Je remercie vivement le CNRS de m’avoir invitée à participer au PICS 588 (Programme international de coopération scientifique) dont résulte le présent numéro. Par ailleurs, je suis reconnaissante au PARC (Palestinian Agricultural Relief Committees), qui a financé les recherches dont rend compte le présent article. Mes remerciements vont également à l’Institute of Social Studies de La Haye ainsi qu’à l’Institute for the Study of Islam in the Modern World de Leiden, qui ont bien voulu m’accueillir pour rédiger ce texte. Les données présentées dans cet article proviennent de rapports de tribunaux sharîca, d’entretiens et d’observations sur le terrain effectués en 2002 et 2005.
- 1 Cf. A. Goujon, « Population and Education Prospects in the Western Mediterranean Region (Jordan, Le (...)
- 2 Le taux global de fécondité est le nombre moyen d’enfants nés vivants qu’une femme a au cours de sa (...)
1Gaza est un puzzle démographique. C’est, de tous les pays arabes, celui qui a la plus longue espérance de vie masculine et féminine. Aussi, les données relatives à la population attestent un faible taux de mortalité1. Les femmes y jouissent du niveau d’éducation le plus élevé dans le monde arabe [Khawaja 2000]. Inversement, leur participation au marché du travail est la plus faible des pays en voie de développement (2 % en 1992) [ibid.]. Leur taux de fécondité2 bat le record mondial (7,8 % en 1992) [Pedersen et Hooper eds. 1998 ; Randall 2001] si bien qu’on a pu le qualifier de « bombe à retardement » en raison de son effet potentiel sur le développement socioéconomique et sur la stabilité politique [Jad et al. 2000]. À tout moment, une femme gazaouie sur quatre attend un enfant [Rosenblum et Tal 2003].
- 3 Cf. A. Goujon, « Population and Education Prospects… ».
- 4 PCBS (Palestinian Central Bureau of Statistics), Health Survey, Main Findings. Ramallah, 2000, p. 2 (...)
2À la fin du xxe siècle, 42 % des femmes gazaouies étaient mariées à l’âge de 18 ans ou moins [Gali 1999]. Contrairement à la tendance observée dans d’autres pays arabes [al-Qudsi 1998 : 445], les cohortes de jeunes Gazaouies (nées à la fin des années soixante-dix et quatre-vingt) se marient plus tôt que ne l’avaient fait leurs mères (nées dans les années cinquante ou avant)3, inversant ainsi la réduction du taux de fertilité intervenue à Gaza au cours de la période précédente [Khawaja 2000]. Ces développements contradictoires ont eu lieu dans un contexte où, à la fin de l’année 2000, les moins de 15 ans représentaient 50 % de la population gazaouie [Gali 1999] et les moins de 24 ans 66 %4.
- 5 The Demographic Survey of the West Bank and Gaza Strip. Gaza, Ministry of Planning and Internationa (...)
- 6 Cf. A. Goujon, « Population and Education Prospects… ».
- 7 Pour de plus amples informations sur le problème de l’eau dans la bande de Gaza, voir Z. Kuhail [19 (...)
3Gaza, où se mélangent ces mystérieux phénomènes, est la région du monde la plus densément peuplée. Dans le camp de al-Shâti’, par exemple, vivent, dans un espace de moins de 1 km2, 76 000 réfugiés5. En réalité, Gaza est un minuscule territoire de seulement 360 km2, avec une densité démographique dix fois supérieure à celle de la Cisjordanie6. De 1967 à 2005, Israël a confisqué plus de 42 % de ses meilleures terres et la plus grande partie de ses rares ressources en eau7. Dans cette zone, le gouvernement israélien a construit 16 colonies juives, des installations militaires et des aires de sécurité qui ne furent évacuées qu’en septembre 2005 [Gali 1999]. En outre, Gaza se situe au 4e rang mondial pour la croissance démographique alors qu’Israël n’est qu’au 100e rang [Rosenblum et Tal 2003].
4« L’anomalie de Gaza » a intrigué de nombreux universitaires appartenant à différentes disciplines, chacun cherchant à apporter une réponse à ces contradictions. Anthropologues, démographes, sociologues, historiens, économistes et politologues ont proposé des interprétations partielles pour ce cas unique, mais une analyse intégrant toutes ces approches reste à faire.
- 8 J’adopte ici la définition du mariage « précoce » proposée par M. Gali [1999 : 2], c’est-à-dire un (...)
5Le présent article examine les conditions sociales, économiques et politiques qui éclairent la question multidimensionnelle du mariage précoce à Gaza8.
6Tout d’abord, les chercheurs en sciences politiques associent le phénomène du mariage précoce à la situation politique. À chaque fois que l’instabilité politique augmente, le mariage précoce semble être la réponse sociale immédiate. Cependant, la politique, à elle seule, n’oblige pas les gens à se marier à tel ou tel âge. Nous devons chercher à comprendre quand et de quelle façon les données politiques interagissent avec les facteurs économiques et sociaux pour créer les conditions qui font que les femmes sont amenées à se marier très jeunes.
7Un deuxième corpus d’études considère que l’idéologie nationaliste génère la pratique largement répandue du mariage précoce. Certaines voient dans la fécondité élevée des Palestiniennes (et en particulier des femmes gazaouies) l’arme du faible :
[L’] adage « le nombre fait la force » se traduit dans la réalité par des familles très nombreuses et est utilisé comme l’arme des faibles contre Israël.[Zureik 2003 : 623]
8En préconisant la croissance de la popu- lation et la pression démographique comme instruments de la libération, le nationalisme dominant contribue à renforcer ce phénomène [Jad et al. 2000 ; Tamari et Scott 1991]. Le démographe P. Fargues [1994, cité par Zureik 2003 : 622] pense que la paix entre Israël et la Palestine serait le moyen de supprimer la relation entre fécondité et politique. Néanmoins cet argument n’est pas adéquat pour expliquer la fréquence du mariage précoce à Gaza car le même discours nationaliste prévaut en Cisjordanie où l’âge au mariage est relativement plus élevé.
9Enfin, le droit islamique relatif à la famille a été accusé d’être à l’origine du mariage précoce. La fixation par celui-ci de l’âge minimum au mariage à 15 ans (ou moins) légitimerait cette pratique. Cet argument échoue, lui aussi, à expliquer pourquoi la pratique à Gaza est différente de celle d’autres parties du monde musulman où les mêmes limites d’âge sont fixées par la loi mais où le mariage précoce est moins fréquent.
10Les démographes, pour leur part, estiment que l’âge au mariage et le taux de fécondité sont deux phénomènes interdépendants. Pour réduire la fécondité, des mesures devraient être prises afin d’empêcher les mariages précoces, et vice versa. On a prétendu par exemple que l’éducation des filles et le développement de l’urbanisation retarderaient l’âge au mariage et, par voie de conséquence, feraient baisser le taux de fécondité. Mais, à Gaza, il en va autrement. Malgré un haut niveau d’éducation, la fécondité des femmes atteint des taux records et l’âge au mariage est exceptionnellement bas.
11Ces études offrent une vue d’ensemble sur les hypothèses généralement avancées pour expliquer la pratique du mariage précoce. Toutefois, elles risquent de passer à côté des spécificités de la bande de Gaza où la démographie, les dispositions juridiques, la situation socio-économique, les possibilités d’éducation et de travail, la politique et les représentations influent sur l’âge des femmes au premier mariage. Chacun de ces facteurs opère à un moment donné, concerne certaines communautés mais n’est pas pertinent à d’autres moments ou dans d’autres localités.
12Nous nous efforçons de porter un regard critique sur l’impact de ces différents facteurs et cherchons à déterminer leur importance (ensemble ou séparément). Tout en tenant compte des changements économiques et politiques, nous proposons une explication à la fois historique et sociologique fondée sur une étude diachronique des archives des tribunaux islamiques et sur des entretiens menés auprès de personnes qui pratiquent aujourd’hui le mariage précoce.
- 9 C’est-à-dire les tribunaux des Palestiniens musulmans, qui gèrent les questions liées au statut per (...)
13Dans les tribunaux appliquant la sharîca (sharîca courts)9, les actes sur le mariage (sijilât ‘uqûd al-zawâj) des années 1920, 1930, 1940, 1950 et 1960 fournissent des renseignements intéressants sur l’âge des filles au mariage. Ainsi, avant 1926, on trouve fréquemment des contrats de mariage de filles âgées de 10, 11 ou 12 ans. Mais cet âge très précoce « disparaît » soudain après 1926. Dès lors ne figure plus aucune mariée de moins de 15 ans, comme si on avait compris les inconvénients qu’il y avait à se marier si tôt. Ces données contrastent cependant avec les informations recueillies auprès d’informatrices âgées du camp de Shâti’, dans la ville de Gaza. Celles-ci prétendent qu’à l’époque la plupart des femmes de 18 ans avaient déjà eu trois ou quatre grossesses. Les juges des tribunaux sharîca confirment que le ma’dhûn (notaire chargé de la rédaction des contrats de mariage) donnait souvent un âge arbitraire à la mariée pour se conformer à la loi en vigueur sous le mandat britannique [Moors 1995].
14Les Britanniques occupèrent la Palestine en 1917. Ils s’y établirent seulement un mois après que l’Empire ottoman eut promulgué le code de la famille (7 novembre 1917). Aux termes de celui-ci, le mariage n’était pas autorisé avant l’âge de la puberté (12 ans pour les garçons, 9 ans pour les filles). Pour les Ottomans, l’âge de la pleine capacité au mariage était de 18 ans pour les hommes et de 17 ans pour les femmes ; toutefois, si le couple n’avait pas l’âge minimum requis, le qâdî (juge) pouvait autoriser les partenaires à se marier s’il les considérait comme physiquement aptes [Welchman 2000]. Les Britanniques fixèrent à 18 ans l’âge de la pleine capacité au mariage pour les deux sexes et exigèrent un certificat médical en cas de ma-riage avant 15 ans [Eisenman ed. 1978, cité par Welchman 2000]. On peut raisonnablement imaginer qu’après 1926 les Gazaouis avaient connaissance de la loi britannique et qu’ils commencèrent à majorer artificiellement l’âge des jeunes mariées pour éviter les ennuis. Cette « flexibilité » de l’âge au mariage donne à penser que l’intervention du tribunal sharîca consistait à adapter, plutôt qu’à prescrire, la pratique du mariage précoce.
