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Saisir l’initiative, retrouver sa voix

L’intifâda d’al-Aqsâ ou la révolte des marginalisés
Roger Heacock
p. 39-66

Résumés

Résumé
L’histoire palestinienne, plus que d’autres, est en général présentée sous une forme éminemment politique où domine la dichotomie ami/ennemi. Cette perspective néglige les multiples mutations sociales qui ont marqué l’émergence de la Palestine moderne. Elle occulte en particulier la place et le rôle déterminants des secteurs marginalisés (réfugiés, villageois, journaliers) de la société. Inspiré par les travaux d’historiens du Subaltern Studies Group, cet article propose une relecture de l’histoire contemporaine de la Palestine. Il met en avant l’analyse des relations entre le peuple, l’occupant et l’Autorité palestinienne et tente ainsi de rendre aux marginalisés la voix dont ils ont été privés durant l’intifâda d’al-Aqsâ.

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Texte intégral

1Dans ses Thèses sur Feuerbach, Karl Marx note que, jusque-là, les penseurs matérialistes avaient laissé de côté un facteur indispensable à la compréhension d’une société, à savoir le sujet humain, dans ce qu’il a de spécifique. Cette observation concerne également nombre de textes historiques et politiques. Sensible à cette remarque, le Subaltern Studies Group (SSG) s’est efforcé d’aborder l’histoire sous un autre angle et dans une perspective différente qui identifie comme « agent du changement l’insurgé “subalterne” » [Spivak 1988 : 5]. Les personnes auxquelles s’applique le terme « subalterne » varient selon les lieux et les époques mais Edward Said [1988 : VI] souligne, à juste titre, le rôle central des citadins pauvres et des paysans, dont les méthodes particulières de résistance (à l’image des Indiens, mais de façon plus générale aussi) sont l’une des clés qui permettent de comprendre les perturbations sociales à la fois durables et de grande amplitude, dans le tiers-monde notamment.

2Comparée à la manière dont les révolutions étaient appréhendées dans le passé, cette approche constitue une indéniable « rupture épistémologique », selon l’expression de Louis Althusser, une des autorités le plus souvent citées par les membres du SSG. Prévoyant un possible dérapage de l’État postcolonial, Frantz Fanon [1959] mit en parallèle la société colonisée, informe et divisée, et la société algérienne au lendemain de sa libération et dont il proclamait l’infaillible unité :

Ce qui domine (et rend problématique) le discours du nationalisme anticipatif, c’est l’adoption catégorique du cadre national (tel que le définit l’histoire européenne) comme entité suprême de la modernité et du progrès. […] La culture nationale est la forme la plus élaborée de la culture.

3Bien sûr, par ces propos, l’auteur réagit aux thèses racistes de l’humanisme eurocentriste, mais, dans le cadre de ce travail, il convient de noter que Fanon ne remet aucunement en question sa philosophie politique de référence (laquelle est, disons-le encore, d’inspiration européenne). C’est ainsi que, négligeant son esprit critique habituel, il prend comme point de départ l’existence de la nation algérienne, laquelle « en toute logique » implique son droit à l’autodétermination. Il compare la situation coloniale divisée à la société nationale « homogène ». Il pose comme postulat une vision essentialiste de la nation algérienne dont l’homogénéité résiderait dans la langue arabe. Mais, nous dit un critique :

Nous savons aujourd’hui, après bien des souffrances (notamment en Kabylie), que cette vision était erronée : pire, oppressive.[Wick 2003 : 26]

4Comme tant d’autres, Fanon amalgamait donc « idéologie d’État (historiquement et géographiquement spécifique) et idéologie de ses citoyens » [ibid. : 9]. En réalité, si, dans les propos, l’idéologie nationale semble uniforme, l’identité des citoyens est, elle, toujours multiple, mouvante, hybride, stratifiée, conflictuelle.

5Le reproche que le SSG fait à l’historiographie indienne en particulier s’applique tout autant voire davantage au cas de la Palestine, et ce parce que nous avons affaire en même temps au colonialisme européen et au sionisme. Traditionnellement, dans son discours comme dans ses institutions, le colonialisme européen mettait l’accent sur les interactions entre le colonisateur et le colonisé, donc sur ces deux protagonistes. En effet, ce sont là les perspectives que les historiens occidentaux ou de formation occidentale appréhendent le mieux (ils connaissent souvent mal la société colonisée), et le fait de se limiter à l’étude de la dyade colonisateur/colonisé évite d’avoir à se pencher trop en détail sur les caractéristiques de l’un et de l’autre. Quant à l’histoire du sionisme, elle repose sur le pouvoir de certains mythes fondateurs, tel le rêve national de tout le peuple juif ou d’un peuple (juif) sans terre sur une terre sans peuple (palestinien). L’objectif est, dans ces deux cas, de peupler ou de civiliser un espace vierge donc homogène (d’un point de vue tant géographique que social).

6La réaction des porte-parole des Palestiniens colonisés a été tout aussi uniforme et, face au déni du colonisateur, l’historiographie palestinienne s’est, dans un premier temps, efforcée de démontrer l’existence du peuple palestinien en tant qu’entité unitaire et historique, chapeautée, depuis les années soixante du moins, par une élite institutionnalisée et soudée. Cette démarche se comprend aisément vu les allégations absurdes des colonisateurs, mais elle présente aussi le défaut de n’avoir pas pris l’existence du peuple palestinien comme point de départ, voire comme une donnée mieux à même de pousser l’analyse de ses conflits internes et externes, notamment les rapports de classes. Cette faiblesse confère ainsi à l’« autre camp » un avantage épistémologique qui vient consolider ce qui constitue l’essence même du colonialisme. Néanmoins, plutôt que d’insister sur la nécessité d’une nouvelle épistémologie de la question pa- lestinienne comme nous l’avons déjà fait [Heacock : 2002a], nous essaierons, dans ces pages, de rendre compte de l’importance de la dimension sociale en général, de la pression que subissent les pauvres et les marginalisées en particulier, et ce dans l’histoire palestinienne moderne et contemporaine, et plus précisément dans le contexte de l’intifâda d’al-Aqsâ.

L’histoire palestinienne contemporaine : un modèle opérationnel

7Partha Chatterjee rapporte qu’en Inde, dans les années soixante-dix, on avait procédé à une réévaluation des méthodes et des précédents travaux historiques. Les visions orthodoxes de l’histoire indienne, aussi bien libérales que marxistes, avaient été remises en question et on avait adopté une nouvelle approche qui, pour l’essentiel, sera la nôtre ici. Chatterjee [1986 : 23] nous livre ce qu’arguait un critique de l’époque :

Il était bien, certes, de recenser les nom-breux aspects indubitablement modernes que comporte la pensée des réformateurs sociaux et des idéologues du xixe siècle, mais quel sens leur attribuer dans le contexte d’une économie coloniale en pleine mutation, celui d’une désindustrialisation et d’un appauvrissement extrêmes et celui d’une pression foncière insoutenable débouchant sur le processus quasi irréversible de l’exploitation par le biais des loyers, la stagnation de la productivité, la répression de toute résistance paysanne et un gouffre social toujours plus profond qui, au lieu d’encourager la solidarité, sépare l’élite moderne, citadine et occidentalisée du reste de la nation ? Comment concilier la modernité et une conception cohérente de la réalité populaire nationale ?

8Rompant avec ces orthodoxies, Chatterjee échafaude un modèle du nationalisme colonial et postcolonial qu’il nous est utile de comprendre. Pour lui, l’histoire du nationalisme des formations coloniales débute toujours par le « moment du départ », qui consiste en une prise de conscience de la supériorité de l’Occident allant de pair avec l’idée d’allier cet ascendant matériel aux avantages moraux de la culture orientale ou indigène. C’est là que certains autochtones commencent à chercher des moyens d’échapper à leur sujétion, recourant massivement à des stratégies inspirées par la colonisation – stratégies qui, par définition, sont l’exclusivité de l’élite que constituent les Occidentaux. Puis vient le « moment des manœuvres », au cours duquel, en critiquant la modernité on consolide le mouvement nationaliste tandis que se poursuit la lutte de fond déjà engagée. Le « moment d’arrivée » marque le plein développement de la pensée nationaliste, qui se caractérise par un discours célébrant l’ordre et l’organisation rationnelle du pouvoir, une fois l’appareil d’État aux mains des élites locales [ibid. : 50-51].

9Dans le cas de la Palestine on peut discerner des phases similaires mais leur correspondance est imparfaite, le pays ayant subi une double colonisation : la première, de type européen classique, assez brève, s’étend de 1917 à 1948 ; simultanément, la seconde colonisation, sioniste cette fois, vise à supplanter la population locale et, dans une large mesure, à la remplacer. Comme les Palestiniens ne disposaient pas des moyens démographiques ou technologiques qui leur auraient permis de résister à ces deux formes de colonialisme (de surcroît, dans le même temps), le conflit a duré plus longtemps et a été plus chaotique que celui que présente le modèle de Chatterjee. Les relations entre les élites palestiniennes et les masses étaient et sont toujours confuses en raison de la précarité de la structure sociale sans cesse menacée d’anéantissement. Aussi est-il difficile de faire une distinction claire entre la bourgeoisie occidentalisée et les mouvements d’origine locale. Il peut être intéressant de se pencher sur les phases successives proposées par Joseph Massad [2001 : 9-10] afin d’adapter à l’histoire de la Jordanie le modèle de Chatterjee (et, indirectement, celui de Gramsci). Le développement de cette nation se fait, selon Massad, en quatre temps : le moment 1 est le « moment colonial », durant lequel le colonialisme érige une structure étatique dans le territoire ou le pays colonisé ; le moment 2, le « moment anticolonial », lors duquel le conflit s’intensifie ; le moment 3 est celui de « l’expansion et la contraction de la nation », pendant lequel le territoire nouvellement indépendant remodèle ses frontières, acquérant ou perdant de nouvelles régions ; enfin, le moment 4 est le « moment de l’implosion », qui prend généralement la forme d’une guerre civile ou d’une révolution. Ce modèle correspond mieux au cas de la Palestine, si ce n’est qu’il omet un « moment » fondamental, à savoir celui au cours duquel la domination du colonisateur est contestée mais n’a pas encore été rejetée. En Palestine cette situation perdure alors qu’en Jordanie elle s’est à peine manifestée, les Britanniques ayant été remplacés dès que le roi a relevé Glubb Pacha de ses fonctions. Jusqu’en l’an 2000, la Palestine a vécu une combinaison des moments 2 et 3 de Chatterjee avec ce qu’on pourrait appeler le moment 1 de Massad (une lutte longue mais infructueuse pour prendre le contrôle) ; elle a aussi vécu une combinaison des moments 2 (la création de l’OLP et du Fatah, entre autres organisations de résistance) et 3 (en ce sens que, en acceptant une partition en deux États dans les années soixante-dix et avec la déclaration d’indépendance d’Alger en novembre 1988, la Palestine s’est vue réduite sur le plan tant géographique que démographique). Depuis septembre 2000, on assiste à une superposition des moments 3, c’est-à-dire l’occupation à nouveau des territoires palestiniens un temps « autonomes », et 4, c’est-à-dire l’implosion. Cette implosion a été aussi significative qu’elle a été confidentielle, opposant une classe dirigeante soutenue par des partisans issus de la moyenne et la petite bourgeoisie à la grande masse des habitants des camps et des villages.

