- 1 À l’instar de P. Merlin et F. Choay [1988 : 502], j’entends par « planification urbaine », l’« ense (...)
1L’ambition de cet article est double : il s’agit, d’une part, d’observer les pouvoirs d’aménagement urbain dont les autorités locales palestiniennes bénéficient pour « modeler » leur territoire ; d’autre part et surtout, de mettre en lumière les modes d’intervention des Israéliens dans la gestion courante des affaires municipales, afin de déterminer si ces derniers constituent, ou non, une entité politique en concurrence avec l’Autorité palestinienne. Dans cette optique, je m’intéresserai à un domaine d’action privilégié des municipalités durant la période d’Oslo, à savoir la planification urbaine1, et, plus précisément, je me pencherai sur la délivrance des permis de construire ainsi que sur la réalisation des plans d’urbanisme.
- 2 Sur le sujet, A. Coon [1992], urbaniste et ingénieur civil anglais, a recoupé de nombreuses données (...)
- 3 D’après A. Coon [1992 : 168], le nombre de colonies a augmenté de 1 600 % en quinze ans (1973-1988)
2Plusieurs raisons président à ce choix qu’on pourrait trouver restreint. Tout d’abord, il m’a semblé opportun de m’arrêter sur les politiques de planification urbaine parce que celles-ci ont été utilisées, dans le passé, par les autorités israéliennes d’occupation, comme un instrument, particulièrement efficace, d’affaiblissement des pouvoirs locaux et, plus largement, de contrôle des populations et de conquête des territoires. À partir de 1967, en effet, le conflit entre Palestiniens et Israéliens porte essentiellement sur la terre et sur la légitimité des uns et des autres à y exercer une quelconque influence ou domination. Dès lors, établir des plans d’occupation des sols et délivrer des permis de construire constitue un véritable enjeu2. Dans les premières années de l’occupation, les autorités israéliennes bouleversent radicalement le cadre juridique et administratif de l’urbanisme. Toute une série d’ordres militaires encadre la production de l’espace ; parmi les premiers et les plus importants, l’ordre n° 418, adopté en 1971, modifie les pouvoirs, le statut et la composition de l’ensemble des instances de planification jusque-là compétentes, en amendant la loi jordanienne n° 79 de 1966 relative à la construction et à l’urbanisme dans les villes et les villages palestiniens. D’autres suivent dans le même sens, enclenchant un double processus de centralisation des pouvoirs au profit de l’administration civile israélienne et de « dépalestinisation » des autorités décisionnelles. Entre 1967 et 1993, la mainmise de l’État d’Israël sur les plans d’urbanisme et sur la délivrance des permis de construire a ainsi eu pour conséquence, non seulement de limiter les activités de construction palestiniennes mais aussi de favoriser l’expansion des colonies en Cisjordanie et dans la bande de Gaza3.
- 4 Cf. appendice I de l’annexe III de l’accord intérimaire israélo-palestinien de 1995.
- 5 Dans l’attente d’une législation proprement palestinienne, la loi jordanienne n° 79 de 1966 (« loi (...)
- 6 C’est le cas, également, de certains Palestiniens « de l’intérieur ».
3J’ai délibérément mis l’accent sur un domaine d’action qui, en vertu des accords d’Oslo, a été transféré de l’administration civile israélienne à l’Autorité palestinienne. L’accord intérimaire israélo-palestinien sur la Cisjordanie et la bande de Gaza du 28 septembre 1995 statue, de fait, que le gouvernement local (article 24) et l’aménagement urbain (article 27)4 relèvent du nouveau régime de l’« autonomie ». L’article 27 détaille les responsabilités qui échoient aux Palestiniens en matière d’urbanisme : délivrance des permis de construire ; contrôle de l’activité de construction ; préparation, amendement et abrogation des principaux documents d’urbanisme (schémas directeurs en particulier). Compte tenu de l’héritage historique, ces responsabilités représentent, pour les Palestiniens, une donnée politique de premier ordre. La loi palestinienne sur la vie locale (1997) attribue le domaine de l’aménagement urbain aux municipalités sans préciser cependant les compétences qui leur incombent réellement5. L’importance de ce domaine de l’action municipale a été accentuée par l’« explosion » démographique et urbaine concomitante du processus de paix. La majorité des cadres de l’OLP sont, en effet, venus s’installer dans les Territoires palestiniens après la signature des accords d’Oslo – suivant en cela Yasser Arafat dans ses choix politiques et territoriaux –, et, parallèlement, de nombreux Palestiniens de la diaspora sont, individuellement, venus travailler à la construction et au développement économique de l’État de Palestine. Cet afflux soudain de population en Cisjordanie et dans la bande de Gaza a contribué à faire de l’aménagement des espaces urbains un enjeu majeur. Il est vrai que, pour beaucoup, les nouveaux venus investissent une partie de leur fortune dans des projets immobiliers, des activités de loisirs (hôtels de luxe, piscines, malls, salles de fitness, etc.), des entreprises commerciales ou encore dans l’habitat privatif6. Par ailleurs, l’espoir de la prospérité et de la paix à venir, combiné à la frustration de n’avoir pu bâtir pendant les années de guerre, suscite, à partir de 1994, une forte pression foncière dans les Territoires. La « (re)mise en ordre » de la cité est devenue la pierre angulaire du rôle imparti aux édiles locaux.
4Enfin, la planification urbaine est, par excellence, une activité éminemment technique. Or, dans un pays où la langue de bois des hommes de l’appareil et la tradition du « secret » des chiffres rendent toute recherche empirique difficile, et où, d’ordinaire, les méthodes de direction et de gestion ne brillent pas par leur transparence, une entrée par l’urbain permet de saisir, bien au-delà des mots, les luttes politiques en acte. Les données analysées ici ont ainsi été largement collectées au cours d’entretiens réalisés avec des « techniciens » de la ville, qu’ils soient ingénieurs, architectes ou urbanistes, d’une part, enseignants, praticiens dans une localité, un ministère, un cabinet d’expertise ou au sein du syndicat des ingénieurs, d’autre part.
5D’emblée, l’État d’Israël est apparu comme un acteur déterminant, pour ne pas dire indispensable, du processus décisionnel local. Aussi ce travail de terrain a-t-il révélé les symptômes d’un phénomène de marginalisation des municipalités et des acteurs municipaux, que l’on songe au non-contrôle du développement sporadique des agglomérations palestiniennes ou au mitage des espaces ruraux. Pourtant, le redéploiement de l’armée israélienne hors des principales agglomérations palestiniennes ainsi que le transfert des compétences civiles à l’Autorité palestinienne m’avaient incitée à écarter initialement l’ancien occupant du jeu politique interne. Comment, dès lors, expliquer son poids toujours prégnant dans le secteur de la planification urbaine ?
