1Timidement, ils franchissent l’entrée de la cour du chef de Todiam pour pénétrer dans la grande demeure bâtie dans le style soudanais. Les deux salles principales, ouvertes au nord et au sud, sont chacune précédées d’un vestibule. L’un des deux signale le domaine d’Awa, une des épouses du chef. Les visiteurs n’y entreront pas. L’intermédiaire qui les guide prend garde à emprunter le vestibule qui donne sur une salle occasionnellement occupée par les étrangers et où se déroulent souvent les jugements. C’est là que nous habitons. Nous constatons que les visiteurs défilent à longueur de journée, se dirigeant vers « Sa Majesté » disposée à recevoir des requêtes aussi inopinées que variées. Bénédiction, demande de pacification, épreuve juratoire ou conseils juridiques sont autant de raisons qui mènent devant le chef de Todiam…
- 1 Nous préfèrerons le terme francisé « Peul » à celui de « Fulbe » (sing. Pullo en fulfulde) parce qu (...)
2Dans les systèmes politiques peuls1, et plus largement en Afrique, le pouvoir juridictionnel attribué aux chefs est une fonction avérée [Kintz 1985]. En effet, les juridictions dites traditionnelles s’organisent selon une hiérarchie dans laquelle interviennent d’abord les doyens de lignage ou chefs de quartier, puis, en deuxième instance, les chefs de village qui, finalement, s’en remettent au chef supérieur si le litige n’est pas réglé.
- 2 Nous entendons par Yatenga le territoire de l’ancien royaume qui aujourd’hui comprend les provinces (...)
3Ce qui frappe à Todiam, c’est, d’une part, la fréquence des recours juridiques et, d’autre part, leur légitimité par-delà l’appartenance ethnique. Les justiciables viennent de toute la région du Yatenga2 et parfois même de plus loin. Ici, l’autorité n’émane plus de la simple figure du chef mais de l’institution religieuse et judiciaire reconnue par une population qui ne se confond pas uniquement avec le groupe de référence. Nous allons décrire et analyser l’exercice du droit à Todiam ainsi que sa jurisprudence et montrer les enjeux politiques et économiques qui se profilent derrière cette activité juridique.
- 3 C’est particulièrement le cas pour les Tooroobe du Yatenga.
4Le Yatenga est un ancien royaume moaga situé au nord-ouest de l’actuel Burkina Faso, né au milieu du xvie siècle d’un ensemble de conquêtes et dont les frontières sont devenues définitivement stables à la fin du xviiie siècle. Dans ce royaume, l’autorité suprême était incarnée par la personne du Yatenga Naaba, garant d’un système politique hiérarchisé. D’importants pouvoirs étaient confiés aux dignitaires de cour et aux chefs de village parmi lesquels se trouvaient des princes susceptibles de bénéficier de la succession au trône. C’est dans ce contexte que les Peuls peuplent le royaume, par vagues successives, en tentant de se mettre sous la protection efficace des Moose3 moyennant une sorte de pacte tacite d’alliance en cas d’incursions extérieures. Dialloube, Tooroobe et Barrybe sont les trois principaux groupes peuls ayant élu domicile au Yatenga. Les premiers sont représentés par un chef supérieur établi à Thiou, les chefs des deuxièmes sont établis à Bosomnore et Todiam, ceux des troisièmes à Diouma et Banh. Néanmoins, l’univers des populations peules du Yatenga est loin d’être homogène étant donné leur histoire, leur organisation sociale, leur insertion dans le monde moaga et leur pratique de l’islam.