10À eux deux, Chatterjee et Massad esquissent le paradigme de l’histoire palestinienne contemporaine. Cette opposition entre les masses et les élites, entre des stratégies anticoloniales conflictuelles mais aussi entre des groupes politiques palestiniens rivaux coïncide dans une large mesure avec une opposition des deux derniers moments de manœuvre et d’arrivée. L’OLP, devenue un proto-État, est entrée dans le moment d’arrivée, ou du moins c’est ce qu’elle a sérieusement tenté de laisser croire lors des accords d’Oslo et, de façon moins convaincante, après le déclenchement de l’intifâda d’al-Aqsâ, surtout en 2003 avec la nomination de nouveaux « gouvernements » et de plusieurs « premiers ministres », diverses proclamations de l’« état d’urgence », et ainsi de suite. On peut donc comparer la situation de la Palestine à celle de l’Inde où, selon Chatterjee, le moment d’arrivée présentait des caractéristiques quelque peu familières.

Ainsi la scission de deux domaines de la politique – la politique de l’élite et celle des classes subalternes – fut reproduite dans le domaine de la pensée nationaliste parvenue à maturité par le biais de la reconnaissance explicite d’une scission entre la sphère de la rationalité et celle de l’irrationalité, entre la sphère de la science et celle de la foi, entre la sphère de la planification et celle de la spontanéité. Mais il s’agissait d’un pacte rationnel où l’acte même de reconnaissance de l’Autre est également celui de son déni.[Chatterjee op. cit. : 153]

Arrière-plan historique

  • 1 Le terme « Nakba », littéralement « la Catastrophe », désigne l’expulsion massive des Palestiniens (...)

11Résultat de la lutte contre les Britanniques puis contre les sionistes, la pyramide sociale palestinienne subit de rapides modifications au xxe siècle. Sans pour autant se lancer dans une histoire sociale du peuple palestinien, il convient toutefois de remonter ici aux années 1936-1939, période de la révolte contre la domination britannique, laquelle s’est soldée par la décimation de milliers de militants paysans, piliers du soulèvement. Elle eut également pour effet de discréditer les propriétaires terriens ainsi que les élites des cités côtières et d’éroder leur légitimité [Khalidi 1997 : 36-39]. Ce processus parvint à son terme entre 1947 et 1949 lorsque, pendant et après la Nakba1, la société dut se réorganiser afin de faire face à l’expulsion d’environ 750 000 personnes hors de l’État d’Israël en voie de création. Les préparatifs en vue d’un long combat débutèrent aussitôt, articulés autour de la nouvelle base populaire issue de la formation sociale qui ne tarda pas à apparaître et qui, en dépit des évolutions, constitue depuis lors le socle de la société palestinienne : réfugiés des camps, ouvriers et intellectuels petits bourgeois d’origine pauvre ou modeste [ibid. : 47-49, 179-180].

12Entre 1947 et 1949, plus de la moitié des Palestiniens furent expulsés de chez eux. Le même sort échut, en 1967, à plusieurs centaines de milliers d’autres. En 1991, les Palestiniens furent chassés du Koweït par centaines de milliers ; une bonne partie d’entre eux se dirigea vers les Territoires occupés et, au début de l’année 1994, 150 000 rentrèrent en Palestine avec l’Autorité palestinienne. Chacune de ces vagues d’émigration et d’immigration transforma profondément la société et bouleversa la donne économique et politique, laissant dans son sillage de nouvelles élites et de nouvelles classes défavorisées.

13La société palestinienne est le produit de ces différentes lames de fond. Celles de 1947-1949 et de 1967 eurent pour résultat d’importants exodes de population et l’éparpillement de la société sur une vaste étendue géographique et dans plusieurs États, les événements de 1990-1991 et 1994-1995 débouchant, eux, sur des retours volontaires ou forcés. Chaque exode palestinien s’accompagnait de l’occupation de nouvelles portions du pays par l’armée israélienne et d’une restructuration de la pyramide sociale et économique. Comme le remarque Rosemary Sayigh [1979 : 153], d’emblée, au sein de la société palestinienne de l’après-Nakba « les classes pauvres firent montre d’un militantisme plus prononcé que les classes moyennes », tendance qui, malgré la glorification de l’administration de l’OLP et des hommes d’affaires patriotes, se vérifia et s’affirma encore durant les décennies de lutte qui suivirent. L’auteur ajoute que ces paysans (qui, dans le cas de ceux qu’elle étudiait, résidaient dans des camps au Liban) avaient un désir :

[…] mettre fin à l’oppression nationale et sociale dont ils étaient victimes. Les jeunes ouvriers et les étudiants des camps devenaient des fedayin tandis que les Palestiniens des classes moyennes qui rejoignaient le Mouvement révolutionnaire palestinien s’orientaient essentiellement vers des formes de résistance « en col blanc » : encadrement, diplomatie, information […] et ne manifestaient pas le même empressement à se sacrifier.[ibid. : 153]

14En Cisjordanie, la monarchie hachémite s’efforça d’assimiler les Palestiniens tout en pratiquant à leur encontre une politique discriminatoire favorable aux Transjordaniens, ce qui eut pour conséquence la constitution d’une élite à la loyauté fluctuante.

15Dans ce dernier cas, après 1967, en dépit d’importants efforts de la part des Israéliens [Beck 2002 : 290], l’occupation finit par involontairement déstabiliser l’élite projordanienne en place et provoquer l’émergence d’une nouvelle classe dominante dont les membres, en mal de légitimation, épousèrent la cause de l’OLP. Quand l’armée israélienne se substitua au régime jordanien qui, sous bien des aspects, s’était montré tout aussi autoritaire, l’élite projordanienne s’affaiblit automatiquement, en dépit du soutien d’Israël. S’ensuivit alors une crise de légitimité au sein des élites, dans la mesure où, contrairement aux Jordaniens, les Israéliens ne pouvaient prétendre administrer ce territoire au nom d’une partie de la population locale. Il était impossible même aux membres les plus modérés des classes supérieures palestiniennes de s’identifier à leurs nouveaux maîtres comme ils avaient parfois pu être incités à le faire, soit par cooptation soit par coercition, sous le régime hachémite.

16L’OLP fut créée au moment où l’occupation se mettait en place et très vite le Fatah, dirigé par Yasser Arafat, assit son hégémonie sur l’Organisation alors en plein essor. Le Fatah et plusieurs autres groupes membres de l’OLP, tel le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), étaient par définition des organismes d’exilés auxquels il manquait un véritable lien avec la Palestine, lien géographique et tribal ou au moins charismatique. À cet égard, leur position était similaire à celle d’autres groupes révolutionnaires, tels les bolcheviks en 1917. Il leur fallut d’abord gagner le soutien des masses populaires, ce qui ne se fit pas sans difficulté comme l’attestent – on peut le lire dans des journaux comme Filistînuna – leurs efforts pour concevoir des slogans mobilisateurs entre 1958 et 1965. Durant toute cette époque, ils étaient une bureaucratie mobile, disposant de sa propre administration et de ses propres troupes, financée par la diaspora palestinienne et les riches États pétroliers du Golfe, ce qui l’affranchissait de la moindre responsabilité envers un groupe stable de partisans, composé par exemple de paysans et de réfugiés. Ainsi se trouvèrent facilitées toutes sortes de décisions hasardeuses, dont certaines s’avérèrent positives et d’autres au contraire négatives, voire désastreuses pour les intérêts à long terme de l’ensemble du peuple palestinien. En 1965, guidé par l’instinct, le Fatah déclencha une lutte armée (en grande partie virtuelle et ornée du terme de « révolution »), ce qui fut un coup de génie qui, par son mépris des rapports de force et des réalités de terrain, ne pouvait émaner que d’un commandement « désincarné » – commandement qui se retrouva néanmoins soumis à la pression de milliers d’aspirants fedayin deux ans plus tard, après la défaite de 1967, et, davantage encore, en 1968, à la suite de la « victoire » de Karameh.

17La « lutte armée » réussit à mobiliser une grande partie des masses, en premier lieu dans les camps de réfugiés situés hors de Palestine. Le désastre de « septembre noir », en Jordanie dans les années 1970-1971, qui se conclut par le transfert au Liban du siège de l’OLP, naquit du refus de l’Organisation de prendre en compte les relations de pouvoir existant en Jordanie, en vertu du postulat volontariste selon lequel les faits engendrent les faits et en vertu de la conviction que le roi Hussein n’oserait pas employer la force contre les fedayin (pour diverses raisons, dont celle de préserver de bonnes relations interarabes). En outre, dans les camps jordaniens, l’OLP n’avait alors ni la structure administrative ni l’autorité nécessaires, ni même une connaissance assez précise du potentiel des réfugiés qui lui aurait permis d’affronter l’armée jordanienne, c’est-à-dire résister suffisamment longtemps pour que les autres États arabes (en particulier l’Égypte de Gamal Abdel Nasser) puissent intervenir et imposer une trêve.

