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AccueilNuméros175-176I. Nouveaux chapitres d'histoire ...Les gravures rupestres à parcellaire

I. Nouveaux chapitres d'histoire du paysage. Dossier d'archéogéographie

Les gravures rupestres à parcellaire

Marlène Brocard
p. 9-28

Résumés

Résumé
Les gravures à parcellaire, appelées aussi gravures topographiques, datent des Âges du Bronze et du Fer. Interprétées depuis leur découverte comme des représentations planimétriques d'espaces agraires, elles ne sont guère étudiées en tant que telles. L'objet de cet article est de combler cette lacune. L'auteur propose une analyse de morphologie agraire portant sur plusieurs gravures de l'arc alpin. Ces pétroglyphes figurent effectivement des formes agraires et présentent des analogies troublantes avec des parcellaires protohistoriques connus des archéologues qui travaillent sur l'Europe de l'Ouest.þ

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Texte intégral

1DANS L'ENSEMBLE des gravures rupestres connues dans l'arc alpin et datant des Âges du Bronze et du Fer [Anati 1982, 1997], les représentations des parcellaires et des planimétries agraires constituent une catégorie très intéressante. Pourtant, ceux qui les étudient semblent hésiter et s'enliser dans des débats décalés. Pour nous, ces hésitations s'expliquent aisément : ces gravures n'ont jamais été vraiment étudiées pour ce qu'elles sont, à savoir des cartes ou des plans agraires, alors qu'elles l'ont été, et fort bien, pour d'autres aspects, à savoir la typologie des objets archéologiques et le caractère artistique des formes.

2Aussi, à ce sujet, nous trouvons-nous un peu dans la situation dans laquelle nous serions si, par exemple, le plan cadastral napoléonien ou les plans terriers du XVIII siècle avaient fait l'objet de savants commentaires de la part d'historiens de l'art, d'environnementalistes ou encore d'archéologues, mais n'avaient jamais été observés par des cartographes et des spécialistes d'histoire et de géographie agraires et de fiscalité foncière : dans l'éventail de tous les commentaires possibles manquerait le chapitre principal.

3L'objet de cet article est de proposer une archéogéographie des figures à parcellaire rupestres en montrant qu'il s'agit de représentations de formes agraires qui trouvent des correspondances exactes dans des parcellaires protohistoriques connus des archéologues qui ont travaillé sur l'Europe de l'Ouest.

Présentation des gravures topographiques

4Les gravures topographiques dites à parcellaire sont des représentations géométriques aux formes diverses. Leur interprétation est difficile car celles-ci se situent à la frontière des représentations figuratives et abstraites. Ce mélange ne leur est toutefois pas particulier puisque nous savons qu'au XVIII siècle on produisait encore des plans-terriers mélangeant la carte et le tableau, la représentation en plan et la vue cavalière [Antoine 2000]. Dès leur découverte à la fin du XIX siècle, ces gravures ont été perçues comme étant des représentations planimétriques d'espaces agraires [Anati et Fradkin 2001]. La plus célèbre, la « carte de Bedolina » (fig. 1 p. 12), est située sur la commune de Capo di Ponte, à Val Camonica (Italie). Elle fut décrite par Raffaello Battaglia en 1932, à Londres, lors du premier Congrès international des sciences préhistoriques et protohistoriques, comme « une représentation très soignée de champs et de clôtures ». Pourtant la signification de ces gravures est toujours débattue comme si personne n'avait encore réussi à en percer le mystère.

5Mais il n'y a sans doute pas de mystère. Ces figures sont gravées sur des rochers situés en plein air, à une alitude allant de 300 à 2 500 mètres. Plusieurs de ces gravures ont été découvertes en France, en Suisse et en Italie,

Fig. 1.

Fig. 1.

Interprétation du parcellaire de la carte de Bedolina (Val Camonica).

