- 1 L’auteur remercie Élizabeth Picard, Aude Signoles, Pénélope Larzillière, Christine Pirinoli, Hamit (...)
1À partir d’une ethnologie d’universitaires palestiniens des Territoires occupés, cet article1 se propose de rendre compte de certaines dimensions, peu évoquées, de la violence à l’œuvre dans cet espace : les modalités et effets interpersonnels de la coercition, entendue comme violence organisée exercée sur un groupe humain. Nous pensons qu’aux lieux et moments de violence les plus immédiats – mais de fait rares – correspondent des logiques médiates d’expérience de la violence par les acteurs, c’est-à-dire des logiques qui échappent à l’observation directe. Cette mise en relation de l’expérience quotidienne des individus avec les dispositifs de contrainte permet de saisir la portée sociale des phénomènes coercitifs en évitant les registres réducteurs de la victimisation, de l’héroïsme ou de l’institutionnalisme dépersonnalisé.
2Pour comprendre ce que peut être une routine violente nous nous appuierons sur nos observations et sur des entretiens menés entre avril 1999 et août 2002 auprès de 80 acteurs académiques palestiniens (étudiants, enseignants, chercheurs, responsables administratifs et ministériels), dans leur cadre professionnel et hors cadre professionnel, dans la bande de Gaza (université islamique, université al-Azhar) et en Cisjordanie (universités de Jérusalem, de Birzeit, de Naplouse…). Après avoir donné quelques orientations théoriques et bibliographiques, nous restituerons de longs extraits d’un entretien qui nous paraît significatif pour notre propos. Nous confronterons cet entretien avec d’autres pour mettre en évidence la relation entre enfermement spatial et enfermement chronologique, ainsi que leur spécificité. Puis nous montrerons que plusieurs temporalités, individuelles et collectives, passées et présentes, se croisent et structurent les représentations et pratiques des acteurs. Enfin, nous nous intéresserons aux stratégies de résistance développées par les universitaires pour faire face à cette situation de tensions permanentes.
3Bien qu’au cœur de la vie quotidienne, il est difficile d’appréhender la violence dans les Territoires palestiniens, et ce, pour deux raisons. La première tient à la politisation du conflit israélo-palestinien, largement internationalisée. La seconde, plus théorique, renvoie à la question de la place de l’acteur dans les sciences sociales lorsqu’il s’agit de parler de la violence.
- 2 À propos de l’engagement du chercheur et de la recherche dans des contextes difficiles, voir V. Ami (...)
4En effet, les chercheurs peuvent craindre de voir instrumentaliser leurs travaux à des fins politiques ou militaires ou bien peuvent se voir reprocher de prendre parti dans la description nécessaire de réalités. La saturation médiatique et symbolique de ce conflit assure une capillarité immédiate entre registres scientifiques et politiques2. Le découpage même des limites de l’objet de recherche est parfois critiqué en ce qu’il ne rendrait compte que d’une partie du conflit là où il faudrait absolument rendre compte de ce que les médias nomment « le conflit israélo-palestinien ». On s’interdirait d’aborder séparément les deux sociétés, au risque d’ignorer une symétrie politico-médiatique décrétée à propos d’un conflit pourtant qualifié d’« asymétrique et de basse intensité » par les spécialistes des relations internationales. D’où l’innombrable somme de publications portant sur « le conflit », sélectionnant des deux côtés ce qui est estimé pertinent pour l’analyse, à savoir les forces politiques et militaires ainsi que les jeux diplomatiques. C’est bien ici l’autonomie de la recherche, sa capacité à définir ses propres objets, qui est en cause.
- 3 Voir H. Bozarslan [2004] ; F. Héritier ed. [1996-1999] ; D. Mac Adam, S. Tarrow et C. Tilly [1998] (...)
5Plus largement, dans le vaste corpus de travaux que les sciences sociales consacrent aux phénomènes de violence, l’acteur en situation, célébré en d’autres contextes, semble faire figure de parent pauvre au profit d’une recherche sur les causes du passage à la violence3. Peut-être ce constat renvoie-t-il autant aux difficultés de mener une enquête en situation de guerre qu’à l’interdit éthique qu’évoque Luc Boltanski [1993] lorsqu’il s’agit d’apprécier la souffrance à distance en parole objectivante et non pas agissante. Peut-être aussi l’immédiateté de la violence force-t-elle le regard vers les lieux de pouvoir et de décision plutôt que vers les lieux plus communs de sa mise en œuvre quotidienne. Peut-être enfin l’hypothèse d’Hamit Bozarslan [2004] est-elle judicieuse quand, relayant les critiques d’Hanna Arendt, il pointe les problèmes spécifiques que rencontrent les sciences sociales dès qu’elles cherchent à analyser la violence en ce que, « filles du positivisme » et en quête de régularités sociologiques, elles se trouvent particulièrement démunies pour élucider des processus de dérégulation.
- 4 Voir la Revue internationale des sciences sociales (RISS), n° 132 : Penser la violence. Perspective (...)
- 5 Tout en montrant l’interdépendance des ressorts matériels et subjectifs de la violence, P. Bourdieu (...)
6Des pistes de réflexion stimulantes existent néanmoins, se référant à d’autres contextes. À partir du travail collectif qu’il dirigea récemment sur la « violence extrême », Jacques Sémelin tente d’en cerner les effets sur l’individu et sur le groupe social4. C’est prendre pour objet la violence physique – au sens allemand de Gewalt –, et ici spécialement la coercition, non dans leurs causes mais dans la phénoménologie de leurs déroulements et de leurs effets matériels et subjectifs sur leurs destinataires5.
- 6 Notre traduction.
- 7 Ces auteurs s’opposent à l’idée de « rationaliser » la violence : en dirigeant un ouvrage entendant (...)
7À l’instar de Carolyn Nordstrom et Antonius Robben [1995 : 6], nous pensons que « concevoir la violence comme une dimension de la vie [quotidienne] plutôt que comme domaine de la mort oblige les chercheurs à étudier la violence au-delà de l’immédiateté de sa manifestation »6. Plutôt que de risquer la téléologie de rationalisations macroscopiques, ces auteurs plaident pour une appréhension de la violence à travers l’expérience quotidienne des acteurs, de manière à rendre compte des contradictions de routines discontinues7.
- 8 Sur ce point, C. Grignon et J.-C. Passeron [1989] montrent bien les ressorts et dangers de la const (...)
8D’autres études récentes traitent de la violence autrement que « du côté du manche », sans toutefois tomber dans la dénonciation8. En mettant en relation psychologues et psychia-tres, d’une part, sociologues, politologues et anthropologues, d’autre part, Antonius Robben et Marcelo Suarez-Orozco [2000] proposent de sortir des impasses respectives de ces disciplines en postulant deux types de continuités : l’une, chronologique, entre les moments d’irruption de la violence et les moments de répit ; l’autre, analytique, entre les dimensions individuelles et collectives de la violence. Ils développent ainsi un axe de réflexion ébauché quelques années auparavant, visant à contextualiser, par l’histoire sociale, les analyses des traumatismes individuels [Kleber, Figley et Gersons eds. 1995], où l’immersion anthropologique constitue une modalité pertinente de recherche [Bourgeois 2002].
