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Organisation de l'espace rural

L'économie du potager en Biélorussie et en Russie

Ronan Hervouet
p. 25-42

Résumés

Résumé
Cet article s'intéresse aux dimensions économiques d'une pratique citadine généralisée dans le monde postsoviétique : la culture du potager. Deux modèles peuvent être distingués. Le premier, dit du « contre-handicap », est caractérisé par une rentabilité faible (ou négative) et repose sur une logique d'amélioration de la qualité des aliments consommés. Le second modèle, dit entrepreneurial, permet un accroissement réel de la richesse. L'étude ethnographique et statistique permet de relativiser l'importance du potager dans l'économie domestique et de nuancer son apport en termes de « survie ».

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Notes de l’auteur

Je remercie Charles-Henry Cuin et Marion Nogues pour leurs précieux conseils, qui m'ont permis d'améliorer ce texte.

Texte intégral

  • 1 La République populaire de Biélorussie, proclamée en mars 1918 sous l'occupation allemande, est int (...)
  • 2 Ces statistiques sont extraites du rapport 2003 du Programme des Nations unies pour le développemen (...)

1DEPUIS LA FIN DE L'URSS, la Russie et la Biélorussie1 connaissent d'importantes difficultés économiques. Le niveau de vie de la plupart des groupes sociaux s'est effondré. En Russie, au premier trimestre de l'année 1999, 40 % de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté [Le Huérou et Rousselet 2000 : 47]. En Biélorussie, le pourcentage de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté s'est accru dramatiquement à la fin des années quatre-vingt-dix : de 32,1 % en 1997 il a atteint 53,9 % au deuxième trimestre de l'année 1999 ; ce taux baissera lentement par la suite : en 2002, il retombera à 30,5 %2.

2De nombreux textes relatifs aux stratégies de survie des Russes ont été publiés. Dans une telle conjoncture, les individus s'en sortiraient grâce à la « débrouille ». L'importance de ce phénomène permettrait de relativiser l'état de pauvreté dans lequel une partie de la population est plongée.

3Dans ce contexte, le potager du citadin apparaît comme une des modalités de la débrouille. Dès les années cinquante, mais surtout dans les années quatre-vingt, les autorités soviétiques ont distribué, en effet, des lopins de terre aux habitants des villes ; sur ces parcelles, des maisons ont été construites, rapidement qualifiées de datchas [Traven 2005].

  • 3 Suivant les sources, le nombre de ces datchas varie. Selon R. Struyk et K. Angelici, en Russie, une (...)
  • 4 J. Zavisca [2003 : 788-789] propose une synthèse bibliographique de ces approches.

4Les potagers que l'on cultive sur ces terrains remportent aujourd'hui un vif succès auprès de la population3. Certains auteurs en déduisent que les ménages urbains surmontent la crise grâce à leur potager4. Toutefois, ces affirmations ne sont pas toujours étayées d'une analyse ethnographique et/ou statistique fondée. Elles relaient cependant l'image, que diffusent les médias russes et étrangers, d'une population qui se suffirait ainsi à elle-même.

5Ces idées ont des répercussions politiques réelles. Ainsi, en Russie, en juin 1997, le gouvernement a proposé d'introduire de nouvelles conditions d'accès à l'aide sociale, basées non plus sur le revenu courant mais sur le revenu potentiel du ménage, pour lequel la culture d'un lopin est un critère de disqualification [Alasheev, Clarke, Karelina et Varshavskaya 2000 : 482].

  • 5 Ce travail s'inscrit dans le cadre d'une thèse de sociologie intitulée : « Datchas, jardins et pota (...)

6À partir de matériaux recueillis en Biélorussie entre 1999 et 20035, cet article interroge la dimension économique de la datcha dans le monde postsoviétique : le potager est-il rentable ? Si oui, pour qui ? S'il ne l'est pas, comment comprendre la persistance des discours dans ce sens ? Peut-on réduire le jardinage à la seule question de sa rentabilité ?

Le potager, source d'amélioration du quotidien

LE POTAGER DE SEMIONE ET CHARLOTTA, UNIVERSITAIRES À LA RETRAITE

7Semione Borissovitch, docteur en physique hydraulique, a été le doyen de l'Institut polytechnique. Charlotta Andreevna a enseigné la littérature russe. Ce couple est aujourd'hui à la retraite et réside à Minsk. En 1969, l'Institut polytechnique distribue à ses employés des lopins de 4 ares. Semione en acquiert un. Au début, Semione et sa femme s'y intéressent peu. Leurs revenus leur permettent d'acheter leurs fruits et légumes dans les magasins. Ils commencent à construire leur datcha en 1973. Modeste, celle-ci comprend une entrée en forme de véranda, laquelle sert de cuisine, et une pièce unique avec un poêle traditionnel. À la fin des années soixante-dix, Charlotta et Semione y vont un peu plus souvent. La famille s'agrandit. Ils plantent alors des tomates pour qu'il n'y ait pas de mauvaises herbes. Charlotta Andreevna prend sa retraite en 1984, Semione Borissovitch en 1988 (il touche sa pension dès 1985 mais travaille jusqu'en 1988). Après 1985, tous deux s'investissent davantage dans le potager :

Cela nous a occupés et nous a permis d'avoir de bons produits. Cela n'a rien à voir avec les conditions économiques. Là-bas, dans la nature, on vit bien... En ville, il n'y a rien à faire l'été.

8Ils achètent des poules, qui leur donnent 5 à 6  ufs par jour. À partir de 1998, cet élevage devenant trop contraignant, le couple se consacre entièrement au potager.

9De fait, en dix ans, leur retraite est tombée de 100 à 45 dollars par personne et par mois. Le potager, selon eux, est devenu un support économique essentiel.

10En 2000, ils ont récolté près de 1 tonne de pommes, 34 kilos de potirons, 45 kilos de courgettes, 32 kilos de concombres, 10 kilos d'oignons, 3 kilos de haricots, 87 kilos de tomates, 15 kilos de carottes, quelques dizaines de kilos de cerises et de prunes, des choux pour l'été, du céleri, du persil, des plantes aromatiques... Ils font aussi de la liqueur, du jus de bouleau (environ 200 litres), du jus de pommes (76 litres en 1999), du jus de groseilles (20 litres), du jus de tomates (5 litres)... Ils font des conserves, des sauces, des confitures. Ils cultivent également des pommes de terre (250 kilos) sur un autre terrain, de 3 ares, proche du lotissement. Depuis la catastrophe de Tchernobyl, ils ne ramassent quasiment plus de champignons (alors que la datcha n'est pas située dans un territoire officiellement considéré comme contaminé). Enfin, chaque hiver, Semione Borissovitch pêche 40 à 50 kilos de poisson.

