1SITUÉE AU NORD-EST DE LYON, dans le département de l'Ain, la Dombes est une région agricole d'environ 110 000 hectares associant l'élevage bovin et la culture céréalière. L'originalité de cette région repose sur la présence remarquable d'un millier d'étangs à vocation piscicole, traditionnellement intégrés à l'économie rurale, qui couvrent le dixième de la superficie de ce plateau et qui le classent dans la catégorie des grandes zones humides françaises, à l'instar de la Brenne et de la Sologne. Sur ces étangs est également pratiquée la chasse au gibier d'eau, qui fait de la Dombes l'une des premières contrées cynégétiques de France.
- 1 Laurence Bérard fait écho à ces remarques quand elle écrit : l'étang « contribuera puissamment à as (...)
2Un lien est établi localement entre la présence des étangs, la grande propriété foncière, le mode de faire-valoir indirect qui lui est associé et une forme de domination et de contrôle d'origine urbaine sur la société locale1. Un agriculteur dombiste en témoigne à sa façon lorsqu'il décrit son lieu de vie :
La Dombes, il n'y a rien à faire, ce sont beaucoup de familles de riches ou de nobles. Ils sont là pour les étangs. Avant c'était la pêche, maintenant c'est surtout pour la chasse. Les fermes, aussi, ce sont eux qui les ont.
- 2 « Étant donné la constante association de l'habitat isolé, du grand domaine et de la présence des é (...)
3Certains géographes, comme Armelle Billard [1979], ont tenté d'expliquer la constitution des grands domaines, la faible représentation de la petite propriété paysanne ainsi que la convoitise dont cette terre a paradoxalement fait l'objet auprès d'une population issue des classes supérieures de la société locale et régionale. Le grand domaine voué à la culture extensive du blé était une réponse tant au rendement médiocre des sols de nature argileuse qu'au caractère parsemé du peuplement et qu'à la pénurie de cheptel. En outre, les difficultés de mise en valeur du terroir dombiste n'étaient pas contradictoires avec des revenus très satisfaisants. Les étangs constituaient, en effet, au point de vue agricole, une source de richesse et un mode d'exploitation particulièrement bien adapté à ce milieu. C'est ainsi que certains groupes sociaux aisés, détenteurs de vastes capitaux, ont eu les moyens d'aménager des étangs dans cette région tandis que les paysans se détournaient de ces terres qualifiées de stériles2.
4Si le lien entre la constitution de la grande propriété et la création des étangs n'est pas immédiat, compte tenu de la difficulté qu'il y a à établir une corrélation étayée entre un type de milieu, une structure foncière et une organisation sociale, il apparaît néanmoins raisonnable de soutenir que les stratégies foncières sont, durant la seconde moitié du XIX siècle au moins, intimement liées à la question des étangs.
5Aujourd'hui comme hier, les propriétaires d'étangs désirent rester « maîtres de l'eau », et ce pour des raisons symboliques mais aussi matérielles : l'engouement pour la chasse entraîne une spéculation de plus en plus forte sur les étangs, dont le prix à l'hectare ne correspond plus à la valeur agronomique du sol. Le voisinage, les servitudes et l'indivision sont les grands ennemis des possesseurs d'étangs, lesquels s'efforcent, depuis le XIX siècle, par des stratégies foncières, de réduire au maximum les contraintes liées à la présence d'autres individus sur leurs terres. Ce processus historique conduit à observer aujourd'hui une partition significative de la société locale, relative au mode d'appropriation et d'exploitation de l'espace : les grands propriétaires terriens parlent d'eau, de canard et de poisson ; les agriculteurs fermiers parlent de terre, de bétail et de céréale. Deux mondes coexistent. À chacun son territoire, entend-on dire en Dombes.
6Le sentiment que les villageois éprouvent à l'égard de la grande propriété foncière noble ou bourgeoise est ambivalent : celle-ci apparaît comme le lieu de rapports de dépendance parfois difficilement consentis mais aussi comme un cadre favorable à la prospérité économique locale. Au XIX siècle, la valorisation de la grande propriété, constituée de son château, de son parc, de ses fermes, de ses terres et de ses étangs, trahit deux aspects fondamentaux de l'organisation sociale et spatiale dombiste : elle est un gage de permanence dans les positions hiérarchisées qu'elle sous-tend en partie ; elle renvoie à des modes d'appropriation de l'espace qui marquent une préférence prononcée pour l'unité et une défaveur partagée pour le morcellement. En témoigne l'évolution de la structure foncière à cette époque, caractérisée par une relative stabilité et une tendance accrue au rassemblement des terres, dont les deux pièces maîtresses sont le domaine d'exploitation et l'étang remembrés.
7Le domaine d'exploitation agricole est conçu comme une unité à préserver. Pour preuve, la propriété et le domaine coïncident le plus fréquemment, et la forme compacte des terres possédées autour des bâtiments d'exploitation ne varie guère au cours du temps.
- 3 En Dombes on parle de « ferme » ou de « grange » et non pas de métairie, en écho aux modes de faire (...)
- 4 Au XVIII siècle, un tiers de la terre dombiste appartient à des officiers du Parlement de Trévoux, (...)
8Le regroupement des champs, des prés et des étangs autour de la maison rurale date d'avant la Révolution. Au début du XVIII siècle, un témoin de son temps déclarait déjà préjudiciable la substitution des métairies3 aux anciennes tenures à cens, parallèlement à l'agrandissement des domaines aux mains de riches propriétaires absentéistes4 :
Pour faire un gros domaine où il n'y a qu'un seul bâtiment ; et la seule famille du métayer, un autre particulier a détruit de notre temps au veu et au sceu de toute la souveraineté, un gros hameau où il y avait 20 ou 30 maisons et il en a chassé autant de familles nombreuses qui y étaient établies. Le mesme particulier possède encore 5 ou 6 domaines qui luy ou ses auteurs ont établi de la mesme manière, et il en faut dire autant de tous les autres propriétaires des fonds [Des Rioux de Messimy 1862 : 30].