- 9 Toutefois, P. Braud [1996] et M. Dobry [1991] s’intéressent surtout aux acteurs-auteurs de la polit (...)
9Ces démarches convergent parfois vers celles de politologues français s’intéressant à certaines dimensions de la violence : ainsi, Michel Dobry [1991], s’agissant des crises politiques, pose l’hypothèse de la continuité contre l’apparence de la rupture chronologique. Philippe Braud [1996] est favorable à une prise en compte des émotions et affects, y compris individuels, dans l’approche du politique9. Tous ces auteurs partagent la volonté d’enrichir les grilles d’analyse de la violence fondées sur des dichotomies jugées insuffisantes : temps de paix/temps de guerre, individu/société, passé/présent.
10L’extrait d’entretien qui suit est particulièrement éloquent en ce qu’il montre tant la prégnance de ces thèmes que la difficulté qu’il y aurait à les distinguer :
- 10 « Catastrophe » : affrontements judéo-palestiniens puis israélo-arabes de 1948, aboutissant à la cr (...)
- 11 Les prénoms ont été changés pour préserver l’anonymat des personnes interviewées.
[…] Écoute, quand tu reviens ici, soit tu t’adaptes, soit tu deviens fou, soit tu repars. […] Avant on avait l’occupation, l’intifâda, bref, l’occupation. Bien. Après il y a eu Oslo, la corruption, le désordre à l’université, et puis… encore l’occupation. Maintenant c’est la guerre. Mais, honnêtement, rien n’a changé finalement. C’est une Nakba10 sans fin. Incursions, assassinats, arrestations, couvre-feux, peur, pas de liberté, pas d’avenir pour la nation, pas d’avenir pour la société, pas d’avenir pour les gens : c’est l’occupation. Rien n’a changé. Sauf qu’avant [Oslo] on avait aussi peur, y avait des soldats partout, ça explosait n’importe où et n’importe quand. Mais on bougeait, on pouvait aller en Israël, à Ramallah, au village, à Jérusalem. Maintenant c’est fini tout ça. J’avais des amis à Ramallah, mais comment y aller ? Hein ? […] Ils tirent maintenant ! Et quand ils tirent pas, ils laissent faire les colons. Quand tu arrives vivant, tu es humilié par les contrôles, épuisé par quatre heures de route. C’est fini pour moi les voyages. Même pour se promener à la campagne, c’est plus possible. Même vivre chez toi c’est plus possible. Ils viennent en pleine nuit et cassent tout, nous emmènent. On est tous prisonniers. Oslo, on y a cru peut-être deux ans, mais pas moi. Dès le début j’ai su qu’Oslo c’était de la merde. […] Alors on essaie de tenir, on parle avec mes collègues, on se réunit régulièrement, on essaie d’adapter les programmes, les emplois du temps, mais à chaque fois, y a une nouvelle incursion, un couvre-feu, une manifestation ou une grève d’étudiants à l’université, à cause d’un martyr. Il faut tout refaire. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Mais on essaie de les aider [les étudiants]. Ils sont plus malheureux que nous, ils n’ont pas de travail, pas d’avenir, encore moins que nous. En plus ils sont la première cible, bien sûr, des soldats. Nous, ça va. Alors on essaie de leur apporter ce qu’on peut. Au moins, ils peuvent s’évader un peu avec mes cours : je leur parle d’autre chose que de la situation, ou bien je leur donne des cours sur l’organisation et l’aide sociales, qu’ils voient qu’on peut faire quelque chose. Je suis un peu comme un père ou un grand frère pour eux. […] Le cœur n’y est plus. C’est chacun pour soi, sa famille, on fait le minimum, on est bien content d’avoir un travail même si l’université ne paie pas bien. […] Qu’est-ce que tu veux que je leur dise à mes collègues, à mes amis étrangers ? On correspond, mais qu’est-ce que tu veux que je leur dise ? Que tout va mal ? Que c’est la merde ? Que j’ai pas d’avenir ? Que mon pays n’a pas d’avenir ? Qu’il n’y a pas d’espoir ? Bien sûr que non, je vais pas me plaindre, et en plus je suis pas à plaindre, beaucoup sont bien plus malheureux que moi : qu’est-ce qu’ils pourraient y faire [mes amis étrangers] ? Ils sont impuissants. Nous sommes impuissants. Le monde entier est impuissant pour nous aider. Et puis, c’est vrai, nous sommes nuls, les Palestiniens, nos dirigeants sont nuls, on n’est pas civilisés, on est sous-développés, attardés, ils croient que faire plus d’enfants les aidera, et en fait, c’est la cause de beaucoup de nos problèmes, la forte fécondité. Qu’est-ce qu’on peut faire ? […](Munzer, 53 ans, sociologue, enseignant, Naplouse, 20 avril 2001)11
11Sont condensées dans ces quelques lignes les idées d’enfermement spatiotemporel, de va-et-vient entre passé et présent, entre individuel et collectif, ainsi que les problématiques de la dépossession de soi et de l’engagement. Autant de dimensions de la coercition que nous allons aborder successivement.
- 12 Source : Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (OCHA) (wwww. reliefweb. int/ hic-opt/ (...)
- 13 Le cantonnement de la bande de Gaza et de sa population est, en réalité, effectif dès 1990 [Hass 20 (...)
12Pour Munzer, un thème s’impose : celui de l’enfermement physique, qui renvoie au blocus des flux de biens et de personnes mis en place par l’armée israélienne dans les Territoires palestiniens. Largement documenté12, ce bouclage ne date pas du soulèvement de septembre 2000 mais est constitutif de la logique initiée par les accords d’Oslo depuis 1993 [Debié et Fouet 2001]13. La carte ci-après (p. 256) montre la distribution éclatée des zones administratives issues d’Oslo : les zones A (grands centres urbains concentrant la majorité de la population palestinienne, où l’Autorité palestinienne se voit accorder des compétences élargies) ; les zones B (regroupant l’essentiel de la surface des Territoires, faiblement peuplées, où l’Autorité palestinienne se voit accorder des compétences uniquement civiles) et les zones C (sous contrôle israélien).
La fragmentation territoriale issue d’Oslo (1995)
Source : F. Debié et S. Fouet [2001 : 187].
- 14 Pour une étude générale de la deuxième intifâda, voir A. Dieckhoff et R. Leveau eds. [2003].