5À Todiam, l’atmosphère a l’arôme d’une tranquillité inébranlable et la vie quotidienne est rythmée par les cinq prières. La religion se présente comme un phénomène social total, tel que l’entend Mauss, au centre duquel se trouve cette intense activité juridique attestée par l’affluence des cas à examiner : conflits, vols, problèmes conjugaux. À l’issue de ces jugements aucune sanction n’est imposée car cet aspect relève de la responsabilité de l’administration judiciaire burkinabé :
Maintenant, on ne fouette pas, on te dit ce que le Coran édicte. Si la personne obéit, il n’y a pas de problèmes, si elle n’obéit pas, on ne la force pas, on l’emmène devant l’administration. On dit que telle personne a pris ça à quelqu’un et ne veut pas le lui remettre […] C’est à l’administration de faire la part des choses.(entretien avec le chef de Todiam, octobre 2001)
6Il faut s’arrêter quelques instants sur la notion de justice car une des particularités du droit africain tient à la multiplicité des instances judiciaires auxquelles un plaignant peut avoir recours. Pour ce qui est du droit local burkinabé, il existe les tribunaux départementaux dont la présidence est assurée par le préfet assisté d’assesseurs désignés dans l’entourage du chef traditionnel autrefois appelé « chef de canton ». Souvent premier assesseur, ce dernier exerce aussi le pouvoir judiciaire « traditionnel » encore fréquemment sollicité aujourd’hui et moins coûteux. Ce chef supérieur assure donc une certaine continuité entre la justice « traditionnelle » et la justice « moderne ». Mais contrairement à ce qui a cours dans les anciens cantons de Thiou et de Banh, désormais chefs-lieux de département, les tribunaux départementaux n’ont jamais existé à Todiam. Bien que s’associant parfois aux autorités administratives pour le règlement de certains conflits, l’institution judiciaire de Todiam est essentiellement fondée sur le droit musulman dont la flexibilité permet d’adapter les règles aux réalités sociales des groupes considérés. Les notables occupent des fonctions qui vont de conseiller à médiateur ou juge.
7Nous verrons que le droit coranique se calque sur une jurisprudence locale ; il est appliqué sous la forme d’un conseil et peut déboucher sur une sentence qu’infligeront les témoins de l’avis rendu. Il nous a paru nécessaire de décrire l’exercice du droit à Todiam à travers plusieurs cas choisis en raison de leur représentativité. À nos yeux, trois types de procédures sont à considérer : les médiations (conciliatrices ou juridiques), l’épreuve juratoire et les bénédictions.
8Pour la troisième fois, deux femmes de Haloko se disputent. C’est toujours le même refrain : leurs enfants respectifs s’échangent des injures et des coups et l’animosité gagne les mères, qui prennent parti pour leur progéniture. L’une d’entre elles est accusée d’avoir insulté l’aîné des enfants de l’autre. « Les femmes sont venues ici pour savoir qui a raison », nous explique le chef de Todiam. Pour lui, c’est un simple « problème de cohabitation ».
9Ce cas, que nous appelons «médiation conciliatrice», se règle selon une procédure déclenchée sur l’initiative d’une des deux protagonistes. Ainsi une des femmes vient-elle à Todiam « convoquer l’autre » et présenter au chef l’objet de sa requête. Au terme de leur rencontre, le chef lui rédige une « convocation » en arabe, signée et tamponnée en rouge de la mention « Sa Majesté Oumar Tall, Chef de Todiam ». Puis, les deux femmes viendront exposer leur version des faits :
Chaque fois, c’est l’accusateur qui prend d’abord la parole, ensuite l’accusé donne sa version des faits. Si ce que l’accusateur dit est vrai, l’accusé n’a qu’à confirmer, si ce n’est pas le cas, il donne sa version des faits.(entretien avec le chef de Todiam, mars 2003)
10Par cette démarche, « l’accusateur », c’est-à-dire la personne qui est à l’origine de la convocation, donne au conflit une dimension nouvelle : la discorde est rendue publique et fait l’objet d’une délibération parmi les notables de Todiam tout d’abord, au sein de son environnement familial ensuite. Les juges s’en tiennent à leur représentation de la hiérarchie des fautes avant de mettre en place la juste procédure :
En écoutant leur version, on sait automatiquement que c’est un problème de cohabitation. Si on ne t’a pas frappé ou volé tes richesses, ce n’est pas très important, ce n’est qu’une histoire de jalousie. On ne pouvait pas faire la part des choses, il fallait qu’on parte chez elles puisque, là-bas, les gens connaissent leur caractère, ils voient ce qui se passe sous leurs yeux. Ici, chacune se donnait raison, donc on ne pouvait pas savoir qui disait la vérité. On leur a dit de rentrer et, aujourd’hui, deux de mes hommes sont partis là-bas.