11Tandis que la majorité des personnes que j'ai rencontrées ont beaucoup de mal à évaluer leur production, Charlotta Andreevna, qui tient ses comptes depuis trois ans, a pu me communiquer des données très précises :

J'ai toujours eu des reproches [de la part de ses enfants] : on me dit qu'il n'y a aucun bénéfice, que la datcha demande trop de temps, trop d'efforts, qu'on n'y gagne pas grand-chose. Et c'est pour ça que je tiens des comptes.

12Charlotta veut ainsi montrer à ses enfants et petits-enfants que tout ce travail dans le potager n'est pas inutile, et elle espère que sa famille lui donnera plus souvent un coup de main :

C'est pas tant pour compter comme pour montrer à mes filles qu'on peut se nourrir avec ses propres fruits et légumes, sans avoir à aller dans les magasins, et pour leur montrer que cela suffit pour vivre.

13Finalement, Charlotta et Semione n'achètent ni légumes ni fruits (sauf parfois quelques oranges et bananes). Ils donnent à la famille ce qu'ils ne consomment pas ; ils vendent parfois, mais très peu. Pourtant la famille ne les aide pas beaucoup.

LE POTAGER DE PIOTR ET MARIA, OUVRIER QUALIFIÉ ET COMPTABLE

14Piotr et Maria vivent à Bobrouisk. C'est la septième ville de Biélorussie : elle compte 228 000 habitants. Ils ont l'un et l'autre 45 ans. Piotr est ouvrier qualifié dans une usine de pneus. Maria a une formation de professeur de mathématiques et de physique mais est comptable dans la même usine que Piotr. Leur datcha se trouve à Kirovsk, petite ville de 10 000 habitants, située à 25 kilomètres au nord-est de Bobrouisk. Cette datcha était en fait la maison des parents de Maria. Son père était ouvrier dans une scierie, à Kirovsk ; sa mère était institutrice. Dans les années soixante, ils avaient reçu ce terrain de 12 ares sur lequel Piotr et Maria allaient souvent travailler, comme le voulait la « coutume ». La mort de son père, en 1987, et la maladie de sa mère font que, depuis 2000, Maria, assistée de Piotr, prend désormais soin du potager. En 2000, ils ont récolté 750 kilos de pommes de terre. Ils pensent avoir récolté 50 kilos de tomates mais n'en sont pas sûrs :

C'est difficile à évaluer. Nous ne comptons pas. Nous prenons notre panier, nous allons là-bas, nous le remplissons et nous traitons les produits.

15Ils cultivent aussi des poivrons, des courgettes, des radis, des carottes, des oignons, des petits pois, de la salade, des potirons, du chou, des betteraves, de l'ail, des concombres, des haricots verts, des fraises, des framboises, des groseilles, du raisin, des plantes aromatiques. Mais ils ne peuvent en préciser les quantités. Ils font des conserves, des confitures (de fraises, de framboises), de la compote de pommes, du jus de tomates, du jus de pommes (20 litres), parfois de la liqueur de cassis et de pommes (peu car, pour la faire, il faut acheter de la vodka). Ils ne ramassent pas de champignons parce qu'ils n'en ont pas le temps. Ils cueillent dans la forêt des plantes médicinales qu'ils consomment l'hiver. Ils ont encore quelques fleurs mais c'est loin d'être une priorité. Et Maria et Piotr disent en riant :

Nous sommes autosuffisants. Nous achetons le pain. Pour le reste, c'est trop cher d'acheter. On dit parfois que la datcha ce n'est pas rentable, mais nous ne pourrions autrement manger des tomates à notre faim.

16Bref, même s'il faut acheter engrais, pesticides et payer les trajets pour aller à la datcha, celle-ci les aide en ce qu'elle leur permet d'économiser sur l'achat des fruits (à l'exception de quelques bananes, oranges et citrons) et des légumes.

17En mars 2000, lors de notre première rencontre, voici la situation financière de la famille : Maria touche 90 dollars par mois ; Piotr 75 (malgré vingt-cinq ans d'ancienneté). Les frais d'inscription de leur fils Iouri dans une université de Minsk s'élèvent à 40 dollars par mois. Plus 20 dollars pour une chambre chez l'habitant. Sa s ur aînée, quant à elle, travaille à l'université de Bobrouisk et perçoit un maigre salaire.

Tout son argent, dit Iouri, part en vêtements.

18Elle vit encore chez ses parents. Les contraintes budgétaires qui pèsent sur la famille sont donc très lourdes.

19Sans l'apport du potager, Iouri devrait probablement arrêter ses études. Ses parents n'en vendent le produit qu'en cas de grandes difficultés. En 2000, ils ont ainsi écoulé, sur le marché de Kirovsk, trois seaux de cerises et ont gagné l'équivalent d'un dixième de salaire mensuel, soit moins de 10 dollars. Les surplus sont généralement donnés aux voisins, sous la forme de cadeaux.

SELON MES INTERLOCUTEURS, LE POTAGER SERAIT RENTABLE

20La production potagère constitue essentiellement une source d'approvisionnement pour la famille et non une source complémentaire de revenus. Les produits cultivés sont très rarement vendus. Certes, à la belle saison, dans les rues de Minsk, il est fréquent de voir, près du métro, des vieilles femmes proposer quelques fleurs, un seau de prunes ou de pommes, ou des sacs de pommes de terre. Mais les revenus obtenus de cette manière sont marginaux. Les personnes interrogées éprouvent souvent un sentiment de honte lorsqu'on aborde la question des produits du potager d'un point de vue commercial. À propos des quelques kilos de pommes qu'elle a vendus, Charlotta Andreevna précise immédiatement qu'elle a tout juste pu s'abonner à un journal, comme si elle voulait signifier par là qu'elle n'avait pas vraiment effectué d'opération marchande. Maria hésite à avouer qu'elle a vendu trois seaux de cerises l'année précédente et ajoute :

Je ne peux pas vendre, c'est une question de morale... mon mari non plus.