13Après septembre 2000, si un changement quantitatif s’opère du fait de la multiplication des barrages routiers fixes ou mobiles, la configuration militaire demeure, qualitativement, celle d’un cantonnement généralisé d’enclaves palestiniennes à l’intérieur d’un réseau colonial en expansion depuis 1967 [Debié et Fouet op. cit. : 256-283 ; Legrain 1996]14. Ce blocage interne des flux (c’est-à-dire à l’intérieur des Territoires, entre les différentes localités palestiniennes) s’ajoute à une autre restriction, elle aussi contemporaine d’Oslo : défense est faite à de nombreux Palestiniens des Territoires de se rendre en Israël. Enfin, les frontières avec la Jordanie et l’Égypte sont également sous contrôle israélien depuis 1967, rendant extrêmement difficile, pour les habitants, la sortie des Territoires. Depuis le soulèvement de septembre 2000, l’accès à l’aéroport international de Tel-Aviv est interdit aux Palestiniens des Territoires, qui ne peuvent sortir que par voie terrestre, vers la Jordanie pour les Cisjordaniens, et par Rafah vers l’Égypte pour les Gazaouis, en fonction de rares autorisations accordées par l’armée.
14Ce dispositif d’immobilisation se traduit par un rétrécissement de l’espace praticable. Le sentiment d’être enfermé, de tourner en rond est très souvent évoqué à travers l’image de la prison. L’espace praticable lui-même semble à géométrie variable :
Quelle différence avec une prison ? On ne peut pas bouger, pas voyager. Ma belle-famille est au village, j’ai des amis à Naplouse, à Jérusalem, à la campagne : on ne se voit plus, c’est une expédition pour y aller. Rien que de penser au prochain voyage, je ne dors pas, ma femme non plus. On n’en parle pas, mais nous sommes de plus en plus nerveux à chaque voyage prévu. Alors mon beau-frère a eu un fils, mais nous ne pouvons aller le saluer. C’est honteux, mais nous ne pouvons plus y aller. C’est fini. Si nous y allons, le taxi va nous demander 100 shekels, c’est impossible. Et puis nous ne sommes même pas sûrs d’y arriver ; il y a les colons, l’armée, les contrôles, c’est dangereux. Et puis je suis encore jeune, ils [les soldats] vont m’humilier devant ma femme et mes enfants, me frapper, peut-être m’emmener. Alors il reste le téléphone et les portables. Tu vois, on est en prison, une grande prison, mais on est connectés ! Et puis parfois, ils font une incursion, et c’est le couvre-feu, et tu ne sors pas de chez toi sinon ils peuvent te tuer ou t’arrêter. Ta maison est ta prison. Et puis parfois, c’est chez toi qu’ils en-trent, dans ta cellule, c’est-à-dire dans ta maison. Ils font ce qu’ils veulent, cassent, tapent, volent, humilient, restent autant qu’ils veulent, qu’est-ce qu’on peut y faire ?(Youssef, 41 ans, sociologue, enseignant, Ramallah, 7 juin 2002)
- 15 Le siège des villes cisjordaniennes s’est peu à peu renforcé à partir de septembre 2000. Les routes (...)
15Ainsi, la Cisjordanie et la bande de Gaza, mais aussi la ville, le quartier et la maison constituent les limites possibles de l’enfermement. Autant d’espaces imbriqués les uns dans les autres et qui ont valeur de refuge par rapport à l’espace extérieur quand celui-ci devient impraticable. La ville est la plupart du temps représentée comme un espace de liberté provisoire lorsque, cas le plus fréquent, l’armée israélienne reste positionnée aux issues en en contrôlant les accès15. Mais en cas d’incursion armée, le couvre-feu est décrété, sur toute la ville ou sur un quartier, et la maison ou le quartier deviennent alors autant une prison qu’un refuge. À l’espoir que l’espace préservé – maison, quartier, ville – le demeure correspond la certitude que l’espace extérieur est impraticable car dangereux.
- 16 Pour Israël, les enjeux territoriaux sont différents entre la bande de Gaza et la Cisjordanie [Diec (...)
16Une différence d’échelle s’observe cependant entre la bande de Gaza et la Cisjordanie. Souvent dépeinte comme une immense prison à ciel ouvert, surpeuplée, la bande de Gaza est à la fois plus étendue et relativement plus sûre que les localités palestiniennes de Cisjordanie où l’occupation militaire sévit partout, à l’exception de Jéricho. L’expérience de l’enfermement n’y est pas la même. Au pire pour ses habitants, l’armée peut contrôler les grands axes de la bande de Gaza, l’enclavant au maximum en sept parcelles et y mener des attaques aux frontières. En revanche, aucune localité cisjordanienne (sauf Jéricho) n’échappe plus au contrôle direct de l’armée israélienne depuis les grandes opérations militaires débutées en 2001, que ce soit en ville (les anciennes zones A créées lors du processus d’Oslo) ou dans les villages. Pour les Cisjordaniens, la distance est bien plus courte avant de se heurter à un barrage, et les interactions avec les soldats israéliens bien plus fréquentes16.
17L’espace physique et subjectif imparti aux acteurs peut ainsi se représenter par un ensemble de cercles concentriques. Au centre, le corps de l’individu, parfois malmené, emprisonné et/ou torturé, tué. Puis, une pièce de sa maison, lorsque, en cas d’effraction par des soldats, ceux-ci le confinent dans une pièce. Au-delà, la maison ou l’appartement, qui, selon la situation, peut être menacé(e) par sa proximité avec un lieu de confrontation armée et peut donc être abandonné(e) par ses habitants. Puis, le quartier, la ville ou le village. Et enfin la Cisjordanie ou la bande de Gaza, dont les frontières délimitent une zone d’enfermement général permanente, à l’intérieur de laquelle existent des zones d’enfermement spécifiques et mouvantes, et à l’extérieur de laquelle il n’y a plus ni patrie ni oppression :
Ils veulent nous mettre dehors, bien sûr c’est leur but. Je serais bien mieux dehors. Mais mon pays, ma terre, notre histoire sont ici. […] Quand j’étais en prison, j’étais au moins dans ma patrie ! Ils m’ont torturé mais j’étais chez moi, et libre dans ma tête. Nous étions réunis entre nous, Palestiniens. […] De temps en temps, les murs de la prison changent, ils les font bouger. Parfois nous sommes enfermés chez nous, parfois dans notre quartier où il y a le couvre-feu, parfois c’est toute la ville. En fait, c’est surtout en dehors de la ville qu’on ne peut plus se déplacer, c’est très difficile. Bien sûr on pourrait presque plus facilement sortir du pays – c’est ce qu’ils veulent – que voyager à l’intérieur de la Palestine. Je serais bien mieux à l’extérieur, libre, sans peur mais aussi sans patrie. Je pourrais même trouver du travail avec mes diplômes. Mais pourquoi ? Pour achever la Nakba ? Maintenant nous avons peur tout le temps, nous ne nous réunissons plus le soir avec mes amis politiques. Le soir, tout le monde reste chez soi, à cause des incursions et des arrestations.(Rami, 45 ans, sociologue, enseignant, Ramallah, 1er juin 2002)
18Ce qui se joue ici c’est la labilité, la fluidité d’une situation où le statut, la praticabilité de chaque cercle géographique peut changer d’un instant à l’autre. Ce n’est pas tant l’impossibilité de pratiquer tel ou tel espace qui importe que la possibilité qu’à tout moment tel ou tel espace, autorisé quelques heures auparavant, devienne impraticable. Il s’agit de décrire un conflit où la ligne de front est évanescente, passant rarement au même endroit ou à la même heure. C’est dans le rapport problématique au temps des individus qu’un tel dispositif d’enfermement spatial se laisse le mieux comprendre. Plus précisément, l’idée d’hétérochronie, comme dépossession, perte de la maîtrise de son devenir, paraît adéquate pour rendre compte de cette conjoncture. Elle indique la soumission des rythmes sociaux et individuels à la décision israélienne et non pas à celle des acteurs palestiniens. Non que l’administration militaire intervienne systématiquement et directement dans les différents domaines de la vie sociale, mais elle menace en permanence de le faire. La seule certitude mise en avant par les acteurs est paradoxalement celle de l’incertitude : impossibilité, à l’échelle individuelle et quodidienne, de savoir de quoi demain sera fait et incertitude, plus collective, quant au temps long, qui renvoie au rêve et/ou à la prière la « paix » à venir, c’est-à-dire la fin de l’occupation. La cartographie répressive prend ainsi un autre relief quand, éclairée par le phénomène d’hétérochronie, la dépossession spatiale s’articule à la dépossession temporelle :
- 17 « Mouche » est l’appellation conférée aux drones israéliens, petits avions sans pilote télécommandé (...)
