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AccueilNuméros169-170ChroniqueLe tyranneau de village

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1Je souhaite présenter, sous une forme proche de la chronique, le récit d’une campagne électorale municipale du printemps 2001. Ce contexte limité n’a bien sûr pas valeur générale, mais plusieurs incidents révèlent la difficulté des citoyens à débarrasser notre vie politique des potentats locaux, notables reconnus et, en tant que tels, bénéficiaires constants de l’appui des services de l’État voire, ici, de l’autorité judiciaire elle-même.

2La commune en question se situe dans le Var : c’est une localité de 3 800 habitants, et l’une des 80 qui, en France, bénéficient du régime électoral des sections de commune, avec les règles de vote des petites communes, y compris le panachage. Quatre agglomérations, quatre sections élisent, au prorata de leur population, 5 à 9 conseillers, 27 en tout.

3Le maire est en place depuis 1967 et, jusqu’en 1989, il ne se heurtait à aucune liste d’opposition. Au premier étage de la mairie, dans le château situé en haut du village, il a fait poser une plaque de marbre avec les noms de tous les maires depuis la Révolution et leurs dates de début et de fin de mandat. Rien que de très normal si ce n’est que, tout en bas, à côté de son propre nom, au lieu d’une date d’entrée en fonction suivie d’un tiret d’attente, on trouve la mention « depuis 1967 » ; aucune place n’est laissée pour la date de sortie de charge, comme si, d’évidence, l’histoire allait s’arrêter avec lui.

  • 1 Maurice Agulhon, La République au village : les populations du Var, de la Révolution à la Seconde R (...)

4Caméléon politique, le maire fut d’abord patronné par Maurice Arreckx, longtemps parrain du Var ; ensuite il se revendiqua de la majorité présidentielle Mitterrand. En 1995, il n’affichait aucune couleur et, en 2001, il proclama son appartenance au RPR, même si sa liste était simplement « républicaine ». Plusieurs crises secouèrent ses mandats : certains, qui avaient été élus conseillers sur sa liste, démissionnèrent avec fracas et devinrent des opposants fermes, mais d’autres, après l’avoir voué aux gémonies, revinrent à lui. Il ne fait guère de doute que les membres du Cercle des travailleurs du bourg, c’est-à-dire l’électorat agricole et artisanal de tradition rouge1, votent pour sa liste qui comprend cette fois un responsable CGT réputé communiste.

5En trente ans la commune a beaucoup changé et gagné plus d’un tiers d’habitants dont une bonne partie ont des attaches locales ; les agriculteurs, qui sont des viticulteurs d’appellation contrôlée, ne représentent plus qu’une petite partie des actifs mais ils sont propriétaires de la grande majorité des terres et de ce fait pèsent lourd dans une région où les enjeux immobiliers sont déterminants. Les résidences secondaires, de qualité très inégale, se multiplient mais comptent assez peu d’électeurs. Des lotissements sont apparus, occupés tantôt par leurs propriétaires, tantôt par des locataires saisonniers ou à l’année. Sans que cette localité soit devenue une cité dortoir, nombreux sont ceux qui en partent le matin pour travailler qui dans l’aire toulonnaise qui dans la métropole marseillaise, ce que l’on peut constater dans le parking situé à l’entrée de la bretelle de l’autoroute, qui sert couramment au covoiturage.

6Perché sur une colline, le pittoresque village médiéval, centre de la commune, a été, hormis le tracé des ruelles, progressivement défiguré par des verrues et par une prolifération de boutiques destinées aux touristes du week-end. Simples tolérances accordées verbalement par le maire, simples déclarations de travaux là où normalement des permis de construire eussent été requis, infractions caractérisées : en matière d’urbanisme le laxisme a atteint un sommet avec l’édification sauvage, dans le rempart médiéval, d’une maison qui désormais fait saillie. Plainte, non-respect d’une injonction d’arrêt des travaux, absence de permis de construire, la démolition se fait malgré tout attendre.