15Après la Nakba (c’est-à-dire la tragédie de 1948), le code de la famille (Law of Family Rights : LFR) de 1954, édicté par le gouverneur égyptien, est appliqué à Gaza. Adoptant les mêmes règles que celles des Britanniques, le LFR énonce que le juge peut autoriser une fille à se marier avant l’âge exigé par la loi (17 ans) si elle présente un certificat médical spécifiant qu’elle a atteint l’âge de la puberté et qu’elle est capable d’assumer la responsabilité physique du mariage. Cette disposition, connue sous le nom de tasnîn, oblige le médecin à examiner la fille et à estimer son âge. Une femme que j’ai rencontrée au tribunal sharîca de Gaza m’a raconté comment celui-ci avait procédé. Elle s’était mariée en 1959 :
J’avais quatorze ans quand je me suis mariée. Ma famille a dit au qâdî qu’elle avait perdu mon certificat de naissance (ce qui n’était pas vrai). Mais le qâdî refusa d’autoriser mon mariage tant que je ne serais pas examinée par un médecin. On m’a fait porter des vêtements de femme et des chaussures à talons. Le médecin ne m’a pas examinée mais il m’a regardée pendant quelques secondes et a demandé ses honoraires. Il a écrit que j’avais 17 ans. Un ma’dhûn du tribunal sharîca de Gaza m’a dit que certains médecins se montraient peu scrupuleux lorsqu’ils évaluaient l’âge de la jeune fille. Ils écrivaient celui qui correspondait au désir des familles. Cependant, d’après lui, d’autres médecins étaient corrects et s’assuraient que celle-ci était physiquement apte au mariage.
- 10 L’intifâda est un soulèvement populaire contre l’occupation israélienne de la Cisjordanie et de Gaz (...)
16L’estimation de l’âge des filles dépendait aussi de la situation qui régnait à Gaza. Le couvre-feu, les restrictions de mouvements et le manque de cliniques dans certains quartiers déchargeaient les juges de l’obligation de requérir un certificat médical. Ainsi, pendant la première intifâda (1987-1991)10, en particulier dans les localités éloignées, comme les villages situés à l’est de Khan Yunis, les juges avaient pris l’habitude de demander à leurs femmes de faire office d’« experts » pour estimer l’âge des filles. La femme du juge remplaçait le médecin. Elle examinait les organes génitaux, tâtait les seins afin de déterminer la maturité sexuelle et communiquait son avis à son mari, qui agissait en conséquence.
- 11 Entretien avec des juristes et des juges du tribunal sharîca de Gaza, 2002.
17Les efforts du système juridique pour s’assurer que l’âge minimum au mariage était respecté étaient contrecarrés par les stratégies des parents qui souhaitaient marier leurs filles très jeunes. Pour prouver l’aptitude au mariage de celles-ci, certains tentaient même de tromper le tribunal en emmenant une fille plus âgée chez le médecin et en prétendant que c’était la future mariée. Le médecin délivrait officieusement un certificat qui répondait à la volonté de la famille sans savoir qu’il avait examiné une autre jeune fille. Confronté à ce type de manipulation, le tribunal sharîca de Gaza adopta une contre-procédure consistant à imposer une marque sur la main de la future mariée pour empêcher les familles de falsifier son âge11. Cette falsification de l’âge de la fiancée est révélatrice de la relation que les individus entretiennent avec la loi : bien qu’islamique, le système juridique ne correspond pas toujours à leur vision du monde, à leurs perceptions et, peut-être aussi, au contexte socioéconomique.
- 12 Arrêté n° 78/1995 du 25 décembre 1995. Voir M. Faris [2002].
18L’estimation de l’âge de la fiancée fut largement pratiquée à Gaza jusqu’à la création de l’Autorité palestinienne en 1994. Qâdî Abû Sardâna, alors désigné comme qâdî al-qudâh (juge principal), travailla à rénover et à réformer les aspects juridiques et administratifs des tribunaux sharîca. La principale mesure qu’il prit concerne l’âge au mariage. Il interdit aux qâdî d’établir des contrats de mariage pour les filles ayant moins de 15 années lunaires (soit 14,5 années solaires) et pour les garçons de moins de 16 ans12.
- 13 Cf. « Population and Education Prospects… », p. 20.
- 14 Cf. « Population and Education Prospects… ».
19L’âge au mariage a donc connu des changements importants au xxe siècle. Si le mariage précoce était pratiqué avant la hijra (expulsion de 1948), nous manquons malheureusement de données fiables s’agissant de sa fréquence. Cependant, depuis les années soixante, on dispose de statistiques qui permettent d’observer ses fluctuations. Ainsi, A. Goujon13, qui a utilisé les chiffres de l’ONU, a conclu qu’entre 1961 et 1987 les femmes (et les hommes) avaient tendance à se marier plus tardivement que dans les décennies suivantes. Elle a, par ailleurs, constaté qu’en 1981, en Cisjordanie, seulement 10 % des femmes mariées avaient entre 15 et 19 ans et que 32 % avaient entre 20 et 24 ans. Mais à Gaza, seulement 14 % des femmes âgées de 15 à 19 ans étaient déjà mariées. En 1995, toujours à Gaza, le pourcentage des femmes mariées dans cette tranche d’âge était deux fois plus élevé alors qu’il était de 59 % pour les femmes entre 20 et 24 ans14.
20Ces changements spectaculaires de l’âge au mariage contrastent avec la stabilité du taux d’unions consanguines. Notons que 31,6 % des Gazaouis se marient entre cousins et que plus de la moitié (52 %) se marient au sein de la même hamûla (clan). Cette tendance s’est maintenue au cours des quatre dernières décennies15. Dans mon travail sur les archives des tribunaux sharîca, j’ai essayé de déterminer dans quelle proportion les mariages se concluent entre parents patrilinéaires. J’ai noté les noms des grands-pères des mariés, hommes et femmes, qui apparaissent dans les contrats que j’ai examinés. J’en ai choisi 100 au hasard pour chacune des années 1926, 1930, 1935, 1940, 1945, 1950, 1955, 1960, 1965, 1970, 1975, 1980, 1985, 1990, 1995, 2000. Sur 1 600 contrats de mariage, dans 39 % des cas les époux ont des grands-pères communs. Toutefois, ces résultats doivent être interprétés avec précaution car le nom du grand-père n’est pas une preuve certaine de patrilinéarité partagée. Pour corriger ces imprécisions, j’ai comparé mes résultats avec ceux de deux autres études. M. Gali [1999 : 21], qui traite du même phénomène, a recensé 397 femmes mariées à Gaza et a observé que 43 % d’entre elles avaient épousé des parents agnatiques. À propos du camp de réfugiés de al-Bureij à Gaza, D. Tuastad [1997 : 111] montre également qu’environ la moitié des mariages (49 %) avaient lieu entre membres des mêmes groupes de filiation patrilinéaire.
21Après avoir été obligés de quitter leur terre en 1948, les Palestiniens ont accordé une grande importance à l’éducation, qui leur assurait l’atout le plus précieux, à savoir la mobilité [Heiberg 1993 : 131]. Le savoir était considéré comme un moyen d’assurer la mobilité sociale, et les familles ont énormément investi dans l’éducation de leurs enfants [Tamari 1993]. Pour les réfugiés d’origine paysanne, l’éducation apparaissait comme la seule compensation de la perte de leur terre ; ils pouvaient s’en servir en toutes circonstances, en particulier dans les pays d’accueil. C’est ce qui s’est passé lors de la vague d’émigration dans le Golfe. Dans les décennies qui ont suivi la Nakba, surtout après 1960, les États du Golfe ont accueilli des centaines de milliers de Palestiniens éduqués, contraints de s’exiler pour des raisons économiques et politiques [Hovdenak 1997].
- 16 Cf. L. Taraki, « Palestinian Society. Palestinian Women. A Status Report, n° 1 : Women Studies Prog (...)
- 17 Comme le souligne A. Hovdenak [1997], les Palestiniens ont formé une partie importante des Arabes q (...)
22Une analyse historique de l’influence de l’éducation sur la vie des Palestiniens révèle des différences selon les régions. En Cisjordanie, par exemple, les Jordaniens, qui administrèrent cette zone jusqu’en 1967, recrutaient des natifs de Cisjordanie pour gérer leur bureaucratie. Aussi les fonctionnaires émergent-ils à cette époque en tant que groupe statutaire privilégié. Toute une génération d’enfants palestiniens furent élevés dans la perspective de devenir employés de l’État [Brown 1984]. Ce ne fut pas le cas dans la bande de Gaza, où les Égyptiens, qui administrèrent la région à partir de la guerre des Six Jours (1967), ne recrutaient pas, au-delà d’une certaine limite, dans les services publics. La fonction publique était surtout réservée aux fonctionnaires égyptiens. Sous le mandat égyptien, Gaza fut délaissée comme une zone sous-développée, abandonnée, isolée. L’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East) fut la principale pourvoyeuse de services pour les Gazaouis. En fait, son rôle était plus vital à Gaza qu’en Cisjordanie car la majorité des Gazaouis (70 %) étaient des réfugiés. Coupés de leurs racines rurales, ces « nouveaux prolétaires » n’avaient pas accès à la terre pour les protéger en période de crise ou de chômage16. À Gaza, l’UNRWA ne contribua pas seulement au secteur de l’éducation mais fournit aussi aux enfants des réfugiés des services indispensables tels que les soins médicaux et l’aide alimentaire. Le boom de l’éducation à Gaza dans les années soixante correspondit au boom économique dans le Golfe. À la différence des Cisjordaniens, les Gazaouis avaient toujours à l’esprit le marché du travail dans le Golfe quand ils cherchaient un emploi. Ainsi, s’ils tendaient vers un haut niveau d’éducation, ce n’était pas pour travailler dans l’administration égyptienne mais pour augmenter leurs chances de trouver un emploi dans le Golfe17.
- 18 Cf. A. Goujon, « Population and Education Prospects… ».