9En 1812, la commune de Versailleux comptait 340 habitants. Toutefois le terroir communal, d'une superficie de 1 876 hectares, se répartissait entre 69 propriétaires, dont près d'un tiers n'étaient pas recensés sur la commune. Parmi eux, 53 possédaient une superficie inférieure à 25 hectares ; 10 possédaient entre 35 et 65 hectares ; 2 possédaient entre 65 et 100 hectares ; 2 détenaient plus de 100 hectares et 1 seul, Jean-Baptiste Villeneuve, possédait plus de 500 hectares. Au total, 15 propriétaires se partageaient donc 86 % de la superficie du territoire de la commune.
- 5 La majorité des domaines avaient une taille oscillant entre 40 et 60 hectares. Certains, plus petit (...)
10Les propriétés d'une dimension inférieure à 10 hectares appartenaient à des habitants du village. Elles comprenaient souvent une maison avec cour dans le bourg, avec parfois un jardin attenant, une « botasse » (une mare) et un pré ou une terre à proximité. Elles pouvaient aussi ne comprendre que quelques terres, pâtures, prés, bois ou étangs, dispersés et éloignés du village. Les propriétés supérieures à 35 hectares formaient, à l'inverse et presque toutes, des ensembles resserrés autour des bâtiments de ferme en un même tènement de dimension variable5.
11La profonde inégalité de la répartition des terres en Dombes, où les ventes des biens nationaux se firent largement au bénéfice de la bourgeoisie rurale mais aussi des grandes villes voisines (Lyon, Bourg-en-Bresse) ou plus lointaines, est la première caractéristique de ce régime de propriété [Sceau 1995 : 213]. S'ajoute à cela un déséquilibre entre les écarts (habitat dispersé) et le village. L'apparition de la ferme et de la grange, concomittante de celle de la grande propriété, semble avoir introduit un changement dans la structure du village, faisant glisser son centre de gravité vers la périphérie et refoulant sur le bourg un prolétariat rural de journaliers et de petits exploitants qui constituent une main-d' uvre d'appoint pour les fermes des écarts.
- 6 Sur les 21 domaines d'exploitation, 7 abritent entre 10 et 13 individus, 8 abritent entre 7 et 10 i (...)
12En 1841, les écarts se composaient de 26 lieux de résidence dispersés. La plupart formaient des unités résidentielles comprenant le couple, ses enfants et des domestiques, sous l'autorité du chef de famille6. Les domaines étaient exploités en faire-valoir indirect, à l'exception de quatre d'entre eux relevant de propriétaires-exploitants. L'autonomie de ces unités d'exploitation est valorisée en même temps qu'est proclamé l'idéal que représente le fait d'« être patron chez soi », qu'il s'agisse d'un mode de faire-valoir direct ou indirect. La renommée du « patron » repose sur un ancrage spatial, voire temporaire, dont on prend localement la mesure au travers du lien qui s'établit entre l'unité d'exploitation, l'unité territoriale et l'unité domestique. Le classement des individus au sein de cette organisation sociale fortement hiérarchisée est de fait fonction de leur position au sein du groupe domestique et de l'autorité qu'ils exercent sur la terre et sur les hommes [Manceron 2005].
- 7 La taille moyenne des parcelles équivaut à 1,7 hectare. Sur un total de 1 069 parcelles dénombrées, (...)
13La relative stabilité de cette structure « fige l'allure d'un découpage parcellaire soustrait aux partages successoraux » [Billard op. cit. : 91]. La dimension des parcelles en témoigne7. Le mouvement de division observé au cours du XIX siècle à l'échelle du département de l'Ain, qui traduirait surtout les effets du morcellement successoral et décrit dans une enquête agricole de 1872 comme un processus heureux qui « attache le paysan au sol, augmente la production et fournit la main-d' uvre indispensable à la grande et à la moyenne propriété », n'est pas ou peu le fait de la Dombes. La propriété a résisté, soit au moyen d'arrangements familiaux, soit grâce à la vente en bloc.
- 8 Parmi les familles de propriétaires et exploitants ruraux, on observe une tendance à installer un, (...)
14La transmission en bloc des domaines d'exploitation des propriétaires ruraux est la règle générale en Dombes. Cette pratique suppose de posséder des ressources financières suffisantes et d'opérer un choix au sein de la descendance quant à la transmission du métier et de l'outil de travail8.
15Concernant les unités appartenant à une population non agricole et extérieure à la société locale, la question du partage des biens fonciers se pose en des termes différents. Chez les grands propriétaires d'origine bourgeoise, l'importance du patrimoine permet souvent un partage entre enfants qui ne nuit pas à l'intégrité de la propriété et, par là-même, à la cohérence des exploitations. Durant quatre générations, les Villeneuve de Versailleux ont transmis leurs biens fonciers de plusieurs centaines d'hectares à un seul fils. Les autres ont reçu en partage d'autres propriétés dispersées, de taille plus réduite, ainsi que des titres, bons, actions et obligations.
16Pour les moyennes propriétés, les ventes se succèdent avec une certaine régularité, ce qui suggère un projet éloigné du souci de conservation et de transmission des terres : la vente en bloc est, dans ce cas, un bon moyen de ne pas diminuer la valeur vénale du bien, dont l'acquisition est motivée par des préoccupations financières et/ou ludiques (constitution de domaines de chasse) et ne correspond ni à un ancrage familial au niveau local ni même à un outil de travail.