Hier j’ai voulu aller à l’université pour donner mon cours, alors comme d’habitude, j’ai d’abord téléphoné et on m’a dit qu’elle était ouverte. Puis j’ai pris un taxi qui a passé sans problème le premier barrage, à la sortie de Ramallah. Puis il s’est arrêté dans la descente car il y avait un bouchon, et je suis descendu pour aller voir l’état du deuxième barrage. Il y avait l’armée, j’ai vu des jeunes arrêtés sur le côté, les militaires qui pointaient leurs fusils sur la foule des étudiants et employés, donc je suis rentré à Ramallah. Plus tard j’ai à nouveau téléphoné, on m’a dit que les militaires étaient encore là, et le soir j’ai appris qu’ils étaient partis trente minutes après et que des cours avaient eu lieu : si j’avais attendu, j’aurais pu entrer à l’université. Tous les jours c’est comme ça. Parfois ça passe, parfois non, parfois c’est la ville que tu ne peux pas quitter, parfois le quartier, parfois ta maison. Pas souvent, mais ça fait partie de la guerre psychologique. C’est comme ça qu’ils essaient de nous avoir, depuis des années, depuis 1967. Regarde cette mouche17. Ils nous disent : « Nous sommes toujours là, nous vous surveillons, vous ne pouvez pas nous échapper. »(Hassan, 55 ans, psychologue, enseignant, Ramallah, 5 février 2002)
- 18 Les téléphones fixes, et surtout portables, détiennent une capacité vitale d’orientation et de réor (...)
- 19 La comparaison avec l’expérience carcérale judiciaire telle qu’étudiée par Gilles Chantraine en Fra (...)
19La permanence de la menace, conjuguée à la restriction des sorties en dehors de la bande de Gaza et de la Cisjordanie, empêche les individus comme les institutions de se projeter dans un avenir lointain (voir l’interview de Munzer). Le présent de l’histoire aliène le quotidien, la fluidité de la situation imposant d’être constamment sous tension, réactif, à l’écoute des rumeurs, des informations radiophoniques et télévisées18. Se matérialisant en des lieux et des moments résiduels, la violence quotidienne n’en est pas moins continuelle en ce qu’elle maintient les acteurs dans la certitude de leur enfermement et dans l’incertitude quant à la durée de celui-ci. Ici s’arrête l’analogie avec la prison de « droit commun » et la possibilité de rapprocher ce quotidien palestinien de l’expérience carcérale judiciaire : dans le cas qui nous occupe, l’espace praticable est à la fois plus vaste et plus fluctuant, et sans terme connu pour les personnes enfermées19.
20L’évocation du quotidien se nourrit d’incessantes allusions aux épreuves collectives passées, l’accent étant mis sur les conditions de vie et de survie en situation répressive. Les souvenirs remontent à la première intifâda (1987-1993), pour ceux qui l’ont vécue, voire à la période antérieure pareillement décrite comme une période d’intense engagement politique. Assez généralement, le ton des récits est plutôt nostalgique :
21Au moins on pouvait circuler à l’époque, il n’y avait pas de barrages. Bien sûr le danger était omniprésent : les soldats étaient dans la ville, et maintenant ils sont plus loin, mais aussi plus violents, ils bombardent, viennent en chars et sont brutaux au barrage, et nous, notre prison s’est agrandie mais ses murs sont plus solides (Ali, 39 ans, politologue, enseignant, Gaza, 6 juillet 2002).
Avant, on se passait les livres interdits, on apprenait et on s’entraînait à se les repasser à la maison pour réussir à le faire dans la rue sans se faire voir. Si nous étions pris, c’était la prison, les coups, les interrogatoires, les tentatives pour nous faire avouer, pour nous transformer en indics. Maintenant, c’est possible tout ça, depuis Oslo. Mais maintenant, j’ai peur de prendre une rafale, un obus ou un missile dans la rue. C’est plus violent, moins fréquent, mais la peur est toujours là. On a tous peur.(Maher, 44 ans, sociologue, enseignant, Ramallah, 14 novembre 2001)
22Le basculement entre le « nous », collectif, et le « je », personnel, est récurrent dans tous ces entretiens.
23Si les universitaires arrivés après 1993 à la faveur des accords d’Oslo parlent moins systématiquement de la première intifâda, ils ont en commun avec ceux ayant vécu l’occupation depuis 1967 de faire immanquablement référence à la Nakba de 1948. L’angoisse du devenir individuel est ici constamment diluée dans l’obsession de la menace collective existentielle : « Ils veulent nous faire disparaître, nous faire partir, c’est une Nakba sans fin », répète inlassablement Munzer, à l’instar de ses collègues. Aux moments de crise les plus critiques, comme durant l’année 2002 lorsque l’armée israélienne entreprend de se redéployer à l’intérieur des zones qu’elle ne contrôlait auparavant qu’en les assiégeant, les rumeurs d’une nouvelle expulsion se font plus pressantes :
Ils veulent nous faire partir, comme en 1948, mais cette fois nous ne bougerons pas. Une fois ça suffit, je ne bougerai pas de chez moi.(Imad, 34 ans, sociologue, enseignant, Ramallah, 18 mars 2002)
24Cette peur primaire et fondatrice du collectif se transmet de génération en génération et participe largement à la reconstruction de l’identité palestinienne [Khalidi 1997].