11Mes envoyés ont rassemblé les deux maris respectifs, les deux frères des maris, le délégué, le chef, l’imam du village, des vieilles et des vieux. Tous ces gens-là sont allés dans la concession de la belle-mère. Mes envoyés ont dit : « Nous sommes envoyés par le chef de Todiam, nous ne sommes pas venus pour juger. Les intéressées sont venues chez le chef de Todiam et comme il n’a pas été témoin des mésententes, on ne pouvait pas savoir les faits exacts. C’est la troisième fois qu’il y a des querelles. Il faut qu’on interroge des témoins pour savoir les faits exacts. »
La belle-maman a dit que la femme qui accuse ne dit jamais la vérité, qu’elle parle n’importe comment : quand elle se dispute avec l’autre femme, elle l’insulte ainsi que son mari. La belle-maman a dit qu’elle n’aimait pas ça et que si elle doit se disputer avec la femme, qu’elle insulte la femme mais qu’elle n’insulte pas son enfant en le maudissant. Alors mes envoyés ont dit à l’accusatrice : « Tous ceux-là sont témoins et ils disent que même si tu as raison, quand tu te querelles avec quelqu’un, il ne faut pas que tu insultes ceux qui ne sont pas impliqués dans tes bagarres. Ce que tu fais n’est pas bien. Si tu es capable de maîtriser ta bouche, l’affaire va en rester là, mais si tu ne peux pas, l’affaire va remonter jusqu’à l’administration. »
Dans notre justice, s’il y a mésentente, la première fois on ne se presse pas pour faire souffrir le fautif : on encourage les intéressés à demander pardon. Si ça se répète jusqu’à trois fois, ceux qui sont chargés de s’occuper de l’affaire vont faire leur boulot. Alors mes envoyés leur ont demandé de se pardonner mutuellement et elles ont accepté.(entretien avec le chef de Todiam, mars 2003)
- 4 Les Yarse (sing. Yarga), d’origine sarakollé, et les Maranse (sing. Maranga), d’origine songhay, pr (...)
- 5 Cela n’exclut pas que le Yatenga Naaba Kango (1754-1784) ait entretenu des relations particulières (...)
12Le problème à régler est présenté comme étant de petite ampleur, ce qui n’empêche toutefois pas qu’une enquête auprès de l’entourage des plaignantes soit menée en son nom par les envoyés du chef. Après la tenue d’un conciliabule destiné à confronter les adversaires, ces émissaires poussent les protagonistes à se réconcilier. Pour ce faire, ils s’appuient moins sur leurs connaissances du Coran que sur l’image prestigieuse dont ils bénéficient. Le rôle de conciliateur, tenu par un personnel religieux musulman, est attesté en Afrique de l’Ouest, au Sahara et au Maghreb. Néanmoins, dans la région du Yatenga, ce rôle pourrait s’être institutionnalisé avec l’islamisation massive des Moose. En effet, ces derniers se sont convertis à l’islam ces quarante dernières années, non pas au contact des populations musulmanes établies de longue date dans l’ancien royaume du Yatenga, tels les Yarse4, les Maranse ou les Peuls, mais à la suite de migrations vers les pays côtiers. Ils se sont laissés séduire par le prosélytisme des marabouts, d’une part parce qu’ils étaient loin de leur milieu familial, d’autre part parce que, en se convertissant à l’islam, ils pouvaient s’insérer dans des réseaux de solidarité économique [Diallo 1985 ; Langewiesche 2003 : 335]. Aujourd’hui, ceux qui sont « nés musulmans » au Yatenga n’ont, en quelque sorte, plus cette image d’étrangers aux yeux des Moose. Il s’opère comme une reconfiguration de l’espace social : désormais les «grands musulmans » jouissent d’un prestige relativement nouveau5. En recourant fréquemment à l’autorité du chef de Todiam, les Moose contribuent à légitimer le pouvoir de cette institution religieuse.
- 6 H. Touati étudie la place des saints dans la société maghrébine du xviie siècle. Il les décrit comm (...)
13Outre la conciliation, les « gens de Todiam » s’investissent dans une autre forme de médiation, à savoir le conseil juridique6. Le deuxième cas que nous souhaitons présenter ici corrobore le premier. Il s’agit de deux Tooroobe venus de Koumbani solliciter un avis en matière de succession. À la suite de leur requête, deux hommes de Todiam sont envoyés à Koumbani. Ce type de « médiation juridique » est fréquent à Todiam : les visiteurs viennent demander conseil pour trouver une solution en accord avec la règle coranique. Le chef fait alors appel aux connaissances spécifiques de ses juristes afin de trancher les différends d’héritage, de divorce, d’adoption et de tout ce qui se rapporte au droit de la famille.