21Source d'approvisionnement pour la famille, a-t-on pour autant intérêt à cultiver son jardin plutôt qu'à acheter les fruits et légumes que l'on consomme ? La présentation des budgets extrêmement serrés des deux ménages laisse penser que la culture du potager constitue un « avantage compensatoire » certain, un véritable « contre-handicap » pour les catégories de la population particulièrement touchées par la crise [Grignon et Grignon 1980 : 537]. Cette première impression est confortée par les déclarations de ces « jardiniers » qui insistent sur le fait que leur potager leur est vital. Si toutefois on cherche à affiner l'analyse et à spécifier les modalités selon lesquelles le potager les aide à s'en sortir, certaines difficultés se font jour. 

22Dans ses enquêtes sur les potagers en France, Florence Weber [1998] propose plusieurs méthodes d'appréciation de la valeur des produits récoltés.

23La production potagère représente d'abord un « manque à dépenser » : on peut ramener celle-ci à son substitut marchand et évaluer ce qu'on a économisé en produits alimentaires. Or, il est difficile d'établir le prix d'un produit parce qu'il varie selon qu'on achète sur le marché, dans un gastronom (épicerie d'État) ou dans un supermarché (joint-venture). Il varie aussi selon les saisons, sans parler de l'inflation, qui brouille les repères : par exemple, en septembre 1999, 1 dollar s'échangeait contre 480 000 roubles biélorusses ; en mai 2001, il s'échange contre 1 340 roubles (en raison d'une réforme monétaire) ; en juillet 2004, il vaut 2 160 roubles.

24Évaluer le prix du produit récolté à la datcha est donc loin d'être aisé. Pour preuve, cet extrait d'entretien avec Charlotta Andreevna et Semione Borissovitch :

Pour en revenir aux comptes, est-ce que vous notez juste les quantités produites ? Vous n'essayez pas de voir si c'est rentable ? Vous ne cherchez pas à savoir ce que cela donnerait en roubles ?

25Avant on a essayé de le faire mais ça n'a pas marché... et on n'avait pas beaucoup de temps pour ça... De toute façon, ça n'aurait mené à rien parce que les prix, ça change tout le temps.

26S'il est difficile d'évaluer l'équivalent monétaire de ce qui est produit, il est tout aussi difficile d'apprécier avec précision les quantités récoltées à la datcha. Les unités de mesure ne sont pas standardisées : on parle en bocaux (pour les concombres et tomates), en sacs (pour les pommes de terre) ou en seaux (pour les cerises, prunes et champignons).

27On peut, par ailleurs, considérer le ménage comme « une pseudo-firme qui met en  uvre des facteurs de production et des consommations intermédiaires (eau, semences, engrais, traitements) et on valorise les biens à leur coût de production. Il faut alors évaluer les coûts effectivement déboursés par le ménage-firme (consommations intermédiaires) » [Weber 1998 : 166]. Mais certains coûts restent difficiles à évaluer (par exemple ceux liés à l'entretien de la voiture).

  • 6 Notons que le raisonnement en termes de substitut marchand du travail n'est pas envisageable dans l (...)

28Enfin, autre coût à envisager : le temps consacré au jardinage, que l'on peut qualifier de coût d'opportunité. En effet, la plupart des personnes interrogées cultivent leur potager de façon quasi ritualisée : « saison des datchas » (de mai à septembre), fréquentation différente en semaine et le week-end. Mais il est difficile d'imaginer ce qu'on aurait pu gagner en utilisant différemment son temps, surtout pour les retraités, qui composent la majorité des dacniki (propriétaires d'une datcha)6.

29Ainsi, comme l'avait constaté Florence Weber dans ses travaux sur les potagers en France [ibid. : 168] :

Tout pose problème : l'unité de mesure, le degré de précision, la durée prise en compte, le fait même de mesurer, rien ne va de soi, qu'il s'agisse des superficies cultivées, des quantités de produits stockés dans l'année, des dépenses et du temps consacré au jardin.

30Bien que plusieurs de mes interlocuteurs aient ainsi souligné le caractère rentable de leur potager, cet aspect est vivement contesté par une équipe de chercheurs anglo-russe.

LES STATISTIQUES CONTESTENT CETTE RENTABILITÉ

  • 7 Recueillir les données n'a pas été chose facile. Par exemple, un des auteurs de l'enquête a mobilis (...)

31Simon Clarke et ses collègues russes ont, en 1998, mené une étude statistique dans quatre villes de la province russe : Kemerovo, Lioubertsy, Samara et Syktyvkar. Celle-ci porte sur 4 000 ménages. Contournant certaines difficultés méthodologiques7, les chercheurs avancent plusieurs conclusions.

32En termes de commercialisation, 92,5 % des ménages interrogés ne vendent jamais de produits cultivés à la datcha. En termes de coûts d'opportunité, le potager n'apparaît pas comme une alternative à une activité rémunérée. En termes d'input/output, le coût élevé des consommations intermédiaires tendrait à relativiser le bénéfice tiré du produit final. En termes de « manque à dépenser », les économies réalisées dans l'année seraient très faibles et équivaudraient, selon l'équipe de Clarke, à une journée de travail dans un emploi secondaire. En outre, le potager ne réduirait pas les dépenses alimentaires : si l'on compare les dépenses des dacniki et celles de ceux qui n'ont pas de potager, elles sont presque équivalentes.

33L'économie correspond en moyenne à 3 % du budget total du ménage et à 6 % du budget consacré à l'alimentation. Les quelques roubles économisés permettent d'acheter tout au plus une boîte de chocolat, quelques bouteilles de vodka ou un saucisson de qualité. D'autant que les produits cultivés en grande quantité à la datcha (pommes de terre, choux, carottes et oignons) sont très bon marché dans les commerces.

34Cette enquête montre que, en moyenne, la datcha n'aiderait pas à « survivre ». Doit-on alors en conclure, comme le font un peu rapidement Clarke et ses collaborateurs, que le jardinage citadin n'a pas d'intérêt économique et n'est, avant tout, qu'une activité de loisir [Alasheev, Clarke, Karelina et Varshavskaya 1999 : 494], « l'équivalent russe du jogging » [Clarke 2002 : 160] ? Comment concilier ces résultats avec les déclarations des dacniki : 17 % seulement d'entre eux considèrent la datcha comme un lieu de loisir ; pour 36 % elle constitue la principale source de subsistance ; pour 44 % elle procure des produits supplémentaires [Alasheev, Clarke, Karelina et Varshavskaya 1999 : 487] ?