25La notion de traumatisme, telle que critiquée et retravaillée par Antonius Robben et Marcelo Suarez-Orozco [op. cit.], paraît heuristique pour notre propos. Afin de mieux comprendre la portée d’un traumatisme – entendu comme conséquence d’un événement particulièrement violent introduisant une rupture dans la vie d’un individu –, ces auteurs refusent de détacher la dimension individuelle des dimensions à la fois collective et passée. Ils prennent acte du fait que les limites d’un traumatisme suivent des frontières variables en fonction des systèmes de valeurs des groupes humains et que nombre de traumatismes peuvent se produire à l’échelle macrosociale, dans les cas de purification ethnique, de génocide ou de dictature, par exemple.
- 20 Sur la transmission intergénérationnelle des traumatismes, voir Y. Gampel [2000] ; sur la transmiss (...)
26La Nakba de 1948, expulsant d’un territoire les deux tiers de la population palestinienne, constitue à ce titre un traumatisme collectif. Des épisodes comme l’invasion israélienne de 1967 et son cortège d’expulsions, l’occupation et son cortège de révoltes et de répressions sont autant de séquences d’une longue suite d’événements traumatiques inscrits dans la mémoire des acteurs. Ces souvenirs, transmis de génération en génération20, sans cesse mobilisés par une situation de crise continue, réactivent à chaque irruption violente les craintes existentielles de disparition collective :
Écoute, moi j’ai de la chance, j’ai réussi, j’ai voyagé, je suis docteur. Mes parents étaient de Jaffa et n’ont pas eu cette chance. Nous avons toujours les titres de notre propriété là-bas. Quand les Juifs [les militaires israéliens] nous ont envahis l’autre jour, ma grand-mère est devenue folle, elle a dit qu’ils allaient encore nous chasser. Nous pleurions tous, nous avons caché les titres de propriété de notre maison actuelle et de notre maison passée. C’est sûr qu’ils veulent nous chasser, mais nous tiendrons, nous résisterons cette fois, nous ne voulons plus partir, refaire la même erreur, même s’ils nous rendent la vie impossible, même s’ils doivent nous rendre fous. Nous resterons, c’est notre seule liberté, de choisir de rester.(Mohamed, 53 ans, sociologue, enseignant, Gaza, 30 juin 2002)
- 21 Différence structurelle entre les deux mobilisations et portrait de la deuxième intifâda développés (...)
27Les souvenirs, qu’ils soient personnels ou transmis, contribuent à une mythification de la première intifâda comme grande période de souffrance sublimée par le sentiment de prendre part à une mobilisation révolutionnaire, au détriment d’un soulèvement actuel vécu sur le mode plus amer de l’impuissance, de l’échec et de la dilution nationale21 :
J’ai eu ce rêve éveillé, hier, de me réveiller maintenant et de me voir faire maintenant ici les mêmes choses, de dire les mêmes choses avec mes voisins que pendant l’intifâda de 1987 : « Tel barrage est-il ouvert ? Les soldats sont-ils dans le quartier ? Qui a été arrêté ou tué ? Que se passera-t-il demain ? Que se passe-t-il aujourd’hui ? » En fait j’ai l’impression de me réveiller d’un rêve ou bien d’un cauchemar, celui d’Oslo, pour replonger dans la réalité de l’occupation. Peut-être que c’est l’inverse, que la réalité c’était Oslo et le cauchemar aujourd’hui. Peut-être que ce ne sont que des cauchemars et que je vais bientôt me réveiller. Nous sommes si divisés cette fois, ça n’a rien à voir avec 1987 : on y croyait alors, on se battait, on pouvait se battre.(Hana, 55 ans, historien, enseignant, Ramallah, 20 septembre 2001)
28Ici encore, nation et individu, passé et présent sont mêlés. Ce croisement des temporalités, où le présent est éclairé par le passé, l’individu par sa nation, se laisse donc mieux appréhender par la notion de contexte traumatique qui renvoie aux dimensions à la fois collectives et séquentielles des effets de la violence sur les individus, dimensions sans lesquelles ne seraient pris en compte que l’événementiel immédiat et l’individu-victime. Ainsi se comprend que les acteurs dénient d’individualiser leur souffrance et refusent d’en faire un événement traumatique rompant le cours de leur vie personnelle :
Je suis docteur de l’Université, cultivé. Les soldats, tous jeunes, sont venus une nuit dans ma maison, nous ont réveillés, m’ont battu devant mes enfants et ma femme, nous ont insultés, nous ont braqués avec leurs fusils, nous ont traités de terroristes et d’ânes, en arabe. Ce sont eux les ânes et les terroristes. Ils ont tout cassé et ils ont détruit les récoltes d’huile d’olive de mon frère. Mais ça c’est normal, c’est notre vie en Palestine depuis des années. Nous avons eu de la chance, ils auraient pu me tuer, m’emmener, me torturer, comme ils font souvent. C’est la vie. Qu’est-ce qu’on peut y faire ? C’est pareil ou pire pour tout le monde. Nous avons réparé et racheté le mobilier, nous nous entraidons en famille. Grâce à Dieu, tout va bien.(Mahmoud, 43 ans, juriste, enseignant, Naplouse, 15 mai 2001)
29Un dernier aspect, présent en filigrane dans ce qui précède, a trait aux phénomènes de dépossession de soi illustrés par le recours permanent, dans les entretiens comme dans la vie courante, à l’expression « qu’est-ce qu’on peut [y] faire ? », lorsqu’on évoque la situation.
- 22 Outre les pertes économiques, on déplore, au cours de l’intifâda, plus de 3 000 morts (pour l’essen (...)
30À la fois question et constat, ce « qu’est-ce qu’on peut [y] faire ? » exprime l’expérience et le sentiment de perte de maîtrise de son propre devenir. Ce processus d’hétéronomie est lié aux logiques complexes de l’estime de soi, très dépendante, dans ce contexte traumatique, de l’estime collective [Braud op. cit. : 145-227]. La question qui se pose est celle des modalités de maintien d’une estime de soi minimale qui permette aux acteurs de ne pas sombrer dans un contexte d’humiliation permanente les ramenant sans cesse à leur impuissance en tant qu’individus et en tant que peuple22.