14Une femme moaga et deux hommes entrent dans le vestibule qui mène au chef de Todiam. Le visage de la femme laisse deviner qu’elle a longuement pleuré. Les événements sont graves : elle est accusée de sorcellerie. Le chef nous relate l’affaire :
- 7 Titre qui désigne un homme ayant fait le pèlerinage à La Mecque.
- 8 Terme générique employé à la fois pour désigner le phénomène de sorcellerie – on dit qu’une personn (...)
Une femme et deux hommes, c’est-à-dire son mari et un de ses petits frères, viennent de la zone de Séguénéga. Le papa de son mari est un El Hajj7. Ils étaient à Sapelega et le premier fils du El Hajj avait pris la femme de quelqu’un d’autre. Il a volé la femme pour partir en Côte d’Ivoire, ils ont eu un enfant là-bas et y sont restés jusqu’à maintenant. Comme ça ne va pas en Côte d’Ivoire, ils sont rentrés chez eux. Entretemps, le petit frère s’était marié lui aussi. Un jour, ils ont vu une lumière derrière la cour et le lendemain tout le monde se posait des questions sur la signification de cette lumière. Ils se sont dit que c’était une sorcière : « Qui est cette sorcière ? C’est quelqu’un de l’extérieur ou c’est notre cour ? » Les deux hommes et leurs femmes ont dit : « La sorcière ne vient pas d’ailleurs, c’est dans notre cour. C’est la nouvelle arrivante. » El Hajj a appelé le mari avec sa femme et a dit : « Tous ceux de la cour ont dit que ta femme est une sorcière. Ils ont vu une lumière et ont dit que c’était ta femme. » La femme a demandé : « Qui m’accuse comme cela ? » El Hajj a répondu : « Ce sont les deux petits frères de ton mari et leurs femmes qui t’accusent. »
– Je suis arrivée, il n’y a pas longtemps, qui ai-je mangé ? L’enfant de qui ?
– Les deux femmes ont dit que depuis que tu es arrivée, leurs enfants n’ont pas la santé.
La femme a juré qu’elle n’avait jamais été sorcière et qu’elle ne l’était pas.
– Elles t’accusent parce qu’elles disent qu’elles étaient parties prendre des ouaks8 contre les sorcières. Et le ouak man leur a dit qu’en faisant le traitement dans la concession, la sorcière ne viendrait pas de la journée. Effectivement, quand elles ont fait le traitement, tu as passé la journée dehors et tu es rentrée dans la concession à minuit. C’est sur ces deux choses qu’elles s’appuient pour t’accuser. Est-ce vrai que tu n’as pas passé la journée dans la concession le jour du traitement ?
– Je ne savais pas qu’elles étaient parties prendre des ouaks contre les sorcières et qu’elles avaient fait un traitement. Je ne me rappelle pas avoir passé toute la journée hors de la concession, c’est faux, ce sont des mensonges.
15Le chef de Todiam poursuit :
Je leur ai donc demandé ce qu’ils voulaient. Ils ont répondu que El Hajj les avait envoyés ici en disant : « Si ce n’est pas une sorcière, qu’elle jure dans la mosquée. » Alors j’ai demandé au petit frère : « C’est El Hajj qui t’a envoyé comme témoin ? Si la femme accepte de rentrer et de jurer, après cela, allez-vous la laisser tranquille ? Vous ne l’accuserez plus de sorcellerie ? Vous ne la chasserez pas ? »
Le témoin a répondu : « Chef, moi je ne sais pas, j’ai été envoyé par mon papa pour être témoin. Si la femme accepte ou refuse, je ne sais pas ce qui va se passer. »
J’ai demandé au mari : « Si ta femme jure, le problème est fini ou non ? » Le mari a répondu que ça dépendait de ce que dirait El Hajj car c’était lui le responsable de la concession : « Tout ce que je sais c’est que je veux ma femme », a-t-il répliqué.
J’ai demandé au mari : « Ta femme t’a été donnée par ton papa ou bien vous vous êtes entendus ? »
– Ce n’est pas mon papa qui me l’a donnée.
– Comment as-tu fait pour avoir la femme ?
– On s’est entendus, je l’ai prise.
– Où est-ce que tu l’as prise, à ses parents ou à un autre homme ?
– Elle était avec un mari.
– Quand ?
– L’an passé.