7La gestion sociale ne vaut pas mieux que celle de l’urbanisme. Faute d’entretien provisionné et suivi, la mise aux normes du foyer pour personnes âgées demandait soudain des travaux de près d’1 million de francs, ce qui n’aurait pas été hors de portée. Le maire en a pourtant ordonné la fermeture. Il y eut quelques protestations isolées, pas mal de mécontents, puis une sorte d’oubli.

8Dans cette commune, le parc de logements sociaux est des plus réduits, problème qui a conduit au détournement de l’usage des parcs de loisir. En effet, parmi les sombres affaires de la mairie, l’une des plus complexes et des plus révélatrices fut celle des parcs de loisir avec mobil homes de 20 m2 au maximum répartis sur une parcelle de 200 m2. Celle-ci commence après les municipales de 1979, à l’occasion desquelles le maire avait annoncé dans son programme la construction d’un vaste parc boisé de loisir. Qu’en fut-il en réalité ? Des terrains boisés qui ne servaient guère qu’à la chasse et que détenaient quelques vieilles familles paysannes, dont celle du premier adjoint, furent, pour certains, lotis et les lots vendus avec des droits à construire très limitatifs, pour d’autres, vendus à la commune qui les confia à une société de gestion. Cette dernière mit en vente, pour une durée de trente ans, des parts assorties de la jouissance d’une parcelle et autorisant l’implantation d’une habitation légère et démontable. Or, si la réglementation des parcs de loisir a été pensée pour des résidences de vacances, les acheteurs de ces lots ou de ces parts sont de plus en plus des habitants permanents à budget modeste, dont certains auraient volontiers été des candidats au logement social si, dans les communes voisines, on ne les construisait à dose homéopathique. On trouve là des familles qui ont voulu quitter les banlieues de Marseille, des migrants interrégionaux, ou encore de jeunes couples. Ces habitants, pour la plupart, aiment le jardinage et, souvent bricoleurs expérimentés, ils ont ajouté à leur chalet une véranda, un abri à voiture, voire une construction en dur qui en double la surface, le tout dans une illégalité certaine et un respect des normes, y compris sanitaires, très incertain. Selon les relations personnelles qu’ils entretiennent avec le maire ils bénéficient d’une tolérance – dont il leur est fréquemment rappelé qu’elle est révocable – ou sont en butte à d’interminables tracasseries. Un arrêté préfectoral finit par déclarer la fermeture d’un des parcs… toujours habité par quelque 150 familles à qui le maire refusait l’inscription sur les listes électorales, l’accueil des enfants à l’école maternelle, le transport scolaire, etc.

9En 1989, le maire eut, pour la première fois, à faire face à des opposants qui, bien que déterminés, ne parvinrent pas à l’inquiéter. En 1995, il se heurta à trois listes d’opposition, dont l’une emporta 9 sièges sur 23. Beau résultat : las ! Le maire réussit à retourner bien vite deux nouveaux conseillers qui se trouvaient avoir besoin de lui, qui pour un permis de construire, qui pour éviter une mise en demeure portant sur la non-conformité d’une installation commerciale. En mars 2000, le maire fut lourdement condamné par la Cour d’appel d’Aix pour divers délits dont complicité d’abus de biens sociaux et faux en écritures de commerce ; mais la Cour a écarté la corruption passive qui avait été retenue dans le jugement du tribunal correctionnel et l’aurait de ce fait rendu inéligible. Voilà de quoi redonner courage aux opposants et peut-être nos concitoyens comprendront-ils que leur maire est un personnage malhonnête aux abus duquel il est urgent de mettre fin !

10À l’automne 2000 un fan club se constitua autour du leader de l’opposition de 1995, pendant qu’un enfant du pays, jeune retraité fort d’une longue suite de mandats FO à l’arsenal de Toulon, construisait une autre liste d’opposition.