17Au XIX siècle, la vente ou la transmission des domaines est donc loin de donner lieu à une répartition plus équitable de la terre. Tandis que la petite propriété paysanne demeure sans consistance, la moyenne et la grande propriété se maintiennent, voire se déploient tout au long du siècle, offrant l'image d'une organisation foncière assez homogène, caractérisée par une forte tendance à la perpétuation de vastes unités d'exploitation. Le rassemblement foncier laisse ici peu de place à la division et au morcellement, hormis autour du village et dans quelques interstices, comme celui, très singulier, de l'étang.
18Le régime de propriété des étangs introduit, en effet, un facteur de complexité, à la fois dans le découpage parcellaire et dans la répartition des biens fonciers. L'étang est, plus que tout autre bien, le lieu d'une appropriation collective et d'une division entre parents, alliés, amis, voisins et entre « étrangers », division plutôt inhabituelle dans cette Dombes où règne un fort individualisme agraire. Cette partition est liée au mode d'exploitation des étangs, aux conditions juridiques de leur création et à l'attrait économique dont ils sont l'objet.
- 9 Dans une région particulièrement difficile à mettre en valeur, la rentabilité économique des étangs (...)
- 10 Cette condition était aisément remplie. Comme le dit P. Collet [1698], le seul intérêt des construc (...)
19Les étangs sont constitués de plusieurs parcelles fiscales appelées « assec », « évolage » et « chaussée ». Pour expliquer ce découpage si singulier, les recueils d'usages locaux évoquent la mise en application, sous l'Ancien Régime, d'un droit, légitimé par le statut spécifique des étangs, considérés alors d'utilité publique9, et donnant la possibilité légale à un propriétaire d'inonder les fonds voisins en élevant une digue (ou chaussée) sur le fonds dont il est propriétaire. Ce droit peut être exercé à condition que les voisins soient dédommagés et que le profit retiré dépasse le préjudice causé10. L'indemnisation peut prendre trois formes : on attribue une part du revenu des pêches proportionnelle à la valeur du terrain englobé dans l'étang, et le propriétaire lésé conserve le droit de cultiver sa terre les années où l'étang est à sec ; on l'exproprie de son terrain en lui en payant le prix ; ou bien on le dédommage en terres de même valeur, pas trop éloignées [Charvériat 1896 : 27]. Ainsi, il advient que les ayants droit des parcelles de terre inondées sont les bénéficiaires de l'assec, c'est-à-dire du droit d'ensemencer le sol de l'étang sur la parcelle possédée et d'en recueillir les récoltes après une période de deux ans en eau. Les maîtres d' uvre de l'inondation bénéficient, quant à eux, de l'évolage, en d'autres termes du droit de maintenir l'eau dans le bassin de l'étang, de l'empoissonner puis de le pêcher pendant deux années consécutives.
- 11 Je fais ici référence à l'opposition fondamentale entre le droit franc et féodal et la conception r (...)
- 12 Au XIX siècle, les rédacteurs d'usages locaux, taraudés par l'ambiguïté de ce système coutumier et (...)
20De cette superposition de droits, qui renvoie à une conception juridique de la propriété antérieure au Code civil et admet les démembrements et les usages « contradictoires »11, serait donc née la distinction entre l'assec et l'évolage, entre le sol et l'eau, entendus, au XIX siècle, comme deux propriétés distinctes, transmissibles par héritage, affermées ou exploitées séparément12. Il est néanmoins probable que le découpage du fonds de l'étang en différentes parcelles ne résulte pas toujours de l'état de division du sol avant la création de l'étang mais aussi de pratiques postérieures, relatives au jeu de la transmission, des partages et des échanges fonciers qui en modifient l'aspect au cours du temps. On peut également supposer que la distinction entre assec et évolage repose sur le procédé cultural de l'assolement qui a pu influer sur une répartition des usages entre les hommes. L'expérience a montré que, laissé en eau pendant de nombreuses années, l'étang perd ses qualités piscicoles, et que la fertilité de son sol est accrue par le dépôt de matières organiques en sorte
21que, mis à sec, le terrain produit sans fumure une belle récolte.
- 13 Le terme vernaculaire « pie » désigne une parcelle ou partie du fonds de l'étang.
- 14 Le droit de disposer de l'assec est limité dans la durée, qui ne dépasse pas huit mois, par le droi (...)
22Les exploitants de parcelles d'étangs se trouvent réunis par la masse d'eau qui constitue une unité spatiale indivise en regard de sa mise en valeur contrastant avec son morcellement en termes de propriété. Cette contradiction a impliqué entre les différents propriétaires un faisceau de droits et d'obligations qui interfèrent entre eux de manière parfois inextricable. Les propriétaires d'une « pie d'assec »13 ou de l'évolage en disposent à leur gré quoique un grand nombre de limitations en restreignent l'utilisation14.
- 15 Droit de brouillage.
- 16 Droit de champéage.
- 17 Droit de naizage.
- 18 Droit de gazonage.
23En dépit de ces contraintes, la possession d'une pie d'assec octroie des droits supérieurs à la propriété d'une simple parcelle de terre car elle donne accès à l'ensemble de l'étang, au même titre que l'évolage. Si aucune prescription ne s'y oppose, le propriétaire acquiert un droit d'abreuvage et de pâture de la « brouille » (végétation flottante, Glyceria fluitans)15 lorsque l'étang est en eau, un droit de pâturage, dans la période de l'assec, sur les rives et sur les bords laissés à découvert par l'eau16, un droit de rouissage du chanvre dans l'étang en évolage17 et le droit de prendre, sur le fonds de l'étang, de la terre et des pierres pour submerger le chanvre18.