J’ai dit au mari que les choses n’allaient pas depuis le début et que ce qu’il avait fait n’avait pas plu au papa :
– Tu as amené une femme dont personne ne veut. Elle n’est pas sorcière, c’est depuis le début qu’il y a malentendu avec ton papa. Dans ce cas, elle ne peut pas entrer dans la mosquée. Retournez dire à El Hajj de ma part que la femme n’est pas une sorcière. Si c’est la manière par laquelle son fils a eu sa femme qui ne lui a pas plu, il n’a qu’à lui dire de divorcer. Une femme, si un mari la délaisse, elle trouvera un autre mari. Mais il ne faut pas l’accuser comme ça. Si El Hajj dit que si la femme jure dans la mosquée, elle sera tranquille dans son foyer, il n’a qu’à venir avec elle et son mari. C’est comme ça qu’on peut faire la part des choses.(entretien avec le chef de Todiam, mars 2003)
16Nous ne nous attarderons pas sur la fonction régulatrice des accusations de sorcellerie qui a déjà fait couler beaucoup d’encre. En revanche, notons que, dans son analyse de la situation, le chef a tenu compte de cette fonction. Cette affaire va nous permettre de développer deux aspects importants qui en découlent : le déroulement de l’épreuve juratoire dans la mosquée et le traitement de la sorcellerie au sein d’une institution musulmane. Peut-on comparer à une ordalie l’épreuve juratoire à laquelle la présumée sorcière doit se soumettre ? Quels types de conflits sont réglés dans la mosquée et selon quelle procédure ? Le traitement de la sorcellerie n’est-il pas le reflet de la cohabitation ethnique et religieuse des Peuls et des Moose ? Quelle est la place de la sorcellerie à Todiam en particulier et dans le monde musulman en général ?
- 9 L’expression « être né musulman » est également employée par les Tooroobe pour se différencier des (...)
- 10 La sorcellerie doit être comprise au sens large, c’est-à-dire qu’il s’agit aussi bien des pouvoirs (...)
- 11 À propos des pratiques des Yarse et des Maranse du Yatenga, A. Kouanda et B. Sawadogo évoquent un i (...)
17Les accusations de sorcellerie ne sont pas le seul motif pour lequel on jure dans la mosquée de Todiam : les vols en sont un autre. Cependant, le serment fait à Todiam en présence de juges reconnus socialement et attachés aux préceptes du Coran peut étonner dans un contexte où l’on se targue d’être un « vrai musulman »9. En fait, les données empiriques que nous étudions ici montrent que la sorcellerie10, c’est-à-dire la capacité à jeter des sorts par l’emploi de techniques magiques, a réellement sa place en islam. Nous voulons rompre avec les visions qui réduisent la question à la simple dichotomie coutume/islam. L’ambivalence de la sorcellerie en islam tient, d’une part, au destin que le Coran réserve aux pratiquants d’un islam dit corrompu11 et, d’autre part, à la manière spécifique dont les juristes de Todiam traitent des cas de sorcellerie. On pourrait multiplier les exemples pour mettre en évidence cette ambiguïté : la sorcellerie est présentée à la fois comme un attribut impur propre aux « mauvais musulmans » et comme un moyen de protection employé par les marabouts. C’est une pratique à laquelle il ne faut pas croire pour ne pas donner de pouvoir à celui qui l’utilise et une réalité dont le Prophète en personne aurait été victime.
Pour nous, dans la chari’a, il n’y a pas d’histoire de sorcellerie ni d’hommes de caste. […] Même si on voit que c’est un peu vrai, on n’accepte pas ça puisqu’on n’est pas sûr. Si tu te dis en toi-même que telle femme est sorcière et capable de tuer quelqu’un, tu es un mécréant. En faisant ça, tu donnes un pouvoir à cette personne.(entretien avec le chef de Todiam, mars 2003)
18Toutes les contradictions sont là, et il ne suffit pas, à notre sens, de réduire la sorcellerie à une quelconque notion magico-religieuse spécifique des religions animistes ou relevant d’une coutume préislamique. En effet, attribuer les actes de sorcellerie aux « mauvais musulmans », c’est surtout le support d’un discours de différenciation ethnique. Au Yatenga, la représentation du « vrai musulman » est le produit de relations entre groupes qui n’ont pas la même pratique de l’islam : les Yarse et les Maranse, autrefois artisans-commerçants musulmans, les Moose, nouvellement convertis, et les Peuls. Ceux qui se considèrent comme de « vrais musulmans » montrent du doigt ceux qu’ils ne jugent pas dans le droit chemin, ce qui leur permet d’asseoir leur pouvoir religieux.
