1EN HISTOIRE, mais également en géographie, la dimension naturelle des milieux urbains paraît à la fois sous- et mal évaluée : sous-évaluée car on occulte les réalités concrètes et matérielles pour mieux décrire les aménagements réalisés par les habitants ou encore les représentations que ces derniers ont de leur espace urbain ; mal évaluée car, lorsque ces réalités sont évoquées, on va rarement au-delà d'un déterminisme géographique assez plat. La ville, dans son traitement scientifique, figure parmi les terrains de recherche les plus soumis au dualisme nature-culture hérité de la pensée moderne : en témoigne la distinction, établie de manière très nette dans nos disciplines, entre histoire rurale et histoire urbaine, ou encore entre géographie rurale et géographie urbaine.
2Sans nier la spécificité du fait urbain mais en postulant l'historicité des catégories de ville et d'urbanisme et en revisitant le mouvement dit d'urbanisation, nous souhaitons ici réintégrer les phénomènes physiques et ruraux dans le processus de structuration de l'espace urbain. Ce processus diachronique se caractérise par la transmission des formes, dans laquelle l'eau et le parcellaire jouent un rôle essentiel. Le cas de la ville de Tours permet de mettre en uvre concrètement la recomposition de ces catégories scientifiques (urbain/rural) et de proposer de nouveaux objets, dans une optique archéogéographique. Cette analyse, qui se fonde sur des sources écrites, archéologiques et planimétriques, identifiera tout d'abord certains objets traditionnels des sciences historiques (un paléochenal, un castrum, un fossé, un égout) puis montrera que, par-delà les différences de matérialité et de chronologie, une cohérence morphologique relie tous ces objets.
3L'étude morphologique du cadastre napoléonien de Tours suggère l'existence d'une rupture de direction est-ouest (fig. 1 p. 110). Certains linéaments parcellaires forment une césure curviligne qui traverse en leur milieu les îlots parcellaires compris entre les deux axes structurants est-ouest, que sont la Grande Rue (rue Colbert et rue du Commerce), d'une part, et les rues de la Scellerie et des Halles, d'autre part. Au vu de sa forme légèrement incurvée, cette césure peut être interprétée comme un ancien chenal. Dans l'interfluve entre la Loire et le Cher, le site de Tours est, en effet, connu pour être parcouru par de nombreux petits chenaux d'inondation que les sources écrites médiévales dénomment « boires » [Noizet 2005]. Caractérisée par des débits très irréguliers, en fonction des crues, la circulation de l'eau s'y fait en général du nord-est vers le sud-ouest. Ces « boires » se jettent finalement dans le
Fig. 1. Un possible paléochenal et le castrum de Saint-Martin
- 1 ADIL, G 367, « Ville Liasse C no 15 », p. 3. Ce procès-verbal a été rédigé par le sieur Miromesnil (...)
ruau Sainte-Anne, chenal qui fait la liaison entre la Loire et le Cher, à 2 ou 3 kilomètres en aval de Tours. L'hypothèse d'un paléochenal est confortée par le toponyme Saint-Pierre-du-Boile, une église située à proximité de la rupture morphologique observée. Un texte procédural1 de 1691 indique :
St-Pierre des boires, en terme vulgaire, et par corruption St-Pierre du boille, a esté basty proche une porte de la ville de Tours contre une boire.
4Même si cette mention topographique ne constitue en aucun cas une preuve du tracé proposé, elle rend en tout cas l'hypothèse du paléochenal plausible dans la mesure où une « boire » se trouvait effectivement dans cette partie de la ville.
5Les localisations des églises Saint-Martin, au sud de cette discontinuité, et Saint-Pierre-le-Puellier, au nord, pourraient être liées à cette césure qui se détache clairement du parcellaire environnant. Cette forme détermine également l'orientation du mur septentrional du castrum, construit au début du X siècle par les chanoines de Saint-Martin et achevé en 918.
6L'hypothèse d'un paléochenal dans le secteur du castrum est cependant contradictoire avec la fouille archéologique dirigée, en 1989, par Didier Dubant, qui a mis au jour les fossés de l'enceinte du castrum de Saint-Martin, dans son angle nord-est [Dubant et Coffineau 2001]. D'après l'archéologue, l'emplacement précis de cette fouille correspond au contraire à un endroit parfaitement sec. Et pourtant, un sondage géotechnique, effectué à 35 mètres environ au nord du fossé du X siècle, montre de l'argile brune noirâtre, sur 1,50 mètre d'épaisseur entre les cotes 44,50 et 45 mètres NGF, c'est-à-dire dans une couche se situant juste en dessous du fossé du castrum [Noizet 2003 : 580]. Si cette donnée géologique est certes limitée spatialement, elle vient néanmoins s'ajouter aux autres éléments évoqués ci-dessus (la forme, le toponyme de Saint-Pierre-du-Boile, le contexte géographique de la plaine alluviale de Tours) et permet d'émettre l'hypothèse que la césure est-ouest résulte d'un paléochenal. Il ne s'agit toutefois que d'une hypothèse à confirmer dans la mesure où elle semble contredire les résultats de la fouille archéologique.