18Une fois installés au Liban, les cadres de l’OLP résolurent de ne pas répéter les mêmes erreurs et l’Organisation s’assura cette fois la maîtrise effective de tout le Sud-Liban, où ils instituèrent un véritable gouvernement à l’intérieur des camps afin que l’Organisation puisse évoluer au sein de ceux-ci comme « un poisson dans l’eau ». L’époque libanaise de l’histoire palestinienne fut une période où les dirigeants et les masses populaires se montrèrent unis et où l’OLP jouit d’un prestige sans précédent parmi la population des camps, prestige dont le rayonnement s’étendait même à d’autres régions du monde arabe et jusque dans les Territoires occupés. Toutefois, la nature semi-désincarnée de l’administration de l’OLP continua à poser problème et entraîna une dégradation continue des relations avec le peuple et l’État libanais, qui se termina en 1982 par l’expulsion hors du Liban des dirigeants de l’Organisation [Corm 2003 : 430-431 ; Laurens 1999 : 312-313]. Georges Corm, en chercheur libanais progressiste qu’il est, peut-être pour ne pas paraître trop antipalestinien, impute – à tort selon moi – une bonne partie de ces tensions à la gauche palestinienne et ménage le Fatah et Yasser Arafat.

19Entre-temps, dans les Territoires occupés, la société se transformait sous l’influence d’un prolétariat désormais majoritaire de villageois et de réfugiés vivant dans les camps. Joost Hiltermann [1990 : 145] refuse de parler de prolétarisation dans le cas des Cisjordaniens car, bien que ne faisant plus partie de la paysannerie, ceux-ci continuèrent à habiter dans leurs villages au lieu d’émigrer vers les centres urbains. Cela n’est vrai qu’au sens strict puisque les villages se transformaient peu à peu en cités-dortoirs. L’occupation de juin 1967 restreignit sévèrement la liberté de mouvement des Palestiniens, même si des milliers d’entre eux bénéficiaient toujours de la possibilité d’aller chercher un emploi dans le Golfe. Aux yeux des Israéliens, leurs revenus ne pouvaient que contribuer à la stabilité dans les Territoires occupés.

20Les centaines de milliers de Palestiniens travaillant comme journaliers dans l’agriculture, ouvriers dans le bâtiment et les travaux publics ou comme employés dans le tertiaire israélien formaient un prolétariat singulier vivant dans une société et travaillant dans une autre. Ils percevaient des salaires (relativement) élevés et se trouvaient immergés dans une société capitaliste de type occidental sans équivalent dans le monde arabe – et surtout pas dans les pays qui accueillaient les réfugiés palestiniens, tels la Jordanie, la Syrie ou le Liban. Au cours des vingt années qui précédèrent la première intifâda, ce prolétariat palestinien de la bande de Gaza et de Cisjordanie avait acquis de la confiance mais aussi du ressentiment (car, en dépit d’une rémunération acceptable, les avantages sociaux insuffisants des ouvriers, les horaires de travail pénibles et les humiliations quotidiennes infligées par l’occupant finirent par laisser des marques profondes). Ce prolétariat résolut donc, petit à petit, de prendre sa destinée en main. Plutôt que de se mettre « en quête de dirigeants » [Sahliyeh 1988] comme l’avaient fait les élites locales en pleine ascension (intellectuels petits-bourgeois pro-OLP issus des nouvelles universités palestiniennes et des ONG, ou encore commerçants locaux qui, malgré leur prospérité croissante, voyaient leurs perspectives bouchées par l’occupation), les masses palestiniennes entreprirent, lentement, de chercher une « porte de sortie ». Le souvenir de la répression jordanienne et la rancune à l’encontre du régime hachémite qui, avant la conquête israélienne de 1967, ne leur avait pas donné les moyens de se défendre, rendaient peu attrayante l’idée de rejoindre le giron de la Jordanie. Le mécontentement s’accrut régulièrement et, après que l’OLP se fut dispersée aux quatre coins du monde arabe durant l’été 1982 (avec son quartier général à Tunis), la consigne de l’Organisation, à savoir attendre que sa libération vienne de l’extérieur, ne séduisait plus.

21Si les réfugiés des camps de Gaza et de Cisjordanie étaient des prolétaires, il en allait de même, dans une moindre mesure, des villageois cisjordaniens. Ces derniers formaient un groupe social plus hétérogène, bien que beaucoup appartiennent au même prolétariat de journaliers et d’ouvriers :

Nombre d’entre eux dépendent de leur travail en famille, sur leurs propres parcelles de terre (ainsi que de leurs salaires en Israël), et représentent donc une fraction d’une classe transitionnelle spécifique, celle du semi-prolétariat. Cette reconversion des paysans en salariés ou semi-salariés tient au développement du capitalisme en général et du capitalisme israélien en particulier. […] Qui plus est, certains paysans […] intégrèrent la frange industrielle et commerciale de la petite bourgeoisie. Ainsi la paysannerie se partagea-t-elle graduellement entre bourgeoisie et prolétariat.[Barghouthi 1990]

22Il importe cependant d’ajouter que la majorité se trouvait plutôt du côté prolétaire de cette polarité.

Retour sur l’intifâda de 1987

23L’attention portée à l’histoire politique et aux décisions officielles (celles de l’OLP et de ses factions, par exemple, ou encore celles de ses ennemis) tend à ravaler, au second plan, des facteurs non politiques primordiaux, comme l’hygiène publique, la conjoncture économique ou la dynamique sociale. Cette remarque s’applique plus particulièrement aux ouvrages consacrés à la première intifâda et à ses causes. Même quand le titre laisse présager une prise en compte des interactions sociales, on doit souvent se contenter d’une analyse essentiellement politique des partis et des enjeux, considérés en tant qu’entités monolithiques. Farsoun et Landis [1990] intitulent leur chapitre « Sociologie d’un soulèvement », mais le sujet est toujours traité en rapport avec la colonisation et l’oppression israéliennes. Ce genre de textes abonde, reflétant ainsi combien il était ardu, à l’époque et aujourd’hui encore, de susciter un intérêt pour des analyses plus nuancées mettant en avant le rôle des marginalisés.

24On trouve donc une pléthore de publications exaltant la loyauté des Palestiniens envers l’OLP – loyauté incontestable mais guère surprenante attendu que les seuls autres choix possibles étaient ceux qu’offraient les Israéliens, les Jordaniens et la communauté internationale, désireux avant tout de parvenir à des solutions qui leur conviendraient à défaut de convenir aux Palestiniens. Mais il serait sans doute plus judicieux de s’intéresser à la manière dont la population palestinienne réagit aux polémiques au sein de l’OLP, dont on sait qu’elles eurent des répercussions dans les camps de réfugiés au Liban. Il ne faut pas oublier qu’à la veille de l’intifâda la grogne montait – un membre en vue de l’organisation allant jusqu’à taxer de « sénilité » les personnages les plus haut placés dans la hiérarchie. On le sait, vers l’été 1987, l’OLP était dans l’impasse. Les Palestiniens vivant sous occupation en avaient bien conscience, notamment les plus défavorisés. Dans le même temps, pour contrer la multiplication des actes de résistance dans les Territoires occupés, les mesures prises par les Israéliens, tels l’emprisonnement ou l’expulsion de nombreuses personnes issues des classes moyennes de Gaza ou de Cisjordanie et ayant été nommées à des postes élevés au sein de l’OLP, eurent l’effet inattendu de favoriser l’accès à des postes de responsabilité d’éléments subalternes de l’Organisation plus représentatifs des groupes marginalisés de la société [Sayigh 1997 : 605-610].

25Dans le domaine économique également, on décèle a posteriori l’influence de facteurs sociaux. Les indicateurs macroéconomiques, comme le déclin de la rente pétrolière ou du taux de l’emploi dans le Golfe [Abdallah 1990 : 45, 50] ont certes joué un rôle majeur dans l’éclatement de l’insurrection, mais, à l’épo-que, les frontières entre le territoire israélien et la Cisjordanie ou la bande de Gaza étaient encore ouvertes et, en décembre 1987, environ 150 000 personnes travaillaient en Israël comme journaliers. Néanmoins, durant les premiers mois de l’intifâda, le prolétariat des camps, qui continua à se rendre au travail jusqu’à ce que le conflit dégénère, fut en première ligne et il participa activement aux affrontements [Yahya 1990 : 95]. La machine répressive israélienne ne s’y trompa d’ailleurs pas puisque les représailles furent systématiquement plus strictes, plus durables et plus étendues dans les camps et les villages que les affrontements avaient rapidement gagnés qu’ils ne le furent dans les villes [Heacock 1991 : 71].

26Fait étonnant, en dépit de divers types d’analyse sociale des causes et du déroulement de l’intifâda de 1987, on ne dispose d’aucune vision globale du processus dans sa dimension sociale et nationale et pas non plus de la moindre étude pertinente dépeignant la « rupture » que, de bout en bout, a constituée ce soulèvement [Tamari 1997 : 31]. Cela tient certainement aux contraintes habituelles pesant sur la « narration maîtresse » qui domine les ouvrages sur la Palestine, mais tient peut-être aussi à la difficulté qu’il y a à décrire la société palestinienne de cette période, de la base vers le sommet, et à la manière dont s’articule l’évolution de cette société.

27La première intifâda doit être appréhendée comme une révolte du prolétariat que suivirent aussitôt la bourgeoisie nationale, l’intelligentsia notamment, et les petits entrepreneurs locaux. L’engagement de ces derniers n’alla du reste jamais aussi loin que le prétend l’histoire officielle. Personne parmi ceux qui ont vécu l’insurrection, et encore moins parmi ceux qui se sont battus et se trouvaient aux premiers rangs, ne saurait être d’accord avec ceux qui affirment :

Moins de deux semaines après l’émeute qui marqua le début du soulèvement dans les camps de réfugiés de Gaza, Naplouse et Bethléem, le conflit avait changé de nature, les affrontements de rue entre des jeunes et la police des frontières cédant la place à une grève générale des commerçants dans les centres urbains.[Tamari 1990 : 163]

28Il est toutefois vrai que la bourgeoisie et la petite bourgeoisie étaient hégémoniques au sein du Commandement national unifié (CNU) de l’intifâda et qu’elles contestaient souvent les décisions prises par les instances supérieures en exil cependant que la lutte se poursuivait de façon essentiellement autonome dans les villages, les camps et les quartiers. En réalité, la plupart des étudiants et une partie du personnel des écoles et des universités, qui demeurèrent fermées durant presque toute la durée des troubles, entre 1988 et 1993, étaient rentrés chez eux, en ville ou au village.