- 12 Confrérie soufie qui tire son nom de son fondateur, Ahmed Tidjani. Dès la fin du xviiie siècle, ce (...)
- 13 Du nom de son fondateur, Cheik Hamallah.
- 14 Au Yatenga, on compte quatre foyers de la tidjâniyya « onze grains » parmi lesquels Todiam et Ramat (...)
19Un bref rappel n’est, à ce titre, pas inutile. Les Tooroobe du Yatenga sont les fidèles de la tidjâniyya dite onze grains12, comme le sont la majorité des musulmans de la région. Appelé aussi « hamallisme13 » et dénoncé comme mouvement anticolonialiste par l’administration, cette branche de la tidjâniyya a fait l’objet de répressions dans toute l’Afrique de l’Ouest durant les années trente [Bâ 1996 ; Hamès 1983 ; Kouanda et Sawadogo 1993 ; Traoré 1983]. Au Yatenga, Boubacar Sawadogo, la tête de file hamalliste, rebaptisé Boubacar Maïga 1, en maranga, a fondé Ramatulaye, village aujourd’hui considéré comme un foyer de la tidjâniyya « onze grains »14. Favorable à un islam « orthodoxe», il prône un discours dénonçant les Yarse «vendeurs d’amulettes » [Kouanda et Sawadogo op. cit.]. On voit ainsi comment la coexistence de pratiques religieuses divergentes peut donner lieu à des représentations de l’autre, à des discours sur l’orthodoxie qui n’en restent pas moins subjectifs.
20À Todiam, le traitement des accusations de sorcellerie est présenté comme le résultat d’un ajustement aux pratiques moose :
Autrefois, avec la chari’a, on ne s’occupait pas des histoires de sorcellerie puisque ça n’existait pas ; même actuellement, il n’y a jamais ça avec les Peuls.(entretien avec le chef de Todiam, novembre 2001)
21Les nombreux cas de sorcellerie sur lesquels il a fallu trancher ont, en quelque sorte, fait jurisprudence :
Il y a trente ans, notre grand-père a décidé qu’il fallait résoudre ces cas, car ça gâte la vie de beaucoup de personnes. Avec les Moose, si tu es accusé de sorcellerie, tu es banni de la famille.(entretien avec le chef de Todiam, novembre 2001)
22Notre étude de cas s’avère propice à une comparaison avec l’ordalie que la littérature aborde souvent comme une procédure mise en œuvre pour démasquer les actes de sorcellerie [Retel-Laurentin 1969]. Entrer dans la mosquée de Todiam pour y prêter serment est chose fréquente et permet, comme l’ordalie, de se défendre contre de lourdes accusations. Raymond Verdier montre que, malgré la diversité de ses formes et la multiplicité de ses fonctions dans l’espace et dans le temps, le serment est un acte universel. Qu’il s’agisse de lever la main droite comme on le fait pour prêter un serment solennel dans les tribunaux occidentaux ou de se soumettre à l’épreuve ordalique du feu ou du poison, perçue comme le jugement de Dieu permettant d’être innocenté d’une accusation de sorcellerie, le serment a une valeur juridique forte : il met en scène un jureur soumis à une épreuve, sous le regard d’un groupe pris à témoin [Verdier ed. 1991]. Le rapprochement entre l’épreuve juratoire qui a lieu à Todiam et l’ordalie nous paraît pertinent car, dans les deux cas, c’est le jugement de Dieu qui se manifeste, attestant la culpabilité ou l’innocence. L’épreuve à Todiam est néanmoins d’ordre moral et non physique, comme l’est l’ordalie.
23En outre, dans les textes anthropologiques, l’ordalie est rattachée aux religions de la terre alors que nous sommes, à Todiam, dans un univers musulman. Toutefois, l’objectif commun de l’ordalie et de l’épreuve juratoire est la production d’une preuve confirmée par un jugement divin. Analysant les systèmes juridiques africains, Jean Poirier [s. d.] estime que la production de la preuve aurait été beaucoup plus compliquée sans le recours aux ordalies, qui correspondent à « un sérieux effort de rationalisation sous des apparences parfaitement anarchiques ». Selon cet auteur, certaines preuves semblent être l’application de connaissances empiriques destinées à faire avouer le coupable. Il cite notamment une expérience montrant que l’épreuve du fer rougi appliqué sur la langue crée chez le coupable un dessèchement de la bouche dû à la peur et l’amène à se découvrir. Nous sommes, à Todiam, dans le même mode de production de la preuve car le pouvoir coercitif apparaît dès lors que, dans la demeure du chef et en présence des responsables religieux et de son entourage, le fautif doit subir un interrogatoire.