6sur les flancs et les sommets des vallées alpines. Le corpus et sa répartition géographique ne cessent de s'agrandir d'année en année. Pourtant les deux grands sites d'art rupestre alpin, le mont Bégo, dans les Alpes-Maritimes françaises, et le Val Camonica, en Lombardie, détiennent toujours le nombre le plus important de gravures topographiques et les pétroglyphes les plus riches du point de vue de l'iconographie. Si nous nous intéressons aux gravures topographiques découvertes dans l'arc alpin, n'oublions pas qu'il en existe d'autres en Europe, en Espagne par exemple.

7On y trouve des représentations très différentes, à savoir des figures géométriques composées, des figures à cases, des figures baptisées « réticulés », des figures rectangulaires. Selon la plupart des chercheurs italiens et français, ces gravures entrent dans une même catégorie car elles présentent des analogies formelles et stylistiques [Arcà 1997, 2004 ; Priuli 1991 ; de Saulieu 2004]. Mais rappelons que depuis qu'en 1913 Clarence Bicknell a découvert au mont Bégo une gravure topographique, ces pétroglyphes sont toujours étudiés sous un angle esthétique (les formes dessinées) et selon la chronologie archéologique (les armes et les outils aratoires) ; on s'attache à en analyser les formes, les styles, les techniques d'exécution et les superpositions mais on néglige les méthodes de la géographie agraire qui pourraient en permettre l'étude.

8On pense généralement que ces représentations topographiques ont été exécutées entre le Chalcolithique et l'Âge du Fer (fig. 2 p. 14). De nouvelles études menées sur les sites italiens de Val Camonica ont permis de préciser cette chronologie et même, à partir de l'étude des superpositions et des gravures d'armes, de proposer une évolution des formes topographiques [Arcà 1997, 2004 ; de Marinis 1994, 1997]. Par ailleurs, selon les dernières études, il existerait une nette différence entre des gravures topographiques plus anciennes et celles de l'Âge du Fer. Ainsi les gravures de l'Âge du Fer, telle la carte de Bedolina [Turconi 1997], se caractérisent-elles par des carrés ou des rectangles remplis de cupules et reliés entre eux par des zigzags ou des méandres. Précisons que cette chronologie ne peut dater avec exactitude les différentes formes de gravures topographiques : elle doit donc être utilisée avec précaution. En effet, comme pour tout l'art rupestre, en l'état actuel de la recherche aucune méthode scientifique ne permet d'obtenir une chronologie absolue à partir d'un prélèvement de la gravure. Nous devons donc nous contenter de datations relatives.

Analyser davantage les formes que le contenu

9Même si depuis plus d'un siècle les gravures topographiques sont assimilées à des représentations d'espaces agraires, leur signification et leur appellation sont toujours discutées et on en publie toujours de nouvelles interprétations [Guilaine 1991 : 62]. L'absence de témoignages écrits pourrait expliquer l'impasse dans laquelle se trouvent les chercheurs.

  • 1 Voir E. Anati [1981] ; A. Arcà [1997] ; C. Bicknell [1972] ; A. Priuli [1991] ; C. Turconi [1997].

10Dans différentes publications1, les gravures figurent souvent comme des représentations d'« espaces agraires », de « parcellaires »,

Fig. 2.

Fig. 2.

Typochronologie des gravures à motif topographique.

11d'« activités agricoles », voire comme « des cartes », des « cadastres », des « représentations de territoires ». Mais les analyses et les termes employés présentent des ambiguïtés, parfois même des anachronismes.

12L'origine de ces interprétations tient à une association que l'on a faite entre ces gravures et des représentations de bovidés, de scènes d'attelage et de labour. Puis les chercheurs ont approfondi cette première approche en procédant à des analyses précises des formes, des styles, des techniques d'exécution et des superpositions. Certains sont même allés jusqu'à affirmer que les représentations topographiques figuraient la vallée et les structures agraires que les roches gravées dominaient, et ce sous prétexte que ces dernières sont situées sur le flanc des vallées [Priuli 1991]. Et quand, comme au mont Bégo, les gravures sont situées à une trop grande altitude, donc trop élevées pour surplomber un espace agraire, c'est par le sacré qu'on explique leur présence [de Lumley 1995 ; Priuli 1991]. En outre, les termes carte, cadastre, territoire, parcellaire, topographie et propriété sont souvent utilisés sans distinction, voire en tant que simples synonymes alors qu'ils évoquent des réalités très différentes. Ces approximations montrent que les chercheurs auraient, avant toute autre interprétation, dû s'intéresser au contenu cartographique des représentations agraires.