7La résilience de cette forme varie beaucoup selon les portions du tracé. Elle est très forte au niveau des rues du Petit Soleil et de la Rôtisserie, soit immédiatement au nord du castrum de Saint-Martin, puisqu'elle y a déterminé le réseau viaire. À d'autres endroits, la délimitation des paroisses ou des fiefs recoupe la forme du paléochenal. Cela signifie que, lors de la mise en place du maillage paroissial et féodal, vers le XI siècle, la forme du paléochenal a été prise en compte. Ailleurs, cette rupture a simplement servi de limites parcellaires entre les terres et les vignes de ce paysage resté longtemps rural. Les différents tronçons de ce chenal, plus ou moins résilients, témoignent d'une différenciation dans l'usage que les habitants en ont fait. Ces différences de résilience de la forme linéaire, qu'on suppose être un chenal, suggèrent une réactivation de la rupture au niveau du mur nord du castrum de Saint-Martin.
8D'où l'hypothèse suivante : si la forme précédente correspond bien à un ancien chenal, les chanoines ou plus vraisemblablement les hommes chargés de construire ce castrum ont pu déterminer la localisation du fossé de leur enceinte, et donc l'enceinte elle-même, en fonction du tracé du paléochenal. La réutilisation de ce chenal, même comblé, aurait certainement facilité le creusement des 1 575 m3 qui ont été déplacés, d'après l'archéologue Didier Dubant, pour creuser ce fossé [Dubant et Coffineau 2001]. Cela expliquerait non seulement le rejeu de la forme dans ce secteur mais aussi le fait que le mur septentrional du castrum n'est pas rectiligne.
9D'après la fouille archéologique, ce fossé a été utilisé successivement de deux manières. Aux X-XI siècles, il sert d'égout, comme l'attestent les traces d'un écoulement boueux et le filtrage des déchets rejetés. Puis, ce fossé, qui se comble progressivement, ne sert plus d'égout (il ne contient plus aucun déchet) mais est quand même nettoyé régulièrement. Cette deuxième phase est postérieure au X siècle et antérieure à la fin du XIV siècle [Dubant 1989].
10Cette histoire archéologique du fossé peut être mise en correspondance avec les histoires textuelle et morphologique de ce même objet.
- 2 « De domibus eorum quas intra et extra et supra murum nostri castelli et in fossatis nostris edific (...)
11La source écrite la plus ancienne mentionnant explicitement les fossés de l'enceinte du castrum de Saint-Martin est un acte du roi Louis VII, de 1141-1142. De passage à Tours, le roi, qui se trouve être le seigneur laïc de Saint-Martin, intervient dans une querelle survenue entre les bourgeois et les chanoines à propos des maisons que les bourgeois avaient construites dans et sur les murs du castrum et dans ses fossés : le roi décide de leur laisser la jouissance des terrains occupés moyennant le paiement d'une grosse somme d'argent2. Ce texte fournit un terminus ante quem à l'utilisation défensive de ces fossés et témoigne de l'intensification de l'urbanisation dans ce secteur, les fossés ayant été progressivement colonisés par des maisons, à cause, d'une part, de l'augmentation de la pression foncière, et, d'autre part, de la fin de la fonction défensive du castrum. Construit au début du X siècle, ce système défensif, comprenant le fossé et le rempart, n'a, en effet, plus de raison d'être au XII siècle et est largement dépassé comme outil militaire. C'est pour cette raison que le roi autorise les bourgeois à conserver leurs maisons édifiées sur le fossé. Ainsi le fossé ne sert plus, dès le XII siècle, ni de système défensif ni d'égout.
12Parallèlement à ces données archéologiques et textuelles, il est possible de montrer qu'une jonction a été établie entre le fossé de Saint-Martin et la Loire, principalement grâce à l'analyse morphologique du parcellaire (fig. 2 p. 113).
Fig. 2. Jonction entre le castrum de Saint-Martin et la Loire par Maufumier
13Deux faits m'incitent à proposer cette hypothèse : d'une part, l'anomalie morphologique de la rue du Président Merville, qui réalise une jonction entre Maufumier et l'angle nord-est du castrum ; d'autre part, la présence de l'égout de Maufumier.
14L'analyse morphologique met en évidence une anomalie, formant un petit arc de cercle, au niveau de la rue du Président Merville, qui conduit précisément de l'angle nord-est du castrum, celui-là même qui a été fouillé, à l'actuelle rue de Constantine. La résilience de cette forme est très forte puisqu'elle a conditionné l'orientation du réseau viaire de ce secteur. Ce coude est particulièrement visible sur le cadastre napoléonien. Cette forme ainsi que toutes les limites parcellaires liées au mur septentrional du castrum s'inscrivent nettement dans le gisement de 90o, révélant par là que tous ces tracés partagent la même orientation : du point de vue morphologique, ils fonctionnent ensemble. Si la jonction n'est pas continue, depuis l'angle du castrum jusqu'à la Loire, c'est parce qu'elle est contrariée par le contact avec le parcellaire orienté suivant le gisement de 77,5o, majoritairement prégnant dans les parties orientale et centrale de la ville. Toutefois quelques limites parcellaires, appartenant au gisement de 90o, se situent tout près de la Loire, au nord de la rue de Constantine : elles montrent que cette forme de la rue du Président Merville allait jusqu'à la Loire. La rue de Constantine, ancienne rue de Maufumier, est orientée nord-sud et aboutit à la Loire. La coprésence d'éléments parcellaires relevant des deux gisements de 90o et 77,5o suggère que l'actuel tracé de cette rue a été rectifié et réaligné perpendiculairement à la rue du Commerce mais qu'il pouvait précédemment prolonger la rue du Président Merville.
- 3 « Inter abbatiam beati Juliani et Ligeris fluvium ibat via quedam a civitate in castellum novum, qu (...)
- 4 Le dictionnaire de Du Cange indique que le mot latin « femoracium », dont la variante « femorarium (...)