AU-DELÀ DE LA RENTABILITÉ

35La dimension économique du potager ne se résume pas au seul calcul de la rentabilité. Cela supposerait que l'on puisse substituer parfaitement ce que l'on produit à ce que l'on achète. Or certains produits cultivés sont parfois difficiles à trouver. Si les pénuries sont aujourd'hui plus rares qu'au tournant des années quatre-vingt-dix, elles continuent néanmoins à affecter les populations.

36Par ailleurs, lorsqu'on les trouve, ces produits ne sont pas d'une grande qualité : les fruits et légumes vendus dans les magasins sont souvent gâtés. Piotr et Maria m'ont ainsi signifié que, vu leur prix, sans potager, ils ne pourraient manger de tomates : ils dépensent probablement plus en cultivant des tomates qu'en achetant des concombres sur le marché, mais qu'à cela ne tienne...

37Mis en conserve et stockés, les produits récoltés permettent d'alimenter tout au long de l'année un « fonds cérémoniel » : on peut ainsi recevoir et proposer des recettes familiales à base de produits de qualité. En outre, ces potagers fournissent des plantes utilisées dans la pharmacopée populaire [Gessat-Anstett 1997 : 238-239]. J'ai plusieurs fois eu l'occasion de les voir sécher dans les datchas. Dans un contexte où il est difficile de se procurer certains médicaments, ces remèdes sont particulièrement précieux [Mazalova 1996].

38Enfin, l'analyse statistique ne prend pas en compte le caractère erratique du versement des salaires : elle enregistre des revenus annuels alors que les retards dans le paiement des salaires et des retraites ainsi que les congés forcés sont très fréquents. En avril 2002, ces congés sont imposés à 80 % des employés de l'usine dans laquelle travaillent Piotr et Maria. L'argument selon lequel acheter ou produire revient au même ne tient plus ici : ne disposant d'aucune épargne, de nombreux ménages surmontent, grâce à leur potager, les moments difficiles de l'année.

39Toutes ces raisons invitent à prendre au sérieux la dimension économique du jardinage et à considérer ce dernier comme un véritable « contre-handicap » pour des catégories de la population particulièrement touchées par la crise. Toutefois, l'intérêt de l'analyse statistique de Simon Clarke et de ses collègues est de nuancer ce propos.

LES DISCOURS SUR LA RENTABILITÉ DU POTAGER

40Revenons au récit de Charlotta Andreevna. Elle ne se confronte pas réellement à des calculs de rentabilité (prix des consommations intermédiaires, amortissements divers...) ; elle se contente de noter dans un livre de comptes les quantités récoltées. N'a-t-elle pas surtout à c ur de se faire aider par sa famille et d'être entourée par les siens ? La rentabilité de la datcha justifierait la présence de ses enfants et petits-enfants. Cette interprétation apparaît d'autant plus pertinente que Charlotta et Semione ne se plaignent jamais d'avoir à cultiver leur jardin.

41Les déclarations de Piotr et Maria varient selon les périodes. En mars 2001, lorsque je les rencontre pour la première fois, Maria estime que, malgré les dépenses obligatoires, le potager leur est d'une véritable aide. En mai 2002, alors que nous sommes devenus plus familiers, elle précise :

En fait, ce n'est pas très rationnel d'avoir une datcha parce qu'avec tous les engrais que tu achètes, avec ce que tu dois dépenser en transports pour y aller et pour revenir, ça revient au même que si je ne faisais rien et que j'allais au marché acheter par exemple trois kilos de tomates ou de concombres.

42Lors de ce premier entretien, mes questions portaient essentiellement sur la dimension économique de la datcha. L'année suivante, en revanche, elles portaient davantage sur les relations entre le travail à l'usine et le « travail à-côté » [Weber 1989 : 56-62]. Piotr et Maria m'expliquent alors que le jardinage leur renvoie d'eux-mêmes une image acceptable quand celle que leur renvoie la direction de l'usine est de plus en plus dévalorisante. Le jardinage revêt ainsi une dimension symbolique forte, sa dimension économique devenant quasiment inexistante.

43Cela est d'autant plus vrai que la situation financière du couple est, à ce moment-là, catastrophique. Avant que je ne vienne, Iouri, leur fils, m'avait glissé à l'oreille que ses parents ne mangaient que des pommes de terre depuis plusieurs semaines. Il était certainement important pour eux de ne pas reconnaître que la datcha les faisait vivre mieux que le travail à l'usine. Une telle confidence aurait pu constituer un aveu de faiblesse. Lors de mes différents séjours en Biélorussie, au cours de conversations sur l'avenir du pays, j'ai souvent relevé une forme de mépris envers les gens de la campagne. Alexandre Kourilo, maître de conférences en sciences politiques à l'Université européenne de sciences humaines de Minsk, confirmait :

La campagne et le milieu urbain sont opposés dans notre mentalité de la même manière que le sont la richesse et la pauvreté, la culture et l'ignorance, la finesse et la grossièreté. Les paysans méprisent les urbains pour leur paresse et leur sentiment de supériorité ; les citadins croient que le village est peuplé d'alcooliques et de « kolkhoziens ».

44Ces différentes déclarations suggèrent que la rentabilité effective de la datcha compte moins que l'image que l'on souhaite renvoyer. À partir d'une enquête ethnographique menée à Kaluga, en Russie centrale, Jane Zavisca [2003] élargit encore la perspective en montrant que la position de chacun révèle, en fait, ses dispositions vis-à-vis de la transition vers l'économie de marché.

45L'argument économique est, d'une certaine façon, le prétexte à une discussion sur la morale et la culture. Pour certains, le fait de travailler la terre est un signe de probité et de courage ; pour d'autres, c'est irrationnel, antimoderne voire rétrograde.

46Plus généralement, c'est un jugement de valeur que l'on porte sur les transformations en cours en Russie. Une analyse multivariée fait ainsi apparaître que les personnes riches, cultivées et favorables au capitalisme associent la datcha à un loisir et non à un travail.

Les débats sur la rationalité des datchas sont [donc] simultanément des débats sur le sens et le caractère moral du capitalisme [Zavisca 2003 : 809].

47Enfin, l'argument économique auquel recourent les dacniki les dispense d'évoquer devant le « sociologue » des dimensions de l'intimité [Hervouet 2003] qu'on ne souhaite pas aborder avec un « scientifique » qui s'intéresse à des « choses qui ont de l'importance » : on veut éviter d'« avouer des plaisirs dont la futilité [risquerait] de soumettre [les dacniki] à la dérision de l'enquêteur » [Corbin 2001 : 341]. L'argument économique constituerait alors « une excellente justification d'une pratique peu bavarde » [Pluvinage et Weber 1992 : 195].