23Dans les années cinquante et soixante, les États du Golfe nouvellement indépendants adoptèrent d’ambitieux programmes pour l’éducation de leurs citoyens, hommes et femmes. Cela impliquait de faire largement appel à des professeurs « importés » de Palestine et d’autres pays arabes. L’UNRWA agissait en tant qu’intermédiaire pour les pays du Golfe, et ses bureaux de Gaza servaient d’« agence pour l’emploi ». Les réseaux familiaux et les relations étaient largement sollicités pour promouvoir l’énorme flux de Palestiniens qui partaient dans le Golfe [Hovdenak 1997]. Malgré l’absence de statistiques concernant leur nombre exact [Gabriel et Levy 1988], on sait que les Palestiniens étaient une minorité importante dans les six États du Golfe [Pedersen et Hooper eds. 1998]. Ce n’est pas seulement la Nakba de 1948 qui les fit fuir ; la guerre de 1967 les poussa plus encore à émigrer. De Gaza uniquement, 60 000 à 100 000 Palestiniens émigrèrent dans le Golfe et au-delà18. On peut donc estimer, sans risque d’erreur, leur nombre dans les États du Golfe à plusieurs centaines de mille, puisque, s’agissant du seul Koweit, 400 000 d’entre eux furent obligés de revenir dans leur pays pendant et après la guerre du Golfe de 1991.
24Les hommes ne furent pas les seuls à émi-grer. Les femmes étaient recrutées par l’UNRWA pour travailler principalement comme enseignantes dans plusieurs États du Golfe. Dans certains pays, comme l’Arabie Saoudite, les pères ou les frères accompagnaient leurs parentes et en profitaient pour se faire embaucher quelque part. Ainsi, les femmes gazaouies étaient utilisées par le reste de leur famille pour trouver du travail. A. Hovdenak [1997 : 32-33] cite l’exemple d’une enseignante qui resta dix ans dans le Golfe, non seulement pour financer les études de ses frères et sœurs mais aussi pour faire venir son frère et lui permettre de faire carrière grâce à ses relations sur place.
- 19 Cf. aussi A. Goujon, « Population and Education Prospects… ».
25Les possibilités d’études offertes par l’UNRWA aux hommes et aux femmes gazaouis, les perspectives d’emplois féminins dans le Golfe et l’absence de marché du travail à Gaza influencèrent le comportement des familles pour ce qui est du mariage des filles. Dans ce contexte où un grand nombre de femmes avaient un haut niveau d’éducation et pouvaient répondre à de nombreuses offres d’emploi dans le Golfe, les filles n’étaient pas perçues comme un fardeau économique que les familles voulaient marier le plus vite possible. Au contraire, elles devinrent, en général, une source de revenus. Cela peut expliquer pourquoi seule une petite proportion d’entre elles se marièrent à un âge précoce dans les années soixante, par comparaison avec les décennies suivantes [Khawaja 2000]19.
26Au lieu de contraindre les filles à se marier précocement, on les obligeait à retarder leur mariage jusqu’à ce que les frères et sœurs soient capables de les remplacer. Certaines familles attendaient pour les marier que les neveux aient terminé leurs études. Pour Um ‘Alî, enseignante de 59 ans, les règles imposées aux filles et aux fils ne sont pas les mêmes. Les fils ont toujours eu davantage leur mot à dire que les filles en ce qui concerne l’affectation de leur salaire. Quand ils subissent des pressions financières de la part de leurs parents, ils peuvent tout simplement quitter la maison alors que c’est impossible pour les filles non mariées. Il n’est pas rare que la dot des filles serve à couvrir les dépenses occasionnées par le mariage de leurs frères. De surcroît, certains pères utilisent la dot de leurs filles pour financer leur propre deuxième ou troisième mariage.
27Les filles sont donc considérées comme des poules aux œufs d’or. Celles qui travaillent sont tenues de donner leur salaire à leur famille jusqu’à ce qu’elles se marient. Même alors, leur mariage n’est possible que si le futur mari accepte qu’au moins la moitié du salaire de sa femme soit versée à la famille de celle-ci pendant plusieurs années. Le salaire des filles fait ainsi l’objet d’un marchandage lors des négociations qui précèdent le mariage. Um ‘Umar, du camp de al-Shâti’, se souvient :
Ma cousine était institutrice dans une école de l’UNRWA. Quand un homme vint demander sa main, sa mère exigea 3 000 livres égyptiennes en guise de dot. L’homme fut surpris car cette somme était plus élevée que la moyenne à cette époque. Il dit à la mère : « Si j’avais 3 000 livres j’achèterais une ferme qui pourrait me rapporter plus que le salaire de votre fille. » La mère répondit fièrement : « Ma fille est institutrice et son salaire est de 30 livres par mois ; avec cette somme on peut nourrir 10 familles. Vous vivrez comme un prince grâce au salaire de ma fille. » L’homme insista pour obtenir une condition au mariage : que le salaire de la fille soit payé à sa famille seulement pendant deux ans et non pas cinq, comme le voulait la mère. La mère refusa. Plusieurs hommes demandèrent la main de ma cousine, mais la mère était têtue. Finalement la fille ne s’est pas mariée et a continué à travailler pour subvenir aux besoins de sa famille.
28Les difficultés de vie des réfugiés influencent leur façon de penser et leur comportement. Durant les premières années, les paysans palestiniens, en particulier les plus âgés, dépendent presque entièrement de l’UNRWA pour le logement, les soins et les rations de nourriture. Leur désespoir et leur impuissance apparaissent dans l’histoire de Fatima, une réfugiée de 61 ans. Orpheline, elle avait été élevée par son oncle. Une fois devenue professeur, elle fut obligée de lui donner son salaire. Cependant, son grand-père, qui apparemment n’avait pas de travail, voulut avoir sa part. L’oncle refusa. Au lieu de régler le problème avec son fils, le grand-père se retourna contre Fatima et la menaça de venir s’asseoir comme un mendiant à la porte de son école pour lui faire honte si elle n’accédait pas à sa demande. Fatima dut lutter sur deux fronts : convaincre son oncle d’abandonner une part de son salaire et obtenir de son grand-père qu’il patiente. Son salaire fut ainsi un objet de marchandage entre deux parents. L’oncle accepta de renoncer à une partie de son salaire en faveur de son propre père à condition que Fatima travaille pour lui pendant une période égale à celle durant laquelle elle avait été sous sa garde. Cela voulait dire attendre encore vingt années pour se marier. Lorsque, enfin, elle réussit à faire entendre sa voix contre la décision de l’oncle, elle était trop vieille pour trouver un mari.
29Certaines femmes se rebellaient contre l’« exploitation » dont elles étaient l’objet de la part de leur famille. Um Sa‘ad, enseignante à l’UNRWA, raconte :
En 1965 je me suis mariée à la condition que je donne la moitié de mon salaire à ma famille pendant les cinq premières années de mon mariage. Après la naissance de mon premier fils j’ai décidé de m’occuper de ma nouvelle famille et de ne plus donner la moitié de mon salaire. Mes parents se sont mis en colère. J’ai été battue par mon père. Mon mari a eu sa part de coups de la part de mes frères. Ils l’ont menacé de le contraindre au divorce si je ne les payais pas. Mon mari et moi avons fini par accepter.
30D’autres considéraient leur famille comme une source de pouvoir plutôt que comme une source de pression. Um Akram, enseignante, me fit part de ce qu’elle avait divorcé parce que son mari lui avait demandé de contribuer aux dépenses de leur ménage au lieu de donner son salaire à sa famille. Sa conduite fut saluée par ses parents et les autres membres de la famille comme étant celle d’une fille loyale.
- 20 Un autre facteur, rarement mentionné dans la littérature, correspondrait au discours dominant dans (...)
31À l’évidence, ces variations ne peuvent s’expliquer par des affirmations générales (le plus souvent partiales) sur l’impact positif de l’éducation20. Alors que l’analphabétisme et la pauvreté sont censés engendrer le mariage précoce des filles, l’ironie de la situation veut que l’éducation et les possibilités de travail qu’elle offre obligent celles-ci à retarder leur mariage ou à être exploitées par leur propre famille (dans les deux cas, sous la contrainte). Comment comprendre ce phénomène autrement qu’en faisant référence à la persistance des valeurs de la famille étendue, qui justifient les concessions faites par les individus à l’autorité des aînés ?
32Le mariage blanc (zawâj ‘ala al-waraq) n’a guère suscité l’attention du grand public et des chercheurs, soit parce qu’il était peu pratiqué, soit par bévue. La différence entre le mariage blanc et le « vrai » mariage est que, dans le premier cas, les deux parties se mettent d’accord pour reconnaître que le contrat est signé pour se conformer aux règles de l’UNRWA relatives à l’attribution de rations alimentaires. Le mariage blanc prend fin lorsqu’une des parties demande à l’autre de le dissoudre. Pour autant, il doit remplir toutes les conditions juridiques du contrat islamique.
- 21 Les katâtîb (sing. kuttab) sont des écoles populaires où les enfants apprennent à lire et à écrire (...)
- 22 Le salaire de départ pour un professeur était de 24 livres égyptiennes par mois à une époque où la (...)
- 23 J’ai pu vérifier ce fait dans les rapports des tribunaux sharîca. Voir N. Shehada [2005].
33Au début des années cinquante, l’UNRWA, qui fut créée dans le but de distribuer de la nourriture et des services aux réfugiés palestiniens, cherchait désespérément des professionnels pour travailler dans ses divers départements, mais surtout dans le secteur de l’éducation. L’organisation recruta tout d’abord comme instituteurs des Palestiniens qui savaient tout juste lire et écrire. Beaucoup d’entre eux étaient allés à l’école primaire ou avaient étudié dans des katâtîb21 de leur village ou de leur ville avant la tragédie de 1948. Au lieu de les payer en espèces, l’UNRWA leur donnait des rations supplémentaires de nourriture et autres fournitures. À la fin des années cinquante, après que la première génération d’élèves eut obtenu des diplômes, l’organisation changea de politique. Elle recruta ses propres diplômés et leur offrit des salaires relativement élevés22. Comme ceux-ci étaient à même de subvenir aux besoins de leurs familles, l’UNRWA prit une mesure visant à supprimer les rations alimentaires qu’elle leur attribuait auparavant. Non seulement elle réduisit les rations des familles de ses personnels, mais elle adopta une définition du soutien de famille fondée sur le genre. Les familles comprenant un homme célibataire de plus de 18 ans n’eurent plus droit aux aides financières et autres [Gali 1999]. Ces dernières contournèrent cette mesure en mariant les garçons dès l’âge de 18 ans pour pouvoir bénéficier des rations alimentaires. La majorité de ces mariages sont des mariages blancs23. En revanche, cette mesure ne fut pas appliquée aux familles dont les filles avaient plus de 18 ans, quel que soit leur nombre, à l’exception de celles ayant des filles employées par l’UNRWA. En outre, cette mesure ne fut pas uniquement appliquée par l’UNRWA ; d’autres institutions publiques telles que les « services sociaux » de l’administration civile israélienne (1967-1994) et, plus récemment, le ministère des Affaires sociales de l’Autorité palestinienne y eurent recours.