- 7 Durant la période d’Oslo, les maires et conseillers municipaux n’ont pas été élus, mais nommés, par (...)
6Dans les propos qui suivent, l’accent sera mis sur les espaces et les modes d’exercice de la domination israélienne. Cette option présente l’inconvénient de laisser de côté les enjeux de pouvoir particulièrement forts que les politiques d’aménagement urbain font émerger entre les différents acteurs, et qui opposent les maires aux gouverneurs de district ou encore les conseillers municipaux entre eux7. A contrario, cela devrait nous permettre de mieux cerner les interférences israéliennes dans les actions de planification urbaine engagées par les acteurs municipaux sur les territoires de la Palestine d’Oslo.
7Dans un premier temps, je décrirai des exemples concrets de contrôle, par Israël, des politiques municipales d’aménagement des lieux de vie palestiniens. Le choix d’une approche descriptive n’a, ici, rien d’anodin : il cherche à pallier le manque d’intérêt que les organes de presse, mais aussi la communauté scientifique internationale, ont manifesté vis-à-vis des répercussions pratiques, sur les populations, des accords d’Oslo, attachés qu’ils étaient à traiter de l’agenda diplomatique et donc des questions liées à l’« avancement » et/ou aux « blocages » du processus de paix. Écrire sur les procédures à suivre pour construire une habitation amène à évoquer les interactions qui se nouent, au quotidien, entre les représentants politiques locaux des Palestiniens et les autorités civiles et militaires israéliennes.
8Dans un second temps, j’analyserai les modalités d’intervention de l’État d’Israël dans le processus décisionnel local, et ce par le truchement de la Commission israélo- palestinienne de coopération et coordination pour les affaires civiles (CAC) et de la procédure dite des « autorisations préalables ». L’objectif consistera à dégager les pratiques qui, dans le rapport asymétrique que l’État d’Israël entretient à l’égard des acteurs de la vie politique locale palestinienne, empruntent aux modes de domination passés, mais aussi celles, nouvelles et/ou (ré)actualisées, qui, dans le contexte des accords d’Oslo, jouent, ou non, en faveur d’une modification du statu quo ante.
- 8 Certains éléments énoncés dans ce paragraphe ont déjà été traités dans un article paru antérieureme (...)
- 9 Pour les relations de pouvoir dominant/dominé activées aux checkpoints, nous renvoyons à la « socio (...)
9Les villes et les villages de Cisjordanie et, dans une moindre mesure, de la bande de Gaza sont touchés de près par la fragmentation territoriale issue des accords d’Oslo. Les zones A et B d’autonomie, qui regroupent la majeure partie de la population palestinienne, sont exiguës et discontinues ; elles constituent, en quelque sorte, des enclaves dans des espaces plus larges, les zones C, sur lesquels l’État d’Israël garde le contrôle territorial et politique. Pour les habitants des Territoires, le zonage d’Oslo a tendance à réduire leur espace à celui de leur cité de résidence, chaque localité étant délimitée par des barrages militaires israéliens qui matérialisent le passage d’une zone d’autonomie palestinienne à une zone C9. En outre, il créé des frontières internes, bien réelles, dans les localités palestiniennes, qui, certes, sont moins visibles que les checkpoints mais engendrent néanmoins des distinctions relatives à l’exercice des prérogatives. L’étude des modalités d’application des politiques de planification urbaine permet précisément de faire ressortir les discriminations existant entre les populations urbaines palestiniennes et les populations urbaines israéliennes installées en Cisjordanie ainsi qu’entre les zones urbaines placées sous le régime de l’autonomie palestinienne et les zones rurales qui demeurent sous le contrôle d’Israël.
10À partir de la signature des accords d’Oslo, les municipalités palestiniennes sont, légalement, les autorités responsables de l’aménagement des villes proclamées « autonomes » en Cisjordanie. Toutefois, le plus souvent, elles ne maîtrisent pas la totalité de leurs espaces de juridiction. En effet, les zonages d’Oslo ne recoupent pas exactement les limites administratives municipales : les villes classées zone A ont toutes une partie de leurs terres classées zone C (et certaines parcelles peuvent être aussi classées zone B !).
- 10 Je n’ai pas pu obtenir de chiffres de la municipalité de Bethléem dans laquelle la zone C est relat (...)
- 11 « Protocole d’accord sur le redéploiement dans la ville d’Hébron, 17 janvier 1997 », Paris, Service (...)
- 12 La zone H-2, qui correspond à 20 % du territoire municipal de la ville d’Hébron, abrite 400 colons (...)
11C’est le cas, entre autres, de l’entrée nord de Bethléem jusqu’à la tombe de Rachel ; des collines surplombant la ville de Naplouse et de quelques îlots au centre de cette ville autour de la tombe de Joseph ; de certaines parcelles de Massioun, quartier neuf de Ramallah habité par des populations aisées, ainsi qu’à la sortie nord de cette ville, à hauteur de l’hôtel City Inn, de la route de contournement menant à la colonie de Bet El. Les superficies concernées sont généralement peu étendues10 et parfois discontinues. Hébron se distingue cependant des autres agglomérations : dans cette localité du sud de la Cisjordanie, l’armée israélienne s’est redéployée plus tardivement que dans les autres, en raison de la présence, en son sein et dans ses proches alentours, de colonies de peuplement israéliennes. À la suite du protocole de janvier 199711, l’espace municipal de la ville a été divisé en deux : la zone H-1 (qui comprend les quartiers périphériques de la ville et correspond à 80 % de l’espace municipal) a été transférée aux Palestiniens qui y détiennent des pouvoirs civils et de police ; la zone H-2 (qui correspond au centre-ville et inclut le marché central ainsi que quatre petites colonies12 demeure, quant à elle, israélienne, du moins pour les questions d’ordre public et de sécurité. Mais, comme le font remarquer Franck Debié et Sylvie Fouet [2001], la zone d’autonomie palestinienne ne peut pas être, ici, totalement assimilée à une zone A : l’État hébreu se réserve, en effet, le droit d’intervenir pour assurer la sécurité des Israéliens qui y résident ou y circulent ; des unités de police mobiles israélo-palestiniennes ont donc été créées à cette fin. De son côté, la zone israélienne ne peut pas être assimilée à une zone C classique dans la mesure où elle comprend une population palestinienne nombreuse et très largement majoritaire ; elle ne peut pas davantage être considérée comme une zone B car une population israélienne y réside.
- 13 École religieuse hébraïque dans laquelle est enseigné le talmud.