13Les archéologues ont néanmoins effectué d'intéressantes analyses de ces gravures topographiques. Ils ont recherché les plans des maisons et constaté que les armes reproduites renvoyaient aux typologies archéologiques. Ces informations sont très précieuses pour la compréhension et la datation des gravures. Les archéologues ont parfois présenté ces gravures comme étant des plans de villages, de sites fortifiés, d'habitats isolés [Arcà 1997, 2004 ; Priuli 1991]. Pour ce qui est de l'apparence des formes, cette interprétation diffère de la précédente. Andrea Arcà, par exemple, distingue les figures rectangulaires simples des figures rectangulaires à double base : les unes indiquent des champs, les autres des habitations nombreuses et alignées. Or, si les chercheurs hésitent entre deux interprétations, c'est parce que leur approche n'est pas géographique. En effet, les deux interprétations ne sont pas si éloignées l'une de l'autre dans la mesure où les gravures sont toujours conçues comme les représentations planimétriques d'un lieu qui ne serait pas exclusivement agraire mais également habité ; elles seraient donc conçues comme des espaces géographiques.

14Sont proposées d'autres interprétations. Pour Andrea Arcà [1997], les réticulés sont des figurations en plan d'histe-casné, c'est-à-dire des structures verticales en bois, construites pour sécher le blé et typiques du centre des Alpes. Selon d'autres auteurs, les gravures topographiques représentent un système comptable proche du boulier : ils parlent alors de « procédé de représentation d'une accumulation protoarithmétique ».

15Ainsi, au fil des découvertes, si les interprétations sont nombreuses, elles n'expliquent souvent qu'un aspect seulement ou une forme particulière des gravures topographiques. En travaillant sur un corpus trop hétérogène, au moyen d'outils variés mais souvent marginaux, les regards se multiplient et les clés de lecture deviennent confuses. Il est évident que les lectures dépendent de la discipline à laquelle appartient le chercheur. Ausilio Priuli [1991] et Andrea Arcà [1997, 2004], par exemple, analysent les gravures topographiques comme le feraient des historiens de l'art devant un tableau. Les archéologues Geoffroy de Saulieu [2004] ou Raffaelle de Marinis [1994], en revanche, s'intéressent au support rocheux et à la chronologie des gravures.

16Face à ces constatations, il semble que les gravures topographiques n'aient pas été étudiées pour leur contenu géographique, aucun spécialiste de la géographie ou de l'archéologie agraires ne s'étant intéressé à ces gravures en tant que telles. Le débat portant sur l'interprétation des gravures topographiques peut donc être sans fin. Notre objectif n'est pas de nier l'intérêt de ces divers points de vue, dont l'apport est considérable, mais de centrer notre étude sur le contenu géographique de ces gravures et de trouver des clés de lecture qui nous permettraient, dans la multitude des pétroglyphes existants, d'identifier les premières représentations cartographiques de parcellaires.