11Je décide de m’investir dans un combat dont le but est de mettre un terme à ce que couramment on appelle fraude et passe-droit. La première bataille que nous allons perdre concerne l’inscription de faux électeurs. Toute la commune sait de longue date que le maire surveille de près son bastion, la section dans laquelle il se fait élire et qui fournit le tiers des sièges. On sait qu’il y maintient inscrites des relations qui ont depuis longtemps quitté les lieux, qu’il fait inscrire tel employé municipal ou tel commerçant qui, soit réside dans la commune voisine, soit est installé depuis trop peu de temps pour être au nombre de nos électeurs. J’apprends qu’en 1995 une cinquantaine d’électeurs figuraient à une même vague adresse. Ayant acquis les listes électorales, je me mets en quête et découvre que si certains ont aimablement disparu, d’autres ont été nantis d’une adresse plus présentable mais qui, vérification faite, est sans véritable justification. Nous décidons d’intenter une action citoyenne devant le tribunal d’instance, comme y invite le code électoral, qui stipule que l’inscription est sous le contrôle des citoyens. Les conditions légales sont claires : résider réellement depuis six mois ou être depuis cinq ans contribuable local personnel au titre de la taxe professionnelle, de l’impôt foncier ou de la taxe d’habitation. Vouloir prouver que les conditions ne sont pas remplies présente des difficultés importantes que les commentaires de jurisprudence n’ignorent pas. Certes, consulter en mairie les listes foncières et immobilières sur microfiches est légal et aisé. En obtenir une copie est une autre affaire si, ce qui fut le cas, le personnel a eu pour consigne de mettre un terme à mon accès à l’imprimante. Me voici donc au service départemental du cadastre pour apprendre que le listing du parcellaire de ma commune fera 350 pages, facturées à 0,50 franc la page, et que, surtout, je ne les aurai que dans 15 jours, donc trop tard. En effet, les listes électorales sont révisées annuellement le 11 janvier, et le délai légal pour introduire une contestation est de 10 jours. Je vais tout de même au tribunal déposer ma requête contestant 65 inscriptions, dont la moitié sont assorties de preuves écrites solides. Dans un mémoire annexe j’expose mes preuves et la raison qui m’empêche de fournir la preuve écrite de non-inscription au fichier des contribuables fonciers dans certains cas pour lesquels je ne peux qu’affirmer ma conviction après consultation des microfiches.

12Audience début février. Sont présentes une douzaine de personnes que je cite, ainsi que le maire, qui les salue et les entoure. Quelques absents ont envoyé un courrier. La greffière appelle la première personne citée, qui s’avance vers le juge, accompagnée de son fiancé également cité et, au demeurant, colistier du maire. Je fais valoir que si cette dame tient un magasin qui appartient à une société présidée par son père, elle n’y habite pas, ce que l’on peut vérifier sur l’annuaire minitel d’une commune voisine. De plus, ledit magasin ne comporte pas de partie habitable. La dame, main sur le cœur : « Monsieur le juge, moi j’aime ce beau village. » Le juge, se tournant vers moi : « Convenez, monsieur, que c’est une bonne raison. » On passe au fiancé, qui a le front de lancer : « Et c’est sans doute plus confortable que chez vous ! » Passons aux cas suivants : celui d’une dame qui a déménagé depuis deux ans, ne paie plus de taxe d’habitation et ne présente comme justificatif qu’une facture EDF quasiment sans consommation ; celui des enfants du sacristain qui n’habite pas la commune mais y paie une taxe foncière pour quelques parcelles cultivées, d’où son statut d’électeur local mais qui n’inclut pas ses enfants. Il prétend que sa dernière fille est étudiante, que ses trois enfants habitent chez lui et, bien que tout cela n’intéresse en rien le sujet, cela semble pourtant suffire à convaincre le juge. Celui d’un brave homme qui ne comprend pas ce qui lui arrive car il ne se savait pas inscrit sur la liste électorale ; il avait juste déposé une demande de permis de construire sur un terrain qu’il venait d’acquérir. En clair, la délivrance du permis de construire va de pair avec l’inscription sur la liste électorale ! Je le dis haut et fort, mais le juge m’interdit les commentaires étrangers aux débats.