- 14 L’article 2 du protocole concernant le redéploiement à Hébron stipule en effet : « La police palest (...)
12C’est à Hébron, en raison de la proximité des lieux d’habitation des deux communautés – palestinienne/israélienne – que la dualité du système d’administration de l’espace municipal est la plus manifeste : si les pouvoirs civils s’appliquent bien à l’ensemble des Palestiniens de la ville, quelle que soit leur zone de résidence (H-1 ou H-2), en aucun cas les colons israéliens et leurs propriétés (lieux saints, yeshiva13, maisons individuelles, etc.) ne tombent sous la juridiction palestinienne14. Ceux-ci, qu’ils se trouvent en H-1 ou en H-2, relèvent toujours du gouvernement militaire israélien pour leur sécurité (ce qui ne les empêche pas de bénéficier des services publics locaux offerts par la municipalité sans devoir les payer).
- 15 Selon l’article 11 de l’accord intérimaire israélo- palestinien de 1995, consacré à la terre : « Da (...)
13Si la question du droit applicable aux populations israéliennes ne se pose qu’à Hébron, puisque les autres villes autonomes n’abritent pas de colons, en revanche, celle de l’autorité territorialement responsable dans les zones municipales classées C émerge partout avec acuité. Dans ces zones, les accords d’Oslo prévoient que la gestion des pouvoirs civils dans les domaines d’activité qui impliquent une forte emprise territoriale, tel l’urbanisme, demeure de la responsabilité d’Israël15.
- 16 Point 2 de l’article I.1 de l’annexe III.
- 17 Point 4 de l’article I.1 de l’annexe III.
14Pour celui, donc, qui veut construire, l’autorisation de bâtir doit obligatoirement émaner de la CAC. Cette institution, chargée entre autres choses de s’occuper des affaires relatives aux « infrastructures, tels les routes, l’eau et l’assainissement, le réseau électrique et les télécommunications »16 ainsi que des affaires relatives à l’« attribution des permis de construire »17, est censée amener un climat de confiance mutuelle entre les deux parties. Mais, loin d’être une instance de liaison dans laquelle les deux partenaires de paix seraient à égalité, les Palestiniens y négocient plutôt l’approbation de leurs projets de développement auprès de leur ancien occupant. Dans ces conditions, les autorités locales palestiniennes ne peuvent, seules, attribuer de permis de construire sur les terres non encore déclarées « autonomes », y compris quand celles-ci sont situées à l’intérieur de leur propre espace de juridiction. Elles ne peuvent pas, non plus, y faire respecter leurs normes de construction puisque, sur l’ensemble de ces espaces municipaux classés C, l’ordre israélien prévaut sur le droit national. Les restrictions sont nombreuses, de l’imposition d’une hauteur maximale de construction (les bâtiments de la zone C de Bethléem ne doivent pas dépasser quatre étages) à la fixation de mesures de recul limitatives (le protocole sur la ville d’Hébron interdit de construire à moins de 50 mètres de la ligne de « démarcation » qui sépare H-1 de H-2). Les municipalités ne peuvent pas, enfin, mettre en œuvre leur schéma directeur sans que la CAC ne leur donne l’autorisation. Concrètement, les équipes municipales intègrent ces zones C à leurs projets urbains et les cartographient ; mais elles n’ont pas la possibilité de réaliser la totalité de leurs plans d’aménagement en l’état actuel des choses, c’est-à-dire sans un retrait israélien des parcelles et/ou des quartiers concernés. Ainsi les institutions politiques locales palestiniennes voient-elles leurs pouvoirs d’aménagement amputés par le zonage créé par les accords d’Oslo, sans compter que la dissociation souveraineté fonctionnelle/souveraineté territoriale qui les accompagne les confronte à une très grande complexité des législations et des procédures. C’est pourquoi elles font souvent appel au « centre » – l’Autorité – pour qu’il les aide à déterminer le droit qui s’applique à leur cas singulier.
- 18 Je considère les zones municipales classées C comme des zones de « non-droit » dès lors que le droi (...)
- 19 Les prix du foncier et de l’immobilier se sont emballés dans les zones autonomes dites A après les (...)
15Deux conclusions se dégagent de ces observations. Il existe, de fait, à l’intérieur des localités palestiniennes « libérées » et parallèlement aux gouvernements locaux, de véritables poches d’extraterritorialité israélienne. Dans les zones municipales classées C, l’administration civile israélienne garde le contrôle des activités de construction, même si, nous le verrons, ses modes de domination ont changé. En outre, et c’est notre seconde conclusion, les interférences israéliennes dans la décision politique municipale placent les habitants d’une même ville, selon le statut de la zone dans laquelle ils résident, face à des inégalités juridiques, politiques et économiques considérables : le lieu d’habitation différencie des zones de droit et de « non-droit »18, des espaces « autonomes » et des espaces « occupés », des quartiers à forte valeur foncière et d’autres totalement dévalués19.
16Une question reste cependant en suspens, que je me suis régulièrement posée et que les acteurs du jeu politique local m’ont régulièrement renvoyée : comment expliquer l’existence de zones C dans les grandes villes palestiniennes autonomes ? Les accords d’Oslo n’avaient-ils pas pour principe de base de placer les espaces fortement peuplés de Palestiniens, et donc les zones urbaines, sous la juridiction de l’Autorité ?
17Les négociateurs palestiniens sont fréquemment tenus pour responsables de la fragmentation territoriale issue d’Oslo, notamment par les équipes techniques de l’aménagement urbain. Ces dernières les accusent d’avoir mésestimé les enjeux fonciers inhérents à la politique d’occupation et de colonisation israélienne. Selon elles, le manque d’intérêt des diplomates de l’OLP pour la planification urbaine viendrait de leur origine géographique et de leur vécu : en tant que Palestiniens « de l’extérieur » pour l’essentiel, ils n’auraient pu intérioriser l’extrême sensibilité du dossier. À cette explication, non dénuée de fondement, je ne peux adhérer. En effet, les pourparlers de paix se sont étalés dans le temps et se sont déroulés en plusieurs séances, ce qui a permis aux Palestiniens, non seulement d’en préparer méticuleusement les différentes étapes (ou rounds) mais aussi d’analyser chacune des exigences du partenaire israélien.
18Je pense, en revanche, qu’il n’est pas impossible que les diplomates de l’OLP aient fait peu de cas d’un outil – telle la cartographie – grâce auquel on peut techniquement asseoir un pouvoir politique sur un territoire précisément délimité. Les propos suivants d’un ingénieur municipal vont dans ce sens :
- 20 Propos recueillis en décembre 1998.