Les représentations sont bel et bien des cartes

17La question qui se pose immédiatement quand on reprend une étude sur les gravures topographiques est celle se savoir s'il s'agit effectivement de cartes. Les chercheurs apportent des réponses contradictoires. Pour certains historiens, ces gravures ne peuvent être interprétées comme des cartes, la cartographie étant née avec la civilisation grecque, en même temps que l'astronomie, les mathématiques et la géographie. Ces gravures n'ont ni les propriétés scientifiques des cartes modernes ni même les qualités préscientifiques des cartes grecques et romaines. Auquel cas ces documents sont purement et simplement exclus de l'histoire de la cartographie, comme le fait Georges Alinhac, auteur d'une histoire de la cartographie publiée par l'IGN [1986]. Évaluant la représentation de l'espace à l'aune de la Modernité, le courant classique de l'histoire de la cartographie se prive de documents importants. À cet ostracisme global, qui dévalorise les productions prémodernes prétendument indignes d'être qualifiées de « cartes », s'ajoute, de la part des Modernes, un jugement de valeur. Les cartes rupestres des Alpes n'ont aucun poids face à la série des cartes grecques et romaines, les seules dont il est intéressant de parler pour ce qui concerne l'Antiquité. Mais si en matière de nature et de technique les cartes présentent des différences, il n'en est pas moins vrai que toutes qualifient un espace. Il n'y a donc aucune raison de lire les représentations protohistoriques en se référant à la hiérarchie des valeurs subtile qu'a établie la cartographie moderne.

18En revanche, des auteurs estiment que les gravures topographiques peuvent être assimilées à des cartes. Pour Christian Jacob, qui a écrit une remarquable étude anthropologique de la cartographie historique, l'identité de la carte réside dans son graphisme et dans sa fonction [1992]. L'avantage de cette appréciation est que les cartes protohistoriques ne sont plus disqualifiées en raison de leur manque de ressemblance avec les cartes modernes, comme le faisaient les auteurs précédemment cités. D'ailleurs Christian Jacob développe longuement la carte de Bedolina. Mais, parce que ce n'est pas là son sujet, il ne se penche pas sur l'ensemble des cartes à parcellaires et sur les réalités agraires qu'elles dessinent. Pour lui ces gravures sont des cartes parce qu'elles sont avant tout des outils de médiation, ce qui, évidemment, est juste mais partiel. Il en vient donc à effectuer une analyse plus anthropophilosophique que pratique, alors que ces gravures devraient être également étudiées de façon concrète pour les formes agraires qu'elles représentent. Au sujet de la carte de Bedolina, Christian Jacob estime que celle-ci établit une distance entre la population et le territoire et extrait l'espace des schémas de perception individuels [1992 : 47].

19Enfin, il serait raisonnable d'admettre le caractère composite de ces documents, comme Jean Guilaine le fait à propos de la carte de Bedolina en affirmant :

20C'est ici tout à la fois un plan, une carte et un paysage mis en condition par les agriculteurs de l'Âge du Bronze qui revivent sous nos yeux [1991 : 64].

Les formes agraires

GIADEGHE, UN CAS EXEMPLAIRE

  • 2 Voir R. Lebeau [1969] ; A. Meynier [1970].
  • 3 Voir H.C. Bowen et P.J. Fowler [1978].
  • 4 Voir G. Chouquer [2000] ; C. Lavigne [2002, 2003] ; S. Robert [2003] ; M. Watteaux [2003].

21À partir d'un choix de gravures nous allons tenter d'appliquer aux formes que celles-ci renferment les modes d'analyse de la géographie et de l'archéogéographie agraires. En effet, une gamme de concepts et de descripteurs très utiles ont été depuis longtemps codifiés par les géographes agraires ou ruralistes2 et par les archéologues3, et récemment repris et rénovés par les archéogéographes4. L'usage de ces outils descriptifs suggère la justesse de l'interprétation de ces ensembles en tant que représentations agraires puisqu'on y retrouve la gamme complète des éléments caractéristiques d'une structure agraire. Nous démontrerons que les gravures correspondent, trait pour trait, à des types connus dans les ensembles parcellaires protohistoriques mis au jour par la fouille et la photo-interprétation, ce qui offre un point de comparaison et d'interprétation.

22Pour illustrer les différentes étapes de l'analyse, nous avons pris comme premier exemple la gravure no 1 de Giadeghe, à Val Camonica, en Italie. Cette gravure, publiée depuis quelques années seulement, est très intéressante en ce sens que les dessins s'étendent sur une grande surface, sont très lisibles et, surtout, qu'ils représentent un ensemble complexe de lignes, de points et de surfaces en connexion (fig. 3 p. 18).