24Les droits de jouissance sur toute l'étendue de l'étang créent donc un véritable imbroglio juridique, le principal problème pour les juristes étant de limiter le nombre d'ayants droit. Charles Revel [1729] prône une double indivisibilité concernant les droits de champéage, de brouillage et de naizage : d'une part, ces usages doivent être inséparables de la possession des portions d'assec ou d'évolage et ne peuvent, de ce fait, être vendus séparément ; d'autre part, lors du partage successoral, les droits attachés à une pie doivent rester à celui qui, seul, hérite du domicile paternel. Ces préoccupations prouvent qu'il existe un écart entre les injonctions juridiques et la pratique. D'après les actes notariés, il n'est pas rare, en effet, que des personnes aient acquis un droit d'usage sur un étang sans pour autant être propriétaires d'une portion de cet étang. De même, par donation, succession ou partage, les droits sont parfois passés dans les mains de personnes étrangères à l'évolage ou à l'assec. Aussi, « de toutes ces théories échafaudées, il ne reste qu'un inextricable chaos » [Charvériat op. cit. : 97]. Les pies d'assec se voient démembrées d'une partie de leurs attributs ; les droits d'usage peuvent être séparés et vendus séparément. Ces droits deviennent, ainsi, tantôt une servitude tantôt une jouissance.
25À cette dimension collective ayant trait aux droits de parcours et de pâture pour le bétail vient s'en ajouter une autre qui tient au mode de transmission des parcelles d'étangs. À Versailleux, certains étangs offraient l'image d'un d'espace fortement découpé. En 1814, 22 étangs se composaient de la manière suivante : certains étaient en indivision, à la fois pour l'assec et l'évolage ; d'autres comprenaient de nombreuses parcelles d'assec qui se répartissaient entre les différents propriétaires des domaines alentour, tandis que l'évolage n'appartenait qu'à un seul homme qui possédait également une pie d'assec ; d'autres, encore, ne comprenaient qu'une seule parcelle d'assec enclavée ; d'autres, enfin, étaient en indivision pour l'évolage uniquement, et l'assec était divisé entre plusieurs ayants droit. Toutes les combinaisons étaient possibles.
26La transmission des étangs est soumise à un régime spécifique. S'agissant des propriétaires ruraux, si l'unité des domaines est préservée l'étang est souvent partagé entre les descendants. Chez les Abergery, ne sont transmises en indivision entre Jacques et Joseph, fils de Jean-Marie, que les parcelles de trois étangs contiguës aux deux domaines du Rognard et de Grange Chazey. Les deux frères possèdent en commun l'assec, l'évolage et la chaussée de l'étang du Plat et de l'étang Cuiron ainsi que la moitié de l'assec et de l'évolage de l'étang Goutte.
27L'étang du Plat, d'une superficie de 6 hectares environ, sort de l'état d'indivision entre les deux frères en 1825, cinq ans après le décès de Joseph. L'assec, l'évolage et la chaussée sont divisés en deux parts égales : l'une reste dans les mains de Jacques tandis que l'autre revient à la veuve de Joseph. À partir de là, les deux moitiés de l'étang vont évoluer séparément sans que cette séparation, figurant sur la matrice cadastrale, conduise à la création de nouvelles parcelles fiscales. En 1841, trois ans après le décès de la veuve de Joseph, la part 1 est vendue. En 1845, cinq ans après le décès de Jacques, la part 2 est transmise à son fils Jean-Baptiste, celui qui hérite du domaine paternel auquel l'étang est rattaché. Intervient alors un fait intéressant. Isaac Toullieux, apparenté aux Abergery (la femme de Jean-Baptiste, née Frémion, est la nièce d'Isaac du côté maternel) acquiert successivement les deux parties de l'étang, l'une en 1848 et l'autre en 1857. Ainsi réunifié, l'étang retourne, en 1863, au sein d'une des branches de la famille Abergery, par le truchement de Pierre, lequel réside dans une commune voisine et ne possède, en 1900, qu'une maison dans le bourg, cet étang et quelques terres à proximité.
28L'étang Goutte a une histoire différente. En 1812, cet étang de 4 hectares appartient en indivision à trois propriétaires : Laurent Guillin en possède la moitié tandis que Jacques et Joseph Abergery, les deux frères, se partagent l'autre moitié. Après la mort de Jacques, la moitié appartenant aux deux frères est divisée et revient à Jean-Baptiste, fils de Jacques, et à un propriétaire extérieur à la famille, Joseph Roux. Par la suite et jusqu'au début du XX siècle, ces deux dernières sections appartiendront successivement à quatre propriétaires extérieurs à la société locale (Lyon, Rillieux), tandis que la moitié de Laurent Guillin tombera entre les mains d'un coquetier habitant dans le département voisin (Caluire). Toujours divisé, l'étang est ainsi sorti de la famille et appartient alors à trois propriétaires de la région lyonnaise qui « cohabitent » sans se connaître.
- 19 En 1881, pour un domaine, le prix du fermage est de 45 francs par hectare et le bénéfice net de 36 (...)
29Le destin des étangs appartenant aux ruraux aisés est donc parfois mouvementé : ils sont le lieu de fréquentes transactions et font l'objet de partages au sein de la parenté, tout particulièrement entre les fils exploitant les domaines à proximité. Cette portion d'espace, conçue comme divisible et collective, présentait de surcroît un attrait économique indéniable19. La rareté des étangs et leur valeur vénale contraignaient en quelque sorte au partage.