Les cartes d’Oslo sont imprécises et donc sujettes à diverses interprétations. [Les négociateurs] ont tracé les zones [A, B, C] avec un crayon épais, à petite échelle, ce qui explique qu’on en arrive à des situations dans lesquelles des petites zones C émergent à l’intérieur des limites de juridiction des villes palestiniennes20.
19Pour un autre urbaniste, la « faute » revient au cadastre qui a servi de référence dans le découpage des zones d’Oslo :
- 21 D’après ce que m’a expliqué cet urbaniste, les négociateurs ont listé, ville par ville, les terres (...)
- 22 Propos recueillis en février 1999.
Les terres [municipales] qui sont en zone C auraient dû être en zone A. Elles font partie des limites administratives de la localité. Mais les négociateurs ont utilisé des cartes cadastrales distinctes de celles de l’époque jordanienne, sur lesquelles figurent les parcellisations de terres réalisées durant l’occupation. Or, parfois, les numéros d’enregistrement de ces terres correspondent à ceux d’une zone C21. […] Voilà pourquoi il y a des lopins de terre classés C au milieu d’îlots d’habitation répertoriés zone A22.
20En réalité, à la différence du sionisme politique, qui fait du droit un instrument privilégié d’appropriation et de judaïsation des biens fonciers de Palestine et qui place l’aménagement urbain au cœur de sa stratégie de territorialisation, le nationalisme de l’OLP a fondé ses revendications territoriales sur la relation d’« évidence » qui lie les populations palestiniennes à leur terre de résidence. Ainsi, parce qu’ils estiment leur présence en ces lieux « naturelle » et attestée de longue date les négociateurs palestiniens ont-ils négligé de localiser précisément les espaces de juridiction relevant du centre national en construction et ceux à partir desquels l’armée d’occupation israélienne doit se redéployer.
- 23 Le terme « village » renvoie ici à des réalités juridiques et démographiques distinctes. Il regroup (...)
21La plupart des villages23 de Cisjordanie, y compris de tout petits hameaux, ont été classés zone B. Dans ces zones, les activités relatives à l’aménagement urbain relèvent de la partie palestinienne : en lieu et place des autorités municipales, le ministère du gouvernement local prend en charge la réalisation des documents d’urbanisme, en raison du manque de personnel qualifié et de soutien logistique au sein des petites municipalités et conseils de village. Une précision s’impose immédiatement : si les espaces bâtis des villages ont été classés zone B, permettant aux habitants d’être placés sous une autorité palestinienne, les terres cultivables, cultivées ou en friche, et les périmètres constructibles situés en périphérie ont, eux, été répertoriés zone C. Dès lors, tout aménagement de ces terres – qu’il s’agisse d’y construire des logements individuels, des bâtiments publics ou des zones industrielles – doit faire l’objet d’une autorisation préalable émanant de la CAC. Toutes les demandes de permis de construire, tous les plans d’aménagement ainsi que les projets d’élargissement des limites administratives doivent transiter par cet organisme dont les décisions restent suspendues aux préoccupations sécuritaires israéliennes, prises au sens large. Les terres des villages situés en dehors des limites municipales relèvent, elles, pour toute décision concernant leur aménagement, du Haut comité de planification israélien, comme c’était le cas du temps de l’occupation.
- 24 A. Dieckhoff [1989] distingue quatre stratégies territoriales israéliennes qui répondent, simultané (...)
- 25 A. Dieckhoff [1989] montre très bien quand et comment, dans cette région de Cisjordanie, la stratég (...)
- 26 La « ligne verte » correspond à la ligne de démarcation militaire issue de la première guerre israé (...)
- 27 Le mur de séparation, appelé « barrière de sécurité » par les Israéliens, dont la construction a ét (...)
- 28 Comme le notent F. Debié et S. Fouet [2001 : 267] : « Le terme bypass road n’apparaît pas dans les (...)
22Le contrôle de l’espace cisjordanien, et notamment de l’espace rural, répond, en effet, à trois logiques qui ont trait à la sécurité de l’État d’Israël ainsi qu’à celle de ses ressortissants24. La première, comme le soulignent Franck Debié et Sylvie Fouet [op. cit.], est celle du contrôle stratégique : la Cisjordanie est considérée par l’État hébreu comme devant être sa base arrière en cas de conflit avec les États arabes voisins ; la « menace » venant de la frontière orientale, l’espace cisjordanien doit pouvoir accueillir des postes militaires d’observation et des routes stratégiques, et les Israéliens doivent tenir les sommets qui dominent la vallée du Jourdain et la mer Morte25. Les hauteurs des collines de Cisjordanie sont, de ce fait, parsemées d’avant-postes israéliens, de colonies et de tours de contrôle. La « ligne verte »26 fait aussi partie des zones sensibles qui doivent jouer le rôle d’espace-tampon entre le cœur démographique, économique et politique de l’État d’Israël et son arrière-pays « inhospitalier ». La deuxième logique est celle du contrôle sécuritaire des Territoires qui passe par la surveillance des flux de personnes et de biens. Pour l’État hébreu, il est indispensable de garder la mainmise sur les frontières et les points de passage, tant entre les Territoires et Israël qu’à l’intérieur de la Cisjordanie, de manière à ce que ses dirigeants restent informés des actions et positions des différents militants et groupes politiques et à ce qu’ils puissent prévenir d’éventuelles infiltrations. Les zones C ceinturent en conséquence les zones de peuplement palestinien, permettant l’établissement de barrages militaires qui sont autant de points de contrôle et de limitation des déplacements27. La troisième logique est celle du contrôle extraterritorial qui consiste à placer les colons sous l’autorité exclusive de la police ou de l’armée israéliennes. L’objectif, ici, est de garantir aux Israéliens une circulation facile et « sûre » dans les Territoires. Les routes dites de contournement (bypass roads28), qui évitent les localités palestiniennes « menaçantes » et relient les implantations israéliennes des Territoires entre elles ainsi qu’aux principales agglomérations de l’intérieur d’Israël, sont censées apporter un surcroît de sécurité.
- 29 Les deux auteurs [ibid. : 272] ont calculé ainsi qu’en deux ans, Israël a saisi plus de 20 km2 de t (...)
- 30 Je résume ici la classification établie par F. Debié et S. Fouet [op. cit.]. Les terres « abandonné (...)