23Pour commencer, nous supposons, à l'instar des autres chercheurs, que nous sommes en présence de la représentation en plan d'une forme planimétrique, même si nous ne savons pas s'il s'agit de la reproduction d'un site existant ; toutefois, si tel était le cas, nous ignorerions le degré de fiabilité de reproduction de ce modèle.

24Il nous faut éclaircir successivement deux observations liées à la structure agraire. La première porte sur l'organisation globale de l'espace entre zones divisées et zones non divisées, reproduisant l'habituelle distinction des anciens terroirs entre ager et saltus.

Fig. 3.

Fig. 3.

Fac-similé de la gravure no 1 de Giadeghe (Val Camonica).

25De surcroît le mode de partition des zones divisées est particulièrement intéressant. Celles-ci sont organisées en trois trames autour d'enclos ponctuels. C'est là un mode très courant de distribution de l'espace agraire, que l'on rencontre de la protohistoire au Moyen Âge. On serait tenté de suggérer que ces trois ensembles soient lus comme autant de grands « quartiers de culture » (ou « grandes sections parcellaires », pour reprendre le vocabulaire du cadastre, forcément anachronique ici) situés autour des enclos d'habitat, cet ensemble étant entouré d'espaces non divisés et destinés à la forêt ou au pâturage. L'armature de ces réseaux, c'est-à-dire leurs formes intermédiaires, est matérialisée par des lignes parallèles, périodiques, d'orientation constante et définissant de longs quartiers en bandes, eux-mêmes découpés de manière à constituer des parcelles carrées, rectangulaires, plus rarement quadrilatérales et triangulaires.

26À chacune des trames nous avons attribué une couleur (fig. 4 p. 20). La trame violette et la trame verte sont celles de très classiques réseaux en peigne, subdivisés en parcelles. La trame violette désigne des parcelles le plus souvent rectangulaires, alors que les parcelles de la trame verte ont une forme plus souple. Deux bandes ne sont pas subdivisées. La trame bleue est également celle d'un réseau en peigne, mais sa forme est un peu plus irrégulière que celle des deux autres.

27Dans le quartier parcellaire central (en violet), on croit pouvoir lire la présence d'un chemin plus étroit que les bandes parcellaires qui l'entourent. On le restitue sous la forme d'un corridor de circulation, en observant aussi qu'il paraît se prolonger dans la trame voisine (en bleu). On comparera cette disposition avec le plan du parcellaire de l'Âge du Fer de Thundersbarrow Hill, dans le Sussex, où un chemin partant de l'enclos d'habitat forme un corridor bordé de parcelles regroupées en bandes (fig. 5 p. 21).

28La seconde observation est que le mode de subdivision de chacune de ces trois trames de lignes renvoie à un modèle historique, à savoir la disposition en bandes caractéristique des morphologies agraires de la protohistoire. Ainsi que le montre la figure 4, l'ensemble des lignes gravées forme une trame dont la structure est régie à la fois par une répétition périodique de lignes parallèles (en gras), créant les bandes, et par des lignes de rupture (en maigre), séparant les quartiers ou masses. Comme le rappelle Gérard Chouquer dans son article de ce volume, cette disposition en bandes est le mode courant des planifications protohistoriques, tout particulièrement à l'Âge du Fer, époque où elles ont été particulièrement nombreuses. On les trouve aussi dans les cadastrations romaines et dans les planifications agraires médiévales.

29La comparaison avec ces dernières est intéressante. Je reproduis ici (fig. 6 p. 22) une figure concernant Marciac, dans le Gers, que j'ai extraite de l'ouvrage dans lequel Cédric Lavigne [2002] traite des planifications agraires médiévales. Autour de la bastide, on observe plusieurs trames composées chacune de bandes allongées, chacune de ces trames ayant constitué le cadre d'une assignation de terres à des colons. La parenté avec le mode d'organisation de l'espace agraire de Giadeghe est frappante et vient soutenir l'interprétation agraire de la gravure rupestre.

Fig. 4.