29Plusieurs années d’occupation israélienne avaient profondément modifié la pyramide sociale. La société palestinienne fut décapitée avec la disparition de l’élite projordanienne, mais sa base s’était consolidée avec l’éveil de la conscience de classe du prolétariat des camps et des villes qui avait en outre profité d’une amélioration de sa situation matérielle grâce aux revenus générés par les emplois en Israël et dans le Golfe. C’est d’ailleurs grâce aux économies faites durant cette période que nombre de personnes purent surmonter les rigueurs matérielles nées de l’enlisement du conflit au cours des années qui suivirent.

30Le premier objectif de l’intifâda fut de combattre l’occupation et la colonisation israéliennes ; le second, de mettre fin à l’emprise qu’exerçait encore la Jordanie sur la Cisjordanie, ce qui fut accompli de facto quelques semaines après le déclenchement de la révolte, et entériné de jure six mois plus tard par le roi Hussein [Massad op. cit. : 14]. Et lorsqu’il apparut que les dirigeants légitimes de la Palestine se préparaient à « revenir au pays », en 1993-1994, le bilan général de l’insurrection s’avéra plutôt positif. Mené par le prolétariat des camps et des villages, ce combat fédéra également les divers représentants locaux de la bourgeoisie et l’administration de l’OLP en exil.

Les négociations d’Oslo et l’autonomie

31Dès que s’annonça un éventuel puis probable retour de la direction tunisienne de l’OLP, les Palestiniens des Territoires occupés et leurs dirigeants locaux, le Dr Haydar Abdul Shafi dans la bande de Gaza ou Faysal Husayni en Cisjordanie, réclamèrent davantage de démocratie. La rapidité avec laquelle furent expédiées les négociations secrètes d’Oslo, ainsi que les suivantes qui concernaient les modalités d’application du premier accord entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin en date du 13 septembre 1993, fut en partie le résultat des efforts frénétiques que les cadres de l’Organisation déployèrent pour déjouer les pressions internes qui partaient de la base. Alors même que se poursuivaient à Washington des négociations publiques et que se déroulaient en secret les pourparlers préliminaires d’Oslo, des membres clés de la délégation de Washington, Abdul Shafi, Faysal Husayni, mais aussi Hanan Ashrawi et Sacib cUrayqat, menaçaient de démissionner si le processus décisionnel n’était pas rendu plus transparent et si certaines revendications primordiales (concernant les colonies, par exemple) n’étaient pas écoutées [Heacock 1994 : 150].

32Au cours des discussions avec Yitzhak Rabin et Shimon Peres au sujet de la mise en œuvre des accords d’Oslo, Arafat ne cacha pas qu’il avait le sentiment de faire d’énormes concessions [Savir 1998 : 104]. Un examen sommaire du processus des négociations d’Oslo révèle combien le contenu et les divers avant-projets furent dictés par les Israéliens, mais aussi combien Arafat avait conscience de tout ce que cela impliquait, ce qui n’était apparemment pas le cas du principal acteur palestinien des négociations, Ahmad Quray. L’absence d’hommes de terrain lors des discussions (dont ils furent exclus précisément parce qu’ils étaient des hommes de terrain et n’appartenaient pas au sérail des membres de l’OLP exilés à Tunis) déboucha sur un compromis incapable d’emporter l’adhésion des masses palestiniennes.

33Après avoir signé les accords d’Oslo, le 13 septembre 1993, Arafat tenta de les amender lors de leur mise en application, au moment de négocier les accords intérimaires à venir. Il avait accepté durant les pourparlers de mettre fin à l’intifâda et d’ôter de la charte nationale palestinienne certains passages (ceux qui niaient à Israël le droit d’exister, mais également tous ceux qui allaient à l’encontre du processus de paix). À vrai dire, il avait refusé ces deux concessions avant que l’on ajoutât l’idée de « reconnaissance mutuelle ». Ce fut là un coup de maître de la part de la diplomatie israélienne, qui formula cette proposition après six mois de vaines tractations et deux mois de négociations officielles stériles [ibid. : 50]. Tout reposait sur le fait abstrait et symbolique qu’Israël et la communauté internationale reconnaissaient l’OLP comme représentante du peuple palestinien, sans la moindre souveraineté.

34Alors, et alors seulement, Arafat accepta un régime d’autonomie dont la forme était celle d’une reddition et ne pouvait donc être qu’impopulaire. Habitués au langage de la violence, ses chefs de la sécurité, notamment Muhammad Dahlan et Jibril Rujub, estimaient être en mesure de contenir le peuple malgré l’opposition que ne manquerait pas de rencontrer Oslo sitôt que les premiers effets, sous la forme des accords intérimaires, se feraient pleinement sentir dans les Territoires occupés [ibid. : 102]. Arafat n’était pas du même avis. Dès le début des discussions sur la mise en place des accords d’Oslo, il déclara à Peres que tout ce qu’on lui offrait c’était une poignée de « bantoustans » et qu’il ne pourrait pas forcer le peuple à accepter cela de bon cœur. Aussi affirma-t-il :

Je suis aujourd’hui au pouvoir non pas en vertu d’une quelconque majorité mais grâce à mon charisme personnel.[ibid. : 104]

35Arafat précisa, qui plus est, que les choses continueraient ainsi, même quand il serait revenu dans les Territoires occupés, et il rejeta l’idée du Dr Haydar Abdul Shafi de commencer à instaurer une démocratie de base [ibid. : 95].

36Arafat préféra coopter des personnalités de l’intérieur en les invitant à prendre part aux négociations, de façon à amorcer un rapprochement indirect entre l’administration « tunisienne » et le peuple. Mais cette initiative tourna court car les nouvelles recrues comprirent parfaitement que, par leur nature même, les accords intérimaires ne pourraient être que très impopulaires, et elles gardèrent leurs distances. Arafat vit très vite quel était le dilemme, et on ne peut attribuer son empressement à souscrire aux conditions d’Israël qu’à sa confiance dans le système qu’on lui promettait et qui ressemblait à celui adopté par l’OLP au Liban, mais avec, de la part de la communauté internationale, un financement quasi illimité visant à répondre à l’opposition populaire.

37Ce qu’il est plus difficile de comprendre, et qui discrédita un temps ces accords aux yeux des masses palestiniennes, c’est qu’Arafat ait accepté de poursuivre les négociations relatives à son retour à Gaza après le massacre commis par Baruch Goldstein à Hébron, en janvier 1994, et après que Rabin fut revenu sur l’évacuation des colons habitant la ville et qu’il avait précédemment acceptée. Peut-être Arafat et ses conseillers voulurent-ils éviter de compliquer la situation politique déjà délicate de Rabin, ce qui ne fut pas le cas [ibid. : 121-135].

38Toujours est-il que ce manque de fermeté ne passa pas inaperçu. Avant même sa concrétisation, de nombreuses interrogations planaient autour du projet d’autonomie et de sa finalité et, contrairement à la propagande d’alors, il est aujourd’hui clair que, dès le départ, les masses palestiniennes étaient plus méfiantes que leurs dirigeants. Certes, la popularité personnelle d’Arafat ne faiblit pas dans les sondages qui suivirent, et la paix continua, elle aussi, à rassembler la majorité des suffrages – ce qui s’explique évidemment par le désir de paix des populations. Néanmoins, le fossé se creusait entre l’idéal et la réalité, et une fois la direction de l’OLP revenue au pays, en 1994, il se fit plus profond lorsque, aux yeux de la population, les héros commencèrent à faire figure de parasites et de pantins et lorsque commença à grandir un désenchantement à la mesure des illusions qui l’avaient précédé.

39Les réalités sociales palestiniennes, ignorées ou incomprises depuis des décennies, demeurèrent tout aussi mal perçues après le retour de l’OLP en Palestine et la reconfiguration sociale qui s’ensuivit. Pour les dirigeants palestiniens, entretenus dans cette chimère par les médias internationaux, les États-Unis, les gouvernements européens et les décideurs politiques israéliens, l’autonomie obtenue en 1994 devait en douceur ouvrir la voie à la création d’un État dont la forme restait à définir, État qui se serait intercalé entre le géant économique et militaire qu’était Israël et une Jordanie pleine de bonne volonté embrassant avec ferveur la mondialisation.

40À quoi ressemblait donc la société régie par l’Autorité palestinienne ? En Cisjordanie, la majorité des gens vivaient toujours dans des villages et vendaient leur production sur des marchés urbains répartis dans toute la région (Naplouse, Hébron, Jérusalem, etc.), même si beaucoup tiraient aussi leurs revenus, ou du moins une partie, de travaux de journaliers ou d’ouvriers en Israël ou dans des colonies juives de Cisjordanie. Dans la bande de Gaza, le gros de la population comprenait des réfugiés, qui composaient, nous l’avons vu, un prolétariat urbain d’un genre particulier car tous ou presque travaillaient en Israël, loin des camps citadins surpeuplés où ils vivaient. Ces villageois et ces réfugiés avaient constitué l’avant-garde du soulèvement qui avait à son tour permis le retour de l’Autorité palestinienne. Après 1993, en raison de fréquentes périodes de bouclage militaire, de nombreuses personnes, surtout à Gaza, commencèrent à dépendre de plus en plus de leur modeste paye d’« employés » de l’Autorité palestinienne (largement financée par la communauté internationale) ainsi que des subsides de l’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency). Beaucoup de Palestiniens étaient ainsi devenus tributaires de ces aides. D’un point de vue social, bien que majoritaires, les habitants des camps et les villageois étaient doublement aliénés : les premiers étaient séparés de leur lieu de travail à la fois par la distance et par la culture ; les seconds, écartelés entre leurs fermes locales et les travaux de journaliers qu’ils effectuaient loin de chez eux.

41Quel était le climat politique, quelles étaient les prédispositions idéologiques de cette vaste majorité du peuple palestinien ? Comme les classes moyennes et la nouvelle élite monopolistique, les classes populaires appelaient de leurs vœux l’indépendance politique de la Palestine. Mais, à la différence des castes privilégiées, elles aspiraient de surcroît à l’émancipation politique et à l’égalité économique. Bref, comme dans bien d’autres lieux du tiers-monde, les masses palestiniennes étaient les véritables, et peut-être les seuls, démocrates de cette société ; démocrates par leur désir d’avoir leur mot à dire dans la vie politique, mais aussi démocrates « redistributifs », cherchant des remèdes concrets à leurs maux alors que depuis l’an 2000, les faiblesses de l’autonomie se faisaient patentes.