48Au final, il semble bien difficile d'interpréter en termes uniquement économiques l'activité de jardinage, en dépit des déclarations recueillies.

La culture du potager et l'accroissement des richesses : le modèle entrepreneurial

49À partir du récit d'un lieutenant de police, nous verrons en quoi la datcha, plus qu'un contre-handicap permettant d'améliorer le quotidien, représente un capital économique dont l'usage s'inscrit dans une logique entrepreneuriale visant à l'accumulation de richesses.

LES JARDINS D'ANATOLI, LIEUTENANT DE POLICE

50Anatoli Teteline est lieutenant de police. Il habite à Cyst, bourg de 5 000 habitants, situé près de Borisov (100 000 habitants), à 70 kilomètres au nord-est de Minsk. Ses parents vivent en zone contaminée, dans le sud de la Biélorussie. Anatoli et son frère Andreï, enseignant, construisent près de Borisov une maison pour y reloger leurs parents. Pour les deux fils, elle constituera une datcha. La famille Teteline a d'abord acheté un terrain de 20 ares :

On a pris plus que ce qui est autorisé parce que comme Anatoli travaille dans la police, il connaît des gens... Il connaît l'architecte qui a fait le plan de tout ça... et comme il le connaît...

51C'est Anatoli qui a conçu les plans de la maison. Avec son père et son frère, ils ont creusé les fondations. Une pelleteuse est venue achever le travail. Les contreplaqués, la laine de verre et autres matériaux ont été récupérés dans une des maisons abandonnées d'un chantier près de Cyst, que les Teteline ont payée 350 dollars. Les briques pour les murs extérieurs et le bois pour la charpente ont été achetés à bas prix. Andreï précise :

S'il [Anatoli] n'avait pas travaillé dans la police, s'il ne rendait pas des services, s'il n'avait pas de samogon [vodka artisanale]... ça aurait coûté deux fois et demi plus cher. Il ne se sert pas gratuitement, il paie moitié prix chez les gens qu'il connaît. Il y a des gens qui volent... Le béton, il l'a payé à moitié prix ; le bois il l'a eu gratuitement grâce au samogon... et les briques, moitié prix aussi. La plupart de ce qu'on a acheté, on l'a eu à moitié prix.

52Andreï et Anatoli ont construit le toit, aidés de « connaissances » d'Anatoli et, pour l'intérieur de la maison, ils ont embauché des maçons, au prix le plus bas. Au total, cette datcha leur aura coûté 3 500 dollars.

En fait, comme on a de la famille ici, c'est assez bon marché pour nous : c'est toujours dans la région de Minsk. Il y a ma tante, et son mari qui dirige une petite entreprise et qui fait venir des maçons. Comme ce sont ses amis, on a payé presque rien.

53Pour installer des poteaux électriques, les frères ont fait appel au grutier de l'entreprise voisine dépendant du kolkhoze. En échange, ce dernier sait que, si un jour il a un souci avec le contrôle technique de sa voiture, Anatoli saura se souvenir de l'aide qu'il lui a apportée.

54Près du chantier, je note la présence d'un vieil homme. C'est un kolkhozien à la retraite qui habite deux maisons plus loin :

On lui donne parfois du samogon juste pour qu'il surveille.

55En 2000, le potager est cultivé pour la première fois. Les Teteline récoltent des fraises, des concombres (une trentaine de bocaux de trois litres), des radis (un sac, soit une trentaine de kilos), des carottes (une vingtaine de kilos), des oignons (cinquante kilos), des betteraves, des pommes de terre nouvelles. Ils projettent de planter des pommiers et des fleurs. Mais la production ne se limite pas à ce qui est cultivé sur les 15 ares situés derrière la maison. Ainsi, le directeur d'un élevage de porcs a « donné » à Anatoli un lopin de 0,35 hectare. Un kolkhozien est venu, avec un tracteur, aider celui-ci à ramasser les 7 tonnes de pommes de terre cultivées sur ce terrain :

On ne l'a pas beaucoup payé parce qu'avec Anatoli ils se rendent des services.

56Anatoli a vendu une partie de ces pommes de terre à des grossistes du marché de Borisov, dont le directeur est un ami. Le reste a été vendu à une entreprise d'élevage privée. Cette vente lui a rapporté plus de 100 dollars.

57Me faisant visiter sa maison, Andreï m'emmène au garage. J'y découvre des dizaines de gros choux entreposés :

C'est mon frère, il les a pris ou peut-être volés, dans un kolkhoze, je ne sais pas... Il y en a une petite partie pour moi. Mais je n'en ai pas besoin. Il va en donner à nos parents.

58Andreï m'explique que son frère et lui n'achètent jamais de légumes... Ce qui est cultivé à la datcha leur suffit. En septembre 2000, ils ont récolté quelque 400 kilos de pommes de terre.

59En outre, tous les ans, la grand-mère de l'épouse d'Anatoli offre un cochon à ce dernier. En échange, il lui rend des services et laisse les membres de sa belle-famille exploiter un lopin de terre que le directeur d'une usine de volaille lui a cédé.

60Avec les gens du bourg, Anatoli produit clandestinement 240 litres de samogon par an. Mais seuls quelques dizaines de litres sont consommés par la famille. Le reste est « donné » ; rien n'est jamais vendu.

61En mai 2002, j'ai eu l'occasion de participer à une journée de distillation dans une forêt du nord de la Biélorussie, au cours de laquelle 95 litres de samogon ont été distillés. Dans le commerce, 1 litre de vodka est vendu environ 4 dollars, ce qui ramène le produit de cette journée à 400 dollars ­ à titre comparatif, le salaire mensuel moyen est alors inférieur à 100 dollars...

62La saveur du samogon des Teteline est très appréciée, ce qui en accroît la valeur.

63À la fin de la journée, deux sacs de blé sont mis à fermenter. L'alambic ne sert pas seulement à la famille d'Anatoli : plusieurs personnes du bourg sont autorisées à l'utiliser. Officiellement, il est interdit de produire de l'alcool au-delà de ce qui est destiné à la consommation personnelle. Cette pratique illicite nécessitant de nombreuses précautions, Andreï ne m'a fixé rendez-vous que la veille. En effet, tout s'organise au dernier moment, selon les informations qui proviennent de Minsk. Anatoli y a un « contact » qui le prévient des éventuelles descentes de police visant à surprendre des séances de distillation dans les bois et à « confisquer » des alambics. Grâce à son « ami », il peut prévenir ceux de Borisov qui s'apprêtent à distiller : en ce qu'il les « couvre », il est ce qu'on appelle un « toit ».