34Pour pouvoir continuer à recevoir les rations sans que les soutiens de famille soient obligés d’abandonner leur travail, les familles devaient faire appel à leur sens de la solidarité et de l’interdépendance. Elles arrangeaient des mariages blancs entre famillles, clans ou quartiers. Quand un(e) employé(e) de l’UNRWA concluait un mariage blanc, il (elle) présentait un contrat de mariage prouvant qu’il (elle) avait fondé sa propre famille nucléaire (répondant ainsi aux critères de l’UNRWA) et ne subvenait plus aux besoins de sa famille natale. Grâce à cela, les rations de nourriture des parents proches n’étaient pas supprimées puisque, sur le papier, ils n’avaient pas de soutien de famille.
- 24 J’emprunte cette expression à l’historien palestinien Salîm al-Mubayyîdh (entretien de 2002).
35La voix de l’estomac est apparemment plus forte que la voix de la croyance24. Lorsque les gens doivent faire face à une situation difficile, ils utilisent tous les moyens qui sont à leur portée. L’historien Salîm al-Mubayyîdh, qui enseigne à l’université islamique de Gaza, raconte que certains pères mettaient en œuvre un autre stratagème. En accord avec leur gendre, ils arrangeaient des « divorces blancs » pour leurs filles afin que celles-ci soient à nouveau considérées comme étant sous la responsabilité financière de leur père, ce qui augmentait l’aide mensuelle que celui-ci recevait de l’UNRWA.
36Ces stratégies apparurent dans un contexte qui donna naissance à des définitions para-doxales de la notion de « famille ». Tandis que l’UNRWA, qui dépend des Nations unies, adoptait une définition de la famille se référant au modèle nucléaire, la conception des Palestiniens était tout autre. Pour ces derniers, la famille pouvait comprendre un large éventail de relations, apparentées ou non : pères, mères, sœurs et frères, mariés ou non, grands-parents, oncles et tantes, cousins, voisins, etc. Dans certaines circonstances, le terme « parent » allait jusqu’à inclure des gens du même village ou du même quartier. Le conflit entre ces deux définitions fut à la base de « manipulations » des Palestiniens. Plus encore, pour les réfugiés, le mariage blanc n’était pas contraire à leur religion ni à leurs normes et valeurs sociales. D’après Um Khalîl, une réfugiée de 56 ans :
Ce n’était qu’un morceau de papier pour continuer à recevoir un salaire et des rations de nourriture.
Selon une autre informatrice, âgée de 81 ans :
Les familles cherchaient avant tout à donner à manger à leurs enfants. En tant que parents, nous comptions les uns sur les autres. Par exemple, un homme qui avait conclu un mariage blanc (zawâj ‘ala al-waraq) avec ma fille avait besoin que mon fils ou mon mari lui rende le même service. Nous nous aidions les uns les autres.
37Comme l’organisation sociale dans les camps était fondée sur les relations de hamûla, les mariages blancs étaient arrangés entre individus appartenant à la même hamûla. Le fiancé pouvait être un cousin ou un homme âgé qui acceptait de jouer le jeu et recevait sa part des aides allouées (en espèces ou en nature). Cependant, certains maris tentaient d’esquiver leur promesse de ne pas consommer le mariage. Um Khalîl raconte à ce propos :
Voilà ce qui m’est arrivé : j’avais conclu un mariage blanc avec mon cousin, qui, après un certain temps, exigea que le mariage devienne effectif, profitant du grand âge de mon père et de ma vulnérabilité en tant que fille unique sans cizwa [dans ce contexte : « sans la protection d’un homme »] et sans frères. Nous avons dû lui donner l’équivalent de six mois de salaire pour qu’il accepte un [vrai] divorce.
38Les stratégies consistant à utiliser le mariage et le divorce pour survivre malgré les pressions économiques réapparurent dans les années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix, mais selon une dynamique différente. À en croire un qâdî du tribunal sharîca de Gaza :
Les mariages blancs conclus dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix étaient arrangés entre des familles de la même hamûla. Le jeune homme (qui avait entre 16 et 18 ans) signait un contrat de mariage, obtenait un permis de travail en Israël puis revenait devant le tribunal pour divorcer. Ces mariages n’étaient pas consommés.
- 25 Expression qui désigne la frontière qui sépare les territoires occupés en 1967 et la terre palestin (...)
39Au début de la première intifâda, Israël interdit aux Palestiniens non mariés d’accéder au marché du travail. La raison invoquée était que les hommes mariés étaient moins sensibles aux slogans nationalistes, et donc moins « dangereux » pour la sécurité de l’État. Les Palestiniens furent classés en « bons » et en « mauvais » : les bons étaient les hommes mariés, supposés se préoccuper du bien-être de leurs familles ; les mauvais étaient les célibataires. Les familles réagirent en mariant leurs fils, même très jeunes, afin qu’ils puissent obtenir le permis de franchir la « ligne verte »25.
40En 1996 et 1997, la situation se compliqua encore. Personne n’eut plus accès au marché du travail israélien, et tout le monde fut considéré comme « dangereux ». Les travailleurs palestiniens imaginèrent une nouvelle stratégie qui leur éviterait de passer et repasser quotidiennement par les checkpoints, à savoir résider pour une longue durée en Israël. Pour ce faire, ils avaient besoin d’une carte de résident permanent ou d’une carte d’identité. Les femmes israéliennes (y compris les femmes palestiniennes qui avaient la citoyenneté israélienne) pouvaient, en principe, obtenir ces documents pour leurs maris. Tous les membres de la famille devaient se sacrifier dans ce sens. Mais Israël interdit la polygynie. En conséquence, les femmes des travailleurs palestiniens durent accepter un divorce temporaire pour aider le soutien de famille à trouver du travail en Israël afin de nourrir les siens. On imagine aisément la situation : les travailleurs palestiniens « se sacrifiaient » en épousant des Palestiniennes israéliennes pour obtenir les papiers israéliens. D’après le qâdî du tribunal sharîca de Gaza :
- 26 Une loi israélienne récente (2003) a mis fin à cette pratique en interdisant les mariages au-delà d (...)
- 27 Sous sa protection.
La stratégie des travailleurs consistait à épouser des femmes palestiniennes des territoires de 1948 qui avaient une carte d’identité. Grâce à ce moyen, les maris pouvaient obtenir une carte d’identité israélienne qui leur donnait le droit de travailler, de vivre et de dormir en Israël sans enfreindre la loi26. Si le travailleur était déjà marié, il divorçait temporairement [par talâq raj’î ou divorce révocable], épousait une Palestinienne résidant à l’intérieur de la « ligne verte », obtenait une carte de résident israélien puis, quelque temps après, reprenait sa vraie femme sous son ‘isma27.
- 28 Cette analyse se base sur un entretien avec le qâdî du tribunal sharîca cité plus haut.
41Les autorités israéliennes découvrirent bientôt le subterfuge et n’autorisèrent le remariage que si l’homme était célibataire ou pouvait prouver un divorce définitif (bâ’in). Ce faisant, elles inversèrent les critères de classification. Ce n’était plus les célibataires qui étaient catalogués comme « mauvais », mais les hommes mariés. Le jeu précédent consistait à avoir accès au marché du travail israélien. Ensuite, il consista à épouser des femmes israéliennes. En apparence, les règles étaient les mêmes, mais une différence existait quant au type de « bien » accessible aux travailleurs palestiniens28. Même confrontés à ces règles compliquées, les travailleurs ne renoncèrent pas.
42Une fois encore, le droit musulman relatif à la famille est « flexible » et capable de s’adapter aux conditions difficiles que rencontrent les hommes. Ceux-ci peuvent répudier leurs femmes par un divorce définitif mais ils peuvent aussi se remarier avec elles sous certaines conditions. Les travailleurs inventent donc une nouvelle stratégie : obtenir un divorce définitif, épouser des femmes palestiniennes résidant au-delà de la « ligne verte », obtenir une carte de résident israélien puis revenir et se remarier avec leur première épouse moyennant un nouveau contrat et une nouvelle dot (mahr). Le mariage avec une Palestinienne au-delà de la « ligne verte » est censé leur permettre de subvenir aux besoins de leur famille. Cependant, certains en profitèrent pour partir définitivement.
- 29 C’est la période d’attente imposée à la femme après un divorce ou un veuvage, au cours de laquelle (...)
- 30 La zakât est la partie des revenus de chaque musulman donnée à des fins charitables. Les activités (...)
43Un juge du tribunal sharîca de Gaza me raconta qu’il avait, en 2001 et 2002, observé l’apparition d’une autre stratégie. Pour obtenir l’aide des organisations caritatives face à des difficultés économiques toujours plus grandes, mari et femme allaient au tribunal afin de divorcer et obtenir le certificat approprié, puis ils y retournaient la semaine suivante pour se remettre ensemble (durant la période de ‘idda29). Pour les hommes, habitués à mener leur propre vie, la stratégie consistant à se marier avec une autre femme au-delà de la « ligne verte » ne posait pas de problème. Mais utiliser le certificat de divorce pour aller « mendier » à la porte d’une institution charitable était beaucoup plus problématique. Les femmes, disait-on, étaient plus habituées à ce genre de comportement « humiliant ». Ainsi les certificats de divorce étaient-ils utilisés par les épouses pour demander de l’aide à ces organisations qui poussèrent comme des champignons après la deuxième intifâda. Les femmes divorcées pouvaient ainsi s’adresser aux comités de la zakât30, aux ONG et au ministère des Affaires sociales.
44Avec l’occupation de Gaza en 1967 et l’ouverture subséquente du marché du travail israélien (qui commença dans la deuxième moitié des années soixante-dix), le tissu socioéconomique de la société gazaouie se modifia sensiblement. Comme le note S. Tamari [1993 : 35-36] :
Pendant la première période de domination israélienne (jusqu’en 1988), la demande d’emplois non qualifiés dans l’industrie israélienne transforma radicalement le rapport entre les attentes de la famille, l’éducation des enfants et le marché du travail. Les communautés villageoises et les résidents des camps de réfugiés devinrent complètement dépendants du marché du travail en Israël pour leur survie.