15Maufumier est un toponyme bien connu à Tours : au XV siècle, il désigne une rue qui correspond aujourd'hui à la rue Constantine. Cette localisation, à proximité de la Loire, ainsi que le nom « Maufumier » laissent penser qu'il s'y trouvait un égout pour évacuer les déchets vers la Loire [Chevalier 1974, vol. 2 : 11]. Cette fonction de fossé d'évacuation est pleinement attestée à la fin du Moyen Âge : le « tou », c'est-à-dire le trou qui a été aménagé dans l'enceinte du XIV siècle pour évacuer les déchets, au niveau de la rue Constantine, est dénommé « tou de Maufumier » par les comptes municipaux [Dubant 1993, vol. 3 : 217-218]. Ce toponyme de Maufumier est cité dès le début du XII siècle, dans un acte comtal3 de 1114 par lequel le comte d'Anjou, Foulque V, donne au monastère de Saint-Julien une voie proche de l'abbaye. Cette voie qui longeait la Loire et qui s'étendait d'est en ouest, soit de la Cité à Châteauneuf en passant près de Saint-Julien, a été peu à peu occupée par l'eau, non loin de Malum Femerium. Ce toponyme4 signale que ce lieu servait déjà d'égout vers la Loire au XII siècle.
16Ainsi, l'angle nord-est du fossé du castrum de Saint-Martin semble avoir été mis en relation avec Maufumier, dont le lien avec la Loire est, par ailleurs, bien connu. Une jonction entre la Loire et le fossé paraît donc probable.
17C'est pourquoi on peut proposer cette nouvelle hypothèse : lorsque les hommes de Saint-Martin construisent le castrum et creusent le fossé au début du X siècle, ils creusent également un autre fossé qui fait le lien entre le fossé du castrum et la Loire. Ce deuxième fossé, que l'on appellera plus tard Maufumier, servira, à la fin du Moyen Âge, à évacuer les nombreux déchets produits par l'agglomération de Châteauneuf en pleine expansion.
18Le sens de circulation de Maufumier ne fait aucun doute : il déverse dans la Loire les déchets de l'agglomération urbaine, du sud vers le nord. Mais il n'est pas sûr qu'il en soit de même pour le fossé de l'enceinte du castrum. Il convient de remarquer que ces deux égouts n'ont pas fonctionné à la même époque. Nous avons établi que le fossé du castrum avait été utilisé aux X et XI siècles mais pas au-delà, comme le montre la construction des maisons par les bourgeois, dans la première moitié du XII siècle. Au contraire, Maufumier n'apparaît dans les sources qu'à partir du XII siècle. Peut-être s'agit-il d'une lacune, mais nous pensons qu'il faut faire intervenir une autre explication. L'examen des conditions géologiques et des données archéologiques permet d'affiner l'hypothèse : il semblerait que, dans un premier temps, les hommes de Saint-Martin aient creusé les fossés du castrum et celui qui assure la jonction avec la Loire, dans le dessein, non pas de déverser les déchets dans la Loire, mais, au contraire, d'alimenter en eau les fossés du castrum. Le fossé qui assure la jonction avec la Loire aurait d'abord joué le rôle d'une prise d'eau, avant de fonctionner, dans un second temps, comme un exutoire vers la Loire. Aux X-XI siècles, le sens de l'écoulement aurait été du nord-est vers le sud-ouest, c'est-à-dire de la Loire vers le castrum. Ce n'est qu'à partir du XII siècle, après la désactivation des fossés du castrum, et seulement pour le secteur de Maufumier, que l'eau aurait circulé en direction de la Loire. La rue de Constantine ou de Maufumier, qui correspond à la partie septentrionale de ce système d'évacuation, serait alors devenue indépendante des autres fossés et aurait été transformée en égout vers la Loire.
19Quatre éléments peuvent étayer cette hypothèse.
20Tout d'abord rappelons que les conclusions des archéologues sont formelles : de l'eau circule au fond du fossé et cet écoulement sert à évacuer des déchets. Même si le débit est très faible, il faut bien que cette eau provienne de quelque part. Il peut y avoir des remontées de nappe ou des remontées d'eau par capillarité, mais il paraît difficile que ces mouvements expliquent, à eux seuls, la présence de l'eau. Il faut donc que ce fossé ait été relié à un cours d'eau pour pouvoir évacuer définitivement ses déchets : la Loire étant le cours d'eau le plus proche, elle a pu l'alimenter en eau.
- 5 À Tours, N. Fouillet l'a concrètement observé lors de la fouille du lycée Descartes, dans un secteu (...)
21Le deuxième élément a trait à notre hypothèse précédente, à savoir celle de la présence d'un paléochenal antérieur au fossé du castrum. Retenir cette hypothèse c'est admettre l'idée que l'eau circule d'est en ouest dans ce paléochenal puisque tous les écoulements sur la plaine alluviale de Tours suivent cette direction. Il paraît improbable de concevoir une circulation dans le fossé qui prendrait le contre-pied de celle du paléochenal. En effet, il est certain que, malgré leur comblement, les anciens paléochenaux continuent de drainer les eaux souterraines : leur rôle dans le fonctionnement hydrologique du sol ne s'arrête pas à partir du moment où l'eau ne coule plus en surface5. Ainsi, il serait étrange que la circulation de l'eau dans le fossé du castrum puisse contrarier l'orientation liée à l'hypothétique paléochenal : il faut donc supposer que l'eau y coule d'est en ouest, c'est-à-dire en tenant compte de la jonction avec la Loire, depuis la Loire vers le fossé, et non l'inverse.