13Arrivons aux absents : il s’agit là des trois enfants, tous dans la quarantaine, d’un adjoint au maire, professeur de médecine en retraite, propriétaire dans la commune d’une résidence secondaire mise en société familiale mais pour laquelle il est apparemment seul redevable des taxes foncière et d’habitation. Une lettre précise que lesdits enfants sont, comme par hasard, tous empêchés de se présenter « retenus à l’étranger pour raisons de recherche scientifique et médicale ».

14Cela suffit. Je présente alors des lettres adressées à des personnes que je cite et qui toutes me sont revenues avec la mention « n’habite pas à l’adresse indiquée ». « Preuve insuffisante », répond le juge. Quinze jours plus tard je reçois les 65 jugements. Trois inscriptions sont radiées, leurs auteurs ayant reconnu à l’audience n’avoir ni raison ni envie de voter dans la commune, mais 62 sont confirmées avec pour raison strictement uniforme l’incomplétude de mes preuves écrites (fichier foncier exhaustif non fourni) et le caractère non probant des mentions de la poste. Je devais apprendre, indirectement, que ce juge s’était imaginé déceler et déjouer, derrière mon initiative inhabituelle, une sombre machination ourdie dans une commune voisine pour tenter de grossir son nombre d’électeurs aux dépens de la nôtre.

15Encouragé par plusieurs honorables collègues juristes qui m’avaient assuré que les jugements individuels « tournés à la photocopieuse » sont mal vus des hauts magistrats et sont fragiles, j’allai en cassation. Mal m’en prit : un fort bref arrêt me signifia que le tribunal d’instance « n’était nullement tenu de suivre le requérant dans le détail de son argumentation et avait jugé souverainement ». L’inexactitude factuelle de la moitié des jugements était ainsi ramenée à un détail d’argumentation non dirimant dans l’appréciation souveraine.

16Parallèlement, j’ai voulu comprendre comment fonctionnaient les commissions de révision annuelle des listes électorales dont le code dit qu’elles sont composées de trois représentants, un du maire, un autre du préfet et un troisième du président du TGI. J’ai ainsi appris du préfet en personne que, dans la pratique, le bureau des élections de la préfecture prend langue avec les maires et leur demande leurs préférences lorsqu’un membre de commission, pour diverses raisons, n’en fait plus partie. «De temps en temps, a-t-il ajouté, il arrive qu’on donne un coup de balai.» Quant à la ventilation des trois représentations, elle est d’évidence sans signification ni conséquence. Les maires sont des notables que les bureaux de la préfecture, sauf consigne particulière, respectent et protègent jusque dans les petites et courantes entorses au code électoral.

17Sur ce point précis, ma conviction est faite : dans la boîte noire de la prime aux sortants, place doit être donnée à l’appui ordinaire des autorités administratives et judiciaires, quelle que soit, sauf exception, la couleur politique du notable. Ainsi, l’impartialité est sauve. La tranquillité et la bonne conscience des fonctionnaires y trouvent leur compte.

18Notre administration de la République éprouverait-elle, envers les citoyens qui revendiquent un fonctionnement simplement régulier de nos institutions et refusent de se soumettre aux potentats locaux, la même aversion que celle que ressentaient les églises hiérarchiques envers les mystiques ?

19Au départ, notre petit groupe est constitué des trois élus sortants les plus motivés et des membres actifs, guère plus d’une dizaine, de l’association de soutien qui, pendant six ans, a scrupuleusement rédigé et distribué dans les boîtes des comptes rendus honnêtes de l’activité du Conseil municipal. Une douzaine de candidats, mais il en faut 27 dans une commune de 2 750 électeurs, sans oublier que le maire a sa propre liste et qu’une liste d’opposition se prépare avec laquelle nous avons des points d’accord mais très insuffisants pour faire liste commune, même si nous savons d’avance que nous y serons contraints au second tour. La recherche de candidats commence. Chacun avance des noms de sympathisants qui n’aiment pas la malhonnêteté et qui, à juste titre, critiquent l’action du maire, ce qui hélas les pousse rarement à se déclarer candidats. D’aucuns objectent le manque de temps, l’âge ou le défaut de compétences ; d’autres se disent trop timides ou disent clairement que, pour opposants qu’ils sont, ils n’ont pas envie de s’exposer aux mesures de rétorsion dont le maire est coutumier. Deux ou trois, poussés dans leurs retranchements, finissent par avouer avoir bénéficié d’un passe-droit ou d’une protection dans des circonstances qu’ils ne souhaitent pas voir ébruitées. Au début de l’hiver, d’une réunion hebdomadaire à l’autre, la liste des partants confirmés s’accroît lentement et celle des possibles diminue. Nous suivons indirectement la confection de l’autre liste d’opposition qui a autant de mal que la nôtre à se constituer et avec laquelle nous savons bien qu’il nous faudra passer accord.

