvier 1995 ils étaient propriétaires de plus de 16 %, et au 1er janvier 2001 d'environ 18 %. La réforme foncière a eu un effet inattendu : l'émergence d'une multiplicité de conflits internes se manifestant par le blocage, dans la durée, de la réattribution de terrains ainsi que par une effervescence sociale générale (réunions, discussions) pouvant aller jusqu'à des insultes, des bagarres, des coups de fusil, des incendies de terrain ou de maison et, exceptionnellement, jusqu'au meurtre. Ces conflits fonciers [Naepels 1998] ont pour objet la reconnaissance du propriétaire véritable de tel ou tel terrain, sanctionnée par l'attribution d'un titre officiel de propriété.
25Pour résumer, on peut dire qu'on est passé d'un conflit de souveraineté entre Européens et Kanaks à des conflits de propriété entre Kanaks. Dans les procédures engagées par l'ADRAF, la terre n'est effectivement attribuée que lorsqu'un consensus local s'est dégagé, c'est-à-dire à condition qu'aucune action n'ait été entreprise par un tiers pour contester le propriétaire présumé. Ces querelles témoignent donc de la multiplicité des légitimités présentées lors des revendications. Elles s'avèrent particulièrement intéressantes dans le cadre d'une réflexion sur la propriété car s'y manifeste une tension entre la définition univoque du droit de propriété français et la logique kanake de reconnaissance d'une multiplicité de droits empilés et concurrents.
- 13 La littérature ethnologique sur la question foncière dans le Pacifique est considérable. Citons, à (...)
26La question foncière a été largement traitée dans le débat des anthropologues océanistes via la description de la tenure foncière13 (notamment dans les années soixante et soixante-dix), éludant ainsi la question même de la propriété. Or l'enquête contemporaine en Nouvelle-Calédonie oblige à poser ce problème en des termes très différents : on n'y observe pas la tenure traditionnelle mais des personnes vivant dans des réserves. Du coup, toute recherche empirique prend un aspect paradoxal : on n'a accès au droit « coutumier » qu'à travers les revendications contemporaines et les principes de légitimation qui sont mis en avant lors des revendications et des conflits.
27Avant l'arrivée des Européens, il n'existait ni droit écrit, ni cadastre, ni institution judiciaire autonome. La terre n'était nullement l'objet de transactions marchandes. À ce titre est-il sans doute abusif de parler de « droit » et de « propriété » pour la période précoloniale, même s'il existait en la matière un certain nombre de règles d'appropriation et d'usage, qui se sont plus ou moins transmises jusqu'à aujourd'hui et qui servent de référence, ou de justification, dans les revendications actuelles.
28Les règles du « droit » foncier kanak sont d'abord les principes sur lesquels s'appuient les Kanaks pour réclamer des terres aujourd'hui. Ces règles sont volontiers présentées comme un véritable prédroit et, dans certaines circonstances ou au sein des nouvelles institutions « coutumières », elles sont constituées en un corpus juridique cohérent et sont présentées comme une sorte de code foncier traditionnel.
29Le statut de ces règles juridiques est relativement ambigu. S'agit-il de quasi-lois, jadis connues de tous, d'un droit abstrait, aux principes explicites et indiscutés ? Ou bien ces règles sont-elles simplement l'hypostase des comportements autrefois les plus fréquents, caractéristiques d'une normalité statistique, d'un état de fait dominant dans les rapports sociaux, sans qu'ait existé pour autant un corpus juridique fondant une jurisprudence ? Il semble que rien ne permette de trancher cette question : ce que nous apprenons aujourd'hui de la situation passée est produit sous l'angle des intérêts présents et nous expose au risque d'une reconstruction fictive.