64Anatoli ne prend pas de risques et se rend très rarement sur les lieux de distillation. Pourtant, ce jour-là, il est venu en début d'après-midi, certes un peu nerveux, et a veillé à ce que chaque bidon soit bien caché à une trentaine de mètres du site pour que rien ne soit perdu en cas de visite inopinée. Tout semble être sous contrôle. Ainsi, en partant, on laisse sur la table une bouteille de samogon, du lard et quelques pommes de terre : c'est la part du pauvre.

65Ne pas contrarier les alcooliques, c'est s'assurer leur loyauté. C'est également la prudence qui invite à ne jamais vendre du samogon : si personne dans le bourg ne dénonce la combine, c'est que tout le monde, d'une manière ou d'une autre, y trouve son compte ; en revanche, le vendre pourrait faire naître des ranc urs, des jalousies.

66Grâce aux relations que lui vaut sa position de lieutenant de police, Anatoli peut accroître ses richesses. On s'intéressera d'abord à ce que lui apporte son réseau d' « amis » et de « connaissances » puis à ce qu'il retire de ses ressources personnelles. La datcha apparaît ainsi comme un des éléments d'une stratégie entrepreneuriale plus globale.

CLIENTÉLISME ET RÉSEAU

67Le récit d'Anatoli met en évidence la mobilisation d'un important réseau qui dépasse largement le groupe des proches. Grâce auquel le coût de la construction de la maison est considérablement réduit et la production considérablement accrue.

  • 8 Le terme « blat » désigne l'utilisation de réseaux personnels et de contacts informels dans le but (...)

68Pour Anatoli, l'activité secondaire de la datcha devient une véritable entreprise. Le clientélisme et, plus généralement, le blat8 sont, en effet, souvent décrits comme des modalités cruciales du fonctionnement économique et social du système soviétique. La littérature est abondante à ce sujet, qui montre le lien entre pénurie et réseaux officieux [Sapir 1984 : 84-91]. En fait, la richesse en Union soviétique n'est pas tant déterminée par le niveau des revenus que par l'accès plus ou moins facile aux biens et services. Ainsi sont adoptées des pratiques d'échange, ou blat, qui vont de l'exemption de travaux obligatoires dans les kolkhozes à la simple obtention de bulbes de tulipes... Dans des domaines aussi divers que l'alimentation, la santé, le logement, les loisirs ou l'éducation, ces pratiques permettent de contourner les contraintes structurelles fortes qui pèsent sur les acteurs.

  • 9 Le blat constitue une forme particulière d'échange. Il se distingue du troc. En effet, les relation (...)
  • 10 A. Ledeneva précise qu'elle cherche à éviter une classification en termes de « lien familial », « a (...)

69Ce que l'on obtient grâce au blat est rarement le fruit d'un échange direct9. Alena Ledeneva [ibid. : 139-174] distingue trois régimes de blat, lesquels correspondent à trois formes de réciprocité10. Dans le « régime d'équivalence », l'« autre » est envisagé selon son utilité potentielle : on sait qu'un jour ou l'autre le donataire proposera quelque chose en retour. Ainsi, l'échange implique, entre des personnes, une relation qui perdure dans le temps. Dans le « régime d'affection », ce sont les relations entre les personnes qui impliquent l'échange de choses : parce qu'on entretient une relation particulière avec telle ou telle personne, le plus souvent un membre de sa famille ou un ami, il arrive qu'on s'échange des choses. Dans ces deux régimes, les transactions s'équilibrent. Dans le troisième régime, qualifié de « régime de statut », les relations sont profondément asymétriques et sont proches du clientélisme. Grâce à sa position élevée dans la hiérarchie sociale, une personne peut faire bénéficier ses clients de ressources rares, parfois même de protections. Ce que le donataire peut offrir au donateur, c'est sa gratitude, sa loyauté, voire un cadeau (qui est le signe de sa reconnaissance). De cette manière, le donateur accroît son prestige, son influence.

70La prédominance de tel ou tel régime dépend de la position sociale : on est d'autant plus impliqué dans un régime d'équivalence que l'on dispose de ressources particulièrement recherchées. L'adoption d'un régime de statut dépend, par ailleurs, de la position dans la hiérarchie politique.

71Cette position définit, en effet, ce que Pierre Bourdieu appelle, à propos de la société soviétique, « un capital politique » : celui-ci « assure à ses détenteurs une forme d'appropriation privée de biens et de services publics (résidences, voitures, hôpitaux, écoles...) », permet une « patrimonialisation des ressources collectives » [1994 : 33-34]. En fait, l'accès aux biens est aujourd'hui très différent de ce qu'il était du temps de l'Union soviétique : on peut désormais très facilement se procurer un jean, du caviar, une voiture ou un CD. Si la fin de la prédominance du Parti communiste a reconfiguré le capital politique, l'accès à certains biens et services reste problématique : être hospitalisé dans de bonnes conditions, intégrer des filières universitaires prestigieuses, obtenir un logement dans des immeubles neufs.

  • 11 Il est très probable que la manière dont Anatoli coopère avec moi soit motivée par cette logique du (...)

72Ces éléments de définition du blat permettent de mieux saisir le mode selon lequel s'effectuent les échanges au sein du réseau d'Anatoli. En termes de régime d'affection, Anatoli fait appel à sa tante (il profite des services de maçons à bas prix) ; à son cousin (qui l'aide à planter les poteaux), à la grand-mère de sa femme (qui leur fournit chaque année un cochon). Sont évoqués aussi plusieurs « amis » : le directeur d'une entreprise d'élevage de porcs, le directeur du marché de Borisov. En termes de régime d'équivalence, l'aide du grutier est particulièrement significative : il sait que le donataire dispose de ressources dont il pourrait un jour avoir besoin. C'est le cas également du kolkhozien venu avec un tracteur pour la récolte des pommes de terre11.

73Anatoli semble aussi activer le régime de statut. La façon dont il distribue du samogon au sein de son réseau paraît relever des régimes à la fois d'affection, d'équivalence et de statut. Il donne à ses proches ; il distribue à des personnes qui, effectivement dans le passé ou potentiellement dans l'avenir, lui ont rendu ou lui rendront des services ; il distribue à la manière du patron d'un réseau clientéliste, prétendant ne rien attendre en retour, afin d'accroître son influence. Cherchant par ce biais à fidéliser une clientèle, il se protège : le voisin surveille le chantier, les alcooliques gardent un  il sur l'alambic...