42Les artisans des accords d’Oslo, tout comme leurs détracteurs restés, volontairement ou non, à l’étranger, n’avaient pas grand-chose à gagner d’une pleine et entière démocratie, au sens sociopolitique du terme. Ils jouissaient depuis des décennies d’avantages et de privilèges divers, auxquels venaient s’ajouter le prestige de « représenter » le peuple palestinien et les titres attachés à leurs charges respectives. La question des titres a d’ailleurs pris une ampleur considérable au cours de ces dix dernières années. Il existe d’innombrables « directeurs » et « directeurs généraux » au sein des divers ministères et ONG, ainsi qu’une multiplicité de « professeurs » officiant dans l’une ou l’autre des universités des Territoires (la préférence allant à Birzeit). Ces élites et les intellectuels qui leur servaient de porte-parole se mirent alors à discourir et à rédiger des articles, comme si désormais les obstacles à la fondation d’un État palestinien démocratique et moderne étaient tous levés grâce à l’extraordinaire diversité des membres de l’OLP et à l’efficacité des organisations de la société civile qui seraient nées dans l’ombre de l’occupation et de l’intifâda. Ce consensus ne reposait sur aucune déclaration ou mesure d’Arafat ou de ses assistants ; il s’agissait plutôt d’une projection, d’une volonté d’accorder le bénéfice du doute à ces nouveaux gouvernants. Après tout, les gens, en particulier les habitants des camps et les paysans, étaient las et ils rêvaient tellement d’une issue pacifique après toutes ces années de lutte que, au cours des années suivantes, ils étaient tous ouvertement favorables à une transition pacifique qui conduirait à l’indépendance.

43Cela n’empêcha malheureusement pas certains observateurs de la Palestine contemporaine de parler d’un « processus d’intégration (ou de désintégration) des réseaux sociaux foisonnants [qui sous-tendent la “société civile étendue” en Cisjordanie et à Gaza] à l’appareil de l’État en formation dans les régions sous la domination de l’Autorité nationale palestinienne » [Tamari 1997 : 20]. Il était bien entendu impossible de prévoir les événements qui allaient se produire trois ans seulement après la rédaction de ces lignes, mais, même à cette époque, on sentait que la construction de l’État ne répondait pas aux espoirs de la population vu la nature du régime palestinien, et on pressentait également que la société civile en gestation ne serait pas aussi dynamique qu’on avait pu l’imaginer quelques années plus tôt, à la fin de l’intifâda de 1987.

44La réalité, comme beaucoup le découvrirent rapidement, et la plupart au bout de quelques années, s’avéra très différente. L’OLP rentra au pays, avec sa direction, ses cadres et des dizaines de milliers de membres de la base. Ces derniers furent rapidement absorbés par la société, à Gaza surtout. Ils devinrent de modestes employés de l’Autorité palestinienne, souvent dans les services de sécurité. Leurs besoins et leurs statuts ne différaient guère de ceux des habitants locaux, aux origines sociales similaires. Il n’en fut pas de même pour les cadres et les membres haut placés de l’OLP. Ceux-ci s’arrogèrent un nouveau genre de monopole du capital sous les auspices de l’État, formule dans laquelle ils occupaient tous les postes clés dont ils étaient les principaux bénéficiaires. Ils se réunissaient de plus en plus souvent à Ramallah. Dans ce nouvel ordre, la bourgeoisie locale, qui avait apporté son appui à l’intifâda, donc contribué au retour des nouveaux dirigeants, se retrouva sur la touche. Sa situation matérielle n’en souffrit pas mais son statut social, lui, en pâtit grandement, même si cette règle connut aussi quelques exceptions et si quelques « locaux » parvinrent à intégrer l’Autorité palestinienne à des postes de haut niveau grâce à leurs relations.

45À ces privilèges les nouveaux dirigeants ajoutèrent rapidement la corruption. Le degré exact de corruption de l’Autorité palestinienne est difficile à évaluer (sauf dans quelques cas précis qui ont retenu l’attention des médias), mais le problème est avéré [Beck 2002 : 274-279 ; Heacock 2001 : 20 ; Heacock 2002b : 16-17 ; Kepel 2000 : 317-318 ; Usher 1995 : 62-65]. L’Autorité palestinienne se distingua aussi par son autoritarisme : des journalistes, des opposants politiques, des universitaires contestataires, des syndicalistes et d’autres membres de la société furent intimidés, emprisonnés, torturés et quelquefois même (mais rarement) tués lors d’une garde-à-vue [Usher op. cit. : 65-77]. La population palestinienne adopta toutefois le parti de la confiance et accorda dans l’ensemble son soutien à l’Autorité palestinienne. Tous les sondages (même si on peut leur reprocher une certaine propension à l’optimisme) montrent que l’option pacifique demeura prépondérante dans l’opinion jusqu’au déclenchement de la seconde intifâda en septembre 2002. Mais la soudaineté avec laquelle cette option fut ensuite abandonnée illustre bien, il est vrai, la superficialité de cette disposition et le peu d’espérance qu’elle comportait.

46En février 1996, des élections pour la présidence de l’Autorité nationale palestinienne et pour le Conseil législatif palestinien consolidèrent encore le processus d’autonomie, malgré une certaine désillusion quant à sa forme et à ses conséquences pratiques. Ces élections furent marquées par un fort taux de participation et, bien qu’entachées de quelques irrégularités, conférèrent une nette majorité au Fatah et à Arafat. Certes, l’opposition, aussi bien séculière que religieuse, avait appelé au boycott des urnes, mais c’était en partie dû au fait que les résultats étaient connus d’avance : le Hamas et les petits partis d’opposition n’auraient guère pu obtenir plus qu’une représentation symbolique au Conseil législatif [Legrain 1999 : 413], ce qui est confirmé par les scores médiocres des quelques partis qui, comme le Parti populaire palestinien et le FIDA (Union nationale démocratique), tentèrent l’aventure.

47La répartition des votes et les enseignements que l’on pouvait en tirer étaient à ce titre bien plus intéressants que les résultats bruts, universellement attendus. On en trouve une excellente interprétation dans l’ouvrage que Jean-François Legrain [1999] a consacré aux élections palestiniennes de 1996, principale tentative de déchiffrement systématique de ce qu’avaient voulu exprimer les Palestiniens par leurs votes. Il en ressort que les « vérités » communément admises au sujet de la société palestinienne et de son système d’allégeance sont fausses. À une écrasante majorité et de façon « quasi exclusive » [ibid. : 101], les électeurs ont voté pour des membres qui sont les leurs :

[…] leur espace de solidarité, c’est-à-dire leur quartier ou leur ville, leur village ou groupe de villages, ou encore leur camp, quelle que fût leur orientation politique personnelle ou celle du candidat […] une défense de l’espace de solidarité au sens géographique du terme, qui transcende les limites étroites du cercle familial ou tribal.

48Certains villages passèrent d’ailleurs des alliances les uns avec les autres, voire avec des camps de réfugiés proches, afin de faire contrepoids à la ville voisine (ce qui dépendait bien sûr de la ville en question, les habitants étant, selon l’auteur, historiquement plus portés à s’unir dans certaines cités que dans d’autres).

49Les négociations d’Oslo et le formidable exercice de démocratie qui s’ensuivit aident à mieux appréhender les liens de solidarité et les affinités politiques qui assurèrent la cohésion de la société palestinienne et lui permirent de ne pas se désagréger malgré les extraordinaires tensions générées par l’occupation. L’analyse minutieuse des résultats électoraux met en évidence le fondement de la solidarité et de la résistance en Palestine, ce que Legrain appelle « ethnolocalisme », notion familière à tous ceux qui s’intéressent à la région méditerranéenne en général. Dans les villes, le constat est identique : par solidarité, les gens d’un même quartier ont voté de la même manière. Ce qui prouve que, contrairement aux idées reçues, la loyauté des masses ne va pas toujours aux notables ou aux dirigeants politiques mais s’exerce plutôt à l’échelon local, en fonction du lieu. Certes, cela accentue l’importance des relations de classe, les quartiers, les camps ou les villages étant souvent socialement homogènes, mais cela tend aussi à entretenir une rivalité avec d’autres quartiers, d’autres villages et d’autres camps. Le plus remarquable est néanmoins que ce système, que l’on a vu à l’œuvre durant les élections de 1996 aussi bien à Gaza qu’en Cisjordanie, renvoie à une tradition vieille de plusieurs siècles qui dévoile « la géographie administrative et humaine de la période ottomane » [Legrain 1999 : 102-103].

50Sur le front politique, les deux principaux mouvements étaient toujours le Fatah et le Hamas. Tous deux se trouvaient en proie à des divisions internes à la suite de la signature des accords d’Oslo par Arafat. Le Fatah, pour sa part, resta toujours fidèle à son président ; néanmoins, lorsqu’en novembre 1994, à Ramallah, se tint le premier scrutin de ce qui aurait dû être une série d’élections des dirigeants locaux du parti, une nouvelle génération de politiciens populistes (avec pour chef de file Marwan Barghouthi) et de militants de base se présentèrent face à une liste conduite par Jibril Rajub, un proche d’Arafat. Les dissidents emportèrent chacun des quinze sièges du comité exécutif :

Les résultats montrèrent des divisions sectorielles majeures au sein du mouvement ; la plupart des postes revinrent à d’anciens prisonniers, à des réfugiés et à des villageois, par opposition aux « notables » et aux « résidents » que soutenait Arafat.[Usher op. cit. : 75]

51Cette défaite aux mains des populistes du Fatah amena Arafat à annuler toutes les autres élections internes. Mais il était trop tard : les dissensions portant sur l’âge, la classe et l’approche de la démocratie étaient apparues au grand jour.

52Entre-temps, le principal groupe d’opposition, le Hamas, se trouvait face à un dilemme que le Fatah et l’Autorité palestinienne prirent un malin plaisir à compliquer. Pendant la première intifâda, le Hamas avait lentement mais sûrement réussi à s’attirer un soutien de masse, à la base sociale relativement distincte de celles des diverses factions de l’OLP, notamment du Fatah. Ses membres et ses partisans venaient essentiellement des classes populaires déshéritées de la société – celles des camps, celles des campagnes ou celles des villes – et des classes moyennes religieuses [Kepel op. cit.], même si une partie de ses hauts dirigeants faisaient exception à la règle. Le dilemme tenait à ce que le parti ne pouvait en aucun cas cautionner les accords d’Oslo, mais ne pouvait pas non plus se permettre d’avoir l’air de fomenter la discorde alors que les Palestiniens de toutes catégories paraissaient enclins à donner une chance à la paix.