30Cependant cette divisibilité de l'étang ne doit pas masquer un phénomène plus global, qui se précise durant la seconde moitié du XIX siècle et qui tend justement à l'inverse, c'est-à-dire à la réunion des parcelles et droits d'usage entre les mains d'un seul homme. On l'a vu à propos de l'étang du Plat. De même, pour l'étang Goutte, les parcelles, qui se distribuaient autrefois de préférence au sein de la parenté, vont être récupérées par une nouvelle classe de propriétaires. Ce processus finira, au cours du XX siècle, par se calquer, avec un peu de retard, sur celui déjà amorcé au XIX siècle chez les grands propriétaires fonciers. En Dombes, parallèlement à la disparition progressive des propriétaires-exploitants ruraux qui préfèrent diriger leurs enfants vers des carrières professionnelles citadines, on observe une nouvelle ardeur des citadins bourgeois à conquérir les « déserts » du pays, sous l'effet conjugué de la passion agronomique et cynégétique.
- 20 Aide de camp du roi de Sardaigne, le comte de Villette, héritier du baron de Villette, dernier seig (...)
31À Versailleux, Monsieur Jean-Baptiste Villeneuve achète en 1814 « pour la somme de 300 000 livres, plus 11 000 d'épingles et de pots-de-vin » [de Monicault 1906 : 5] une gentilhommière située près du village, assortie d'une propriété d'environ 500 hectares, expropriée par la ville de Lyon et appartenant anciennement et en partie à Monsieur Chivron, comte de Villette20.
- 21 L'élevage bovin joue à cette époque un rôle assez négligeable au sein des exploitations. Les bois c (...)
32L'économie agricole est alors principalement basée sur la culture céréalière et sur l'exploitation des étangs. Si les terres couvrent 806 hectares, soit 43 % de la superficie de Versailleux, les étangs représentent 557 hectares, soit 30 % de la surface communale21.
33En 1900, Pierre Villeneuve (petit-fils de Jean-Baptiste), jeune diplômé de l'Institut d'agronomie, désireux de poursuivre l' uvre familiale en faveur du progrès agricole et de la rentabilité économique, rappelle que les deux principaux piliers du développement local sont, d'un côté, l'essor de l'élevage bovin et la conversion d'une partie des terres à blé en pâturages et, de l'autre, l'amélioration du régime des étangs. Les acquisitions foncières de la famille Villeneuve, qui portent à 1 150 hectares, en 1890, une propriété, à l'origine, d'une contenance de 500 hectares, témoignent de ces préoccupations agronomiques. Ces acquisitions, écrit Pierre Villeneuve, sont destinées « à supprimer les enclaves et surtout à rendre libres tous les étangs aussi bien au point de vue de leur assolement qu'à celui de leurs eaux. [...] La terre forme un bloc sans enclaves ni servitudes d'aucune nature » [de Monicault op. cit. : 10].
- 22 Note manuscrite, archives privées.
34Cet extrait soulève à la fois la question de la circulation de l'eau et celle de l'assolement triennal qui fait alterner la mise en eau et l'assèchement. Pour Pierre Villeneuve, il s'agit, selon l'expression consacrée, de se rendre « libre et maître de l'eau ». Pour ce faire, un certain nombre d'obstacles au progrès piscicole et cynégétique doivent être réduits ou supprimés, à savoir l'indivision des étangs entre plusieurs propriétaires, la location des étangs à des fermiers de terres voisines « n'ayant ni les capitaux ni l'instruction voulus pour en tirer le meilleur parti »22, et, enfin, le mauvais emplissement des étangs (le manque d'eau, qui laisse, durant l'été, une partie de l'étang à sec, nuit à la production).
35À l'instar de bien d'autres propriétaires d'étangs, les Villeneuve ont uvré dans le sens d'une unité foncière fondée sur l'unité hydraulique [Manceron op. cit.] que constitue un bassin versant. Pour pallier la seule alimentation des étangs par les eaux de pluie, ces derniers sont reliés en chaîne afin que ceux qui se trouvent en aval récupèrent l'eau de l'amont quand les étangs supérieurs sont vidés pour être pêchés. « Pour un propriétaire dombiste, perdre de l'eau équivaut à lui arracher le c ur », me dit la descendante des Villeneuve. Sur la propriété, près de 8 kilomètres de rivières sont créés, redressés ou nivelés, avec une série de vannes permettant de répartir l'eau à volonté entre les différents étangs. Édouard Villeneuve (fils de Jean-Baptiste) décrit ce qu'il appelle ses « travaux d'eau » comme suit :
Les travaux ont été entrepris dans deux petites ondulations de terrain formant vallées et créent deux régimes d'eau distincts. Dans la première vallée de Mezeray, le régime d'eau comprend une longueur de 7 000 mètres, le réservoir supérieur, l'étang Planche, inclus. Ces eaux remplissent 116 hectares d'étangs et irriguent 34 hectares de prés. [...] De sorte que dans cette vallée 170 hectares sont ou seront admis à bénéficier de mon aménagement. Dans la deuxième vallée, dite de Chapelier, mes travaux se développent sur une longueur de 3 000 mètres. J'ai des eaux supérieures très bonnes qui m'assurent le fonctionnement de 75 hectares d'étangs et l'irrigation d'environ 28 hectares de prés23.