30La propriété d'un terrain procède de son « humanisation », c'est-à-dire de la constitution d'un espace politique au sein d'un espace naturel, défini par ses limites, ses allées résidentielles, ses tertres de case et ses espaces de culture. Si elle résulte d'un travail, l'appropriation d'un espace est d'abord synonyme de fondation et de nomination d'un lieu. Les véritables « propriétaires » d'un lieu en sont les fondateurs. Leur propriété relève non seulement des gestes qui ont permis leur installation (édification des allées résidentielles, des tarodières et des billons d'ignames) mais aussi de l'usage qu'ils font de cette terre, qui, de ce fait, ne retournera pas à l'état de brousse. La propriété kanake est suspendue à une perpétuelle réactualisation.
31La fondation n'est pas seule à légitimer les revendications foncières : une terre peut être donnée. Suivant une dynamique d'accueil, en arrivant, un étranger reçoit du fondateur du pays une terre qu'il pourra habiter et cultiver. À partir du moment où elle est cédée, une terre se transmet au sein du groupe agnatique de l'arrivant sans que le donateur puisse la récupérer ou intervenir sur l'usage qui en est fait. Néanmoins cette cession est liée aux conditions générales de l'accueil : la propriété de la terre cédée n'existe pas indépendamment de l'ensemble des relations qui unissent le nouveau propriétaire à celui qui l'avait accueilli.
- 14 Ce qui est une autre manière de dire que, dans la période précoloniale, la terre n'était pas une ma (...)
32Toutefois l'accueil peut dissimuler des situations variables : appel à une compétence particulière, prise en charge d'un prisonnier, obligation forcée de quitter les lieux. Dans tous les cas de figure, il n'est de propriété réelle pour l'accueilli que pour autant qu'il manifeste le respect qu'il doit au fondateur du lieu et qu'il garde en mémoire les échanges qui ont sanctionné son installation14.
33La mise en valeur continue de la terre recouvre voire efface ce qui lie le lieu au fondateur du pays et garantit une nouvelle légitimité à celui qui a reçu la terre. La cession et l'usage de la terre définissent moins des transferts de propriété que la superposition de différentes légitimités : la propriété n'est pas univoque mais consiste plutôt en titres concurrents, qui donnent à celui qui fonde, à celui qui travaille et à celui qui habite des titres l'autorisant à dire qu'un lieu est sien dans la mesure où il reconnaît les titres concurrents. Ainsi, si un fondateur garde toujours un lien privilégié avec l'espace qu'il a fondé, il est censé ne pas remettre en cause la propriété de celui qu'il a accueilli. Ce dernier peut se réclamer des droits que lui valent le fait qu'il y ait résidé, qu'il y ait effectué des échanges avec le fondateur et qu'il y ait travaillé, mais, en aucun cas, il ne peut contester le fait d'avoir reçu la terre d'un autre. Ces principes généraux de l'appropriation foncière sont néanmoins parcourus d'un certain nombre d'ambiguïtés que révèlent les revendications actuelles et les conflits qu'elles suscitent. La plus radicale concerne l'unité sociale pertinente dans l'application des principes évoqués plus haut. Pour caractériser la propriété « coutumière », nos interlocuteurs kanaks insistent sur le fait qu'il s'agit là d'une propriété privée, ce qui va à l'encontre de la théorie coloniale ayant permis la spoliation lors du cantonnement. C'est la propriété privée d'un collectif : une terre n'est pas appropriée par les habitants d'un espace de résidence mais par un groupe précis. En d'autres termes, un individu ne revendique jamais une terre à titre individuel mais au nom de son groupe agnatique.
34Comment se définit ce collectif propriétaire ? La réponse généralement donnée en français, notamment dans les textes politiques, met en avant le « clan ». Mais ce mot recouvre des variations sociologiques régionales et des réalités morphologiques complexes. À Houaïlou, l'appartenance sociale se décline d'abord en termes lignagers, selon la descendance patrilinéaire. Cette appartenance s'articule suivant plusieurs niveaux : le lignage minimal, le lignage, le clan et le regroupement de clans. Ces niveaux sont exprimés dans la langue de Houaïlou par deux concepts : la « maison » (katö, lignage minimal ou lignage) et la « grande case » (mwârö, clan ou regroupement de clans). Les concepts de l'organisation sociale lignagère évoquent donc un espace exclusif, domestique et privé.