45Israël ouvrit des secteurs spécifiques (principalement dans la construction) de son marché du travail pour pouvoir employer une « réserve de main-d’œuvre » bon marché et non qualifiée. Un changement important se produisit entre 1970 et 1980 : le nombre des travailleurs gazaouis en Israël passa de 10 % de la totalité de la main-d’œuvre palestinienne à plus de 60 % [Roy 1995 : 18]. Les salaires proposés pour ce type de travail stimulèrent la croissance de l’économie domestique. Cependant, l’augmentation du PNB ne se traduisit pas par une croissance structurelle. Au contraire, cette situation suscita une dépendance qui empêcha le développement économique de Gaza. Les sommes gagnées à l’extérieur passèrent de 2 % de la masse salariale en 1968 à 40 % en 1987, révélant la faiblesse de l’économie interne de Gaza [ibid.].
46Contrairement au marché du travail dans le Golfe vers lequel se tournèrent les Palestiniens après la Nakba, le marché du travail israélien n’avait pas besoin d’hommes munis de diplômes universitaires ou obligés de quitter leurs familles pour une longue période. Les travailleurs palestiniens pouvaient l’intégrer armés de leur seule force physique [Roy 1995] et faire l’aller et retour à Gaza quotidiennement puisque Israël ne les autorisait pas à passer la nuit au-delà de la « ligne verte ». Ce phénomène provoqua une forte prolétarisation de la main-d’œuvre palestinienne [Khawaja 2000 : 335]. En Cisjordanie, il se combina avec une monétarisation croissante de l’économie et le remplacement spectaculaire de l’agriculture de subsistance par le travail salarié tandis qu’à Gaza la dépendance totale vis-à-vis des services de l’UNRWA – que ce soit pour trouver un emploi au sein de cette organisation ou dans les États du Golfe – déboucha sur le travail salarié en Israël.
47En raison des distorsions structurelles d’un marché du travail déjà faible et limité, l’éducation fut moins valorisée : la contribution des femmes au bien-être de leurs familles perdit sa raison d’être et leur âge au mariage baissa de nouveau. Des travailleurs palestiniens n’ayant que 17 ans, peu éduqués et ne cherchant pas à poursuivre leurs études, avaient tendance à se marier avec des filles du même âge, elles aussi peu scolarisées. Les femmes qui avaient fait des études supérieures trouvaient que le marché du mariage était inondé d’hommes incultes. La nouvelle génération ne voulait pas de femmes trop instruites [Heiberg 1993]. Comme le disait une mère :
Contrairement aux garçons, qui, à l’adolescence, commencent à traîner, les filles aiment étudier parce qu’elles n’ont rien d’autre à faire. Les garçons ont leurs raisons pour abandonner l’école. Que leur apporterait un certificat ? La plupart des universitaires diplômés sont au chômage.
- 31 Ces tendances sont analysées en détail dans l’étude de l’organisation norvégienne de recherche, FAF (...)
48Naguère, l’éducation était un moyen d’accéder à la mobilité sociale et d’émigrer dans le Golfe, mais désormais les fils aspiraient à trouver un emploi en Israël. L’ « argent facile », qui pouvait être gagné sur le marché du travail israélien du fait de salaires relativement élevés, avait un impact important sur les comportements. Contrairement à la génération des années soixante qui valorisait le travail des femmes, les jeunes hommes employés en Israël préfèrent que leurs femmes s’occupent de leurs enfants pendant qu’ils s’épuisent du matin au soir sur les chantiers de construction. L’occupation porta atteinte au niveau d’éducation en général ainsi qu’à sa valeur sociale et symbolique. Ce qui était considéré comme une victoire héroïque des Palestiniens dans les années soixante était dorénavant dévalorisé par une destruction désespérante31.
49Le mariage précoce réapparut à Gaza, et avec lui la falsification de l’âge des filles. Dans certaines circonstances le mariage blanc fut à nouveau pratiqué. La question de savoir si la dévalorisation de l’éducation, et donc l’augmentation des mariages précoces, est ou non une conséquence intentionnelle de la politique israélienne importe moins pour notre propos que la question de savoir quelle influence elle a eue sur la pratique de ce type de mariage.
- 32 Voir aussi A. Goujon, « Population and Education Prospects… », qui note qu’en 1968 les femmes avaie (...)
50Dans les statistiques concernant le taux de fécondité des femmes gazaouies, on constate aujourd’hui une hausse de ce taux chez les filles de 15 à 24 ans. M. Khawaja [2000 : 334] souligne que le taux de fécondité des jeunes Palestiniennes a augmenté de 700 % pendant les années d’occupation (en particulier entre 1968 et 1991). Les jeunes femmes ont donc été au cœur du changement historique affectant la fécondité [ibid. : 336] et l’abaissement de l’âge au premier mariage32.
- 33 Voir aussi A. Moors, « Family, State and Civil Society in Muslim Communities », communication prése (...)
51Après le déclenchement de la première intifâda (1987), la pratique du mariage précoce retrouva une légitimité économique, politique et morale. Les filles, perçues comme une source de revenus dans les années soixante, furent à nouveau considérées comme un poids économique en raison des fermetures d’écoles plus ou moins définitives et de la détérioration des conditions de vie [Moors 1995]33. Le discours sur le fardeau matériel et moral qu’elles représentaient refit surface. Comme se plut à nous dire une informatrice :
Les filles sont des invitées dans la maison de leur famille : plus tôt elles s’en vont, mieux ça vaut.
- 34 P. Fargues [1994] montre que le taux de fécondité, qui a tendance à diminuer dans les pays arabes, (...)
52Les fermetures d’écoles, ajoute une mère, font que « les parents attendent avec impatience que le premier homme vienne frapper à leur porte ». En raison de la baisse importante du revenu familial et du fait que les pères sans travail étaient de plus en plus nombreux, les filles adolescentes représentaient autant de bouches en plus à nourrir [Hammami 1993]. Cependant, il y avait de plus en plus de naissances car le couvre-feu laissait aux couples plus de temps pour les rapports sexuels [Khawaja 2000]. Pendant les cinq années de la première intifâda (1987-1991), la fécondité globale des jeunes femmes gazaouies atteignit son maximum, chaque femme ayant eu un enfant supplémentaire [ibid. : 343]. Le fait que le taux de fécondité ait augmenté uniquement chez les femmes jeunes apporte un démenti à l’affirmation idéologique selon laquelle l’augmentation de la fécondité aurait été une réponse à l’appel à s’engager activement dans une « guerre démographique » [ibid.]34.
53La politique eut aussi sa part dans ce processus. L’interdiction des fêtes lors des mariages, décrétée par le commandement unifié de l’intifâda, et la diminution du mahr (douaire) et du tawâbi’ (équipement ménager) eurent pour conséquence d’augmenter les mariages précoces. Dans certains milieux on pratiquait des mariages « politiques » de couples appartenant à la même faction et où les leaders jouaient le rôle « traditionnel » de l’intermédiaire âgé qui arrange les mariages [ibid. : 340]. Dans l’ensemble, le mariage devenait plus accessible et moins cher [Khawaja 2000 : 340 ; Moors 1995]. Néanmoins on vit intervenir un autre facteur, d’ordre affectif cette fois, à savoir qu’un grand nombre de jeunes participaient aux affrontements de rue avec les soldats israéliens, ce qui incita les parents à les marier très jeunes afin de les en tenir éloignés [Moors 1995] et empêcher qu’ils meurent avant d’avoir laissé un héritier mâle [Hammami 1993]. Ce phénomène s’explique difficilement sans référence à l’idéologie de la hamûla, qui opprimait les femmes et imposait une discipline aux hommes [Joseph ed. 2000], surtout dans le domaine de la sexualité. Hommes et femmes ne devaient pas avoir de relations sexuelles avant le mariage. Par ailleurs, les parents étaient de plus en plus inquiets de l’intensification de la politique israélienne du iskât, qui consistait à utiliser le chantage pour forcer les jeunes, filles et garçons, à devenir des collaborateurs. Tout cela se conjuguait avec un accès toujours plus réduit à l’éducation.
- 35 Pour une analyse d’ensemble de la politique des islamistes pendant la première intifâda, voir R. Ha (...)
54Révolutionnaire du point de vue politique, l’intifâda créa aussi les conditions favorables au développement de groupes socialement et politiquement conservateurs. Les images de jeunes très actifs jouant un rôle important, en particulier celles qui montraient des jeunes femmes marchant dans les rues et portant des paniers remplis de pierres pour nourrir les manifestants, firent naître l’idée que l’intifâda n’avait pas seulement pour objectif de « “se libérer” de l’occupation militaire, mais qu’elle était [aussi] une révolution sociale en soi » [Hiltermann 1991 : 193]. Ces défis fondés sur l’âge et le genre provoquèrent une profonde anxiété au sein des clans patrifocaux (hamâyil). Cette peur se combinait avec le vide politique dû à la faiblesse de la gauche, vide bientôt comblé par la renaissance du système de la hamûla, encouragée par la droite traditionnelle (le Fatah) et la popularité croissante des islamistes [Hilal 1995 : 17]. L’alliance entre le système de la hamûla et les réseaux islamistes se révéla très puissante : les femmes furent obligées d’endosser le hijâb (voile), preuve du triomphe des islamistes, et le mariage précoce devint la norme et non plus l’exception. L’intifâda se trouva ainsi réorientée politiquement et socialement dans la voie prônée par les traditiona-listes et les islamistes35.
55Avant d’assister aux séances du tribunal sharîca de Gaza, j’avais pris l’habitude de lier conversation avec des femmes dans la salle d’attente, laquelle, en été, était pleine de belles adolescentes qui venaient signer leur contrat de mariage. Elles portaient souvent une tenue qui convient aux femmes plus âgées, par exemple des chaussures à hauts talons, et étaient très maquillées. Lorsque la fiancée n’avait pas l’âge minimum exigé (15 ans), sa famille l’habillait comme une fille plus âgée afin de convaincre le qâdî qu’elle était nubile. La plupart des futures mariées avaient entre 14 et 18 ans, et rares étaient celles qui attendaient d’avoir terminé leurs études universitaires pour se marier. Selon un préjugé culturel, les femmes, passé 20 ans, auraient peu de chances de se marier. Les cas rapportés ci- dessous illustrent les différentes raisons qui poussent les filles à se marier à un âge précoce, ou, plus exactement, qui poussent leurs familles à les marier à un âge précoce.