23Ainsi, les autorisations de construire que les dirigeants de l’État hébreu délivrent aux Palestiniens en zone C doivent ne pas attenter à la « sécurité » d’Israël. Tel projet de lotissement ne gênera-t-il pas l’élargissement de la route de contournement prévu non loin de là ? Tels travaux d’installation d’une station d’épuration des eaux ne risquent-ils pas de compromettre la qualité de l’eau distribuée dans la colonie voisine ? Telle construction de maison ou d’école le long de la chaussée n’est-elle pas une menace pour la sécurité des colons circulant sur la voie ? De fait, les attributions de permis de construire doivent anticiper la construction ou l’élargissement des routes de contournement ainsi que celle des colonies. Or, malgré le gel des implantations décidé par le gouvernement travailliste d’Yitzhak Rabin en 1994, la colonisation israélienne s’est poursuivie durant toute la période d’Oslo ; de même, Franck Debié et Sylvie Fouet [op. cit.], qui ont entrepris le recensement systématique des routes de contournement pour les années 1995-1997, parlent, à ce propos, de « jungle d’asphalte »29. Les constructions israéliennes en Cisjordanie conduisent à la poursuite de la politique de « confiscation » des terres palestiniennes30 : les ordres de saisie totalisent au moins 150 km2 à la fin de 1996. Les espaces de zone C réellement constructibles pour les Palestiniens constituent donc une portion congrue. En somme, l’extraterritorialité juridique de ces territoires traduit, pour les populations qui y vivent, non seulement un déni de droits mais aussi la non-prise en considération de leurs besoins ; elle engendre finalement une partition des espaces de vie (villes et villages), des espaces économiques (intérieur d’Israël et colonies) (cf. tableau p. 98).
24Les habitants des zones rurales voient toujours autant, sinon plus qu’auparavant, leurs territoires rognés par les colonies et les routes de contournement israéliennes. Surtout, comme les impératifs sécuritaires aboutissent à limiter toute expansion palestinienne du bâti, il demeure très difficile pour eux de construire au-delà des espaces déjà existants.
- 31 Le paragraphe qui suit a été rédigé à partir de données collectées lors d’enquêtes réalisées auprès (...)
- 32 Le dunum est une unité de mesure ottomane qui correspond à 1 000 m2.
- 33 Ariel est une colonie de 15 000 habitants environ, située sur la route ouest-est reliant Tel-Aviv à (...)
25Prenons, par exemple, le cas de Sinjil31, « nouvelle » municipalité de presque 4 000 habitants située à un carrefour stratégique, à l’intersection de l’axe nord-sud Naplouse- Ramallah et de l’axe ouest-est israélien. Dans cette localité du district de Ramallah, seuls 826 dunum32 de terres – sur les 14 000 que possédait le village à l’époque jordanienne – ont été, à partir de l’occupation israélienne des Territoires, déclarés constructibles. Sur cette superficie, 100 dunum étaient réservés pour le cimetière du village ; les 726 restants regroupaient les populations résidentes ainsi que les services publics nécessaires au développement de la collectivité (écoles, mosquées, centres de soins, clubs de jeunes, etc.). Dans les années qui ont suivi les accords d’Oslo, les conseillers municipaux et le maire ont souhaité agrandir l’espace de juridiction de la localité. Ils se sont alors heurtés à un problème majeur : l’ensemble des terres entourant le village était classé zone C. La proximité de deux petites colonies de peuplement et, plus encore, le projet de construction d’une route de contournement devant relier celles-ci à Ariel, grosse implantation des environs33, ont rendu impensable toute autorisation israélienne d’expansion des limites municipales. La seule solution a consisté à attendre un redéploiement de l’armée israélienne dans la zone. Le redéploiement prévu par les accords de Wye River qui, selon les responsables municipaux, devait concerner en partie les terres du village n’était toujours pas intervenu en avril 1999 lorsque j’achevai mon travail dans cette localité.
Aménagement urbain et zonage d’Oslo. Pluralité des intervenants
26Une des conséquences immédiates du contrôle israélien dans les zones C d’Oslo est donc le manque de superficies constructibles dans les villages. Jamal Shukukani, directeur du département des ingénieurs du ministère du gouvernement local qui encadre les services techniques des conseils de village, estime que :
- 34 Entretien réalisé le 3 février 2000 à al-Bireh.
[…] le plus gros problème auquel [les Palestiniens sont] confrontés en matière de planification, c’est la présence des zones C34.
27Le cas de Sinjil est loin d’être isolé. Le responsable d’un cabinet d’urbanisme réputé constate ainsi, désabusé, que :
- 35 Entretien réalisé avec Rami Abdul Hadi, directeur du Centre des ingénieurs et de la planification, (...)
[…] le manque de place est un problème délicat que [les populations] devron[t] affronter dans un futur proche [si la situation politique ne se débloque pas]. C’est un problème plus ou moins central selon les régions de Cisjordanie, mais c’est un problème déjà très actuel en certains endroits. […] Il existe une zone critique autour de Ramallah et Jérusalem, une zone très critique autour de Bethléem et Hébron et une zone nettement moins critique au nord, vers Naplouse et Jénine35.
- 36 Dans le cadre d’une seconde étape de redéploiement (2000), des zones du sud de la Cisjordanie ont, (...)
- 37 Les ingénieurs municipaux et « élus » des villages m’ont fait comprendre, à maintes reprises, qu’il (...)
28Il est vrai que les régions du nord de la Cisjordanie, comme celles de Jénine, de Toubas et, dans une moindre mesure, de Naplouse, peu touchées par la colonisation, ont bénéficié d’opérations de reclassement de leurs terres (de C en B, de C en A ou de B en A), dès la première mise en œuvre partielle de l’accord de Sharm al-Shaykh (1999)36. Mais, le plus souvent, les colonies, tout comme les routes de contournement ou les terrains d’entraînement militaire, entravent toute planification spatiale et font barrage à l’expansion des villages de Cisjordanie et de la bande de Gaza. Les nombreuses irrégularités de construction observées dans les localités palestiniennes, tels les dépassements de hauteur de bâti ou le non-respect des distances de recul, sont à replacer dans ce contexte de restriction des surfaces constructibles37 ainsi que, hors des limites dites de planification, les constructions sans permis, qui rendent les populations potentiellement sujettes à la démolition de leurs maisons.
- 38 Village qui compte 262 habitants. Cf. « Small Area Population in the West Bank and Gaza Strip ». Ra (...)