- 15 Les jugements peuvent se dérouler en plusieurs endroits de la cour du chef parmi lesquels sont préf (...)
24Il ne faut pas mésestimer l’importance du jeu théâtral qui s’opère à l’instant du serment : c’est une mise en forme du corps accompagnée de la parole juratoire codée [Verdier op. cit.] répondant à un procédé systématique institué à Todiam. Actuellement, quiconque est accusé de vol, d’escroquerie ou de sorcellerie peut être sommé de se rendre à Todiam s’il nie le crime. La procédure nécessite une première étape dans la maison du chef15 où sont réunis à la fois les deux protagonistes, un témoin, le chef, au besoin l’imam, et toute autre personne qui souhaite être présente. Cette épreuve permet au coupable d’avouer son crime et d’éviter le parjure dans la mosquée car il sait que « s’il entre dans la mosquée et jure, tout ce qu’il dit se retournera contre lui ». Si l’accusé persiste à clamer son innocence, il entre dans la mosquée. Une fois les ablutions faites, le cheik se tourne vers l’est et dit :
Au nom de la mosquée, deux personnes se sont emmêlées. L’une d’entre elles accuse l’autre de tel acte et l’autre nie les faits. Nous n’arrivons pas à faire la part des choses : l’accusé doit jurer. S’il ment, que l’accusé soit maudit par la mosquée. L’accusé jure trois fois si c’est un homme, quatre fois si c’est une femme. Par exemple : « Au nom de Dieu et du Prophète je n’ai pas pris la radio, je n’ai pas caché la femme d’un tel, je n’ai pas volé les bœufs. Il m’accuse pour rien. Si c’est moi qui suis à l’origine de ces faits, que la mosquée me maudisse. ».(Entretien avec le chef de Todiam, octobre 2001)
25La parole juratoire exprimée ici est un acte judiciaire mettant en scène des adversaires sous le regard de leurs juges et témoins. Le jeu théâtral se retrouve dans le face à face entre l’accusé et sa famille. Ainsi, à Todiam, lorsque le jugement de Dieu provoque la bénédiction ou la malédiction, l’accusé est confronté à son destin. L’acte est lourd de conséquences car « le parjure sait qu’il est une figure tragique de la société. Il peut perdre non seulement le secours des dieux, mais aussi de la société » [ibid.].
Cela dépend de la manière dont la personne a juré mais, une semaine après, il y a forcément quelque chose qui va lui arriver : elle peut mourir, devenir folle, toute sa cour peut partir en fumée, il y en a même qui sont morts, juste après avoir juré, sur le chemin du retour.(entretien avec le chef de Todiam, octobre 2001)
26La puissance de Dieu invoquée par l’intermédiaire de la mosquée a une valeur sociale que partagent tous les musulmans et qui dépasse l’appartenance ethnique. En effet, l’institution est reconnue par les Moose comme par les Peuls pour son caractère religieux et juridique. La parole juratoire a ici la force d’un double lien : celui du jureur à lui-même et à la collectivité qui en est témoin. Le serment revêt alors la valeur politique décrite par Verdier : c’est une parole d’intégration et d’assujettissement incorporant le jureur à l’institution à laquelle il se soumet. Cette valeur politique du serment a également sa réciproque : prêter serment est aussi une marque de légitimation d’une institution reconnue comme autorité supérieure. L’accusé et son entourage souscrivent au pouvoir de Todiam en tant qu’institution à la tête de laquelle le chef fait figure d’intermédiaire privilégié de Dieu.
- 16 Sans tenir compte des demandes de bénédiction, sur la base de nos observations, une moyenne de deux (...)
27Les cas qui se présentent à Todiam sont nombreux et variés16 : on juge les uns, on réconcilie les autres, on propose des réparations, mais le rôle du juge est moins d’infliger une sentence que de désigner les fautes de chacun. Il officie en se référant au droit musulman, c’est pourquoi il est compétent pour tout litige (héritage, divorce, garde d’enfants). Il est également arbitre en ce qu’il témoigne de la parole de Dieu lors de l’épreuve juratoire. On l’a vu, le choix de la procédure est déterminé par le type de recours et l’importance relative de la faute.