35Ces groupes sont relatifs dans la mesure où, suivant le contexte, un individu se revendiquera de tel ou tel niveau d'appartenance sociale pour trouver des appuis. Ainsi, deux lignages d'un même clan, en conflit au sujet d'un terrain, peuvent s'unir pour faire face à un autre clan dans une revendication portant sur un autre terrain.
36Les termes génériques « case » ou « maison » ne doivent pas induire en erreur : dans l'immense majorité des cas, ces unités sont réparties en foyers distincts, qui ne sont ni nécessairement voisins, ni nécessairement issus d'un même village. Les membres de ces unités ont pu se déplacer et s'éloigner géographiquement. La « maison » ou la « case » sont donc des réalités abstraites (des « personnes morales », en quelque sorte) regroupant une multitude d'espaces domestiques disséminés.
- 15 Par exemple : « Terre rouge », « Champ de niaoulis », « Pied de pommier », « Celui qui tranche avec (...)
37Ce qui fait la spécificité sociale d'un clan ou d'un lignage, c'est d'abord son histoire (le récit de son histoire) : le lieu et les circonstances de l'apparition du groupe (de son ancêtre fondateur), le parcours qu'il a effectué, les alliances qu'il a contractées dans ses lieux de résidence successifs, les causes de ses déplacements (différends et guerres). L'identité sociale se présente donc comme un itinéraire, comme une suite de lieux. L'ancrage foncier est ainsi au c ur de l'identité sociale [Bensa 1992], notamment par l'intermédiaire des noms. Le nom propre du groupe est le plus souvent aussi un nom de terre (nom du lieu où le groupe est apparu ou nom du lieu où il réside) et peut ouvrir à ce titre un droit de propriété foncière. De plus, il n'est littéralement pas dénué de sens mais renvoie souvent à un épisode de la vie du groupe15.
38Il convient d'insister sur l'importance, dans la question foncière, de cette dimension sociohistorique, qui fait du « lien à la terre » dont parlent les accords de Nouméa moins une relation abstraite à l'espace habité qu'une recherche quotidienne de positionnement dans l'organisation sociale. Cela ne veut évidemment pas dire qu'aucune dimension agraire et marchande n'intervient dans la démarche de récupération des terres spoliées [Djama 1999] mais qu'elle ne représente en aucun cas l'enjeu principal des conflits qui surviennent à l'occasion de la réforme foncière.
39Or, selon les circonstances et selon les droits qu'on tente d'obtenir, on dira que la terre est plutôt propriété de la « maison » ou propriété du clan. Aucune règle juridique univoque ne peut restituer l'ambiguïté de cette réalité segmentaire.
40Si l'identité des groupes agnatiques se décline comme un itinéraire, la situation actuelle impose que l'on s'interroge sur les droits rétrospectifs de ces derniers sur les terres qu'ils ont quittées. Cette question est évidemment liée à la définition d'une propriété comme capital, comme stock, comme détermination univoque du propriétaire, plutôt que comme possibilité, comme virtualité, comme empilement de droits potentiellement réactualisables. Dans la mesure où le mode d'appropriation des terres n'était pas de l'ordre du droit de propriété permanent mais conditionné par le respect des relations et d'un équilibre local, il pouvait s'avérer nécessaire de réactiver ailleurs d'autres virtualités foncières. C'est parce qu'un droit écrit ne reconnaît qu'un seul propriétaire que la multiplicité des possibilités d'occupation et d'usage d'une terre, autrefois latentes et revenues à l'ordre du jour au gré des circonstances, se transforme aujourd'hui en une multiplicité de revendications concurrentes. S'il y a autant de conflits fonciers, c'est parce qu'en définissant le « vrai » propriétaire d'un terrain, on oblige de nombreux autres groupes à abandonner des droits secondaires ou potentiels et donc à restreindre leur marge de man uvre future.