31Le contexte traumatique est systématiquement rappelé, sinon par les vécus individuels du moins par les médias. La presse quotidienne nationale (al-Quds, al-Ayyâm, al-Hayât al-Jadîda) montre invariablement en première page des scènes de violence de l’armée israélienne à l’égard des Palestiniens. Par ailleurs, les confrontations directes avec les soldats (à des points de contrôle ou lors de fouilles de maisons) sont particulièrement traumatisantes car elles détruisent le rôle protecteur habituellement dévolu aux hommes et aux pères de famille : en s’attaquant aux « hommes en âge de combattre », la répression sape la dimension sexuée de l’ordre social à l’intérieur de familles où les enfants ne se sentent plus protégés par un père humilié devant leurs yeux :
Tu comprends, ils m’ont humilié devant tout le monde, dans la rue, m’ont forcé à me déshabiller. Heureusement, mes enfants n’étaient pas là cette fois, mais une autre fois ils sont venus dans notre maison et ont fait exprès de m’humilier et de m’insulter, ainsi que mes grands fils, devant ma femme et les filles. C’est honteux. Sacrilège ! Ils ne sont pas humains. Ce sont des bêtes.(Mahmoud, 43 ans, juriste, enseignant, Naplouse, 15 mai 2001)
32Sans constituer de face-à-face émotionnellement intenses, l’attente de bombardements, l’enfermement entre les quatre murs de la maison dans la crainte de l’irruption des soldats signent également la déchéance de l’image protectrice du père :
Depuis la dernière incursion, mon fils n’est plus pareil. Il a eu si peur, on a tous eu si peur quand ils ont bombardé. Toutes les vitres ont explosé, heureusement nous étions dans une autre pièce. Mais depuis, il est insupportable, il ne m’obéit plus ni à sa mère. Il est violent, imprévisible. Il fait ce qu’il veut. Il sait que je suis toujours stressé.(Abdel, 39 ans, sociologue, enseignant, Ramallah, 25 mai 2002)
33Le cas d’Abdel, continuellement stressé, est exemplaire de ces Palestiniens ayant habité à l’étranger avant de venir s’installer à Ramallah, après 1994. Ils sont moins habitués à la violence et donc moins résistants au stress que leurs compatriotes qui ont connu la première intifâda.
34Quarante universitaires – sur les soixante rencontrés – ont vécu en territoire palestinien avant la période d’Oslo (1994). Ils connaissent bien les couvre-feux, les contrôles, les fouilles et les arrestations. Ils parlent ou comprennent l’hébreu et ont souvent eu l’occasion d’aller en Israël pour y travailler ou pour visiter le pays. Ils n’ont pas la phobie d’un ennemi dépersonnalisé qui contribuerait à leur angoisse. Du fait de cette socialisation précoce à la violence de l’occupation, ils ont mis en œuvre des tactiques discursives et pratiques permettant de relativiser leurs expériences personnelles, au double sens de mise en relation avec les expériences des autres membres de la communauté et d’atténuation, voire de déni, de leurs propres souffrances :
Je les connais, les Israéliens, je regarde les informations israéliennes, je sais comment ils réfléchissent. Ça me donne un avantage sur des collègues qui ne connaissent rien, surtout les nouveaux. Ça m’aide pour comprendre l’actualité, mais aussi, au quotidien, pour passer un barrage, en cas de fouille. […] En fait, ils sont normaux, y en a qui sont gentils, humains. […] Et puis nous avons l’expérience, ce n’est que l’occupation, c’est tout. C’est dur, mais nous vivons. Grâce à Dieu. Et nous résistons comme cela. C’est notre condition, à nous Palestiniens.(Hassan, 55 ans, psychologue, enseignant, Ramallah, 5 février 2002)
- 23 Le sumûd est une pratique et une représentation palestiniennes qui tire ses origines de l’occupatio (...)
35Est mise en avant l’idée de « résistance passive » (sumûd)23 pour justifier le fait de tenir dans de telles conditions. Continuer à vivre, sans désespérer et sans s’exiler, est présenté comme un combat victorieux aussi longtemps que l’individu peut aller au travail, manger, ramener un salaire à la maison, inviter des amis, rire :
Nous n’avons rien, nous n’avons que nos vies, elles sont dures. Mais c’est une victoire chaque jour de ne pas être arrêté, de réussir à aller au travail, et je veux continuer parce que je ne veux pas qu’ils pensent qu’ils ont gagné en détruisant notre esprit et notre dignité. […] C’est notre manière à nous de résister.(Maher, 44 ans, sociologue, enseignant, Ramallah, 14 novembre 2001)
36Ce qui importe ici c’est que ces individus regagnent l’estime de soi dont ils sont dépossédés en se réappropriant les humiliations subies et en les transformant en autant de victoires.
- 24 Les Palestiniens recourent également à l’humour pour surmonter les aspects les plus inconfortables (...)
37Le déni (de la souffrance personnelle) fait partie des pratiques observées pour mettre à distance la violence et ses effets24. De fait, il nous a été très difficile, dans notre enquête, de recueillir des témoignages circonstanciés d’événements traumatiques individuels. En public, la forme du récit de la violence quo- tidienne est fortement contrôlée par l’assistance, et celui qui prend la parole se censure bien souvent, de peur d’être considéré comme prétentieux ou comme fragile. En privé, outre la pudeur, le déni permet de tenir à distance l’événement et ainsi de tenir bon au quotidien. Dans ce cadre, le contexte traumatique constitue une sommation constante à se tenir prêt face au prochain événement, en tension vers le futur proche, et permet paradoxalement de se tenir à distance du passé tout en obérant la projection dans un futur lointain. Autrement dit, le contexte traumatique, en ce qu’il est continu, permet paradoxalement aux individus de résister aux effets destructeurs de la remémoration.
- 25 Le passage quotidien de barrages et de contrôles représente, à cet égard, un observatoire remarquab (...)
38C’est aussi en ce sens que l’on peut parler d’une banalisation de la violence, d’une accoutumance des acteurs à un contexte violent qui leur fait mettre en place des schèmes de pensée et d’action déterminés par des événements, singuliers dans leur déroulement mais communs dans leur répétition (contrôles militaires, menaces d’incursion, couvre-feux, arrestations, fouilles, interrogatoires). Ces violences imposées qui structurent le quotidien des acteurs appellent des comportements précis : il faut être patient, se munir d’un téléphone portable, faire des stocks de vivres et de bougies en cas d’incursion, savoir répondre à un soldat, être capable de repérer et d’évaluer la dangerosité d’un lieu ou d’une situation, se maîtriser si l’on est provoqué par un militaire… Nos interlocuteurs furent souvent étonnés lorsqu’un étranger leur faisait part de ce qui le choquait le plus, à savoir les angoisses occasionnées par tout déplacement en général, et les humiliations aux points de contrôle en particulier, données auxquelles eux-mêmes ne pensaient plus et qui leur paraissaient normales25.
C’est incroyable ! Tu vois, ce qui te choque, ça ne me choque plus. Ça me paraît normal, tout me paraît normal, c’est extraordinaire, c’est moi qui devrais trouver ça insupportable ! Il faut que ce soit un étranger qui me rappelle la situation dans laquelle nous vivons. Tu as vu ce qu’ils font de nous !(Ahmad, 57 ans, politologue, enseignant, Ramallah, 13 juin 2002)
39Mais cette accoutumance à une violence permanente n’empêche pas les individus de rendre leur quotidien vivable et d’échapper à l’image de la victime absolue en relativisant leur détresse. C’est en cela qu’on peut parler de déplacement des seuils de tolérance à la violence, relativement important chez les acteurs qui réussissent à maîtriser ses effets destructeurs en ménageant ainsi leur estime de soi. Comme si la répétition quantitative des expériences violentes menait à l’atténuation de leur signification qualitative.