20Finalement les deux listes seront complètes. La nôtre s’honorera de compter un citoyen britannique. Notre entente s’est édifiée sur l’exigence de démocratie et d’honnêteté, un souci informé, réfléchi et sans passéisme, de respect des paysages et du patrimoine bâti, et une vraie volonté de voir se développer la commune. Mais l’accord ne se sera pas fait en vue d’une quelconque étiquette politique. Socialement, notre liste est composite certes, mais elle se distingue par la présence de plusieurs candidats non locaux et, plus discrètement, par le nombre, statistiquement anormal dans un village provençal, de quatre protestants. Nous constituerons, pour le camp du maire, la liste des « étrangers », bien que ceux-ci soient vraiment minoritaires.

21Parce que, avant l’ouverture de la campagne officielle, nous souhaitons rencontrer nos sympathisants, nous réservons, ou croyons avoir réservé dans deux restaurants, une salle pour un soir, avec bien entendu la garantie d’un certain nombre de consommations. Annonce est faite par des tracts distribués par nos soins dans les boîtes aux lettres. Le lendemain, la propriétaire de l’un des restaurants qui devaient nous accueillir me téléphone pour me dire qu’elle est surprise, qu’elle n’a jamais donné son accord pour une réunion politique dans son établissement et, qu’en concertation avec « Monsieur le maire » qui est venu dîner la veille, elle vient d’envoyer à Var Matin un rectificatif qui annule notre réunion et ajoute que son restaurant ne saurait en aucune façon servir de base à une organisation politique. Pour faire bonne figure elle précise qu’elle vient de téléphoner à l’autre restaurant qui va certainement m’appeler. De fait, le second désengagement n’a pas tardé.

22Péripéties révélatrices du mode d’exercice du pouvoir de Monsieur le maire et de ses priorités. Ce fonctionnement se décompose en trois cercles. Le premier est formé de ceux avec qui il fait ou a fait des affaires, son champ d’activité principal concernant les ordures ménagères et le nettoyage, branches dont on sait l’importance des commissions dans l’attribution des marchés. D’où des condamnations pour des affaires que les derniers juges tenaient pour seulement commerciales et privées.

23Le deuxième cercle inclut les propriétaires fonciers intéressés par la spéculation immobilière et susceptibles d’arracher des vignes d’appellation contrôlée pour en faire du terrain à bâtir. Si notre liste trouve un accueil assez favorable auprès des vignerons propriétaires de caves, plutôt florissants, qui s’opposent au mitage du terroir, il n’en va pas de même chez les petits viticulteurs, membres d’une coopérative et qui sont volontiers à l’affût d’un profit sur une parcelle transformée soudain en terrain à bâtir. Et ce d’autant plus que la réglementation autorise le transfert et la vente de droits à planter des vignes. S’il n’est pas possible de trouver un terrain où replanter dans l’appellation contrôlée la plus noble, il est facile, avec les moyens techniques actuels, de rendre cultivable un pierrier dans une appellation de deuxième choix. La réglementation, très permissive, des appellations contrôlées françaises encourage ce genre de calcul.