Fig. 4.

Interprétation de la planimétrie de Giadeghe.

Fig. 5.

Fig. 5.

Enclos et parcellaire de l'Âge du Fer à Thundersbarrow Hill (Sussex).

Fig. 6.

Fig. 6.

L'organisation agraire en trames et en bandes à Giadeghe et Marciac.

30Le dessin de Giadeghe satisfait donc complètement le cartographe et le géographe agraire en ce qu'il répond à tous les caractères d'une planimétrie agraire. L'espace y est organisé en grandes formes qui séparent la zone divisée de celle qui ne l'est pas. Ici, la division est associée à l'habitat, qui apparaît sous forme d'enclos. Les divisions sont ensuite organisées en grandes masses ou quartiers (formes intermédiaires) et, à l'intérieur de chacune d'entre elles, un mode de groupement, c'est-à-dire la bande (forme sous-intermédiaire), crée la scansion nécessaire à la mise en place des champs (formes parcellaires). Des formes ponctuelles et un chemin articulent ces ensembles.

Les autres figures parcellaires

31Nous avons effectué la même analyse morphologique sur dix autres gravures topographiques découvertes dans les Alpes, dont la roche de Vite R13B (Val Camonica), la roche de Bedolina et la roche dite La Roccia dei Trecento (Fontanalba, mont Bégo). Les résultats ont été très positifs puisque nous avons pu reconstituer l'organisation agraire globale de chacune. Trois types de planimétrie ont même pu être distingués : les espaces dans lesquels les enclos, disséminés dans l'espace agraire, sont articulés par des réseaux viaires (la carte de Bedolina), les formes planimétriques ordonnées par un réseau quadrillé (Vite R13B) et les systèmes parcellaires en peigne (Giadeghe). Cette typologie n'est pas exhaustive et devrait évoluer au fil des découvertes et des nouvelles analyses morphologiques. Les analyses ont démontré que les pétroglyphes étudiés présentent tous les éléments constitutifs d'un système agraire tels qu'ils sont définis en archéogéographie : des masses parcellaires principales, des formes sous-intermédiaires, des formes parcellaires et, enfin, des habitats et des réseaux viaires.

32Peut-on aller plus loin dans l'exploitation des formes ? De fait, il est certain que certaines gravures, comme celle de la Roccia dei Trecento à Fontanalba et celle de la Bedolina, sont dessinées à partir d'une trame quadrillée que l'analyse graphique met aisément en évidence. On repère ainsi à la fois une orientation privilégiée et des périodicités qui pourraient indiquer des répétitions de mesures identiques. Par exemple, sur la carte de Bedolina, 21 enclos sur 34 entrent dans la grille quadrillée, attestant une relation isocline des plus nettes. En les sélectionnant, on peut suggérer une carte de l'organisation globale de cet espace agraire, avec un grand axe central, des chemins radiaux desservant l'espace environnant et des enclos régulièrement répartis selon un principe ordonné. Dans le cas de la gravure R12B de Vite dans le Val Camonica, la disposition groupée et extrêmement régulière des parcelles n'est pas sans évoquer les cartes des champs protohistoriques découverts en Europe du Nord et publiées par les archéologues sous le nom typologique d'aggregate systems (ensembles formés par agrégat de parcelles). On songe tout particulièrement aux formes de Byrsted Hede, dans le Jütland [Favory 1983].

33L'analyse morphologique nous permet d'envisager, au moins à titre d'hypothèse, une mise en réseau cohérente et régulière de la planimétrie agraire dès la protohistoire. Des mesures ont été prises sur la largeur des quartiers et également sur la largeur puis la longueur des parcelles de la gravure no 1 de Giadeghe. Des similitudes troublantes ont ainsi été découvertes au sein de chaque trame parcellaire.