LES RESSOURCES D'ANATOLI

74Anatoli mobilise ainsi, selon diverses modalités, un large réseau grâce aux pratiques qu'autorise le blat. Les ressources qu'il est à même de proposer sont de deux types et directement liées à sa position sociale : la simplification des procédures administratives dans un contexte d'incertitude bureaucratique, et la monnaie d'échange que représente le samogon.

75Lieutenant de police, Anatoli peut, en premier lieu, régler rapidement les formalités administratives. C'est ce qui fait que le grutier du kolkhoze voisin lui prête main-forte :

Il y a d'interminables queues pour obtenir un passeport pour l'étranger. Comme il travaille dans le système, il peut nous faire passer sans faire la queue. Il y a beaucoup de gens qui s'adressent à lui. Comme ils sont jeunes, ils ont des bagnoles, des problèmes avec, et des problèmes avec la police routière. C'est lui qui les aide à résoudre les problèmes.

76En fait, ce procédé est loin d'être marginal : il est l'un des effets de la bureaucratie du régime soviétique. À propos des pays communistes en Europe, François Bafoil parle d'un « “trop-plein” de règles, qui, en saturant les espaces de jeu, contraint les acteurs à les contourner » [2000 : 45]. La confrontation des Biélorusses aux règles administratives est quasi quotidienne : pour obtenir un passeport, une propiska (permis de résidence), un nouveau logement, un permis de conduire, une voiture, un emploi, pour régler un divorce, créer une association, monter une entreprise privée... Les procédures sont souvent opaques, interminables et semblent parfois ne pas devoir être respectées.

77Anatoli est de ceux qui peuvent garantir aux membres de son réseau une issue favorable aux démarches qu'ils entreprennent. Le nombre élevé de ceux qui lui rendent des services prouve l'étendue de son influence.

78En second lieu, Anatoli « offre » du samogon à de nombreuses personnes. C'est un moyen de paiement qui accroît considérablement la richesse de son frère et qui lui permet aussi de fidéliser une clientèle. Il semble que lorsque les membres de son réseau ne sont pas particulièrement intéressés par des avantages administratifs, des bouteilles de samogon puissent toujours les satisfaire. Cette distribution s'inscrit, en fait, dans la logique des régimes de réciprocité analysés par Alena Ledeneva. Grâce au samogon, Anatoli a, à prix réduit, des matériaux (bois, briques), des machines (grue, tracteur, fer à souder) et de la main-d' uvre (maçons) ; il active ainsi de puissantes solidarités dans son réseau et s'assure une certaine sécurité.

  • 12 M. Hivon observe que, pour un mariage réunissant une centaine de convives, 142 bouteilles avaient é (...)
  • 13 Cf. Belarus Today, « Belarussians drink more vodka than Russians », 17-23 octobre 2000, p. 4.

79La consommation de samogon et de vodka est si importante chez les Biélorusses que, sans être pour autant alcoolique, chacun acceptera avec plaisir d'être « payé en liquide » [Hivon 1998]. Cette consommation culmine lors des mariages12, des anniversaires et autres cérémonies. La vodka a aussi de prétendues vertus médicales : elle soignerait les effets des radiations [Alexievitch 2000 : 157-158], l'angine et la gueule de bois. En Biélorussie, chaque individu consommerait en moyenne 11 litres de vodka par an13. De surcroît, c'est un bien qui, contrairement à l'argent, ne perd pas de sa valeur. Avec ses 240 litres distillés dans l'année, Anatoli dispose donc d'une éminente ressource.

80Pour accroître ses richesses, Anatoli ne mobilise pas seulement des ressources « personnelles » ; il mobilise aussi des ressources « sociales » :

Ce ne sont pas des biens que l'individu possède mais des ressources accessibles au travers de ses liens directs et indirects. L'accès à ces ressources et leur utilisation sont temporaires et conditionnels puisqu'elles ne sont pas la possession de l'acteur [Lin 1995 : 687].

  • 14 « L'accumulation de ressources personnelles est de nature additive alors que celle des ressources s (...)

81Parmi ces ressources sociales, citons : la grue nécessaire pour planter les poteaux électriques, l'excavatrice pour creuser les fondations de la maison14... Pour accéder à ces ressources sociales, deux conditions s'imposent. D'une part, la « force de la position » permet de mobiliser des ressources sociales variées ; d'autre part, il faut avoir des liens à la fois « forts » (parents, amis, voisins) et « faibles » (connaissances plus éloignées comme les amis de parents et les parents d'amis), pour reprendre la terminologie de Mark Granovetter [1973].

82Le potager d'Anatoli constitue par conséquent un véritable capital économique : le travail à la datcha n'est pas une activité d'appoint mais une activité secondaire qui apporte un revenu et des avantages « en nature » conséquents. Grâce à la vente de ses pommes de terre, il a touché une somme non négligeable ; grâce au samogon produit, il a accru sa capacité à mobiliser un réseau. De fait, j'ai rencontré l'ami avec lequel Anatoli a monté une petite affaire d'achat et de vente de voitures d'occasion. De son côté, la femme d'Anatoli, diplômée en lettres, achète à Minsk des vêtements en gros et les revend à Borisov. Ces activités sont les seules qu'il m'a été donné de voir ; il est fort probable qu'Anatoli et sa femme aient d'autres activités que j'ignore.

83Pour conclure, la pratique du jardinage dans le monde postsoviétique ne se réduit pas au « choix du nécessaire ». L'observation des conditions de l'action sociale permet de questionner certaines présomptions qui font parfois trop rapidement office de démonstration. La vision « misérabiliste » [Grignon et Passeron 1989], qui identifie le jardinage des citadins à une pratique de « survie », est ainsi battue en brèche par une analyse articulant échelle statistique et échelle ethnographique. Les jardiniers biélorusses que j'ai rencontrés ne sont ni apathiques ni guidés par le seul souci de se nourrir. Aussi le jardinage apparaît-il comme autre chose qu'un ultime recours dans une situation d'apoplexie sociale.

84Dans le modèle entrepreneurial, le potager est même un des éléments essentiels du capital économique du ménage et permet un accroissement réel de la richesse de la maisonnée. Le jardinier ne « survit » pas grâce à son potager : la figure courante du « paysan urbain » apparaît bien comme un mythe [Alasheev, Clarke, Karelina et Varshavskaya 2000].