36La carte de circulation de l'eau associée à celle de l'évolution de la propriété des étangs des Villeneuve au cours du XIX siècle (p. 11) montre que, pour parfaire l'autonomie de la propriété en matière de gestion de l'eau, les Villeneuve acquièrent huit étangs qui font partie soit du bassin de Chapelier soit du bassin versant de Mezeray déjà possédé en grande partie. Et si, fait qui pourrait paraître étrange, ils se départissent, aux environs de 1880, des
Évolution de la propriété de l'assec et de l'évolage, chez les Villeneuve, à Versailleux, entre 1815 et 1900
Source : Archives municipales de Versailleux.
37étangs Faizon et du Cruix, c'est pour de bonnes raisons. L'étang Faizon est asséché à cette même époque et ne présente plus d'intérêt en termes de retenue d'eau. Quant à l'étang du Cruix, il ne peut bénéficier des eaux de la chaîne de Mezeray que par le trop-plein de l'étang des Oures, ce qui le détache, de fait, de cet ensemble cohérent.
38Le curage et la création de fossés, la construction d'ouvrages pour intervenir sur le parcours de l'eau, le choix des dates de pêche et de mise en culture des étangs sont autant d'objets de controverse quand la responsabilité et les droits de chacun sont régis par des accords verbaux, des usages qui n'ont pas toujours force de loi, des clauses dans des actes notariés qui sont oubliées dans la pratique et revendiquées parfois un siècle plus tard lors du changement de mains des propriétés.
39La gestion hydraulique repose donc, non seulement sur la possession des étangs reliés entre eux mais aussi sur celle des terres alentour. Devenir propriétaire des terrains par lesquels l'eau vient à passer permet de parer à tout détournement intempestif de la part du propriétaire des fonds traversés. Quand le domaine de Bolas est mis en vente et acheté par le châtelain de la commune limitrophe, en 1882, vente que les Villeneuve justifient par l'assèchement de l'étang de Faizon et par la situation périphérique de ce domaine au sein de la propriété, la famille a pris le soin de conserver en partie ces fonds vendus grâce à la création de nouvelles parcelles fiscales qui inscrivent les rivières comme propriétés autonomes.
40L'acquisition des terrains environnant l'étang s'explique également par l'interdépendance de la terre et de l'eau. Il s'agit, en effet, du côté des terres, de canaliser le flux de l'eau pour éviter sa stagnation et, du côté des étangs, d'en récupérer une quantité suffisante pour la pisciculture et la chasse au gibier d'eau. Les étangs sont rarement vendus séparément et sont en quelque sorte attachés aux domaines. Les Villeneuve ont acquis les domaines de la Dame, des Oures et de la Leva en même temps que les étangs situés à proximité, dont certains portent d'ailleurs le même nom. Ce point révèle une double préoccupation : pouvoir bénéficier de la main-d' uvre présente dans les fermes pour mettre en valeur l'étang ; épargner aux hommes de longs trajets pour contourner les parcelles en eau et se rendre sur les terres.
41Ajoutons, enfin, que les motivations cynégétiques ne sont pas étrangères à la volonté d'acquérir la terre et l'eau en un même tènement, même si chez les Villeneuve ce facteur apparaît secondaire au regard des préoccupations agronomiques. En associant les étangs et les terres sous la forme de grands domaines de chasse, on obtient la maîtrise d'un territoire cynégétique, riche en gibier de terre et en gibier d'eau, lequel gibier, du fait de la superficie des domaines, perd pour ainsi dire son caractère de res nullius.
42Dans ce contexte très particulier d'acquisitions foncières, l'indivision des étangs représente donc un problème de taille. Leur gestion rationnelle, tant du point de vue piscicole que du point de vue cynégétique, a donné lieu à de nombreuses stratégies visant à réunir l'assec et l'évolage dans les mêmes mains. Comme s'est plu à le souligner un propriétaire :
- 24 Note manuscrite, archives privées.
L'indivision des biens est en général peu favorable à leur bonne administration24.
43C'est également l'avis des législateurs de l'époque, qui, désireux de limiter la dimension collective des usages, veulent à tout prix réduire le puzzle des étangs. Il leur semble naturel que le propriétaire de l'assec, qui correspond à l'assiette et au sol de l'étang, soit le vrai propriétaire foncier et que la législation coutumière, qui protège bien plus le propriétaire de l'évolage, soit totalement repensée.
44Ce débat juridique, sous l'effet conjoint du mouvement hygiéniste, évolue petit à petit dans le sens d'une résolution simplifiée des problèmes : pour ou contre l'existence des étangs. Deux conceptions du progrès s'affrontent, en effet, dans les écrits régionaux : soit l'étang est considéré comme insalubre et est présenté comme une source de maladie, de pauvreté et de déclin démographique, soit il apparaît comme un élément essentiel du développement économique local ; soit il doit être asséché de sorte que la charrue puisse passer partout, soit il doit rester en eau afin d'assainir les terres environnantes et de préserver l'élevage lucratif du poisson.
45À ceux qui affirment que faire des étangs n'est pas une nécessité pour tirer parti de ce terrain argileux, et qu'un labour plus profond et l'apport d'engrais suffiraient, Monsieur Geoffray [1809] rétorque que, pour labourer plus profondément, il faudrait un attelage plus considérable que celui dont disposent les grands domaines. En outre, s'agissant de l'engrais, il se demande où on pourrait bien en trouver sachant qu'il manque déjà sur les terres cultivées. Il cite en cela Monsieur Varrenne-de-Fenille, lequel a calculé qu'il ne faudrait pas moins d'une colonie de 30 000 cultivateurs, la construction de 1 200 domaines et l'importation de 18 000 têtes de bétail pour compenser la disparition de tous les étangs de la Dombes.