22Le troisième fait qui vient à l'appui de notre hypothèse d'une alimentation de ce fossé par la Loire aux X et XI siècles concerne les crues de ce fleuve. L'acte de 1114 mentionné ci-dessus atteste un phénomène d'inondation dans la zone près de Maufumier. Un écoulement depuis le fossé en direction de la Loire paraît peu probable puisqu'il est à contre-courant de celui de la Loire. En cas de crue, les eaux de la Loire entreraient dans le fossé aménagé par les gens de Saint-Martin et ramèneraient devant les habitations du bourg les déchets que le fossé est censé évacuer. Le résultat serait donc opposé à l'effet recherché. Une évacuation des déchets du castrum vers la Loire serait fréquemment contrariée par les eaux de crue ; elle s'opposerait trop fondamentalement aux dynamiques du milieu pour être efficace.
- 6 Pour plus de précisions, voir H. Noizet [2003, vol. 2 : 587-590].
23Enfin, le dernier élément que l'on peut exploiter provient des données archéologiques du site « Anatole France »6, au bord de la Loire [Fouillet et Couderc 2003, vol. 2, fig. 4]. Notre hypothèse d'une première circulation du courant de la Loire vers le castrum implique une déclivité topographique qui va dans le même sens. Le pendage n'a toutefois pas besoin d'être très élevé : quelques dizaines de centimètres d'écart en hauteur entre la rive de la Loire et le castrum peuvent suffire. Le site « Anatole France » comporte deux niveaux archéologiques que l'on retrouve également sur le site du fossé du castrum de Saint-Martin : un niveau sédimentaire de grave et le niveau carolingien. En comparant l'altitude de chacun des niveaux sur les deux sites (cote en mètres NGF), on observe qu'elle est supérieure au bord de la Loire. La direction de la pente est donc, au mieux, orientée du nord au sud et, au pire, faible ou quasiment nulle. Un tel aménagement paraît donc réalisable dans la mesure où il ne nécessite pas de travaux pharaoniques pour créer une pente.
24Cette proposition a surtout le mérite d'être plus en adéquation avec le fonctionnement hydrologique de la plaine alluviale de Tours. Cette première organisation de l'écoulement n'exclut pas une utilisation postérieure en sens inverse. Les cas de réutilisation d'anciennes structures à des fins différentes, voire opposées, à ce pour quoi elles avaient été prévues au départ, ne sont pas rares. Par exemple, Jean-François Berger a montré que, à Pierrelatte, dans la Drôme, sur un des sites du TGV-Méditerranée, les mêmes fossés qui avaient été utilisés comme fossés de drainage aux périodes antique et médiévale ont été transformés en fossés d'irrigation à l'époque moderne [Berger et Jung 1996 : 100]. Rien n'interdit qu'un fossé d'alimentation en eau soit réutilisé par la suite comme fossé d'évacuation des déchets.
25Au total, la forme que nous étudions semble avoir successivement correspondu à trois réalités sociospatiales différentes : un chenal d'inondation récupérant les eaux lors des crues (hypothèse à confirmer) ; un fossé lié au castrum de Saint-Martin et connecté à la Loire, à la fois pour la sécurité et pour l'évacuation des déchets ; un fossé colonisé par des habitations qui ont pérennisé le chemin qui le longeait en rue. Quant au seul fossé relié à la Loire, qui servait initialement de prise d'eau, il a été transformé en égout, avec un sens de circulation inverse de celui d'origine.
26Cette évolution de la forme ne relève donc pas d'une histoire linéaire : on ne passe pas, sur tout le tracé, d'un fossé en eau à un fossé sec, puis à la forme parcellaire colonisatrice de l'espace. Selon les tronçons, les changements d'usage ne sont ni identiques ni synchrones. Nous allons essayer à présent d'écrire cette histoire dans le détail, sans rien négliger des informations dont nous disposons.
27Nous voudrions réexaminer les éléments évoqués précédemment mais en recentrant le point de vue sur la forme et en tenant compte d'une large échelle temporelle afin de révéler des processus dynamiques à l' uvre depuis au moins deux millénaires.
28Ce phénomène d'adaptation du parcellaire urbain à l'hydrographie a déjà été étudié pour d'autres villes telles que Paris [Yedid 1989 : 31-32]. Les travaux de Michael Conzen, lequel a proposé le concept de fringe-belt pour désigner les lignes que forment certaines franges urbaines qui témoignent de la progression de l'espace urbain à la périphérie des villes, constituent également un précédent intéressant pour ce type d'analyse [Barke 1990 : 280]. Toutefois ces approches privilégient, en général, la seule nature sociale des objets morphologiques au détriment de leurs caractéristiques physiques. C'est pourquoi la notion d'« hybride » nous paraît appropriée en ce qu'elle prétend rendre compte de l'ensemble de ces réalités.
29Le paléochenal du castrum de Saint-Martin présente une évolution remarquable : il est animé d'une dynamique qui lui permet de se pérenniser tout en se transformant.