29Non seulement les zones C d’Oslo enclavent les villages, mais, en leur sein, les responsables locaux adoptent des mesures qui constituent des « non-sens » décisionnels. Fassayil38 est un exemple parmi d’autres de ce que l’absence de terrains constructibles peut produire comme décisions peu rationnelles. Ce village de la vallée du Jourdain, qui vit principalement de l’élevage et du travail ouvrier dans les colonies voisines, a été partagé en deux par le zonage d’Oslo : le haut Fassayil est inscrit en zone C et la petite centaine d’habitants qui y réside est privée de tous les services publics de base (eau, électricité, route d’accès), tandis que le bas Fassayil, qui correspond au cœur historique du village, est, lui, répertorié en zone B. Cette partie du village est, de ce fait, mieux dotée en infrastructures sanitaires et sociales ; toutefois, les habitations et les équipements existants occupent depuis longtemps les 50 dunum constructibles auxquels elle a droit. En 1999, les autorités israéliennes n’avaient autorisé aucun nouveau projet de développement sur les terres environnantes classées C. Dans ces conditions, le conseil du village a décidé de construire un centre de soins au deuxième étage d’un immeuble, même si l’édification d’un bâtiment de plain-pied aurait été préférable pour des raisons de sécurité et de commodité.
- 39 J’emprunte cette expression à F. Debié et S. Fouet [2001 : 150].
- 40 Ces chiffres m’ont été communiqués par Abdul Hadi al-Atrash, inspecteur des travaux à la municipali (...)
30Une question émerge des développements précédents : la poursuite de la colonisation israélienne après 1993 et la « carte à trous »39 d’Oslo ont-elles été un obstacle à la « paix » ? Pour les populations palestiniennes, « l’ordre » né d’Oslo est synonyme de contraintes et d’interdits quotidiens qui touchent tous les domaines de la vie économique, sociale et associative. Plus encore, il signifie aussi la continuation de la dépossession territoriale, qu’il s’agisse des saisies de terre, de l’augmentation du nombre de colons ou des retraits toujours différés et partiels de l’armée. Ainsi, pour la seule année 1998 et pour le district d’Hébron, l’armée israélienne a confisqué 30 000 dunum de terres et prononcé 1 010 ordres d’expropriation, 78 ordres de démolition de maisons et 118 ordres d’arrêt de travaux ; elle a aussi construit 80 kilomètres de routes40. Tel est, vu des Territoires, le visage de la paix d’Oslo ; elle est, de ce fait, devenue vite inacceptable pour une majorité de Palestiniens – toute origine sociale ou géographique et toute affiliation politique confondues.
31Ainsi, pour l’ensemble des villes et des villages palestiniens situés en zones B et C, la situation demeure quasiment inchangée par rapport au temps de l’occupation : les autorités locales responsables de la planification ne peuvent pas décider, seules, de leur politique d’aménagement : celle-ci est encore subordonnée, une fois la « paix » conclue, au contrôle israélien. Dans les villes de zone A, l’existence de véritables poches d’extraterritorialité israélienne entrave également l’autonomie décisionnelle du conseil municipal. L’application des accords d’Oslo et la fragmentation territoriale qui en a résulté ont considérablement limité le pouvoir des instances politiques locales palestiniennes dans la gestion de leur espace de juridiction et dans l’élaboration de leur plan d’urbanisme. Les municipalités palestiniennes gèrent, en fait, sous contrainte, des espaces contrôlés par Israël – soit directement quand il s’agit des zones C, soit indirectement pour les zones A et B. En matière d’aménagement donc, le transfert des pouvoirs civils s’est révélé être un leurre. Il reste que les mécanismes de la domination ont changé.
- 41 La CAC comprend plusieurs comités techniques spécialisés dans des questions diverses : permis de co (...)
32La présence des zones C dans et autour des villes et villages palestiniens impose aux maires et conseillers municipaux de Cisjordanie d’avoir couramment recours à la CAC pour la mise en œuvre de leurs projets de développement et l’établissement des permis de construire qu’ils induisent. Chargée d’examiner les contentieux entre Israéliens et Palestiniens, la CAC comprend une instance technique où siègent, en priorité, des ingénieurs et des hauts fonctionnaires41 : celle-ci traite les dossiers en premier ressort ; puis, une instance politique qui regroupe chefs militaires israéliens, dirigeants des forces de sécurité palestiniennes et hommes du gouvernement des deux parties recherche éventuellement un compromis pour les questions non résolues par le comité technique.
33Je m’intéresserai ici au mode de fonctionnement de cette commission afin, d’une part, de déterminer par quels processus les Israéliens continuent, localement, à contrôler les activités de construction palestiniennes et, d’autre part, d’établir en quoi les nouvelles procédures prolongent, ou non, celles en vigueur durant l’occupation.
34Compte tenu de la fragmentation extrême du territoire palestinien consécutive à Oslo et de l’exiguïté des zones « libérées », la gestion de l’urbanisme, qui, d’après la législation interne, relève de la compétence des municipalités, est, en réalité, très largement soumise au pouvoir d’approbation israélien. Quiconque veut agrandir la cour de l’école communale, ajouter un étage au centre de loisirs du village ou réasphalter une portion de route détériorée doit préalablement demander un permis de construire aux autorités israéliennes.
- 42 L’accord intérimaire israélo-palestinien de 1995 statue : « Après l’inauguration du Conseil [palest (...)
- 43 L. Bucaille [2002 : 143] fait la même observation à propos du processus de privatisation du contrôl (...)
35La procédure conçue par les accords d’Oslo est, cependant, différente de celle qui a prévalu entre 1967 et 1993. En premier lieu, sur le papier tout du moins, la CAC a vocation, non seulement à remplacer mais aussi à « faire oublier » l’administration civile israélienne42. De composition mixte (israélo-palestinienne), elle agit comme une instance juridique et bureaucratique « moderne » dont la mission est de contrôler les activités de construction dans les zones C. La délivrance des permis de construire qu’impulse cet organisme spécialisé apparaît ainsi comme « naturelle » et « nécessaire » : le contrôle est à la fois institutionnalisé et normalisé43. La suppression de tout contact direct avec l’armée israélienne va dans le même sens : c’est un deuxième élément de distinction comparé à la période de l’occupation. Les interlocuteurs des requérants ne sont plus des militaires ni même des Israéliens. Les Palestiniens qui réclament un permis de construire n’ont plus directement affaire à l’occupant et ne se retrouvent donc plus en face du dominant (Israël) ; ils s’en remettent à leurs propres insti-tutions, l’Autorité étant seule habilitée à transmettre à l’organe conjoint né d’Oslo les requêtes de ses administrés, et notamment celles de ses services administratifs, aucun fonctionnaire municipal ou élu local ne pouvant participer aux délibérations de cette commission. Les demandes d’autorisation préalable, qu’elles émanent d’un individu ou d’une collectivité, doivent donc transiter par le « centre » politique palestinien qui remplit, de ce fait, un rôle d’intercesseur. Dès lors, si une municipalité veut bâtir dans une zone qui nécessite une autorisation préalable, elle doit adresser un dossier à son ministère de tutelle, à savoir le ministère du gouvernement local qui assure sa défense auprès des interlocuteurs israéliens au sein du comité technique de la CAC chargé de l’urbanisme.