40On observe, en deuxième lieu, un déplacement, de l’individuel vers le collectif. Cette collectivisation de l’expérience violente permet une protection de l’estime de soi. Elle porte en particulier sur deux objets : l’humiliation et la responsabilité.
41L’extrait d’entretien qui suit montre l’attachement de Maher à relativiser l’humiliation qu’il vient de subir :
Tout le monde, nous tous Palestiniens, vivons cela : pourquoi en parler ? Si chacun devait parler de ses problèmes avec les Israéliens, on en parlerait sans fin. Si je parle des problèmes que j’ai eus avec les Israéliens, ce sont les problèmes de tout le monde. C’est bien connu : les barrages, les insultes, les humiliations, l’absence de futur et d’espoir, et ainsi de suite. C’est vrai, j’ai été insulté, humilié ce matin par des soldats, en allant à l’université. Mais c’est normal. Pas de problème. On vit. Grâce à Dieu.(Maher, 44 ans, sociologue, enseignant, Ramallah, 14 novembre 2001)
42Maher et bien d’autres évitent, en famille, de parler de leurs déboires, sinon pour en rire. Cependant, on parlera plus facilement des problèmes des autres. Et si l’on parle de soi, c’est pour immédiatement généraliser à l’ensemble des Palestiniens.
43Les acteurs rencontrés procèdent également à la généralisation de la responsabilité d’une telle situation. À l’instar de Munzer, qui juge sévèrement ses compatriotes, une majorité de ses collègues s’en prennent autant aux Palestiniens qu’aux Israéliens :
Nous sommes des ânes, c’est vrai. Regarde, nous nous laissons faire, nous ne savons pas négocier, nous ne savons pas nous battre. Nous ne connaissons que la force, nous ne faisons que des erreurs parce que nous sommes incultes.(Maher, 44 ans, sociologue, enseignant, Ramallah, 14 novembre 2001)
44« Regarde ce qu’ils [les Israéliens] font de nous, ils nous transforment en bêtes, nous sommes devenus des bêtes ! », dit Rami en colère en montrant une scène de dispute entre Palestiniens dans une file d’attente à un barrage.
45Ces propos pointent un aspect de la collectivisation de la responsabilité, qui réside en la réappropriation fréquente par les Palestiniens de la rhétorique politique israélienne à leur encontre. Autant qu’un phénomène d’intériorisation et de retournement contre soi de la violence subie, ce processus renvoie à la protection de l’estime de soi, autrement appelée reprise de soi, qui déporte la responsabilité d’une expérience traumatique individuelle sur le collectif et permet d’échapper à l’image de la victime d’un oppresseur extérieur en s’appropriant sa rhétorique.
46Au-delà de drames personnels insurmontables qui peuvent survenir dans ce contexte traumatique, le référent collectif peut se trouver bouleversé, à la suite de violences pratiquées, sur des Palestiniens, par des compatriotes.
47Farid est dans ce cas de figure, emprisonné et torturé des mois durant dans un service de sécurité gazaoui pour avoir proposé à ses étudiants un sujet de dissertation sur la corruption au sein de l’Autorité palestinienne :
Depuis cette expérience, je suis détruit, mon cœur est brisé, ça m’a fait beaucoup de mal. Des frères palestiniens m’ont torturé comme le font les Israéliens, m’ont insulté, m’ont accusé de trahison. […] Je n’ai plus qu’une idée c’est de partir.(Farid, 43 ans, politologue, enseignant, Gaza, 20 juillet 2002)
48Farid, militant politique, a réussi à partir pour l’Europe, grâce à sa profession.
49Abdallah, politologue à l’université de Naplouse, a, lui aussi, été agressé et emprisonné plusieurs fois à Naplouse et Jéricho, en 1999 et 2000, en raison de ses véhémentes critiques à l’encontre de l’Autorité palestinienne et de son président, Yasser Arafat. S’il se réfère encore au collectif des « Palestiniens » c’est en tant que peuple, et pour mieux en exclure la direction actuelle qu’il accuse de trahison. Il rejette l’entière responsabilité de la situation sur l’Autorité palestinienne, procédé qui ne semble pas ici servir une tactique de préservation de l’estime de soi contre l’humiliation :
Ce sont des traîtres à la cause palestinienne et au peuple. Ils nous ont trompés, volés, conduits à la défaite depuis 1967. Le peuple devrait se soulever contre eux avant de se soulever contre les Israéliens. C’est le seul moyen de vaincre. Bien sûr, quand je dis cela, ils m’emprisonnent. Ils ne valent pas mieux que les Israéliens.(Abdallah, politologue, enseignant, Naplouse, 5 mai 2001)
50Néanmoins, dans les multiples références qu’Abdallah fait au « peuple palestinien » on peut déceler un autre type de déplacement qui renvoie, cette fois, aux dimensions de l’engagement.
51Nombreux sont les universitaires rencontrés qui revendiquent un engagement pour la cause palestinienne selon des modalités et des représentations différentes. Ils redéfinissent leurs investissements sociaux à mesure qu’évolue et s’aggrave la conjoncture. Certains réussissent à réorienter leur pratique professionnelle :
Avant, pendant Oslo, j’ai cru aux promesses de paix, de liberté et d’État. Nous donnions des cours de développement social, de développement politique ; il était possible d’introduire des cours sur les problématiques du gender. Mais maintenant ce n’est plus possible. C’est fini. On a développé d’urgence un programme d’aide sociale et communautaire. J’y ai passé beaucoup de temps. C’est plus utile pour le peuple que de la théorie, et nous on se sent utiles à la lutte nationale.(Neila, 45 ans, sociologue, enseignante, Naplouse, 14 mars 2001)
52Grâce à son insertion dans des réseaux scientifiques internationaux, Samir, comme certains de ses collègues, s’investit dans des projets de recherche portant sur la problématique centrale de la question palestinienne (c’est-à-dire sur les guerres de 1948 et la question des réfugiés) :
Tu vois, c’est une question de survie. Il faut à tout prix montrer scientifiquement la vérité. Les réfugiés de 1948 commencent à mourir, bientôt il n’y aura plus de témoins.(Samir, 43 ans, sociologue, chercheur, Ramallah, 12 février 2002)
53D’autres préfèrent s’adonner au bénévolat :
Maintenant je fais le minimum à la faculté. De temps en temps je propose un article à la presse. Mais c’est tout. Mais j’aide ailleurs, dans une association d’aide aux victimes.(Munzer, 53 ans, sociologue, enseignant, Naplouse, 20 avril 2001)
54D’autres encore, démobilisés professionnellement, se cantonnent à la sphère familiale en justifiant de leur devoir de chef de famille :
C’est fini. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Je reste juste auprès de ma famille, c’est mon devoir, pour les protéger et les nourrir. Nous survivons. C’est un grand projet de vivre dans ce contexte.(Mahmoud, 43 ans, juriste, enseignant, Naplouse, 15 mai 2001)
55Dans tous les cas, le souci de préservation de l’estime de soi est présent, dit en termes d’utilité sociale et se déclinant diversement selon les acteurs. Joue ici l’inégale distribution des ressources mobilisables pour s’adapter à un contexte qui ne valorise plus les mêmes compétences. Il est plus facile pour un sociologue ou un politologue de reconvertir ses pratiques professionnelles vers ce qu’il juge utile, soit vers des programmes et projets d’aide d’urgence, soit vers des problématiques perçues com- me nationales (les financements internationaux ne manquent pas dans ce cas). En revanche, pour les universitaires les plus démunis (maîtrise de l’anglais, insertion dans des réseaux scientifiques internationaux, discipline socialement considérée comme immédiatement utile), les choix sont plus restreints et ils souffrent alors d’une double marginalisation : à l’intérieur du domaine académique et dans la société plus largement.