56Une femme de Shijâ‘iyya (quartier pauvre et très peuplé de Gaza) m’expliquait ainsi :
J’ai quatre filles, toutes très belles ; elles ressemblent à des femmes européennes à cause de leur beauté et de leurs cheveux blonds (sic). Leur père vend des légumes. Les deux aînées se sont mariées à l’époque de la première intifâda. Elles avaient 14 et 16 ans. Aujourd’hui j’amène les deux autres pour conclure leur mariage. Elles sont jeunes, elles aussi. Je veux les protéger avant qu’il ne leur arrive malheur. Nous sommes pauvres. Il n’y a même pas de serrure à la porte de notre maison […]
Nous pensions qu’avec la mise en place de l’Autorité palestinienne notre situation s’améliorerait, mais l’Autorité palestinienne n’a rien fait pour nous. Tous les jours on entend dire que tel ou tel bienfaiteur nous a donné des millions de dollars, mais nous ne recevons rien. Cet argent va aux colonels qui viennent de Tunis. Ils vivent à nos dépens […]
Mon fils aîné est très intelligent ; il voulait continuer ses études. Il a fait une demande pour bénéficier d’une bourse universitaire offerte aux étudiants pauvres. Après avoir rempli toutes les formalités administratives, qui sont très longues, nous avons découvert que ceux qui obtiennent ces bourses sont les fils et les filles des riches colonels.
57Une autre femme « analyse » les difficultés quotidiennes des familles comme suit :
Chaque famille a au moins cinq à huit filles. Leurs pères et leurs frères n’ont pas de travail. Qui va les nourrir ? Que peut faire la famille pour les protéger de la faim ? Les parents acceptent tout homme en mesure de les protéger (yustur ‘alyhum). Croyez-moi, si j’avais une fille diplômée de l’université je la donnerais à un homme beaucoup moins éduqué. Je continue à envoyer mes filles à l’école car cela permet [aux hommes] de les voir, ce qui [en retour] augmente leurs chances de se marier […] Notre situation actuelle [deuxième intifâda] est très difficile. C’est pourquoi les gens ne demandent pas un mahr (douaire) important. Parfois ils se mettent d’accord et inscrivent le mahr sur le registre mais ils ne le paient pas parce qu’ils ne peuvent pas. Nous demandons la sutra (protection).
58Au cours de la deuxième intifâda, la pratique du mariage précoce régressa en raison du retrait des forces israéliennes des villes palestiniennes après 1994 et de la création des forces de sécurité palestiniennes qui maintenaient un certain degré d’ordre public. Néanmoins, malgré cette sécurité relative et l’interdiction du mariage avant l’âge de 15 ans (14,7 années solaires), les familles avaient toujours recours au mariage précoce en tant que stratégie de survie.
59En juillet 2002, j’ai eu une discussion avec une femme qui était opposée aux campagnes contre les mariages précoces :
Ceux qui disent qu’ils veulent interdire les mariages précoces ne nous connaissent pas ; ils vivent heureux dans leurs grandes maisons. Ils ont les moyens d’éduquer leurs filles et les envoient dans les universités. Qu’ils échangent leur situation avec la nôtre et ils comprendront pourquoi nous marions nos filles aussi jeunes. J’ai quatre fils plus âgés que ma fille. Les deux aînés ont quitté l’école pour trouver du travail parce que leur père ne travaille plus. Il travaillait en Israël mais il a arrêté depuis le début de l’intifâda [deuxième intifâda]. C’est mon unique fille. Ma maison n’a que deux pièces : une pour prendre les repas, regarder la télévision, faire la cuisine, pour tout faire. La nuit, j’installe des matelas pour que les enfants puissent dormir. La deuxième pièce est pour leur père et moi. J’ai de l’instruction. J’ai terminé le lycée avant de me marier. Je connais le danger qu’il y a à laisser les garçons et les filles dormir dans la même pièce. Maintenant ma fille est bâligh (nubile). Je ne sais pas où la faire dormir. Si je permettais qu’elle dorme dans la même chambre que ses frères, je passerais la nuit à les surveiller. Je suis fatiguée de veiller sur elle, nuit et jour. Je veux qu’un homme prenne soin d’elle.
- 36 L’institution du badal ne doit pas être considérée seulement comme un échange fixe de femmes au sei (...)
60Un autre cas illustre la pratique du badal36 (mariage par « échange » ou « substitution »). Um Kâsim vint un jour avec ses deux filles, âgées de 16 et 17 ans, pour signer leur contrat de mariage. Elles devaient épouser deux frères, et deux de ses fils (de 19 et 20 ans) devaient épouser les deux sœurs des fiancés. Je lui ai demandé pourquoi elle était pressée de marier ses enfants. Elle me répondit :
Nous sommes dans une période de guerre et d’intifâda. Nous n’avons pas de revenus et il n’y a pas d’argent pour leur faire faire des études. Pourquoi est-ce que je les garderais à la maison ? Nous ne paierons rien et ne recevrons rien, mais nos enfants seront protégés. Satan est puissant, seul le mariage peut les protéger de lui.
61Cette vision d’un mariage protecteur, précoce et peu onéreux contraste avec l’exemple suivant. Une réfugiée se présenta au tribunal avec sa fille de 21 ans venue signer son contrat de mariage. Elle me déclara qu’elle avait vendu son or pour permettre à sa fille de devenir diplômée de l’université. Elle me fit savoir à quel point elle était opposée au mariage précoce des filles :
Avant 20 ans les filles sont impulsives et superficielles. Elles ne savent pas comment doit se comporter une femme adulte. Elles ont tendance à revenir chez leurs parents à la moindre contrariété. Les filles devraient étudier et avoir un diplôme (shahâda). C’est la source de leur pouvoir. Je préfère donner une éducation à ma fille plutôt qu’à mon fils. Finalement les fils peuvent faire n’importe quel travail, ils peuvent aller en Israël, alors que les filles doivent avoir un travail respecté.
62Ces propos peuvent laisser penser que seules les familles pauvres pratiquent le mariage précoce. Or ce n’est pas le cas, comme le montrent les trois témoignages suivants. Une femme médecin de 45 ans avait provoqué la stupéfaction de ses collègues en mariant sa fille de 16 ans à un homme riche de 35 ans. Cette mère prétendait que cet homme offrirait à sa fille une vie meilleure que celle qu’elle aurait si elle continuait ses études. Son expérience de femme ayant une activité professionnelle et assumant aussi le travail domestique avait influencé sa décision :
Je ne peux pratiquement jamais me reposer. Je travaille comme une machine, allant de l’hôpital à ma clinique, puis de nouveau à la maison. Qu’est-ce que j’ai gagné avec mon diplôme de médecine ? Il n’a pas amélioré ma vie, il l’a plutôt rendue plus épuisante. À la fin de la journée une femme est une femme, qu’elle ait ou non un diplôme. Alors que j’ai dû lutter sur plusieurs fronts, ma fille aura une vie confortable.
63Un journaliste qui avait participé en 1998 à la campagne des femmes contre l’interdiction du mariage précoce vint au tribunal pour marier sa fille adolescente. Le qâdî refusa de donner son autorisation parce qu’elle n’avait pas l’âge réglementaire. Il fallait qu’elle attende trois mois supplémentaires. Le qâdî discuta avec le père :
Pourquoi voulez-vous aujourd’hui marier votre fille alors qu’il y a quelques années vous faisiez campagne contre le mariage précoce ?
64Le père répondit :
C’était mon travail, mais c’est ma fille. Je veux la protéger. Il n’existe pas de meilleure protection que le mariage.
65Um Abdulhâdi, membre d’un parti politique laïc et d’un groupe militant pour l’interdiction du mariage précoce, avait marié à des cousins sa fille de 16 ans et son fils de 19 ans. Um Abdulhâdi était de Bayt Hanûn, un village situé dans le nord de la bande de Gaza. Les habitants de ce village étaient en majorité des propriétaires terriens habitués à marier leurs enfants à des parents proches. La raison invoquée pour agir de la sorte était que le mariage entre agnats conservait la terre au sein de la famille. Le mariage à l’intérieur du groupe de parenté était aussi très efficace pour maintenir des contacts et des alliances entre lignages. Certains informateurs m’ont confirmé qu’aucune personne qui n’était pas de Bayt Hanûn n’avait jamais pénétré leur réseau de parenté.
66Comme on le voit dans ces exemples, la pratique du mariage précoce est soumise à des variables telles que la situation politique, l’éducation, la localité, le statut de réfugié et la par-ticipation au marché du travail. Toutefois, il est possible de repérer plusieurs tendances. Premièrement, quand les filles sont exclues de l’enseignement secondaire, elles sont plus exposées au mariage précoce [Sayigh 1984 : 289]. Deuxièmement, la fréquence du mariage précoce des filles augmente lorsque les fils, eux aussi, se marient très jeunes. Troisièmement, alors que ces contraintes structurelles entraînent presque toujours les mêmes réactions pour ce qui est du mariage des filles, les facteurs économiques ne parviennent pas à rendre compte de la richesse des expériences personnelles, des comportements émotionnels, des métaphores politiques ou des revendications d’ordre moral. Les critères économiques auxquels on avait recours pour décrire les familles qui avaient « bonne réputation » étaient souvent les mêmes que ceux qui servaient à dé-finir un bon mari. Au contraire, l’expérience d’une indépendance économique pouvait conduire à des désillusions quant au statut de la femme éduquée. Comme le disait cette femme médecin :
[…] une femme est une femme, qu’elle ait ou non un diplôme.
67Les cas que nous venons de présenter font apparaître avec clarté que les analyses qui ne retiennent qu’une seule cause pour expliquer le mariage précoce pèchent par excès de généralisation et, par là même, masquent des aspects, catégories, relations et motivations significatifs. Les gens ont toute une série de raisons qui les amènent à opter pour un mariage précoce. Saisir cette complexité exige une approche nouvelle qui prenne en compte les ambivalences et les contradictions, et les analyse en profondeur. Ce qui demande de se pencher attentivement sur le point de vue de chaque personne et sur la manière dont tel ou tel facteur influence sa décision à un moment particulier puis cesse d’être pertinent à un autre moment. Dans cette partie, je tenterai de faire la synthèse de toutes ces données empiriques en croisant les éléments qui relèvent de l’histoire, de l’économie, de la politique et du droit.