46Ces discussions agronomiques masquent d'autres aspects qui touchent à la question essentielle des disparités sociales et de la propriété foncière. Selon les intérêts privés en cause et l'idéologie défendue, l'assèchement des étangs représente, pour les uns, une redistribution heureuse de la propriété au sein de la population l'étang leur apparaît comme un obstacle à la création de la petite propriété et au défrichement de nouvelles terres et, pour les autres, cela représente une spoliation, un obstacle à la valorisation et au maintien de la grande propriété. Pour preuve, cette lettre adressée par un grand propriétaire dombiste au ministre de l'Agriculture, du Commerce et des Transports, de l'époque :
Quand on fait une distinction si subtile entre le dessèchement et la mise en culture [...] on prouve bien haut qu'on ne connaît ni la situation agricole de la Dombes ni son histoire. Non seulement nos étangs sont pour nous une économie d'engrais mais, par les pailles et le pâturage qu'ils nous donnent, ils sont le pivot de notre culture actuelle. [...] C'est le cultivateur, ses bras infatigables, ses enfants déjà forts [...], entassés et pressés dans les communes qui entourent la Dombes où le sol est déjà si divisé et si cher, qui jettent un il d'envie et de regret sur ces grandes terres qui se louent et se vendent à si bon marché et qui peuvent cependant donner de si riches récoltes. Voilà les capitalistes qui transforment la Dombes et qui l'envahiront si la grande propriété ne comprend pas qu'elle ne peut lutter loyalement contre la division et le morcellement qu'avec son intelligence et ses capitaux...25
47Assécher les étangs, c'est morceler la propriété et, par conséquent, la perdre. Cette citation éloquente permet de préciser les termes de la rivalité : carpiers ou évolagistes contre dessécheurs. Les dessécheurs voient dans l'évolage un abus de pouvoir de la part d'une classe sociale fortunée, protégée par une législation peu scrupuleuse et qui maintient à son seul profit la région dans un état d'insalubrité :
Il est aux portes de Lyon un pays où l'on fait du poisson avec de la chair humaine [Guigue 1907 : 7].
- 26 La loi du 21 juillet 1856 a été précédée de la loi du 11 septembre 1792 qui donnait aux conseillers (...)
48Ces controverses entérinées par l'avènement du Code civil ont conduit à une disposition législative de 1856 autorisant la licitation des étangs26. En vertu du nouveau principe de la législation nationale selon lequel « nul n'est tenu de rester dans l'indivision », le rachat par adjudication de la totalité des parties de l'étang par l'un des copropriétaires a été mis en application, obligeant les adjudicataires à assécher leur étang dans les mois qui suivent.
49À l'appui d'une étude de cas, nous allons voir que cette loi n'a engendré ni la juste réparation des iniquités passées, comme le prétendaient les partisans du dessèchement, ni le démantèlement de la grande propriété, comme le prétendaient les évolagistes. En matière de stratégies foncières, la loi apparaît plus comme le prétexte à de nouveaux arrangements entre individus que comme le cadre du règlement définitif de la question du devenir des étangs qui taraude tous les esprits. La pratique a d'ailleurs souvent devancé et parfois même contourné la loi.
50À Versailleux, en 1812, sur 53 étangs en eau, 31 appartiennent chacun, assec et évolage compris, à un propriétaire. On a donc déjà à l'époque une concentration de la propriété de l'eau et du sol entre les mains de quelques familles de l'élite dombiste et citadine, celles-là mêmes qui possèdent les domaines des écarts. Ce fait relativise, au moins pour le XIX siècle, la tentation d'opposer maîtres de l'évolage et détenteurs de pies d'assec.
51En 1900, le nombre d'étangs en multipropriété a sensiblement diminué. Les rassemblements les plus frappants concernent les acquisitions effectuées par Édouard Villeneuve. En 1812, l'étang des Oures appartenait à six propriétaires et comptait dix parcelles d'assec. La famille Villeneuve ne possédait alors que l'une d'entre elles. En 1900, elle est propriétaire de l'ensemble, assec et évolage réunis. Ces acquisitions ne furent pas, comme on pourrait le penser, le résultat d'une entreprise de licitation qui eût contraint l'acquéreur à assécher son étang. Elles furent le résultat d'un long processus de vente de plus d'une vingtaine d'années, au cours duquel les parcelles changèrent de mains et finirent entre celles des Villeneuve.
52Ces transactions sont souvent le fait d'arrangements entre les parties. L'acquéreur, désireux de faire cesser à terme l'indivision, doit parfois convaincre les intéressés de se défaire de leur bien. Il faut alors trouver des solutions inédites qui dépassent la seule indemnisation financière. Une lettre manuscrite écrite par un copropriétaire d'étang est explicite à cet égard :
Mon beau-frère et moi sommes les uniques obstacles qui s'opposent au rachat de l'étang. À en juger, vous désirez naturellement éliminer ces obstacles pour avoir les mains libres et vous savez qu'en principe notre opposition disparaîtra dès qu'un arrangement convenable sera possible. Je vous ai dit que le domaine attenant à celui de ma mère et qui fut à vendre un moment donné conviendrait fort bien pour l'échange, la superficie des terrains étant sensiblement identique27.
53Dans les archives, nous trouvons trace d'autres types d'échanges : Monsieur Villeneuve, désireux de posséder une parcelle d'assec de 2 hectares, cède à Monsieur Joubert, propriétaire-exploitant, une parcelle de terre contiguë à l'étang, d'une contenance de 2 hectares. Les réserves à cet échange sont toutefois nombreuses. Monsieur Villeneuve conserve à son profit, sur la parcelle de terre échangée, le droit de chasse. Le contrat stipule en outre qu'Édouard Villeneuve a le droit de créer un fossé d'une largeur de 1 mètre et d'une longueur de 90 mètres pour relier ses deux étangs, qu'il a le droit de circuler sur le terrain et en bordure de ce fossé pour effectuer les travaux de curage nécessaires et qu'il a le droit de faire circuler les eaux des étangs dans ledit fossé. De l'avis des descendants de Monsieur Joubert, la parcelle de terre échangée est un pré de belle qualité, qui permet de faire du foin en quantité.