41Une autre difficulté a trait au statut même de la cession des terres en ce qu'elle s'apparente davantage à une accumulation et à un déplacement de légitimités qu'à l'aliénation absolue d'un bien. Concrètement, quand un groupe tente aujourd'hui de se voir reconnaître un droit sur une terre qui lui a été cédée, la position du fondateur du lieu oscille entre le fait de reconnaître le caractère définitif de la cession et le fait de mettre en avant le respect que lui doit l'accueilli, quitte à lui reconnaître après un droit d'usage permanent sur la terre. En termes juridiques, s'agit-il d'un transfert complet de propriété, du transfert de l'usufruit, ou simplement d'un prêt ? Ces questions sont évidemment récentes car, dans le système précolonial, les attributs juridiques de la propriété, et notamment le droit d'aliéner, n'avaient guère de sens. Elles résultent de l'adaptation au droit français de règles non juridiques.
42Le problème de la cession renvoie à un problème plus général, celui de la tension qui existe entre une revendication privée (serait-ce celle d'un collectif) et des rapports sociaux fondés sur des rapports de force devant s'exprimer à travers un consensus local. Si les procédures de réattribution impliquent la construction d'un consensus, elles se heurtent aussi à l'existence des versions divergentes de l'histoire des différentes unités de parenté qui définissent leur identité respective. Or ces récits sont susceptibles de diverger d'un clan à l'autre, voire d'un lignage à l'autre, puisqu'ils sont transmis « dans la maison » alors même qu'ils évoquent au passage les autres groupes rencontrés, l'organisation politique des espaces de résidence parcourus, les alliances, les accueils, les guerres, les conflits [Naepels 2000].
43Les liens sociaux tissés dans l'espace de résidence renvoient en effet à une histoire très circonstanciée : l'équilibre politique d'un lieu se définit en fonction de la façon dont les différents groupes s'y sont retrouvés et en fonction de la répartition quasi contractuelle des rôles, des statuts et des identités. Un clan accueilli pouvait être adopté par un clan local ; un clan accueilli et un clan local pouvaient former un nouveau clan ; un clan accueilli pouvait recevoir une identité créée de toutes pièces. Ainsi la conscience historique de chaque groupe fonde ses revendications statutaires ou foncières d'aujourd'hui et lui permet d'invalider éventuellement des prétentions concurrentes, ce qui pose le problème des inégalités dans la transmission du savoir, notamment durant la période coloniale.
44L'enjeu de la revendication foncière s'identifie à la reconnaissance actuelle de telle ou telle version de l'histoire d'un lieu et des familles qui y résident. L'attribution effective d'une parcelle de terre suppose un consensus local, qui se construit dans la durée par le jeu des influences et des rapports de force et par un art du compromis et de la négociation. Les rapports sociaux qui sont en cause dans les procédures de réforme foncière ne sont donc pas seulement ceux qui définissaient les positions des familles en 1850 mais aussi et surtout ceux qui les divisent aujourd'hui.
45Au sens strict du terme, la question de la « propriété » de la terre dans le contexte kanak ne se déploie que depuis le début de la réforme foncière. La construction d'un « droit coutumier » kanak en matière foncière est un problème contemporain qui ne saurait correspondre au dévoilement d'un passé normatif qu'auraient recouvert les strates juridiques de l'ordre colonial. La revendication de propriété se situe à la jonction d'une revendication de souveraineté et d'une recherche de positionnement social. En introduisant la forme de la propriété privée, le cadastrage des terres coutumières fige un fonctionnement social naguère très mobile plus qu'il ne résout l'ensemble des problèmes liés à la terre.