Les limites de l'exercice

34L'analyse reste cependant limitée. En effet, pour pouvoir, en toute fiabilité, appliquer des grilles et effectuer des mesures, on devrait pouvoir prouver que les gravures sont des représentations cartographiques géométriques, ce qui paraît assez improbable. Quant aux parentés relevées entre les cartes gravées et les systèmes agraires protohistoriques découverts par la fouille, elles ne permettent pas d'affirmer que les gravures topographiques représentent un espace réel. Elles permettent la comparaison typologique, ce qui est déjà un point important de leur interprétation. Mais elles ne disent pas si les espaces que ces gravures représentent existent véritablement ou sont fictifs.

35Certains chercheurs affirment que, étant gravées sur des rochers situés sur les versants des vallées, les cartes représentent le territoire qu'elles dominent, c'est-à-dire le fond de la vallée ou le versant opposé. Cette théorie est séduisante mais reste une hypothèse car les cartes gravées n'offrent aucun repère géographique qui permette de localiser l'espace représenté ; et l'archéologie n'a pas donné plus de résultats. En outre, les gravures peuvent être le fruit de la mémoire d'un homme, avec les distorsions que cela implique. Certes, aucun indice ne permet d'affirmer que le graveur représentait ce qu'il avait sous les yeux. L'artiste pouvait venir d'une autre région et avoir gravé son propre territoire. La vraisemblance plaide pour des modèles étrangers aux lieux de gravure étant donné l'altitude et le caractère rocheux de certains sites (2 000 mètres au mont Bégo).

36Certes, nous gardons présent à l'esprit le fait que des études récentes menées dans le sud des Alpes ont confirmé que l'homme pouvait pratiquer des cultures à quelque 1 600-1 900 mètres d'altitude [Arcà 1997 : 77], mais cet argument ne peut être systématisé. S'il n'est pas essentiel de savoir si les gravures représentent des espaces réels et, le cas échéant, de les repérer, cette information peut être lourde de conséquences dans la mesure où elle pourrait, pour certains, devenir une obsession identitaire. En effet, ceux-ci pourraient être tentés de s'approprier telle ou telle figuration et prétendre ainsi disposer de « la plus ancienne carte parcellaire de l'Europe ».

37Ce qui importe vraiment, c'est de montrer que ces gravures entrent dans le registre de la représentation cartographique, viaire et parcellaire, et qu'elles s'apparentent au plan cadastral par leur capacité à « descendre » jusqu'au niveau du champ ou de la parcelle. Par ailleurs, bien que la découverte et la localisation éventuelle des modèles ayant servi pour la gravure constituent une information particulièrement intéressante, celle-ci n'est pas indispensable pour effectuer une analyse de morphologie agraire. De plus, même si nous ne savons pas si les gravures représentent des cas concrets de parcellaires protohistoriques et si nous ne savons à quelles formes agraires elles font référence, ces plans gravés témoignent du haut degré de formalisation que les graveurs avaient de leur espace agraire. Cette conception était géométrique. La comparaison avec les traces archéologiques de parcellaires est importante car elle met en évidence une même conception de l'organisation agraire. Aussi, malgré les limites et les imprécisions de nos informations quant à leur origine, il semble que les gravures soient des modèles issus d'espaces agraires réels.

38Ce que ces gravures nous apprennent est donc majeur. Les gravures rupestres des Alpes constituent une très ancienne représentation parcellaire en Europe et leur nouveauté mérite d'être soulignée, notamment si on la compare aux autres cartes et plans parcellaires de l'Antiquité. Les formae romaines (exemple de référence : les plans cadastraux d'Orange, qui sont des documents datant de 77 ap. J.-C.) sont des cartes qui mettent en évidence la division du sol selon un quadrillage d'axes et qui dessinent des unités intermédiaires de grande dimension (centuries de 200 jugères). Mais ce ne sont pas là des cartes parcellaires : à l'intérieur des centuries, la carte n'indique pas les subdivisions. Les représentations rupestres des Alpes sont donc différentes en ce sens qu'elles représentent tous les niveaux constitutifs d'une forme agraire, à savoir la disposition globale, les unités intermédiaires et sous-intermédiaires,

39les formes linéaires et ponctuelles. Par conséquent, pour les plus complètes d'entre elles, elles relèvent à la fois de la carte territoriale et du plan cadastral.