85L'observateur doit se garder d'un autre écueil : la position « populiste ». La passion du jardinier ne peut être envisagée dans la seule perspective d'un rapport hédoniste à la nature. Les contraintes structurelles pèsent lourd : retards dans le versement des salaires, approvisionnements erratiques des magasins en fruits et légumes de première fraîcheur, fragilisation des systèmes de protection sociale... Le potager fournit au ménage des produits de qualité ; il permet de surmonter des difficultés budgétaires transitoires.

86Dans le monde postsoviétique, le jardinage apparaît donc à la fois comme le produit de contraintes structurelles et comme une source de plaisir. La dignité de ces jardiniers biélorusses naît du c ur même de cette contradiction.

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Notes

1 La République populaire de Biélorussie, proclamée en mars 1918 sous l'occupation allemande, est intégrée à l'URSS dès 1922 et devient alors la République soviétique socialiste de Biélorussie. Auparavant, il n'a jamais existé d'État biélorusse. Le 27 juillet 1990, la Biélorussie a une nouvelle fois proclamé sa souveraineté [Marcou et Pankovski 2003].

2 Ces statistiques sont extraites du rapport 2003 du Programme des Nations unies pour le développement, disponible sur internet : Human Capacity of Belarus : Economic Challenges and Social Responses. National Human Development Report, 2003 (téléchargeable sur wwww. un. minsk. by/ en/ publications/ thema/ undprep),p. 45.

3 Suivant les sources, le nombre de ces datchas varie. Selon R. Struyk et K. Angelici, en Russie, une famille urbaine sur quatre a accès à une datcha [1996 : 233]. Selon une équipe de chercheurs anglo-russe, environ la moitié des ménages urbains disposeraient d'un lopin de terre, avec des variations régionales : 20 % à Moscou, 25 % à Saint-Pétersbourg, 30 % à Lioubertsy, 50 % à Samara, 60 % à Syktyvkar et 70 % à Kemerovo [Alasheev, Clarke, Karelina et Varshavskaya 2000 : 483].

4 J. Zavisca [2003 : 788-789] propose une synthèse bibliographique de ces approches.

5 Ce travail s'inscrit dans le cadre d'une thèse de sociologie intitulée : « Datchas, jardins et potagers en Biélorussie. Figures de l'individu postsoviétique », menée sous la direction de C.-H. Cuin et soutenue le 8 décembre 2004 à l'Université Victor Segalen-Bordeaux 2. Notons d'emblée que l'analyse des dimensions économiques de la culture du potager n'épuise pas le répertoire de sens de cette « passion ordinaire ».

6 Notons que le raisonnement en termes de substitut marchand du travail n'est pas envisageable dans la Biélorussie actuelle puisqu'on n'emploie jamais un jardinier professionnel pour s'occuper de son potager.

7 Recueillir les données n'a pas été chose facile. Par exemple, un des auteurs de l'enquête a mobilisé les étudiants de quatrième année de l'université de Kemerovo. Chaque étudiant devait interroger deux ou trois membres de sa famille élargie et noter scrupuleusement les réponses de ses interlocuteurs aux questions posées sur les quantités produites, les coûts engagés et la rentabilité de la datcha. La réaction des personnes interrogées traduisait à chaque fois une certaine perplexité. À la fin des entretiens, il s'est avéré que les chiffres fournis étaient toujours sous-évalués (de 20 à 30 %) ; le volume estimé des récoltes était également très approximatif [Alasheev, Karelina et Varshavskaya 1999 : 140]. À ces difficultés méthodologiques s'ajoutent des difficultés d'ordre théorique concernant la manière de calculer la rentabilité de la datcha (manque à dépenser, coût d'opportunité, coût des consommations intermédiaires).

8 Le terme « blat » désigne l'utilisation de réseaux personnels et de contacts informels dans le but de se procurer des biens et de profiter de services dont l'offre est restreinte [Ledeneva 1998].

9 Le blat constitue une forme particulière d'échange. Il se distingue du troc. En effet, les relations survivent à la transaction : le blat implique une « dépendance réciproque » entre les partenaires ; les services obtenus grâce au blat « portent la marque personnelle du donneur » [Ledeneva 1998 : 35, 141]. Il se distingue aussi du don/contre-don. S'il existe souvent un délai entre les deux moments de la transaction, les trois obligations de donner/recevoir/rendre n'impliquent pas les mêmes engagements moraux et affectifs que dans la logique du don/contre-don.

10 A. Ledeneva précise qu'elle cherche à éviter une classification en termes de « lien familial », « amitié », « connaissances » : il serait naïf de penser que les relations entre des membres d'une même famille ou entre amis proches n'impliquent aucun calcul, tout comme il serait naïf de penser qu'une relation plus éloignée ne repose, elle, que sur du calcul.

11 Il est très probable que la manière dont Anatoli coopère avec moi soit motivée par cette logique du régime d'équivalence : je suis probablement perçu comme potentiellement utile. D'ailleurs, quelques mois plus tard, je rendrai service à son frère Andreï en invitant certains de ses amis venus en France.

12 M. Hivon observe que, pour un mariage réunissant une centaine de convives, 142 bouteilles avaient été achetées, certains ayant peur de manquer [1998 : 522]. Par ailleurs, lors de son mariage à Moscou, en février 2001, un ami avait, pour deux repas rassemblant une quarantaine de convives, prévu, outre le vin et le champagne, 80 bouteilles de vodka, soit 1 bouteille par personne et par repas. Notons qu'une bouteille de vodka contient habituellement un demi-litre.

13 Cf. Belarus Today, « Belarussians drink more vodka than Russians », 17-23 octobre 2000, p. 4.

14 « L'accumulation de ressources personnelles est de nature additive alors que celle des ressources sociales est multiplicative. L'acquisition de ressources personnelles est fonction d'actions additives, fonction linéaire reliant investissements et revenus. Par contre, les ressources sociales sont acquises de manière exponentielle à mesure que nos liens ou notre réseau s'étendent. En effet, chaque lien supplémentaire représente non seulement un accès aux ressources du contact mais aussi à celles du réseau du contact » [Lin 1995 : 700].

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Pour citer cet article

Référence papier

Ronan Hervouet, « L'économie du potager en Biélorussie et en Russie »Études rurales, 177 | 2006, 25-42.

Référence électronique

Ronan Hervouet, « L'économie du potager en Biélorussie et en Russie »Études rurales [En ligne], 177 | 2006, mis en ligne le 01 janvier 2005, consulté le 11 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/8258 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.8258

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