54Il existe également des arrangements entre propriétaires et fermiers. Certains étangs intégrés aux domaines d'exploitation se trouvent isolés par la volonté des propriétaires. Dans une lettre manuscrite, le régisseur du domaine affermé de Guillon fait état de ce que deux étangs ont été retirés de la superficie d'exploitation de ce domaine car il s'agit de « mauvais fonds ». En contrepartie, les fermiers acceptent une réduction du prix du fermage. L'exploitation des étangs devient alors un faire-valoir direct, où les fermiers se voient refuser le droit de brouillage et de pâturage sur le motif que le bétail dérange le poisson et le canard. Quant à l'assec, il est donné en métayage aux fermiers, sous la forme d'un contrat oral non stipulé dans les baux. Les parcelles subissent une nouvelle division qui ne nuit pas, cette fois, à l'unité foncière du bien : elles sont distribuées chaque année à l'ensemble des fermiers de la propriété, suivant un roulement.
- 28 À titre d'exemple, les droits d'usage (pâturage et brouillage) représentent 1/20e de la valeur de l (...)
55Cette évolution, qui va dans le sens d'un remembrement des parcelles d'assec et d'évolage et d'une appropriation exclusive et individuelle des étangs, a été favorisée par les pratiques de licitation. La répartition de la valeur vénale de l'évolage et de l'assec s'est faite d'après la contenance des parcelles des copropriétaires. Le statut des droits d'usage s'est avéré être problématique quand il a fallu déterminer les modes d'indemnisation. Certains experts ont soutenu que ces droits n'étaient qu'un accessoire de l'assec et de l'évolage, résultant d'une tolérance réciproque et de rapports de bon voisinage ou bien encore de l'impossibilité de tracer des limites fixes sur un terrain tantôt inondé tantôt à sec. À l'appui de cette thèse, la valeur de ces droits devait être répartie non en parts égales mais proportionnellement à la propriété de chacun dans la valeur totale de l'étang, assec et évolage réunis. D'autres experts ont partagé le prix équitablement entre usagers28.
56Dix-neuf étangs ont ainsi été asséchés à Versailleux entre 1860 et 1880. Pour un petit nombre de propriétaires possédant des étangs de dimension réduite ou de revenu médiocre, il s'est agi simplement de toucher la prime à l'assèchement et d'accroître les surfaces en pâturage. Pour le plus grand nombre, la loi de 1856 a ouvert la voie à de nouvelles acquisitions et a surtout mis un terme à l'indivision. Le sacrifice de quelques étangs, soit trop proches des villages, soit peu profonds, leur paraît d'autant plus justifié qu'ils ont, par ailleurs, le sentiment de participer à un effort général de salubrité publique.
57Certains assèchements se sont soldés par un échec financier retentissant et, au début du XX siècle, cet élan en faveur de la terre n'est souvent plus qu'un vague souvenir. Lorsque le mouvement hygiéniste aura perdu une partie de son pouvoir de persuasion et lorque la loi Bérard, autorisant la remise en eau des étangs, sera votée en 1901, on assistera à de nouvelles inondations d'un grand nombre d'étangs préalablement asséchés. Beaucoup appartiennent déjà à un seul homme. Et si ce n'est pas encore le cas, la remise en eau s'accompagne à nouveau d'acquisitions de parcelles d'assec en vue de les inonder.
58Le statut des étangs n'est pas assimilable à une propriété collective comparable à celle des communaux. Il s'agit d'une multipropriété, et la soumission de ce territoire à l'appropriation privée n'équivaut pas à un processus de dépossession de la communauté rurale dépourvue de biens propres. Depuis au moins le XVIII siècle, la propriété des étangs a échappé à une grande partie de la population locale, composée essentiellement de fermiers et d'ouvriers agricoles, ce qui a facilité le passage à une appropriation exclusive de ceux-ci par une élite urbaine sans que la légitimité de ce phénomène soit véritablement contestée ou mise en cause. De surcroît, le rééquilibrage agronomique de la région, qui met l'accent sur le développement de la prairie pour le bétail, sur la diminution des surfaces en blé, sur le reboisement des mauvaises terres humides et sur l'exploitation des bons étangs et l'assèchement des moins rentables conduit à une situation où l'étang cesse progressivement d'être un lieu d'usage pour le bétail.
59La hiérarchie sociale dombiste repose sur une structure foncière caractérisée par une recherche incessante d'unité, à l'échelle des domaines, idéal d'autonomie qui vise à atténuer les effets de dépendance liés au fonctionnement du système hydraulique, à la mise en valeur des étangs et au mode de faire-valoir indirect qui règne dans la région.
60La moyenne et grande propriété constitue, aux yeux des habitants de la Dombes, une unité foncière qui sert leurs intérêts, favorisant l'exploitation rationnelle de domaines viables et de dimension suffisante. À la mémoire de droits d'usage collectifs, le monde paysan oppose un individualisme agraire très ancien ; à la légitimité des usages, il oppose la légitimité de la propriété. Aussi, face aux rassemblements fonciers ayant uvré dans le sens d'une répartition très inégale de la terre et de l'eau, la population locale a toujours privilégié les arrangements tandis que carpiers et dessécheurs se disputaient idéologiquement et matériellement la propriété de la Dombes.