24Le troisième cercle, très large, englobe tous ceux des habitants de la commune qui, un jour ou l’autre, ont été poussés à la faute par le maire ou qui estiment pouvoir lui demander des services en retour, ne serait-ce que leur droit le plus strict bien que le maire ne manque pas de rappeler que, lui hors jeu, ils pourraient voir des foudres s’abattre sur eux. Ainsi celui qui a déclaré des travaux pour un appentis de 12 m2 et a construit une extension de 25 m2, ou celui qui a demandé comment opérer pour une modification de façade et auquel le maire a répondu : « Ne faites donc pas de papiers, allez-y ! » ; celui qui exploite à l’année un commerce classé saisonnier, celui qui change discrètement son bail commercial, et les exemples abondent.

25Nous demandons au maire la permission de tenir des réunions électorales dans les quatre agglomérations de la commune qui disposent toutes de salles municipales en dehors des écoles. Le maire nous répond, avec retard mais en recommandé, qu’aucune réunion électorale ne saurait avoir lieu dans un local municipal. Cependant, pour sa part, il organise dans la grande salle de la mairie une fête printanière de l’olivier avec vin d’honneur et, la semaine suivante, une autre réunion du même genre. Retors, il a néanmoins été imprudent. En effet, il a autorisé et présidé, dans une des salles des fêtes de la commune, une réunion électorale de la conseillère générale, candidate à sa réélection. Nous appuyant sur le nouvel article du code de procédure administrative de juillet 2000 qui institue le référé d’urgence en cas d’illégalité manifeste, nous introduisons une requête auprès du tribunal administratif de Nice. Par télécopie et avec une rapidité surprenante nous recevons, le mardi après-midi avant le premier tour, une décision de référé qui ordonne au maire de nous accorder des salles. Nous programmons deux réunions, une le jeudi, une le vendredi. Arrivant devant la salle le jeudi, nous sommes rejoints fort courtoisement par l’inspecteur des RG en charge du canton qui souhaitait essentiellement savoir s’il devait nous classer divers gauche ou divers droite et qui, accessoirement, m’informe qu’une enquête me concernant a été diligentée.

26Le lendemain, vendredi donc, les choses se passent moins bien : la salle est fermée et, à 19 heures, il sera impossible de la faire ouvrir. Le maire est injoignable, l’adjoint répond que n’ayant pas reçu de consigne du maire il ne peut nous donner la clé. Soixante personnes oscillent entre l’indignation que suscite la mauvaise foi de la municipalité et la réprobation que leur inspire la légèreté des opposants qui les ont pourtant conviés.

27Dans ses papiers de campagne, le chef de file de l’autre liste d’opposition avait introduit une biographie avantageuse de lui-même où deux photos le montraient, lors d’une cérémonie officielle, serrant la main du préfet et celle du président de la Chambre des métiers. Quelle ne fut pas notre surprise de trouver dans nos boîtes, peu avant le premier tour, copies de deux lettres reçues par le maire, émanant apparemment du préfet ainsi que dudit président qui s’indignaient, en termes quasi identiques, du procédé de « ce Monsieur qui a osé utiliser leur photo » sans, bien sûr, y avoir été autorisé. Évidemment ces deux lettres sont censées prouver aux braves électeurs que leur maire a l’oreille des autorités.

28Au premier tour, la liste du maire emporte, avec 18 voix d’avance, les 9 sièges de la section de commune, objet de toute son attention quant aux inscriptions sur la liste électorale. Dans les autres sections, il y a ballottage.

  • 2 Société d’aménagement foncier et d’établissement rural.

29À l’occasion du deuxième tour nous sortons, grâce au talent et à l’activité bénévole d’un professionnel de la communication, un journal de campagne de quatre pages, qui n’est pas tendre et qui irrite au dernier point le maire et ses proches. Un article évoque quelques affaires où il apparaît que la SAFER2 régionale a des préoccupations autres que le remembrement agricole ; une colonne recense les diverses condamnations du maire non amnistiées et un article, documents à l’appui, doute de l’authenticité de la lettre d’un préfet qui, en pleine campagne électorale, écrit à un maire candidat pour lui dire qu’il stigmatise la reproduction qui a été faite d’une photo de lui, prise lors d’une cérémonie parfaitement publique.