53En définitive, une scission se produisit entre l’aile radicale et l’aile modérée, cette dernière étant même prête à fonder un nouveau parti politique afin de prendre part aux élections et à la gestion de l’Autorité palestinienne [ibid. : 318]. L’un des avantages du Hamas sur l’OLP résidait dans le domaine financier. Après que les États du Golfe eussent cessé d’abreuver l’OLP en pétrodollars, le Hamas continua, lui, à pro-fiter de cette manne. Grâce à sa popularité et à ses moyens financiers, le mouvement remporta, en 1992, plusieurs élections importantes au sein des syndicats et des chambres de commerce, dans la bande de Gaza et en Cisjordanie – montée en puissance qui ne fit sans doute qu’encourager Arafat à conclure un accord avec Israël afin d’acquérir de nouvelles sources de financement. Les divisions au sein du Hamas correspondaient à des frontières entre les classes : les jeunes des classes populaires rejoignaient Izzadin al-Qassam, l’aile militaire du mouvement, tandis que les partisans des classes moyennes se cantonnaient à la sphère politique en prétendant ne pas avoir connaissance des activités de l’autre aile [ibid. : 320-322].

54L’influence du Hamas reculait tant que le processus de paix se poursuivait sans heurts mais elle s’accrut dès que les relations entre l’OLP (puis l’Autorité palestinienne) et Israël entrèrent dans une période de crise. La question qui se posa alors au Hamas fut de savoir comment faire pour se glisser dans le rôle de l’organisation nationaliste combative que paraissait délaisser l’OLP. Les radicaux préconisaient de ne surtout pas relâcher la pression à l’égard d’Israël, alors que les modérés (parmi lesquels figurait apparemment le cheikh Yassine) désiraient bénéficier des avantages du gouvernement autonome, même si cela ne pouvait se faire que dans les rangs de l’opposition. Manifestement les partisans du Hamas dans leur ensemble étaient divisés et leur opinion sur le sujet aurait varié. Mais quand, à la fin de l’année 1994, Arafat se fit huer lors des funérailles d’un dirigeant du Jihad islamique [ibid. : 323-324], il n’hésita pas : il accéléra le processus de validation des conditions d’autonomie et fit arrêter des milliers d’islamistes. Pourtant, même durant cette période, les brigades d’Izzadin al-Qassam préservèrent leur indépendance, ce qui selon Kepel [op. cit. : 417-418] traduisait l’autonomie des classes populaires par rapport à leurs dirigeants, qui représentaient les intérêts des classes moyennes.

55Tous les ingrédients du succès puis de la faillite d’Oslo étaient donc déjà réunis dès le tout début de la période d’autonomie, en 1994. Tant qu’il était possible de croire au progrès, du moins de préserver une apparence de progrès, Arafat et l’Autorité palestinienne demeuraient suffisamment populaires pour faire passer les mesures les plus sévères. Le jour où la désorganisation interne et la corruption de l’Autorité palestinienne, jointes à la colonisation et à l’oppression israéliennes, atteindraient un seuil critique invisible, tous les éléments seraient alors en place pour la reprise du conflit : dissidence au sein de la base du Fatah, dissensions parmi les militants du Hamas, auxquelles il faut ajouter les centaines de milliers de pauvres des camps et des villages, déçus par l’incompétence et les indélicatesses du régime, prêts à prendre fait et cause pour ceux qui étaient en fin de compte leurs enfants, même si cela devait entraîner une riposte israélienne violente à laquelle ils ne pouvaient opposer que la solidarité sociale et politique qui leur était coutumière.

56En s’appuyant sur des sondages d’opinion réguliers, Khalil Shikaki [2002] a étudié la manière dont les choses ont évolué tout au long de la seconde moitié des années quatre-vingt-dix. En 1993, les Palestiniens s’étaient « immédiatement » prononcés en faveur du processus de paix, et ce à une majorité des deux tiers. Puis après un creux en 1994, à la suite du massacre d’Hébron, l’approbation avait, en 1996, atteint un taux de 80 %. Lors des élections, le Fatah avait obtenu un soutien encore jamais égalé, avec 55 % des voix (ce qui fut aussi le cas d’Arafat, avec 65 % des suffrages). Et durant toute la période d’application des accords d’Oslo, jusqu’en septembre 2000, le pourcentage d’opinions favorables au processus de paix ne descendit jamais en dessous de 60 %.

57Il ne fait donc aucun doute que l’Autorité palestinienne a joui d’une véritable légitimité populaire pendant les deux premières années. Mais l’espoir de voir le processus de paix déboucher sur une meilleure situation économique et politique n’a cessé d’être déçu, de sorte qu’au cours du mandat de Premier ministre d’Ehud Barak, avant même le sommet de Camp David, 24 % seulement des sondés croyaient encore au succès.

58Si la popularité du Fatah régressait elle aussi lors des dernières années de cette période, celle du Hamas, dans un premier temps, ne progressait pas [ibid. : 92]. On peut donc en déduire que le pourcentage de ceux qui souhaitaient une nouvelle approche des relations politiques avec Israël et le monde extérieur était peu élevé. Les masses palestiniennes ne soutenaient pas les islamistes en tant que tels ; leur seul désir était celui d’une autre politique. Faute de consensus populaire sur la question, le Hamas, nous l’avons vu, avait résolu de ne pas s’opposer de front au processus de paix populaire. En revanche, lorsque la seconde intifâda se déclencha, le nombre des partisans du Hamas s’envola, car le mouvement s’était montré efficace dans la lutte, et honnête et diligent dans des domaines comme le sanitaire et le social, partout où il disposait des infrastructures requises pour intervenir [Fuger 1997 : 331].

L’intifâda de l’an 2000

59Rares sont ceux qui, tel Edward Said [2002], parvinrent rapidement à la conclusion que le processus de paix amorcé à Oslo ne pouvait qu’échouer en ce qu’il allait accroître la dépendance et le désespoir des Palestiniens vu les termes inégaux de l’accord :

Ce qui me stupéfait, c’est qu’autant d’intellectuels, d’hommes d’affaires, d’universitaires et de fonctionnaires palestiniens s’entêtent à penser que ce processus de paix est bénéfique pour eux et pour leur peuple.

60Le fait est qu’en dehors d’une minorité de chercheurs qui s’étaient penchés sur les documents disponibles [Legrain 1997], la plupart des gens s’étaient simplement imaginé que, bon an mal an, le processus de paix continuerait d’aller de l’avant.

  • 2 Voir Social Monitor 6, mars 2003, p. 43.

61L’une des raisons pour lesquelles les choses se sont finalement déroulées autrement est que la société avait désormais des gouvernants auxquels elle pouvait reprocher ses déconvenues. Pour toute une série de raisons, les dirigeants palestiniens n’avaient jamais auparavant dû répondre de leurs décisions, ni en Jordanie ni même au Liban. Cette fois, les choses furent différentes. Les conditions de vie de la population ne s’améliorèrent pas durant les années d’autonomie, et on tint l’Autorité palestinienne pour responsable [Ben Yishai 2002]. Néanmoins, contrairement à ce qui se passa lors de la première intifâda, la conjoncture macroéconomique n’influa pratiquement pas sur le déclenchement de l’insurrection. L’économie mondiale ne connut aucune récession et, jusqu’à l’éclatement de la révolte, le chômage était limité et les salaires stables dans les Territoires occupés2.

62Outre le sentiment généralisé que l’Autorité palestinienne était incompétente et corrompue (une opinion partagée en 2000 par 83 % de la population), l’approbation du recours à la violence contre Israël passa de 20 % durant les premières années d’autonomie à 52 % en juillet 2000, c’est-à-dire avant le fiasco de Camp David ; un an plus tard, à l’apogée du soulèvement, on atteignait le chiffre record de 86 % [Shikaki op. cit. : 92]. Pendant ce temps, la cote de popularité d’Arafat et du Fatah diminuait régulièrement, descendant jusqu’à respectivement 33 % et 21 % en 2001. La juxtaposition de ces chiffres illustre le rapport intime entre lutte sociale et lutte politique lorsqu’éclate l’intifâda d’al-Aqsâ, et elle atteste une détermination à rompre avec le passé et à recourir à une action directe pour réagir aux manquements d’Israël, du processus de paix et de l’Autorité palestinienne elle-même. Certes, il n’était ici pas question de guerre civile, mais le message était clair : l’objectif de l’intifâda était d’obtenir ce qui n’avait pu l’être en plusieurs années d’autonomie, à savoir un gouvernement intègre et efficace, affranchi du népotisme et à l’écoute des besoins de la population marginalisée des villages et des camps.

63Trois hypothèses rivales existent quant à la genèse du soulèvement : la première veut qu’il ait été décrété par Arafat ; la deuxième, qu’il ait été déclenché par la jeune garde du Fatah visant à prendre l’ascendant sur la vieille garde et, au bout du compte, s’emparer du pouvoir ; la troisième, qu’il ait été le fait des masses populaires écœurées, prêtes à soutenir tous les militants quels qu’ils soient pourvu qu’ils soient disposés à se lancer dans la bataille.

64Tous les éléments plaident en faveur de cette dernière hypothèse. La première, avancée par les Israéliens et certains Palestiniens (pour des raisons opposées : les uns souhaitaient diaboliser Arafat et désigner un bouc émissaire, les autres étaient convaincus qu’il tenait fermement les rênes du pouvoir au commencement de la révolte) ne tient pas : à Camp David, le dirigeant palestinien avait été tenté d’accepter un accord proche de celui que proposaient Barak et Clinton et seule la pression des masses palestiniennes l’en avait dissuadé. La deuxième théorie est bureaucratique par essence et elle ne résiste pas non plus à un examen attentif car elle postule qu’après des décennies de souffrances, des gens qui ne se trouvent pourtant pas sous le joug d’un régime dictatorial auraient été prêts à sacrifier leur vie pour une cause qui n’était pas la leur. La troisième thèse incorpore des éléments des deux thèses précédentes.

65Une fois l’explosion survenue, Arafat se vit contraint de suivre le mouvement afin de ne pas perdre la face, et les membres de la jeune garde populiste prirent la tête de l’insurrection au nom de ceux qui l’avaient souhaitée, c’est-à-dire les marginalisés d’Oslo, qui constituaient la majorité du peuple palestinien. Grâce à son alliance avec l’opposition islamique [ibid. : 95], la jeune garde du Fatah put en outre affermir sa position, les deux groupes, nous l’avons vu, ayant pour base le même sous-prolétariat et étant, depuis le début du processus, engagés dans une dialectique d’opposition envers leurs hiérarchies respectives, qui défendaient, elles, les intérêts des classes moyennes.