30Ce lieu serait tout d'abord un chenal d'inondation, caractérisé par un écoulement lent et superficiel, périodiquement réactivé lors des crues de la Loire. À l'époque romaine, l'urbanisation dans le secteur de la Cité, au nord-est de la ville, a dû contribuer à assécher définitivement ce chenal, qui se trouve ainsi coupé de sa connexion avec la Loire. Dans l'espace entre la Cité et Châteauneuf, resté rural durant une bonne partie du Moyen Âge, et même au-delà, la mémoire de cette forme n'a été conservée que sous les traits de limites parcellaires ou de limites de juridictions paroissiales et féodales. Cependant, du côté de Saint-Martin, la forme a été réutilisée pour servir de fossé défensif : la construction du castrum, au début du X siècle, représente une bifurcation morphologique dans laquelle la forme parcellaire est maintenue grâce à la modification de sa matérialité et de sa fonction sociale. Un chemin a vraisemblablement été mis en place à proximité pour longer le fossé. Puis, à partir du XII siècle, cette structure défensive a perdu son utilité sociale, favorisant ainsi la colonisation du fossé par des habitations. Ces nouvelles maisons, qui ouvrent sur le chemin longeant le fossé, participent à augmenter la circulation sur cet axe : il devient, par la suite, une véritable rue qui existe encore aujourd'hui. Il serait très étonnant que la rue suive le tracé même du chenal : il est plus probable que cette rue tire son origine du chemin qui bordait le chenal, et non pas du lit de ce dernier. Le lieu d'implantation de la rue constitue donc un écho de la forme du paléochenal qui se situait tout près.
31L'objet conserve globalement sa forme tout en se transformant : cette transformation est à la fois spatiale, du fait du léger décalage entre le chenal et la rue, et écouménale, en raison des nouveaux usages de cette rue-chenal que la société s'approprie ou non, selon ses besoins.
- 7 Les notions de « fluviaire » et d'« interfluviaire » ont été proposées en février-mars 2003, à l'oc (...)
32Ce lieu est, par conséquent, un objet hybride, constamment redéfini, auquel on peut attribuer l'appellation de « corridor fluviaire ». Si le concept de « corridor » désigne chez Abraham Moles [1995] une forme spatiale caractérisée par une mobilité longitudinale largement supérieure à la mobilité transversale et à l'intérieur de laquelle le déplacement est contraint, le néologisme « fluviaire7 » est créé à partir des deux adjectifs « fluvial » et « viaire », qui renvoient à deux stades essentiels de la transmission dynamique de cette forme. Le corridor fluviaire est un objet hybride, puisqu'il est à la fois social et physique, mais aussi parce qu'il est affecté par une évolution spatiale et temporelle.
33Dans une étude morphologique commandée à l'occasion de la mise en place d'une ZAC à Sorigny, localité située à une vingtaine de kilomètres au sud de Tours, Caroline Pinoteau a mis en évidence l'importance de l'hydrographie sur ce plateau [Joly et Pinoteau 2002 : 39]. Elle a cartographié à cet effet des réseaux qualifiés de « fluvio-parcellaires » en sélectionnant les ruisseaux actifs, les paléochenaux et les limites parcellaires associées à ces éléments. Elle a constaté que ces réseaux se traduisaient morphologiquement par des « corridors localisés le long de certains ruisseaux actifs et certains paléochenaux ».
34Sur la base de ce travail, nous avons formalisé le corridor fluviaire de Saint-Martin de la façon suivante : celui-ci se compose de trois éléments que sont la rue-chenal, les lignes parcellaires associées à cette rue-chenal et les surfaces jointives (fig. 3 p. 119).
35L'élément fondateur est la rue, qui a été marquée par l'héritage du paléochenal. Cette rue forme une ligne sinueuse discordante dans le système parcellaire. Ce tracé, nécessairement curviligne, représente l'axe sur lequel se
Fig. 3. Trace du corridor « fluviaire » dans la planimétrie urbaine
sont greffés un certain nombre de linéaments caractérisant les deux autres composantes du corridor.
36Certains linéaments peuvent être retenus dans la mesure où ils constituent des limites parcellaires induites par la forme de la rue-chenal. Ces limites correspondent aux tangentes de la courbe de la rue-chenal : elles déterminent des parcelles dont la forme et l'emplacement ont manifestement été conditionnés par l'ouverture sur la rue. Nous avons également relevé les alignements remarquables qui suivent plus ou moins parallèlement la rue-chenal, en arrière des parcelles donnant sur la rue : précisons que ce parallélisme est souple et que nous ne nous en sommes pas tenus qu'aux limites strictement parallèles. Cela est lié à la sinuosité de la forme. Que ce soit pour les limites perpendiculaires ou pour les limites parallèles, nous avons donc élargi la sélection au-delà des seules limites géométriques.
37La troisième composante est de l'ordre de la surface. Les surfaces associées à la rue-chenal comportent les blocs de parcelles laniérées et oblongues, avec une petite façade sur rue, et dont la longueur est bien supérieure à la largeur. Nous avons retenu ces parcelles lorsqu'elles forment un ensemble, c'est-à-dire lorsqu'il y en a au moins deux côte à côte, en excluant celles qui sont isolées. Nous avons également inclus les grandes parcelles qui s'étendent derrière le front de rue dès lors que leur accès principal donne sur la rue-chenal. Enfin, nous avons ajouté à cela les blocs de parcelles délimitées en arrière par un alignement remarquable.
38Au total, ces trois éléments permettent d'évaluer l'influence spatiale de ce corridor sur l'espace urbain.
39Il est possible d'aller au-delà du constat de l'existence du corridor fluviaire : nous pouvons en effet vérifier que celui-ci devient à son tour porteur de dynamiques sociales. Cette forme interagit avec plusieurs configurations sociales : au moins quatre influences ont été repérées pour la seule époque médiévale.
40La localisation de l'église Saint-Pierre-le-Puellier attestée dès le VIII siècle paraît avoir été guidée par la forme du chenal puisque cette église se situe immédiatement au nord de celui-ci.