  • 5 Voir l'article de G. Chouquer dans ce volume.

40Le lien doit être désormais établi entre la gravure de ces documents et la phase exceptionnelle d'émergence de la planimétrie agraire qui se produit pendant la protohistoire et qui connaît deux moments forts, l'un à l'Âge du Bronze ancien et moyen, l'autre, le plus massif des deux, au second Âge du Fer5. Sans tomber dans une interprétation trop facile, on peut imaginer que la création de terroirs organisés par un réseau d'habitat et une trame viaire et parcellaire marquée au sol de façon pérenne a dû frapper les esprits. Les graveurs ont ainsi figuré un des événements les plus importants dans l'histoire des communautés rurales, à savoir la fixation des premiers traits de la planimétrie agraire. Cependant, pour aller plus avant dans ce type de commentaire, il faudrait disposer de chronologies mieux assurées et de repères géographiquement moins dispersés que ceux dont on dispose actuellement. En effet, comparer, comme nous l'avons fait, des gravures rupestres alpines avec des exemples archéologiques d'Europe du Nord reste bien peu satisfaisant.

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Lebeau, R. — 1969, Les grands types de structures agraires dans le monde. Paris, Masson.

Lumley, H. de — 1995, Le grandiose et le sacré. Gravures rupestres protohistoriques et historiques de la région du mont Bégo. Aix-en-Provence, Édisud.

Meynier, A. — 1970, Les paysages agraires. Paris, Armand Colin.

Priuli, A. — 1991, La cultura figurativa preistorica e di tradizione italiana, Bologne, Giotto, vol. 1.
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Robert, S. — 2003, « L'analyse morphologique des paysages, entre archéologie, urbanisme et aménagement du territoire ». Thèse d'archéologie, 3 vol., Paris I-Sorbonne.

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Saulieu, G. de — 2004, Art rupestre et statues-menhirs dans les Alpes. Des pierres et des pouvoirs, 3000-2000 avant J.-C. Paris, Errance.

Turconi, C. — 1997, « La mappa di Bedolina nel quadro dell'arte rupestre della Val Camonica », Notizie archeologiche bergamensi 5 : 85-113.

Watteaux, M. — 2003, « Le plan radio-quadrillé des terroirs non planifiés », Études rurales 167-168 : 187-214.

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Notes

1 Voir E. Anati [1981] ; A. Arcà [1997] ; C. Bicknell [1972] ; A. Priuli [1991] ; C. Turconi [1997].

2 Voir R. Lebeau [1969] ; A. Meynier [1970].

3 Voir H.C. Bowen et P.J. Fowler [1978].

4 Voir G. Chouquer [2000] ; C. Lavigne [2002, 2003] ; S. Robert [2003] ; M. Watteaux [2003].

5 Voir l'article de G. Chouquer dans ce volume.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1.
Légende Interprétation du parcellaire de la carte de Bedolina (Val Camonica).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/8156/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 141k
Titre Fig. 2.
Légende Typochronologie des gravures à motif topographique.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/8156/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 178k
Titre Fig. 3.
Légende Fac-similé de la gravure no 1 de Giadeghe (Val Camonica).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/8156/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 282k
Titre Fig. 4.
Légende Interprétation de la planimétrie de Giadeghe.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/8156/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 146k
Titre Fig. 5.
Légende Enclos et parcellaire de l'Âge du Fer à Thundersbarrow Hill (Sussex).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/8156/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 124k
Titre Fig. 6.
Légende L'organisation agraire en trames et en bandes à Giadeghe et Marciac.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/8156/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 191k
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Pour citer cet article

Référence papier

Marlène Brocard, « Les gravures rupestres à parcellaire »Études rurales, 175-176 | 2005, 9-28.

Référence électronique

Marlène Brocard, « Les gravures rupestres à parcellaire »Études rurales [En ligne], 175-176 | 2005, mis en ligne le 01 janvier 2005, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/8156 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.8156

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