30Le vendredi soir, avant-veille du second tour, circulant en voiture, le maire et deux de ses colistiers bloquent et agressent verbalement une de nos candidates, heureusement peu intimidable. Quelques minutes plus tard, coinçant un de nos colistiers plutôt bien bâti, ces mêmes acolytes accompagnent le maire qui, sortant de sa voiture, poings en avant, le menace physiquement jusqu’à ce que ses compagnons, un peu plus calmes, arrivent à le maîtriser. Tout cela finit par une déposition à la brigade de gendarmerie.

31Le jour même du second tour les résultats sont très serrés : de 1 à 7 voix d’écart. Le maire a, au total, 20 élus. La liste des deux oppositions réunies obtient 7 sièges. Évidemment, les commissions seront constituées sans le moindre élu de l’opposition.

32Nouvelle surprise. Le maire dépose devant le tribunal administratif une requête visant l’annulation de l’élection de six des conseillers de l’opposition. Alors qu’il a une confortable majorité, quel peut être son intérêt à agir comme cela ? Comment la démocratie est-elle perçue par un professionnel de la politique qui, manifestement, ne considère pas que la minorité d’opposition peut être représentée et peut s’exprimer ? Telles étaient mes pensées lorsque, serein et curieux, je me suis rendu à l’audience. Las, pendant vingt minutes, le commissaire du gouvernement mentionne notre journal de campagne qui « globalement s’est situé en dessous de la ceinture » (sic), a largement « dépassé les bornes de ce qui est tolérable, même en campagne électorale », et de citer notre rappel de la biographie pénale du maire, le scandaleux soupçon que nous avons fait peser sur une lettre du préfet, l’humour grinçant, déplacé paraît-il, dont nous avons fait preuve à propos des agissements de la SAFER. On pouvait s’y attendre : le tribunal suit le commissaire du gouvernement et démet nos six élus.

33Il nous faut faire appel et constituer avocat aux Conseils ; d’où la nécessité d’un nouvel appel de fonds auprès de nos amis lors même que les sirènes de la majorité répètent : « Pourquoi y allez-vous ? Argent gaspillé, vous avez déjà perdu, c’est acquis. » Heureusement le Conseil d’État est à l’abri des miasmes varois : son arrêt annule la décision du tribunal administratif de Nice et valide définitivement nos élus. Le commentaire du maire, publié dans Var Matin, pourrait être le mot de la fin : « Tout cela est sans importance ; la commune est gérée par la majorité que je conduis. »

34Reste un point troublant et qui ne sera pas éclairci : la lettre du préfet. Sollicité à deux reprises, ce dernier n’a rien voulu dire. Le ministère s’est contenté de répondre qu’il avait transmis la demande au préfet. Le tribunal administratif a considéré qu’aucun doute n’en entachait l’authenticité, qu’un préfet pouvait, en campagne électorale, donner à un maire une lettre valant soutien moral avec in fine l’extravagante formule : « Je vous laisse libre de l’usage de ma lettre. » Le Conseil d’État a expressément admis que l’imputation d’un doute ne dépassait pas les limites de la polémique électorale mais il n’est pas allé plus loin, du moins dans sa motivation écrite. Qui, ayant un minimum de culture administrative, peut croire qu’une telle lettre ait été écrite par le préfet ? Qu’elle soit partie de la préfecture semble possible, encore que non prouvé.

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Notes

1 Maurice Agulhon, La République au village : les populations du Var, de la Révolution à la Seconde République. Paris, Plon, 1970 et Marianne au combat : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880. Paris, Flammarion, 1979.

2 Société d’aménagement foncier et d’établissement rural.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jacques Lautman, « Le tyranneau de village »Études rurales, 169-170 | 2004, 269-279.

Référence électronique

Jacques Lautman, « Le tyranneau de village »Études rurales [En ligne], 169-170 | 2004, mis en ligne le 01 janvier 2006, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/8068 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.8068

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