41Au début du X siècle, la forme du corridor fluviaire semble avoir déterminé l'emplacement du castrum de Saint-Martin ainsi que la forme de son tracé nord (une ligne légèrement incurvée en son centre, en forme de V très aplati).
42Lors de la définition seigneuriale de l'espace urbain, vers le XI siècle, cette forme a conditionné certaines limites de fiefs, notamment celles du Bourg-Saint-Père.
43Enfin, les paroisses ont, elles aussi, été influencées par cette forme, comme le montre la limite établie entre les trois paroisses du nord du castrum et la paroisse de Saint-Pierre-le-Puellier, qui s'inscrit précisément le long de cette ligne.
44Ainsi, toutes ces modalités de l'accord tiennent compte de la forme repérée morphologiquement. Les inscriptions spatiales des sociétés ne sont pas détachées du milieu : l'influence est réciproque et permanente entre ce milieu et les configurations sociales diverses et successives.
45Une étude morphologique des orientations parcellaires du cadastre napoléonien a été menée par Henri Galinié, Gérard Chouquer, Xavier Rodier et Pascal Chareille, dans le cadre d'un SIG (système d'information géographique) mis en place au sein du laboratoire Archéologie et Territoires [Galinié et al. 2003]. Trois grandes trames parcellaires ont été dégagées : correspondant aux orientations 77,5o, 65o et 90o, elles sont représentées respectivement par des réseaux orange, vert et bleu (fig. 4 p. 122). Le gisement bleu est majoritairement situé dans l'espace de Châteauneuf, à contre-courant des deux autres trames parcellaires. Dans cette étude, la rupture que crée cette orientation par rapport à son environnement immédiat était restée sans explication [ibid. : 252, note 3]. Nous voudrions revenir sur ce point précis dans la mesure où l'hypothèse de l'existence d'un paléochenal au nord du castrum apporte un élément de réponse, à condition toutefois de raisonner en termes non pas de morphohistoire mais de morphodynamique [Chouquer 2000 : 129-153]. Tandis que la morphohistoire étudie des organisations et systèmes parcellaires qui correspondent à un projet que l'on peut situer dans le temps, la morphodynamique étudie des formes plus complexes et diachroniques : si elles ne peuvent être rattachées à une période historique, elles existent néanmoins.
- 8 Il s'agit aujourd'hui des axes formés, au nord, par les rues Albert Thomas, Colbert et du Commerce, (...)
46Le gisement de 77,5o, matérialisé par la trame orange, est l'orientation majoritaire dans toute la ville : celle-ci regroupe, à elle seule, 39 % des segments parcellaires. Elle comprend le castrum du IV siècle et les deux voies qui traversaient la ville romaine d'est en ouest8. Elle renvoie ainsi à des orientations de la ville antique qui ont été conservées ou ont été engendrées par celle-ci. Nous ne disons évidemment pas que toutes les parcelles en orange datent de l'Antiquité mais que les morphogènes de cette trame sont d'origine antique et qu'ils ont eu une influence continue sur le parcellaire urbain jusqu'à l'époque moderne puisque les axes créés aux XVII-XVIII siècles (comme la partie sud de l'enceinte du XVII siècle ou encore la rue Nationale percée entre 1773 et 1782) s'insèrent dans ce gisement. Cette orientation est autant d'origine antique, par la fondation de Caesarodunum dans la première moitié du I siècle après J.-C., qu'elle est influencée par la présence de la Loire, la ville de Caesarodunum ayant été, dans sa construction, alignée sur ce fleuve.
47Le gisement de 65o ou réseau vert est moins présent : il ne regroupe qu'un peu plus de 15 % des segments parcellaires. Contrairement au réseau orange, présent dans toute la ville, celui-ci est localisé de préférence à l'ouest et dans une bande qui court dans la partie sud de la ville. Selon l'étude déjà citée, le passage de l'orange au vert, qui se fait progressivement dans la partie ouest de la ville, est lié à une inflexion vers le sud du trait de la rive de la Loire, le parcellaire urbain s'adaptant à cette courbure de la rive, qui est attestée archéologiquement [Galinié et Rodier 2001].
Fig. 4. Les trois orientations majeures du plan cadastral napoléonien de Tours
48Le gisement de 90o ou réseau bleu, d'importance égale au réseau vert puisqu'il caractérise un peu plus de 16 % des segments parcellaires, est, lui aussi, très localisé : outre le secteur oriental de la ville, cette orientation est très présente dans le quartier de Châteauneuf, c'est-à-dire entre la basilique de Saint-Martin et la Loire, à la fois dans toute la moitié nord du castrum et dans le bourg de Saint-Pierre-le-Puellier. Cette trame bleue s'inscrit à contre-courant des deux autres trames, orange et verte, qui sont, elles, bien articulées l'une par rapport à l'autre. Elle constitue une anomalie puisqu'elle forme une bande nord-sud, en rupture franche dans la zone de contact entre 77,5o et 65o : elle est en concurrence, vers l'ouest, avec la partie la plus orientale de la trame verte et, vers l'est, avec la trame orange. C'est cette anomalie qu'il est possible d'éclairer grâce à nos hypothèses précédentes. Mais rappelons tout d'abord ce que ce gisement n'est pas : un projet d'urbanisme.