66Les tensions sociales et parfois les conflits sociaux résultaient de la stratification croissante de la société. L’occupation s’étant faite légèrement plus discrète, les élites palestiniennes s’étaient soudain transformées en ennemis de classes, en exploiteurs manifestes. Vers 1999, ces tensions avaient provoqué des heurts, notamment entre les réfugiés des camps et les habitants des villes, à Ramallah et à Naplouse, là où la proximité géographique accusait plus encore la disparité des conditions de vie. Des leaders syndicaux furent jetés en prison lors des grèves des enseignants qui réclamaient une hausse de leurs salaires excessivement modestes (surtout par rapport à ceux des milliers de soi-disant directeurs et directeurs généraux des ministères, ou hauts fonctionnaires de la bonne douzaine d’agences de sécurité) ; des stations de radio et des chaînes de télévision furent fermées pour avoir critiqué le pouvoir voire simplement évoqué les conflits sociaux et la détresse des défavorisés. L’Autorité palestinienne était en outre dotée d’un ministère de l’Information et d’un autre destiné aux ONG, deux administrations qui n’avaient pas lieu d’être au sein d’un gouvernement en quête de démocratie.

67Durant l’été 2000, les tensions entre les classes s’exacerbèrent et débouchèrent parfois sur l’emploi des armes dans le cadre d’affrontements de nature sociale (mais ayant également des relents nationalistes ou criminels). Néanmoins, lors du sommet de Camp David, les masses palestiniennes arrivèrent à tenir en échec leurs dirigeants, imposant ainsi, pour la première fois depuis 1988, leur volonté à l’appareil bureaucratique de l’OLP. Le système instauré par les accords d’Oslo et mis en place par l’Autorité palestinienne contribua toutefois lui aussi à la débâcle de Camp David et permit d’en faire retomber la faute sur l’OLP.

68Si les dirigeants palestiniens avaient bénéficié de rapports plus étroits avec la population, ils auraient eu une meilleure idée de l’état de l’opinion et, en dépit des lourdes pressions exercées par Clinton et Barak, n’auraient jamais consenti à se rendre au sommet de Camp David compte tenu de ce qu’ils pouvaient en attendre. Une fois les pourparlers engagés, ils auraient d’emblée marqué au rouge les lignes à ne pas dépasser ; ils auraient enfin exigé des garanties préalables, des cartes tracées d’avance, etc. Mais ils furent pris au dépourvu, ne soupçonnant pas que les concessions qu’ils étaient prêts à accepter (notamment en ce qui concernait Jérusalem et les colonies israéliennes) étaient intolérables aux yeux de leurs compatriotes. À cet égard, il est intéressant de remarquer que, durant le sommet, la vieille garde réagit plus promptement au message de la rue que ne le fit la jeune garde (Muhammad Dahlan et Jibril Rajub mirent du temps à comprendre qu’il leur serait impossible de souscrire à tous les compromis exigés).

69Après l’échec de Camp David vint pour le peuple la prise de conscience de ce que l’occasion de s’exprimer par les urnes ne se présenterait pas de sitôt – au niveau municipal, parlementaire ou présidentiel.

70Quand, répondant aux provocations de Sharon et au massacre de manifestants palestiniens désarmés, en particulier sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem, éclata la seconde intifâda, la situation dégénéra sur-le-champ et ce – contrairement à la première intifâda – aussi bien d’un point de vue quantitatif que qualitatif. Dès le début, les masses palestiniennes se trouvèrent aux avant-postes, prenant elles-mêmes des initiatives ou encadrées par des organisations populaires telles que le Tanzim (l’aile militaire du Fatah) ou les Brigades des martyrs d’al-Aqsâ, emmenées par des leaders d’opposition comme Marwan Barghouthi, ainsi que par les milices du Hamas et le Jihad islamique. D’emblée, l’Autorité palestinienne fut reléguée en marge du mouvement et très vite elle vit son influence réduite du fait de cette absence, une absence relevée de toutes parts.

71De toutes les manifestations populaires qui eurent lieu à l’époque, plutôt épisodiques en raison de la violence avec laquelle réagissaient les troupes israéliennes sitôt qu’une foule approchait leurs positions, aucune ne se tint à l’initiative de l’Autorité palestinienne et rares furent les membres à prendre la parole. À vrai dire, l’Autorité eût été incapable de convoquer un meeting de la moindre importance et elle n’avait aucune stratégie définie. Les rassemblements de masse ne se produisaient guère qu’à l’occasion de funérailles ou de tentatives de rupture du blocus israélien en forçant un barrage routier. Certains militants en profitèrent pour s’adresser à une vaste assistance (on pense ici à Marwan Barghouthi ou au Dr Mustafa Barghouthi), mais, contrairement à un discours très répandu qui persiste à mettre en avant le rôle des dirigeants palestiniens et la popularité d’Arafat [Hammami et Tamari 2001 : 141-142 ; Malbrunot 2002], aucun membre de l’Autorité palestinienne ne s’y risqua.

72Il est intéressant de noter que la perception des événements varie considérablement selon qu’on les observe de l’intérieur ou de l’extérieur, si bien que certains récits sont à tel point divergents qu’ils semblent décrire des événements différents. L’intifâda ne procédait d’aucun plan, d’aucune stratégie, d’aucune tactique officielle, et c’est en vain – si ce n’est, brièvement, en décembre 2000 et janvier 2001 – que les négociateurs palestiniens s’efforcèrent d’obtenir des conditions plus favorables de la part des Israéliens.

73La société palestinienne dut une fois de plus faire jouer son talent bien rodé de la débrouille. Depuis le début de l’occupation israélienne en 1967, la société palestinienne s’était toujours distinguée par sa flexibilité, aspect que les recherches détaillées de Jean-François Legrain font remonter à plusieurs siècles. Il est difficile d’imaginer comment les Palestiniens ont pu supporter aussi longtemps le carcan économique et militaire de l’occupation, surtout les contraintes inhérentes à la politique de bouclage qui avait créé des centaines d’enclaves séparées. C’est grâce à l’économie fondée sur la famille et la tradition que les Palestiniens persévérèrent et réussirent à tenir tête aux dirigeants politiques et militaires israéliens qui prétendaient écraser jusqu’au dernier vestige de résistance.

74Pendant les années de l’intifâda, les réfugiés des camps et les villageois purent contrarier l’action de Yasser Arafat tout autant que l’occupation israélienne en contrecarrant diverses tentatives de compromis – y compris celle du premier Premier ministre, Abu Mazin – réaffirmant par là que la légitimité de l’Autorité palestinienne résidait uniquement dans la continuité de son existence sociale, ce que, en premier lieu, permettait le peuple lui-même.

75Cette réalité fut enfin admise tant par l’Autorité palestinienne que par l’étranger, comme en témoignèrent de nombreuses études portant sur le point de vue et les besoins des « pauvres », terme qui se voulait assez neutre pour désigner les masses populaires. Les travaux de ce genre abondaient et comprenaient entre autres le rapport soumis en 2003 par le rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, Jean Ziegler (qui fait bien comprendre qu’il parle de la grande majorité de la population), le rapport fourni en 2003 par la Banque mondiale, et les rapports successifs financés par le ministère suisse des Affaires étrangères durant l’intifâda d’al-Aqsâ et rédigés par Riccardo Bocco [2003]. Chacun de ces rapports reconnaissait implicitement, sans tenter de l’expliquer, le paradoxe apparent d’une pauvreté croissante et d’une résistance persistante. La clé de ce paradoxe est à la base de la présente étude. L’histoire palestinienne a toujours été écrite comme un processus ultrapolitique, lequel s’était défait de tout lien avec l’évolution de la société. Et il n’existe toujours pas d’évolution notable dans les écrits scientifiques, qui tendent encore et toujours à se focaliser sur les élites, tels ceux de Hilal [op. cit.] et de Tamari [2002].

76Curieusement, c’est une étude détaillée de plusieurs centaines de pages, conduite par l’Autorité palestinienne elle-même et par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), qui permet d’éclairer l’énigme. Ce document mérite une analyse approfondie. Cette évaluation participative de la pauvreté, faite en 2002 à la demande du ministère palestinien de la Planification et de la Coopération internationale, livre, après des entretiens et des sondages réalisés en Cisjordanie et à Gaza, une image assez claire de la situation. Il s’en dégage que si l’Autorité palestinienne tient à survivre, elle serait bien avisée de faire davantage d’efforts afin de pourvoir aux besoins des « pauvres ». En effet, ni les habitants des camps ni les villageois – ceux-ci moins encore – n’ont la moindre confiance en l’Autorité palestinienne. Les divers ministères, y compris ceux de l’Agriculture, de la Santé, de l’Éducation, des Affaires sociales et du Gouvernement local, sont perçus comme injustes, inefficaces et gangrenés par la corruption [Pfeiffer 2001].

77Cette étude en plusieurs volumes révèle à quel point la population est consciente du rôle et du fonctionnement précis des programmes publics. L’UNRWA obtient des appréciations moins critiques, ainsi que les ONG. Comme toujours, les organisations caritatives islamiques reçoivent d’excellentes appréciations.

78Ces rapports sont donc riches d’enseignements divers et soulignent, de façon implicite ou explicite, le danger qui plane sur l’Autorité palestinienne. En attendant une amélioration, les Palestiniens, tant que durait le soulèvement et l’isolement, ne pouvaient que continuer à s’en remettre à leurs organisations populaires, séculières ou religieuses. Du point de vue des responsables politiques, il est difficile d’envisager une issue permanente à la crise de confiance, à moins de tenir des élections à tous les niveaux, notamment municipal et législatif. Parce qu’ils risquent fort de les perdre, les responsables tenteront inévitablement et par tous les moyens de repousser ces élections aussi longtemps que faire se peut. Mais la pression populaire va dans le sens d’une démocratie sociale et politique.