36Du fait du « transfert des pouvoirs » orchestré par les accords d’Oslo, les gouvernements israéliens successifs n’ont plus à gérer « directement » les populations civiles (ce qui constituait un coût, à la fois financier et humain) mais se contentent de les contrôler « indirectement », par l’entremise d’une administration palestinienne qui leur est assujettie jusque dans ses actes les plus quotidiens. En particulier, les fonctionnaires de l’Autorité sont désormais tenus de communiquer aux intéressés les décisions de refus et peuvent être confrontés à l’éventuelle colère des déçus. A contrario, « le retrait de l’armée permet aux autorités israéliennes de tempérer l’exaspération des Palestiniens et de réduire les frictions entre ces derniers et [eux-mêmes] » [Bucaille 2002 : 143]. Autrement dit, les principaux dirigeants de l’Autorité palestinienne accomplissent de basses besognes pour le compte de l’« ancien » occupant, ce qui contribue, sans aucun doute, à délégitimer ceux-ci auprès de la population.
- 44 Nous faisons, sur ce point encore, le même constat que L. Bucaille [2002 : 143] qui remarque : « Le (...)
37Le contrôle exercé par l’État d’Israël via la CAC replace ainsi les Palestiniens dans une position – bien connue – de dominés. Toutefois, par rapport au système militaire et policier de l’occupation, ce contrôle prend des apparences plus « policées » : il est mis en œuvre par des civils qui exécutent des actes administratifs routiniers44 alors qu’il était auparavant imposé par les armes. Le mode de domination israélienne n’est donc plus militaire : l’instauration de la CAC a pour effet de légitimer la violence, voire d’en transférer la responsabilité à l’Autorité.
- 45 Aucun creusement de puits en zone C n’a, par exemple, été autorisé durant la période d’Oslo.
- 46 Il en est ainsi des quelques parcelles de zone C, isolées et non reliées entre elles, situées dans (...)
- 47 De la même façon, L. Bucaille [2002 : 143] explique que le nouveau système de contrôle instauré à K (...)
38Mais, ce faisant, la procédure des autorisations préalables fait entrer dans les pratiques bureaucratiques palestiniennes les préoccupations sécuritaires israéliennes ou, du moins, l’idée de la « normalité » du contrôle. Les hauts fonctionnaires de l’Autorité qui participent, au sein de la CAC, à l’attribution des permis de construire en zone C sont ipso facto « initiés » aux principes de « sécurité » israéliens et sont à même de connaître les cas de refus systématique de permis (très rares)45, les cas négociables (les plus fréquents) et les cas qui ne sont que de simples formalités46. Les responsables ministériels peuvent alors évaluer les chances d’acceptation de chaque dossier et conseiller les requérants de sorte qu’ils ne présentent pas de demande jugée « irrecevable »47. De leur côté, les administrations requérantes assimilent progressivement les « normes » sécuritaires israéliennes, faisant d’une construction près d’une colonie ou d’une route de contournement, ou encore du forage d’un puits, un obstacle à la poursuite de leur démarche. Quant aux particuliers, ils considèrent la procédure des autorisations préalables comme une première étape – indispensable et, partant, inévitable – pour obtenir un permis. Le contrôle est ainsi anticipé, intériorisé, masqué et presque consenti.
39Si le système des autorisations préalables limite largement le pouvoir d’action des municipalités dans l’espace, la contrainte est aussi, pour elles, d’ordre temporel, la procédure pouvant s’avérer longue.
- 48 « Nouvelle » municipalité de 9 106 habitants située dans le district d’Hébron.
40Les réunions du comité technique de la CAC ne se tenant qu’une fois par semaine et les demandes de permis de construire étant nombreuses, il est courant qu’une municipalité doive patienter plus d’un mois avant que son dossier ne soit examiné. S’il y a divergence et si aucun compromis n’a pu être trouvé à ce niveau décisionnel, le dossier est envoyé au comité politique qui ne statue sur les contentieux qu’une fois par mois. La première étude par le comité technique de la CAC ne débouche que rarement sur une fin de non-recevoir. Dans la plupart des cas, en effet, les responsables israéliens apportent une justification à leur refus (par exemple, la construction est trop proche d’une route de contournement ou bien elle est située sur un terrain réquisitionné par l’armée) et proposent au requérant palestinien une modification de l’emplacement ou de la morphologie du projet en cause. Ainsi a-t-il été demandé à la municipalité de Bayt cUmar48 d’envisager une autre route d’accès à son marché public que celle qu’elle avait initialement prévue : cette dernière, qui partait de la grande route Bethléem-Hébron, allait générer un carrefour pouvant menacer, selon les responsables israéliens, la sécurité des colons circulant sur la voie principale.
41Par ailleurs, les responsables israéliens de la CAC exigent souvent du requérant qu’il fournisse des documents (photographies aériennes, cartes cadastrales, etc.) qui n’ont pas été réclamés au départ. La fourniture, coûteuse, de ces documents supplémentaires – et qui ne garantit en rien une issue favorable à la demande – retarde d’autant la réalisation du projet considéré. Ces propos d’un responsable d’une agence de développement palestinienne en attestent :
- 49 Propos recueillis auprès de Nabil Handal, chargé du développement des projets de l’ONG Catholic Rel (...)
Les Israéliens n’opposent jamais un refus de construire ; ils sont fins diplomates. Par contre, ils imposent des conditions que les Palestiniens ne peuvent pas remplir ! Ils réclament par exemple de joindre au dossier une photographie aérienne ; mais avec quel avion peut-on la prendre ? Le service doit être demandé à une société israélienne […] et cela coûte cher (environ 10 000 dollars) […] tout ça, pour la réalisation d’une minuscule route de campagne !49
- 50 Durant la période de l’occupation israélienne, ces mêmes effets d’autocensure existaient déjà.
- 51 Entretien avec Jamal Shukukani, directeur du département des ingénieurs du ministère du gouvernemen (...)
42La longueur de la procédure d’approbation et son coût constituent donc une contrainte pour les activités d’urbanisme à l’échelle locale. La « course d’obstacles », pour ainsi dire perdue d’avance, décourage certains « élus » municipaux à s’engager dans une politique de relance des infrastructures municipales et rend difficile toute entreprise de construction50. Il est vrai que, d’après des données du ministère du gouvernement local, « seulement 30 % des demandes adressées à la CAC reçoivent une réponse positive »51. L’écart est grand entre les droits théoriquement ouverts aux populations et les pratiques mises en œuvre de facto.