56Une spécificité ayant trait aux trajectoires des universitaires palestiniens dans ce contexte traumatique nous a paru intéressante. Près de 70 % d’entre eux ont séjourné à l’étranger pour, au minimum, y accomplir leur thèse de doctorat (certains sont nés dans un autre pays, d’autres n’y ont validé qu’un diplôme de second cycle) [Romani 2003]. La moitié des soixante interviewés ont soutenu leur thèse dans une université occidentale, européenne ou nord-américaine. Ayant connu une autre organisation sociale et académique que celle qu’ils retrouvent dans les Territoires occupés, certains sont en proie à des tensions douloureuses. Les mieux insérés dans les circuits scientifiques internationaux parviennent à se réinvestir professionnellement et conservent cette possibilité de migrer. Les moins bien insérés dans de tels circuits, lorsqu’ils sont à proximité de leur famille, peuvent redistribuer leurs investissements sociaux vers leurs proches. Reste cette catégorie intermédiaire – quinze personnes, soit un quart du groupe étudié –, moyennement insérée dans les circuits académiques internationaux : insuffisamment pour y espérer un investissement professionnel mais suffisamment pour avoir intériorisé un certain nombre de normes. Ainsi le regret de ne pouvoir mener une vie privée en dehors des injonctions familiales constantes est-il souvent exprimé :
Ici je n’ai pas de vie privée, je ne peux pas m’isoler, ni pour travailler, ni pour réfléchir, ni pour prendre du temps pour moi. Il faut toujours aller rendre visite à ma famille ou bien à celle de ma femme. Impossible de travailler. C’est insupportable. C’était bien mieux en Angleterre : j’organisais mon emploi du temps comme je voulais, c’était la liberté.(Munzer, 53 ans, sociologue, enseignant, Naplouse, 20 avril 2001)
57Là où les uns peuvent mobiliser des cercles de reconnaissance professionnelle internationaux, les autres leurs cercles familiaux, la fierté de tous est mise à mal quand ils se résolvent à adopter un fonctionnement relationnel qu’ils vivent comme imposé (certains souffrent de solitude en cas de refus ou d’impossibilité de recourir à la solidarité familiale). Par ailleurs, ayant connu, pour la plupart d’entre eux, ce que peut être un contexte pacifié dans des pays étrangers, ils sont plus sensibles à la violence que leurs compatriotes qui n’ont vécu que dans ce contexte traumatique. Aussi, la catégorie dite intermédiaire des universitaires est la plus vulnérable et la plus impuissante :
Qu’est-ce qu’on peut faire ? Il n’y a plus de Palestine, plus de partis, plus d’unité. Nous avons tous peur, chacun reste chez soi. On ne peut pas gagner avec les armes, il n’y a rien à faire, mais on perd de toute façon si on n’en fait rien. Moi je ne sais plus quoi faire, quoi penser, quoi souhaiter. Des étudiants sont allés faire des opérations-martyr [attentats ou attaques- suicides] : mais qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Moi, heureusement que j’ai un travail et une famille, ça m’empêche d’y penser et puis je lutte à ma façon, par l’éducation, même si, en fait, je ne sais vraiment pas ce que nous pouvons faire. […] Je ne peux pas travailler dans cette ambiance, avec ma famille à supporter, mais je ne peux pas partir.(Ali, 39 ans, politologue, enseignant, Gaza, 6 juillet 2002)
58Par sa focale d’observation réduite, notre démarche anthropologique permet d’accéder à l’échelle microsociale de déploiement et de réception de la coercition, et de l’envisager comme contexte traumatique reliant l’individu à son passé comme à son environnement [Revel 1996]. Ni victimes écrasées, ni héros, ni indifférents à leur contexte, les Palestiniens rencontrés apparaissent ainsi dans leur extraordinaire ordinarité face à la violence organisée, où diverses tactiques de reprise de soi répondent à la dépossession de soi et de son temps. C’est en rattachant ce quotidien d’individus ordinaires à des processus sociaux plus larges et en procédant à une mise en perspective diachronique que cette approche se révèle plus féconde que des grilles de lecture classiques supposant une causalité linéaire de la violence [Feldman 1995]. Elle permet de localiser la violence dans les anfractuosités du militaire, de la politique et des structures.
59La notion de frontière peut ici être mobilisée, sous un double point de vue. D’une part, les frontières disciplinaires dans les sciences de l’homme et de la société. Rarement admises, les capillarités conceptuelles sont pourtant fréquentes entre, par exemple, psychologie et sociologie [Lahire 1998]. Une fois identifiées la portée et les limites des disciplines concernant une problématique, il est alors possible et fructueux de mettre en tension ces différents acquis. Dans le contexte coercitif palestinien, ne pas le faire serait se contenter d’une description causale et macroscopique. La marge de manœuvre est étroite entre dénonciation, victimisation ou irénisme, dans le projet de montrer les logiques sociales de la violence au quotidien. Les instruments existent cependant, qui évitent de constituer la violence en no man’s land théorique et humain.
60D’autre part, la notion de frontière, souvent mobilisée comme dispositif politique de contrainte à propos de la situation des Palestiniens dans les Territoires occupés [Bornstein 2002], peut devenir insuffisante à l’analyse de la coercition lorsque cette dernière se mue en situation de crise. En évoquant une fluidification des rythmes et secteurs sociaux en temps de crise, Michel Dobry [op. cit.] souligne bien l’évanescence des structures sociales. Ce qui est en jeu ici c’est moins l’existence de frontières statiques que l’ubiquité incertaine de frontières à la fois spatiales et temporelles, devenues mouvantes, et dont le tracé échappe aux destinataires de la violence. Au mieux subsistent en territoire palestinien de multiples niches humaines dont le contrôle du temps social dépend de l’armée israélienne, et au sein desquelles les individus développent des moyens de gestion appropriés de l’incertitude, entendue comme insécurité existentielle.