49Henri Galinié a montré que ce gisement ne pouvait être interprété, d'un point de vue morphohistorique, comme un projet d'urbanisme [Galinié et al. 2003 : 252]. Les contradictions entre les orientations parcellaires, les unités de plan, les voies remarquables et les usages dévolus à cet espace prouvent que ce secteur ne résulte pas d'une opération urbaine volontaire, du type lotissement : il n'y a, en effet, aucune correspondance entre ces différents marqueurs de l'urbanisme. Ce secteur ne tire pas son origine d'un projet pensé en tant que tel, même si, à en croire la documentation écrite, la maîtrise foncière et juridique de cet espace a été voulue et recherchée par les chanoines de Saint-Martin, et notamment par Téotolon, leur doyen, au début du X siècle. À cette époque, on ne lotit pas, pas plus qu'on ne fait table rase du passé : dans les possessions de Saint-Martin, on s'adapte à ce qui existe.
- 9 « Juxta arcus antiquos » [de Grandmaison 1886, no 1].
50Les alignements romains déterminent partiellement le quartier du monasterium de Saint-Martin. Cette durabilité de l'influence des morphogènes hérités de l'Antiquité est attestée par l'archéologie et les textes. Les fouilles de Saint-Pierre-le-Puellier suggèrent que, après la phase d'abandon du IV siècle au IX siècle, la réoccupation de cet espace, à partir des IX-X siècles, tient compte de murs antiques encore présents en élévation. La documentation écrite laisse également entrevoir le maintien, au moins ponctuel, au X siècle, de structures architecturales romaines : dans un acte d'avril 927, l'évêque Robert concède à un diacre deux arpents de terre, situés près des « arcs antiques9 », non loin du castrum de Saint-Martin.
51L'imbrication des trames orange, verte et bleue dans ce secteur est cohérente avec les informations archéologiques et textuelles et empêche d'y voir la matérialisation d'un projet d'urbanisme. Or il s'agit bien, cependant, d'un ensemble né d'un projet social lié à l'urbanisation. L'hypothèse du paléochenal permet d'interpréter une telle anomalie, selon un autre régime d'historicité que celui qui est traditionnellement proposé en urbanisme.
52Si le paradigme morphohistorique n'est pas opérant dans ce contexte, le paradigme morphodynamique, qui renvoie au concept de système auto-organisé, paraît, lui, approprié. Ce concept a été formalisé pour la première fois à l'occasion du projet Archaeomedes sur les réseaux de points [Durand-Dastès et al. 1998 : 16-27]. Puis Claire Marchand [2000] l'a adapté aux réseaux de formes et aux systèmes viaires et parcellaires. L'auto-organisation désigne ainsi la capacité d'un système à se structurer spatiotemporellement, soit à se pérenniser tout en se transformant, sans que son évolution soit due à une planification volontaire même si celle-ci intègre ponctuellement des opérations planifiées. Dire que la ville est un impensé [Galinié 2000 : 80 ; Noizet 2006] est une autre manière de considérer qu'elle est un système auto-organisé puisque ce dernier « se distingue d'un système mécanique, ou d'un système commandé de l'extérieur, en ce sens qu'il n'a pas été programmé, constitué volontairement selon un certain plan en vue de remplir une finalité précise, au niveau de chacun des éléments qui le constituent » [Durand-Dastès et al. 1998 : 18]. Selon cette théorie, les systèmes complexes comprennent des phases d'instabilité au cours desquelles il existe plusieurs avenirs possibles du fait de l'amplification d'une petite fluctuation. Ces points de bifurcation entraînent le système, pour un moment, vers un nouvel état stable, lequel, à son tour, ouvre des possibilités d'évolution tandis qu'il en empêche d'autres. Une bifurcation morphologique se traduit par un changement accéléré impliquant une transformation qualitative du système : elle correspond à un accident de l'histoire, qui provoque une modification de la forme [Chouquer 2000 : 136].
53Grâce à cette approche morphodynamique, on peut expliquer le gisement bleu. En considérant le cadastre napoléonien de Tours comme un système parcellaire auto-organisé, le gisement de 90o peut être interprété comme le résultat d'une bifurcation de ce système.
- 10 Cette forme est similaire au cas simple du village-rue assis sur une longue route rectiligne et qui (...)
54Pour cela, nous devons repartir de l'analyse morphologique du gisement bleu. Puisqu'il constitue un ensemble clos, il est possible de concevoir une chronologie relative entre ses éléments parcellaires isoclines. Un de ces éléments remarquables correspond à la partie du paléochenal reprise par le mur et le fossé septentrional du castrum de Saint-Martin. Cette ligne s'étend au-delà du parcellaire laniéré qui lui est accolé : elle est l'ossature sur laquelle le parcellaire laniéré s'est greffé10. Étant donné son extension, c'est bien la forme du paléochenal qui a influencé les autres limites parcellaires contenues dans ce gisement, et non l'inverse. Son rôle structurant apparaît très nettement dans le secteur des rues du Grand Marché et de la Monnaie. Il est donc clair que ce paléochenal constitue le morphogène déterminant le gisement de 90o.
55À cette caractéristique il faut ajouter le fait que cet ensemble s'inscrit à contre-courant des orientations héritées de la période antique. L'obliquité de ce parcellaire est particulièrement visible dans le bourg de Saint-Pierre-le-Puellier. Ce gisement est dit anisocline par rapport aux orientations orange et verte qui représentent les trames dominantes du parcellaire urbain. Déterminé par le mur et le fossé nord du castrum tel qu'il nous est donné de le voir dans le parcellaire du cadastre napoléonien, le gisement bleu n'a donc pu se mettre en place qu'à partir du X siècle, époque correspondant à la reprise de l'urbanisation de ce secteur.