43L’obtention du permis de construire n’est, en outre, que la première d’une longue série d’autorisations israéliennes : en effet, la construction d’une école ou le percement d’un réseau de tout-à-l’égout en zone C nécessite de l’autorité palestinienne initiatrice (la municipalité pour un espace municipal, le ministère du gouvernement local dans les autres cas) qu’elle obtienne des Israéliens le droit d’effectuer les travaux nécessaires à la réalisation de ses projets. Le protocole sur la ville d’Hébron formalise ce qui, ailleurs, fait partie des règles non écrites dérivées des accords d’Oslo :
- 52 Article 12 : « Infrastructures », 17 janvier 1997, Jérusalem.
La partie palestinienne informera la partie israélienne, quarante-huit heures à l’avance, par l’intermédiaire du bureau de liaison pour les affaires civiles du district, de toute réalisation d’infrastructure qui pourrait entraver le flux régulier de la circulation routière dans la zone H-2 ou qui pourrait affecter les réseaux déjà existants (eau, tout-à-l’égout, électricité et voies de communication) desservant la zone H-252.
44En d’autres termes, dans les zones C d’Oslo incluses dans les zones municipales ou les jouxtant, l’État d’Israël détient un droit de regard sur la réalisation des travaux de construction (qu’il s’agisse de les lancer ou de les arrêter) ainsi que sur le choix des entreprises contractantes. L’exemple de Bethléem est, à cet égard, éloquent : lors des préparatifs du « nouveau millénium » en décembre 1999, les médias du monde entier braquèrent leurs caméras sur les drapeaux palestiniens, symboles de souveraineté, qui fleurissaient dans toutes les rues ; au même moment pourtant, les travaux d’embellissement (trottoir de séparation au milieu de la grande rue, plantation d’arbres, pots de fleurs et décorations de Noël) prévus par la municipalité à l’entrée nord de la ville en zone C furent retardés par la CAC, qui donna, à la dernière minute, son approbation à condition que la firme réalisatrice des travaux soit israélienne ; cette dernière a démarré le chantier sans que les responsables de la ville aient été informés.
45Ce dernier exemple met en lumière un élément clé des pratiques israéliennes : celles-ci sont, d’abord et avant tout, arbitraires. Dans ces conditions, les demandes de permis « de faire » concernant les zones C, adressées à la CAC, peuvent être acceptées comme refusées, au fil d’une longue procédure, sans qu’aucune « logique » claire ne ressorte des décisions prises. Les « règles » israéliennes sont appliquées de manière fluctuante, presque au cas par cas ; elles varient d’une localité à l’autre, d’une période à l’autre, d’un projet à l’autre, sans être ni formelles ni « stabilisées », ce qui rend leur observation et leur analyse particulièrement difficiles pour le chercheur. Surtout, la primauté de l’arbitraire sur le droit créé un sentiment d’incertitude, de peur diffuse, de déstabilisation permanente et d’incapacité d’anticipation chez les populations palestiniennes : la domination revêt ici une forte dimension psychologique.
- 53 Al-Ram est une ville de 40 000 habitants située sur la route principale nord-sud menant de Ramallah (...)
- 54 D’après un entretien réalisé à al-Ram, le 7 août 2000.
46À titre d’illustration, arrêtons-nous sur les permis relatifs au ramassage des ordures dans les espaces municipaux classés C : s’il arrive que les autorités politiques locales soient autorisées par la CAC à circuler dans les zones d’extraterritorialité israélienne – à Bethléem, cela ne pose pas le moindre problème –, dans d’autres cas, comme à al-Ram53, il en va différemment, et la décision de refus conduit à des situations qui relèvent de l’absurde. En l’absence d’autorisation israélienne, l’acte de ramassage doit être réalisé par l’administration civile israélienne elle-même ; mais, concrètement, celle-ci n’accomplit pas sa mission de service public auprès des populations palestiniennes. C’est pourquoi Ra’id Barghuti, maire d’al-Ram, a dû se résoudre à mettre en place un service clandestin de ramassage des poubelles dans « ses » zones C : il a équipé sa ville de petits camions, pas trop bruyants, qui circulent la nuit en espérant passer inaperçus !54
47En réalité, la procédure des autorisations préalables conçue par les accords d’Oslo confère au gouvernement israélien un pouvoir d’approbation ultime sur toutes les décisions palestiniennes ayant trait à la gestion urbaine (prise au sens large), dont celui-ci peut user comme d’un droit de veto. En particulier, durant les périodes de (re)négociation des « rendus » territoriaux et de fortes tensions politiques, l’État d’Israël recourt à l’attribution des permis comme à un moyen de pression et/ou de marchandage : les autorisations de construire sont données avec plus ou moins de parcimonie et de lenteur afin d’obtenir de la partie palestinienne, sur le terrain diplomatique, un compromis, la suppression d’une de ses exigences ou l’acceptation d’une revendication israélienne. À ce sujet, depuis le déclenchement de la seconde intifâda, les Israéliens ont complètement bloqué le processus de délivrance des autorisations préalables, refusant de réunir la CAC, y compris ses comités techniques.
- 55 J’emprunte cette analyse à F. Debié et S. Fouet [2001 : 283], lesquels la tiennent de C. Mansour [1 (...)
48Dans sa mise en œuvre, le « transfert des pouvoirs » décidé par les accords d’Oslo a débouché, en fait, sur la poursuite de la double stratégie de domination utilisée, depuis 1967, par Israël à l’égard des Palestiniens des Territoires, à savoir conquête et contrôle55. D’une part, la colonisation israélienne, les constructions de routes et les saisies de terres sont symptomatiques de l’entreprise de conquête territoriale qui « vise à atteindre dans la durée ce qu’il n’est pas possible de réaliser à court terme, à savoir l’appropriation irréversible, physique et humaine, de la plus grande partie de la Palestine » [Mansour ed. 1989 : 276]. D’autre part, la cessation de la présence directe des soldats israéliens en zone A ne met pas fin – l’étude de la procédure des autorisations préalables le souligne nettement – au contrôle qui « a pour objectif de gérer la présence palestinienne en maintenant les choses en l’état, en conservant les acquis, en imposant un “ordre” israélien » [ibid.].
49Toutefois, en raison du regain de tension et de violence qui règne dans les Territoires depuis l’automne 2000, on peut se demander jusqu’à quel point cet ordre israélien né d’Oslo est apparu tolérable, et surtout légitime, aux Palestiniens. Le déclenchement de la seconde intifâda signe, en effet, l’échec du « transfert des pouvoirs » : par leur soulèvement, les populations « périphériques » entendent remettre en cause l’asymétrie des pouvoirs et mettre un terme aux situations arbitraires.