68On prétend souvent qu’un taux d’alphabétisation élevé contribue à retarder le mariage et que le mariage précoce serait moins fréquent dans les communautés plus alphabétisées. On croit également que l’alphabétisation a une influence indirecte sur le taux de fécondité : lorsque le taux d’alphabétisation est élevé, l’âge au mariage augmente et la fécondité diminue. Les facteurs économiques sont également invoqués dans le débat. Comme l’a montré J.C. Caldwell [1993, cité par Khawaja 2000 : 344], la modernisation n’est pas toujours un élément suffisant pour inciter à avoir une famille réduite. Ce qui est nécessaire, c’est le remplacement d’une économie de subsistance par une économie domestique monétarisée, processus qui doit être en harmonie avec l’éducation et l’emploi.
- 37 The Demographic Survey of the West Bank and Gaza Strip. Gaza, Ministry of Planning and Internationa (...)
- 38 Ibid.
69Quand on applique ces critères à la bande de Gaza, on observe un niveau impressionnant d’éducation, en particulier chez les filles. Si on les compare aux femmes palestiniennes de Cisjordanie, les femmes gazaouies, comme l’indique le PCBS37, sont plus instruites : 78,3 % d’entre elles savent lire et écrire contre 75,3 % de Cisjordaniennes. Pourtant, le taux de fécondité des premières est, encore aujourd’hui, sensiblement supérieur à celui des secondes, soit 7,44 % et 5,61 %38. L’urbanisation et la monétarisation sont en cours, bien qu’imposées « de l’extérieur » et non fondées sur une industrialisation véritablement endogène. Malgré leur haut niveau d’éducation, les femmes gazaouies ont encore du mal à accéder à l’emploi salarié. Elles se marient très tôt et ont beaucoup d’enfants.
70À partir de ces observations, S. Roy [1995] propose une explication : le paradoxe de Gaza relèverait des distorsions structurelles de son marché du travail. Le fait d’avoir un haut niveau d’éducation (pour les hommes comme pour les femmes) n’a pas offert de meilleures opportunités de travail pour les nouvelles générations nées et scolarisées sous l’occupation israélienne. C’est particulièrement vrai dans les années qui ont suivi la première intifâda, et la situation s’est encore aggravée après la mise en place de l’Autorité palestinienne. Selon I. Jad et al. [2000 : 153], un ensemble de facteurs liés « à l’absence de sécurité sociale, à la crise politique et à un marché du travail extrêmement réduit et fondé sur les rapports de genre ont puissamment contribué à maintenir un taux de fécondité élevé ». Néanmoins, cette approche ne semble pas adéquate pour expliquer la persistance du phénomène du mariage précoce et du taux élevé de fécondité. Si on le compare à celui d’autres pays arabes, le taux de chômage s’accompagne d’un haut niveau d’éducation chez les jeunes sans que cela entraîne un abaissement de l’âge au mariage ou une hausse du taux de fécondité. Au contraire, en Égypte, au Maroc et au Liban, l’âge au mariage a augmenté depuis une génération au point d’atteindre un niveau considéré par certains analystes comme problématique du point de vue démographique [Fargues 2000 : 144-146, 298].
71La relation entre l’éducation et la pratique du mariage précoce se comprend mieux, à mon sens, à la lumière des caractéristiques démographiques et de la trajectoire historique de la bande de Gaza. Comme on l’a vu plus haut, Gaza est en majorité peuplée de réfugiés, et plus de la moitié d’entre eux vivent encore dans des camps. Dans les camps, l’UNRWA fait de la scolarisation des enfants une condition pour bénéficier de l’assistance médicale et autres avantages. L’organisation encourage ainsi les familles à avoir beaucoup d’enfants sans se préoccuper de la réalité de leur situation fi- nancière. Cette obligation de scolarité associe l’éducation aux besoins immédiats des familles au lieu d’en faire un objectif stratégique. C’est seulement quand l’éducation fut perçue comme un atout en termes de mobilité pour partir travailler dans le Golfe (dans les années soixante et soixante-dix) qu’elle revêtit un caractère stratégique. Mais, dans les années quatre-vingt-dix, quand des centaines de diplômés de l’université ne parvinrent pas à trouver un emploi, y compris sur le marché du travail israélien, l’éducation devint un fardeau pour des familles surchargées d’enfants.
72Le mariage précoce, la rareté des opportunités de travail, un bas niveau d’éducation, une forte croissance démographique et un taux de fécondité élevé amènent les chercheurs à se demander quel élément a priorité sur les autres. Le boom démographique a créé une situation dans laquelle 95 % des enfants gazaouis sont scolarisés. Cela a entraîné une augmentation de 47 % des inscriptions entre 1990 et 2000 [Roy 1995 : 278] allant de pair avec des conditions de travail difficiles, à savoir 35 à 45 élèves par classe, deux classes se succédant par salle dans la même journée, conditions auxquelles s’ajoutent un manque de formation professionnelle ainsi que des phénomènes de violence à l’intérieur de l’école [Chatty 2001]. Le problème s’est aggravé du fait que le nombre des bacheliers dépasse de beaucoup la capacité d’absorption des établissements postsecondaires à Gaza [ibid.]. Si on replace ces facteurs dans un contexte de difficultés économiques persistantes et d’instabilité politique où la maternité l’emporte sur le célibat, le tableau s’éclaire.
73Le mariage précoce de filles supposées prêtes à entrer sur le marché du travail a pour conséquence une fécondité élevée. Une fois que les femmes sont impliquées dans la dynamique du mariage et doivent prouver leur féminité en ayant une nombreuse famille, le bénéfice procuré par l’entrée sur le marché du travail (lorsque c’est possible) ne couvre pas les dépenses correspondantes.
- 39 Une autre étude [Fargues 1994 : 19] montre que la diminution du taux de fécondité dans les pays ara (...)
74L’absence de secteur public à Gaza pendant les années d’occupation a contribué à cette situation. L’UNRWA agissait en tant qu’« agence pour la survie et l’emploi » mais ne pouvait évidemment pas employer des diplômés de plus en plus nombreux. J’insiste sur ce point car, dans les pays développés, le secteur public est favorable aux femmes en ce qui concerne les heures de travail et les services offerts aux enfants. Cet aspect a été étudié par R. Assaad et S. Zouari [2003] qui ont cherché à comprendre l’interdépendance de trois facteurs essentiels : la fécondité, l’âge au mariage et le travail salarié des femmes. Ces auteurs ont constaté qu’au Maroc le mariage en soi ne réduit pas de façon significative la participation des femmes au marché du travail. C’est l’arrivée des enfants, peu après le mariage, qui est déterminante. Par exemple, le fait d’être mariées et d’avoir des enfants de moins de 6 ans conduit certaines femmes à accepter des emplois sans protection sociale. À cet égard, le secteur privé est moins avantageux que le secteur public qui offre des services de garde des enfants et où les mères travaillent en général moins d’heures. À Gaza, les femmes préfèrent devenir enseignantes car la journée de travail est plus courte et qu’elles ont des vacances l’été. Ainsi choisissent-elles l’enseignement, non seulement en raison de la tolérance culturelle de cette profession (considérée comme une extension de leur statut de femme, comme le soutiennent certaines féministes) mais aussi en raison des bénéfices « invisibles » qu’elle procure et de sa compatibilité avec la maternité39.
75La sanction de la loi islamique intervient également dans le débat sur le mariage précoce. Alors qu’on a fixé l’âge au mariage à 17 ans pour les filles et 18 ans pour les garçons, le juge peut approuver le mariage d’une femme qui a moins de 17 ans : donc, objecte-t-on, le droit islamique relatif à la famille comporte des pratiques particulières (et dangereuses). Pour combattre le phénomène du mariage précoce, un changement de la loi est proposé comme la thérapie la meilleure et la plus efficace.
- 40 Cf. A. Moors, « Family, State and Civil Society in Muslim Communities »…
76Cette revendication, je le répète, demande plus ample examen. Les données historiques et statistiques présentées plus haut montrent que, tout au long du siècle dernier, l’âge au mariage en Palestine a connu une augmentation progressive (avec d’importantes fluctuations) sans que la lettre de la loi ait été modifiée40. Par conséquent, il est plus intéressant de chercher du côté d’autres facteurs tels que ceux qui sont liés à la situation socioéconomique réelle des personnes. L’urbanisation, l’éducation et l’emploi ont plus d’impact que la loi pour supprimer la pratique du mariage précoce. De plus, nous devons nous demander dans quelle mesure les possibilités d’éducation et d’emploi offertes aux femmes augmentent leur capacité à décider de leur mariage. Ces éléments sont, jusqu’à un certain point, liés au remplacement de la famille étendue par la famille nucléaire « moderne ». Le mari et la femme en tant qu’individus ont davantage leur mot à dire en ce qui concerne leur vie lorsqu’ils sont « spatialement » séparés de leur famille immédiate. Soulignons que la loi islamique n’est mise en avant que dans le cas où certaines pratiques (dont le mariage précoce) ont besoin d’être justifiées religieusement et légitimées politiquement (comme pendant la première intifâda). En outre, dans les pays où s’applique la loi islamique, l’âge légal au mariage varie en fonction de la politique sociale de l’État. Ainsi, l’âge au mariage aura été, de façon récurrente, un sujet de négociation entre groupes politiques plus qu’il n’aura exprimé les convictions religieuses des individus.
77Mais, plus essentielle pour notre analyse, est la signification des normes et des perceptions sociales. Il faudrait se demander comment les Gazaouis perçoivent « la femme » et quelle est pour eux la taille idéale de la famille. Le statut de femme mariée et le fait d’avoir le plus d’enfants possibles (de préférence des fils) sont considérés par la société comme deux qualités liées et valorisées. Les familles font donc tout ce qu’elles peuvent pour éviter que les filles arrivent à l’âge crucial de 20 ans sans être mariées : M. Gali [1999] montre qu’à Gaza 41 % des femmes se marient entre 12 et 17 ans.
78Les attitudes, les perceptions, le pouvoir différentiel des hommes et des femmes qui entrent dans l’institution du mariage sont autant d’éléments interdépendants qui influent sur la décision de conclure une union précoce. Refuser de se conformer aux désirs de la famille (s’agissant, entre autres, du mariage précoce) coûte cher. À l’adolescence, les femmes (et les hommes) sont vulnérables lorsque les décisions relatives à leur mariage sont discutées par leurs parents. Ils sont dépendants (à l’extrême, dans le cas des femmes) de ces derniers pour ce qui est de leur sécurité, de leur statut et de leur bien-être [Chatty 2001]. Cela ne veut pas dire que le mariage forcé soit la norme, mais cela souligne l’absence de soutien institutionnel pour des individus amenés à rationaliser leur dépendance vis-à-vis des réseaux sociaux et des relations de parenté.