79Durant toute la période de l’intifâda d’al-Aqsâ, le conflit principal concernait l’occupation israélienne. Les contradictions sociales internes n’avaient pas disparu pour autant. La ville de Naplouse, seule société réellement urbaine, en était un exemple parmi d’autres. La violence y fut omniprésente et bien documentée. Saad [2004] nota que les grands assauts militaires sur la ville s’étaient concentrés sur la casbah, principalement « les quartiers les plus pauvres et les plus peuplés » – Qaryun, Ras al-cAyn et Yasmina –, ainsi que sur le camp de Balata ; c’est là que se trouvaient les foyers de résistance, la bourgeoisie ayant depuis longtemps émigré vers la banlieue nord de l’agglomération. Malgré leur brutalité, ces opérations ne permirent pas à l’armée de localiser les chefs du Tanzim et des brigades d’al-Aqsâ qu’elle recherchait. L’Autorité palestinienne, quant à elle, fut critiquée pour sa passivité et son effacement. Lors des funérailles de trois personnes tuées par l’armée israélienne, des chants hostiles se firent entendre :

Nous ne voulons pas des ministres du Conseil législatif. Nous voulons un gouvernement palestinien respectable regroupant toutes les factions.

80Dans un précédent article, Saad [2003] examinait également la relation entre la violence à Naplouse et la corruption de l’Autorité palestinienne, soupçonnée d’être coupable de bon nombre d’exactions. C’est une violence que l’on retrouve à Gaza, avec des motifs similaires. Et Eyad El Sarraj [2002 : 76] écrit :

Si vous êtes une personne ordinaire qui n’est ni impliquée en politique ni dans les querelles entre clans, vous ne craignez strictement rien. Ici, la violence n’a rien d’anonyme, de gratuit ou d’aléatoire. Cela n’a pas changé. Dans la mesure où les structures tribales ou claniques sont, dans l’ensemble, toujours intactes, on ne peut pas dire que la société se désintègre.

81Au regard de ces divisions internes, de cette profonde scission entre les masses et les élites, quels pouvaient bien être les objectifs de l’intifâda ? Peut-être Marwan Barghouthi, authentique leader populaire (bien qu’il n’ait été ni le seul ni le plus charismatique), a-t-il pu, avant la réoccupation des villes par l’armée et avant son arrestation, apporter une réponse, assez juste quoique très générale. Pour lui, l’intifâda réduisait à néant les accords d’Oslo, qui s’étaient avérés n’être qu’une technique destinée à perpétuer l’occupation en la remaniant. Mais outre l’engagement palestinien dans la lutte contre l’occupant, l’insurrection avait remis en cause l’Autorité palestinienne et toutes les organisations politiques palestiniennes ainsi que leur action économique, sociale ou militaire. Selon lui, les négociations pouvaient reprendre, mais l’intifâda populaire ne devait pas s’arrêter. Il importait d’éliminer la corruption, démarche que l’Autorité palestinienne rechignait à entreprendre. Des élections devaient avoir lieu, quelle que soit la situation sur le terrain. Un nouveau système politique, démocratique, transparent et reposant sur une économie de nature sociale, était indispensable.

82Martin Beck [2000] a montré comment le caractère autoritaire de l’Autorité palestinienne a été amplifié par l’action des instances internationales qui tendaient à distendre les liens unissant les élites politiques et le peuple car elles partaient du principe que le processus de paix nécessitait un régime tourné vers l’Occident, donc autonome par rapport à sa base. Ce qui marginalisait davantage encore le petit peuple. De la même façon, on incitait l’exécutif à se détacher du Conseil législatif palestinien, et jusqu’au bout Arafat refusa de signer, donc de promulguer, nombre de lois votées par ce Conseil. Néanmoins, l’autonomie de l’Autorité palestinienne se révéla bien dérisoire comparée à celle des habitants des camps et des villages.

83Le processus d’Oslo et la reprise du soulèvement ont, nous l’avons vu, transformé le sommet de la pyramide sociale palestinienne. Les monopoles économiques, publics et privés exercés par des dirigeants politiques et les hommes d’affaires ont bouleversé l’équilibre des élites en marginalisant les petits capitalistes locaux et en cooptant une nouvelle caste d’intellectuels petits-bourgeois fortement occidentalisés. La masse des réfugiés et des villageois prolétarisés a continué d’être tenue à l’écart et les conditions de vie de ces populations se sont régulièrement dégradées, avec une aggravation marquée à partir de fin septembre 2000. Ces métamorphoses ont donné naissance à une société autogérée qui recherchait non seulement des moyens d’expression – dans une certaine mesure, elle les avait déjà trouvés –, mais aussi des solutions assurant davantage de représentativité et de probité de la part des gouvernants. Ces derniers, loin de s’être pliés aux exigences de la base, cherchent toujours leur salut dans les stratégies dilatoires classiques et dans les relations qu’ils entretiennent avec la communauté internationale. Pour ce qui est de ces relations, on peut prévoir des évolutions, mais il faudra encore du temps même si la pression populaire devrait, tôt ou tard, imposer un certain renouvellement (que la vieille garde fera tout pour entraver) des dirigeants élus.

84Qu’il s’agisse des travaux des journalistes ou des écrits universitaires, l’histoire palestinienne a souvent été abordée d’un point de vue national et a mis l’accent – surtout pour le vingtième siècle – sur les actions et les déclarations des élites, ainsi que sur les projets politiques et les activités militaires. Les clivages, les interactions et les conflits sociaux ont été largement négligés, ce qui explique peut-être pourquoi décideurs et commentateurs ont systématiquement été pris de court par la tournure des événements.

85Cet article aura, on peut l’espérer, mis en évidence la double nature – nationale et so-ciale – de l’intifâda d’al-Aqsâ. Celle-ci était la continuation, après une pause de sept années consécutive aux accords d’Oslo, d’un mouvement de résistance nationale des déshérités opposés à l’occupation israélienne. Mais il s’agissait aussi d’un mouvement que ces mêmes déshérités imposaient à leurs élites politiques, sociales et culturelles, qu’ils tenaient pour responsables de la dégradation de leurs conditions de vie ainsi que de la corruption largement répandue au cours de la période où la classe dirigeante avait joui d’une relative autonomie à l’égard des forces d’occupation et d’une mainmise économique et administrative sur la société palestinienne.

86Les réfugiés des camps et les villageois – journaliers, paysans ou encore, pour beaucoup, chômeurs – sont ceux qui fournirent les efforts et consentirent les sacrifices exigés par l’intifâda (même si son déclenchement fut associé à une ville palestinienne bien précise, Jérusalem, à la différence du soulèvement de décembre 1987, qui débuta dans les camps de réfugiés).

87Dans un premier temps, les membres de l’Autorité palestinienne s’opposèrent à la reprise d’une résistance active, essentiellement parce qu’ils avaient trop à perdre s’ils rompaient les accords d’Oslo qui les avaient propulsés, eux et leurs alliés de l’intelligentsia ou des milieux des affaires, jusqu’à un niveau d’aisance matérielle égal à celui de la grande bourgeoisie des pays développés.

88Après cette initiative des marginalisés et de leurs porte-parole, symptomatique de divisions sociales grandissantes, la direction de l’Autorité palestinienne, épargnée par les représailles israéliennes, se scinda. Toujours attentif à garder sa base populaire, Yasser Arafat parut épouser la cause sociale-nationale des déshérités. Mahmud Abbas (Abu Mazin) s’érigea quant à lui en chef de file des opposants à l’intifâda. Les élites palestiniennes s’alignèrent pour la plupart sur l’un ou l’autre. Cette fois, en revanche, la majorité marginalisée refusa de se conformer aux sages conseils de la communauté internationale ou de telle ou telle coterie politique leur promettant qu’un retour inconditionnel aux accords intérimaires conclus avec Israël mettrait un terme à leurs souffrances. Depuis, les leaders des classes défavorisées au sein d’organisations comme les Brigades des martyrs d’al-Aqsâ, le Hamas ou le Jihad islamique ont été décimés par les frappes militaires israéliennes et l’emprisonnement de milliers d’entre eux.

89On ne sait combien de temps les déshérités des camps et des villages, même avant la mort de leur chef de file symbolique, Yasser Arafat, pourront s’exprimer et résister à la pression écrasante de la communauté internationale, de l’occupant et des élites palestiniennes – politiques, économiques, sociales et culturelles. Et il est certain que leur premier acquis, à savoir l’évacuation de la bande de Gaza par l’armée israélienne, ne pourra répondre à leurs exigences.

90Ce que le cas de la Palestine a en commun avec toutes les autres crises postcoloniales, c’est son caractère exceptionnel. L’exceptionnalité palestinienne prend ses racines dans la durée de ce conflit anticolonial et dans sa dimension asymétrique : en effet, malgré les projections démographiques des futurologues, cette asymétrie ne risque pas de disparaître. Dans la limite des particularités palestiniennes, les modèles combinés de Chatterjee et de Massad s’appliquent parfaitement. Lutte sans fin, avec des hauts et des bas, absence manifeste de solution à court terme (en dépit de toutes les « feuilles de route » et de tous les accords de Genève) : la société palestinienne conjugue simultanément les trois phases de Chatterjee – moment du départ, moment de manœuvre, moment d’arrivée – et les stades trois et quatre de Massad – expansion et contraction conjointes de la nation, et implosion. Pour l’heure, la Palestine résiste encore aux tensions presque insupportables qu’occasionne la concomitance de ces différentes phases dont le dépassement ne se profile pas encore à l’horizon, loin s’en faut.

91Ce scénario ne s’harmonise pas facilement avec les besoins de la construction de la nation et de l’État, qui doivent reposer sur le rassemblement des énergies, non sur leur éparpillement. La lutte au sein de la société sociale palestinienne sera donc ardue et longue. Mais le rôle clé joué par les classes subalternes de la Palestine, l’opiniâtreté apparemment indéfectible de la lutte contre l’occupant, le refus des manquements et des excès des dirigeants palestiniens, tout indique qu’à l’avenir il sera difficile d’opérer avec autant d’impunité que par le passé.

92Traduit de l’anglais par Vincent Hugon

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Notes

1 Le terme « Nakba », littéralement « la Catastrophe », désigne l’expulsion massive des Palestiniens lors de la fondation de l’État d’Israël (N.d.É.).

2 Voir Social Monitor 6, mars 2003, p. 43.

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Pour citer cet article

Référence papier

Roger Heacock, « Saisir l’initiative, retrouver sa voix »Études rurales, 173-174 | 2005, 39-66.

Référence électronique

Roger Heacock, « Saisir l’initiative, retrouver sa voix »Études rurales [En ligne], 173-174 | 2005, mis en ligne le 01 janvier 2007, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/8131 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.8131

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