56La phase de réurbanisation médiévale autour de Saint-Martin a lieu dans un espace marqué par l'héritage de la ville antique. Toutefois le nouvel aménagement que constitue la construction du castrum ne s'inscrit pas dans les orientations antiques mais dans cette forme laissée par le paléochenal : les hommes de Saint-Martin auraient réutilisé le tracé du paléochenal pour creuser les fossés du castrum afin de se faciliter la tâche et de bénéficier des qualités hydromorphiques du sol.
57Ce faisant, ils auraient fait rejouer cette forme, laquelle acquiert ainsi une certaine force et devient un morphogène structurant. La phase de réurbanisation à partir du X siècle équivaut à une bifurcation morphologique du système parcellaire. La forme du paléochenal réactivée par le castrum est au départ une occupation d'ordre linéaire précisément localisée ; puis, la bifurcation que constitue la réurbanisation fait évoluer cette occupation linéaire en une occupation en forme de trame (l'ensemble du gisement bleu). La bifurcation des X-XI siècles représenterait donc bien le passage d'une forme ponctuelle (le chenal) à une forme réticulaire.
58Le temps de latence entre la bifurcation, introduite par la mise en place de ces fossés au début du X siècle, et le seuil morphologique proprement dit, c'est-à-dire la réification de cette structure en morphogène influençant à son tour le parcellaire environnant, contribue à expliquer l'aspect fragmenté du gisement bleu.
59Cette forme met en jeu le processus d'« uchronie » tel qu'il a été défini par Gérard Chouquer [2000 : 126] : l'uchronie est une modalité spatiotemporelle qui intervient « lorsqu'une structure, ou un élément formel d'une structure imprimé dans le sol à un moment historique donné, crée un potentiel qu'un fait social nouveau et ultérieur fait rejouer à un moment imprévu de l'histoire du site ». En l'occurrence, le paléochenal au nord du castrum est cet élément formel inscrit dans le sol en raison du fonctionnement hydrologique de la plaine alluviale de Tours depuis le Tardiglaciaire. Celui-ci est resté en quelque sorte en sommeil lors de la phase d'urbanisation antique, à partir du I siècle après J.-C. Le potentiel dont il disposait n'a pas été utilisé pendant plusieurs siècles ou millénaires. Puis, un jour, un fait social nouveau la construction du castrum de Saint-Martin au début du X siècle a mis à profit ce potentiel pour creuser les fossés autour du castrum.
60Le gisement bleu est, par conséquent, une forme historique, d'origine sociale et de court terme, c'est-à-dire un ensemble de transformations liées à la diffusion de l'habitat dans ce secteur de la ville aux X-XII siècles. Cette forme fait rejouer une potentialité beaucoup plus ancienne et d'origine physique. Cependant ce rejeu ne s'explique que par sa transmission par un héritage que nous ne connaissons pas bien : cette médiation correspond à la forme prise par ce paléochenal à l'Âge du Fer et à l'époque antique et altomédiévale, qui en assure la pérennité dans le tissu morphologique local. Il serait, en effet, difficile d'imaginer qu'on soit passé directement du paléochenal tardiglaciaire, dont la forme aurait été laissée à l'état naturel jusqu'au X siècle, à son état urbanisé et hybridé, concomitant de l'établissement du castrum de Saint-Martin. Comme ce secteur était urbanisé à l'époque antique, on peut penser que ce paléochenal avait déjà lui-même été hybridé suivant des formes mixtes qui ont assuré sa transmission dans le temps. Sans ces transformations, comment imaginer que la pérennité de sa forme ait été assurée ? Simplement, cet état protohistorique, gallo-romain et altomédiéval nous est inconnu, ainsi que ses vicissitudes, et nous ne pouvons que postuler diverses formes hybrides : hydro-parcellaire à dominante physique (maintien d'un chenal avec écoulement) ; végétalo-parcellaire à dominante rurale ou urbaine (arrêt de la circulation d'eau, développement d'une végétation propre à un milieu humide et fixation du chenal dans une forme à usage rural ou urbain).
61La transmission de la « nature » (on reprend volontairement ce terme ingénu) dans la ville est une affaire complexe, faite de processus que nous avons à identifier et à nommer.
62L'histoire d'une ville ne peut donc pas se limiter à l'étude des différentes organisations sociales qui la composent. La dimension spatiale du fait urbain oblige à tenir compte de réalités à la fois physiques et sociales. Il faut identifier et nommer ces réalités pour ce qu'elles sont (des constructions hybrides) et non pour leur seul versant humain. Cela conduit à relativiser, ou en tout cas à ne pas surutiliser, la notion d'urbanisme, qui renvoie à l'histoire des projets destinés à modeler une ville. Cette histoire strictement sociale ne peut en aucun cas se substituer à l'histoire de l'espace urbain, lequel intègre des réalités qui échappent complètement à l'ordre du projet. Ainsi, ce sont l'eau et le parcellaire qui sont apparus comme des médiateurs essentiels du processus d'urbanisation. Ils participent à la formation et à la transmission de l'espace urbain selon des spatiotemporalités propres à chaque étape de l'évolution urbaine et non pas en fonction des catégories chronologiques traditionnellement prédéfinies. Définir son terrain scientifique comme celui de « la ville antique » ou « la ville médiévale » revient à se priver de l'influence d'héritages anciens (par exemple celui d'un paléochenal du Tardiglaciaire) et à créer l'illusion d'un moment stable pour ces périodes. Même si nous ne connaissons pas toutes les étapes de l'évolution de l'espace urbain, il paraît possible de placer au c ur de la recherche l'histoire de sa transmission en observant la réutilisation permanente des héritages grâce à la transformation de leurs usages.