79La spécificité de la situation des Gazaouis exige, par ailleurs, que soit prise en compte la promiscuité physique et sociale. La densité de la population à Gaza dépasse 12 000 habitants par km2, atteignant 50 900 habitants par km2 dans les camps de réfugiés (alors qu’elle est de 80 habitants par km2 en Israël) [Roy 1995 : 15]. Aussi cette densité est-elle quinze fois supérieure à celle de la Cisjordanie [ibid. : 23]. Contrairement à la plupart des réfugiés cisjordaniens qui se sont progressivement installés dans les villages et dans les villes, les réfugiés gazaouis – cinquante ans après la Nakba – vivent encore dans des camps. Certains de ces camps sont plus grands que les principales villes de Cisjordanie [ibid.]. Ne disposant que de laissez-passer et non de passeports, les Gazaouis ne peuvent pas émigrer aussi aisément que leurs homologues de Cisjordanie, reconnus comme citoyens jordaniens et détenteurs de passeports [Hovdenak 1997 : 28]. À la densité physique qui prévaut à Gaza s’ajoute la promiscuité parentale et, plus généralement, sociale (voir le cas d’Um Abdulhâdi).
- 41 The Demographic Survey of the West Bank and Gaza Strip. Gaza, Ministry of Planning and Internationa (...)
- 42 Cette intériorisation opère dans les deux sens : la loi islamique s’adapte aux pratiques des indivi (...)
80La population de Gaza se compose d’une majorité de réfugiés et d’une minorité de Gazaouis de souche, à laquelle s’ajoute une petite communauté de Bédouins. Les intermariages entre ces groupes étaient rares dans les premières années de la hijra. Mais cette situation s’est peu à peu modifiée au cours des dernières décennies : alors que les hommes réfugiés se marient rarement avec des femmes non réfugiées, les femmes réfugiées se marient fréquemment avec des hommes non réfugiés41. Cela signifie que les femmes réfugiées sont socialement plus mobiles que les hommes réfugiés. Mais cela peut également signifier une intériorisation inconsciente de la notion islamique de kafâ’a, selon laquelle les femmes doivent épouser des hommes ayant un statut social au moins équivalent au leur42.
81Dans son étude sur les mariages dans le camp de Bureij, D. Tuastad [1997 : 108] note que les mariages entre réfugiés et non-réfugiés sont rares. Dans son échantillon, seuls 7,6 % des réfugiés ont épousé des non-réfugiés. Parmi eux, 5 % se sont mariés avec des Arabes palestiniens (venant des pays arabes voisins) et 1,9 % se sont mariés avec des non-réfugiés de Gaza. Ce phénomène tient, comme le confirment les informateurs de D. Tuastad, au refus des non- réfugiés d’épouser des réfugiés, et non le contraire. Les réfugiés pensent que les Gazaouis de souche ne veulent pas que leurs terres tombent entre leurs mains, ce qui les incite à éviter les intermariages.
82Ce n’est pas le seul sujet sur lequel les gens expriment leurs différences. Parmi les réfugiés, les personnes d’origine paysanne se marient rarement avec ceux et celles qui ont fui les villes à partir de 1948. Les madanî (ex-habitants de la ville de Jaffa ainsi que leurs descendants) sont plus éduqués et ont plus d’expérience dans le commerce que les gens qui ont quitté leurs villages pour venir à Gaza. Après la Nakba, les premiers ont été recrutés par l’UNRWA pour s’occuper des activités locales de cette organisation. Ils ont fini par contrôler toutes les activités commerciales du camp. Ainsi, le mariage d’un fellah (paysan) avec un madanî représente une ascension sociale (hypergamie) pour le premier et une perte de statut (hypogamie) pour le second. Le moyen de dépasser cette hiérarchie est d’acquérir une meilleure éducation ou de s’engager dans l’activisme politique [Tuastad 1997 : 110].
- 43 Les familles comprennent en moyenne 7,8 personnes à Gaza et 6,6 personnes en Cisjordanie. Cf. I. Ro (...)
83Le manque d’espace a, semble-t-il, contraint la plupart des fils nouvellement mariés à continuer à vivre dans leur famille d’origine. En fait, la taille de l’unité domestique gazaouie est la plus grande du monde [Zureik 2003 : 623]43. Les Gazaouis ont inventé un « mode de résidence transitionnel » qui n’est pas totalement conforme à la structure de la famille étendue mais n’est pas non plus un exemple d’émergence de la famille nucléaire indépendante. Tous les membres de la « famille transitionnelle » vivent dans une même maison où les parents occupent en général le rez-de-chaussée et où les fils construisent leur propre appartement dans les étages supérieurs. La situation économique de la famille joue un rôle important dans la définition des conditions de logement. Les pressions exercées par les familles pour que leurs filles habitent dans un appartement séparé ont conduit la plupart d’entre elles à prétendre qu’elle pouvaient s’offrir un appartement à part alors qu’en réalité il ne s’agit que d’une chambre située à un étage supérieur, qui n’est utilisée que la nuit. Les activités quotidiennes, qui comprennent la préparation et la prise des repas, continuent à avoir lieu dans l’appartement des parents. De tels arrangements (un couple qui n’est pas totalement séparé de la famille mais qui n’en fait pas non plus totalement partie) correspondent à une période de transition dans la vie des époux. La nouvelle mariée lutte toujours pour son autonomie en termes d’espace et de prise de décisions. À cet égard, sa stratégie la plus efficace consiste à agrandir sa propre famille en donnant naissance à de nombreux enfants, situation qui justifie ses revendications d’indépendance.
84Le lien qui unit les membres de la famille est encore renforcé par le fait qu’aucun emploi, aucun réseau de relations ne sont possibles sans l’aide des membres de la famille et des parents (peu importe que l’on appelle cela wasta, « piston », ou que l’on appelle cela « avoir des relations »). La récente détérioration du marché du travail depuis 2000, que ce soit en Israël ou dans la bande de Gaza, a obligé nombre de familles à assumer le fardeau économique des fils mariés sans travail. Cette dépendance affecte le pouvoir de négociation du fils et de sa femme vis-à-vis de la famille de celui-ci et, du même coup, l’ensemble des relations entre le marié et sa propre famille, le marié et sa femme, le marié et la famille de sa femme. Cette observation peut fournir des indices concernant la dynamique de négociation au sein des couples et permet d’appréhender les tensions qui débouchent sur un taux élevé de divorces chez les jeunes couples mariés [Shehada 2005].
85Alors que Gaza est considérée par bon nombre de chercheurs et d’hommes politiques comme un objet d’étude indifférencié, comme un appendice de la Cisjordanie où vivent les plus pauvres, les isolés, les oubliés [Roy 1995], des statistiques plus sophistiquées font apparaître des variations qui méritent attention. Ainsi, M. Gali [1999] montre que l’âge moyen au mariage dans le centre et le sud de Gaza est plus élevé que dans le nord. D’autres variations sont manifestes dans le nord lui-même entre réfugiés et autochtones. Les Gazaouis de souche (principalement des paysans) pratiquent le mariage précoce plus souvent que les réfugiés (voir le cas d’Um Abdulhâdi). Cependant, dans le sud, les réfugiés ont la plus faible moyenne d’âge au mariage comparée à celle des ruraux et des habitants des villes.
86Bien que prédominante à Gaza, la pratique du mariage précoce présente des variations selon les communautés pour ce qui est du choix de l’époux par la famille de la fille. M. Gali [ibid.] indique que 43 % de son échantillon de femmes gazaouies ont épousé des hommes de leur parenté. Toutefois, cette pratique est moins fréquente dans les districts sud de la bande de Gaza (Rafah et Khan Yunis) que dans le nord et le centre [ibid. : 34].
87Il ressort de ces statistiques que certaines communautés pratiquent le mariage précoce plus fréquemment et de manière plus suivie que d’autres, élément qui vient compliquer l’analyse et rend toute généralisation à propos de Gaza moins pertinente que l’observation des représentations et des pratiques singulières.
88Pour conclure, je voudrais souligner que les spécificités sociologiques de la bande de Gaza ayant trait au phénomène du mariage précoce – un espace réduit, un taux de fécondité élevé, un faible taux de mortalité et d’émigration, un nombre important de réfugiés, la rareté de la terre et la densité démographique extrême dans les camps de réfugiés, la tolérance et les adaptations du droit islamique de la famille – se révèlent toutes significatives. Le clivage entre réfugiés et autochtones tolère peu d’intermariages. La prédominance des jeunes dans la pyramide des âges ; la baisse de revenus des familles ; l’absence de liberté de mouvement ; l’augmentation du chômage ; de nouveaux modes de résidence ; la persistance de l’ancienne tradition du badal (mariage par « échange ») et un fort taux de consanguinité : tous ces éléments renforcent les valeurs associées à la famille étendue et favorisent une intense solidarité parentale encouragée par une forte concentration spatiale. Ils montrent aussi que la famille nucléaire ne s’impose pas (en termes de valeurs et de modes de résidence) comme dans d’au-tres pays arabes en raison du développement de l’éducation et d’une urbanisation intensive.
89Les fluctuations de l’âge au premier mariage selon les communautés, l’époque et le lieu, même lorsqu’on les analyse dans un petit territoire comme la bande de Gaza, s’expliquent par l’influence combinée des conditions de vie, du type d’éducation, du statut socioéconomique et de la conjoncture politique. La rapidité de ces variations ne peut être attestée que grâce à l’observation ethnographique dans la mesure où les données quantitatives des tribunaux et des notaires sont souvent contradictoires. Et ce, notamment, du fait de la falsification des documents à laquelle procèdent soit les familles qui souhaitent marier leur fille au plus tôt, soit les notaires matrimoniaux qui se conforment à la volonté des familles, soit encore des parents qui cherchent à surmonter des difficultés économiques. Toutes ces contingences nous incitent à interpréter la documentation écrite avec la plus grande réserve. Les statistiques suggèrent, toutefois, que, dans certaines communautés, la pratique du mariage précoce est plus fréquente et persistante que dans d’autres.
90En définitive, cette pratique reflète l’absence de systèmes d’aide alternatifs pour les individus et les familles. Tant que ces conditions ne changeront pas radicalement, l’âge au mariage aura tendance à baisser et le taux de fécondité restera le plus élevé de la région.
91Traduit de l’anglais par Marie-Claire Beauregardt