- 17 L’adultère est une faute qui, selon la chari’a, peut être jugée à condition que quatre témoins ocul (...)
28Pour ce qui est de l’épreuve juratoire, n’entre pas dans la mosquée qui veut. Seules les « fautes graves » méritent d’y être traitées : vol de grosses sommes d’argent, sorcellerie et adultère17. La norme morale est laissée dans un flou qui offre une certaine latitude : « Une faute grave c’est quand, rien qu’en y pensant, tu as envie de mourir », nous explique le chef.
29En outre, la faute doit être préalablement identifiée en tant que telle. Le cas d’accusation de sorcellerie relaté précédemment est, à cet égard, éloquent. Le chef est conscient que ce type d’accusation a souvent valeur de contrôle social : accuser de sorcellerie c’est montrer du doigt et bannir celui qui a enfreint les règles de la société. C’est ce qu’il compte vérifier en demandant : « Si ta femme jure, le problème est fini ou non ? » Tout se passe comme si, devant préserver l’image de la mosquée, le chef s’assurait du bien-fondé de la dénonciation. La présumée sorcière n’entrera dans la mosquée pour jurer qu’après que le chef se sera assuré que l’accusation qui la frappe n’est pas une manière détournée de la répudier parce qu’elle a transgressé les règles du mariage.
30Situées au bas de l’échelle des fautes, les querelles de famille relèvent de la compétence des juristes de Todiam qui, par leur influence, ont un rôle de pacificateurs. Nous l’avons vu dans le premier cas considéré comme un « problème de cohabitation ». Entre ces deux extrêmes, on serait tenté de classer les fautes du type : coups et blessures, dégâts dans les champs cultivés ou abus de confiance. Ces litiges peuvent être présentés à Todiam en vue d’un règlement à l’amiable à l’occasion duquel, bien plus que des sanctions, ce sont des réparations qui sont proposées. Ces réparations sont suggérées en référence à la loi islamique et à l’appréciation d’un groupe de vieillards qui assistent le chef afin de trouver un « arrangement ».
- 18 M. Khadduri, Encyclopédie de l’islam, vol. 9, p. 880.
31À ce titre, il faut s’arrêter quelques instants sur la notion « fulanisée » de souloufou, qui vient du terme arabe sulh dont l’Encyclopédie de l’islam donne la définition suivante : « Nom abstrait tiré du verbe saluha, être juste, droit, traduisant l’idée de paix et de réconciliation dans le droit et la pratique islamique. L’objectif du sulh est de mettre fin aux hostilités entre les croyants de sorte qu’ils entretiennent des relations paisibles et amicales. Pour ce qui est des relations entre communautés musulmanes et non musulmanes, le suhl consiste à suspendre les conflits qui surviennent entre elles et à établir la paix, appelée muwada’a, durant une certaine période. »18 Voici au sujet de souloufou les différentes explications que nous avons recueillies à Todiam, Banh et Dingri :
Autrefois, si un homme marié commettait un adultère, on faisait un trou jusqu’au niveau de ses hanches, on l’enterrait et on faisait appel aux enfants pour qu’ils le lapident jusqu’à la mort. On faisait ça si l’homme était marié, et s’il était célibataire on lui donnait des coups de fouet. Souloufou, c’est la chari’a modérée. On applique l’essentiel mais on ne fait pas les choses horribles comme dans la chari’a. Actuellement si tu voles et que tu nies les faits, on te fait entrer dans la mosquée de Todiam pour jurer. Si tu refuses d’entrer dans la mosquée pour jurer, tu paies. Si tu refuses de payer, on t’emmène chez les gendarmes. Maintenant les gendarmes peuvent te forcer à être correct. À la mosquée, on ne peut pas forcer les gens à payer, on fait seulement la part des choses. Si une femme a envie de divorcer et fait venir son mari à Todiam, on lui pose quatre questions : «il te frappe ; il n’est pas capable de te donner des effets vestimentaires ni à manger ; il insulte les membres de ta famille ? » Si elle dit que non, qu’elle ne veut seulement pas de son mari, on lui dit que si elle veut divorcer, elle n’a qu’à rembourser les dépenses de son mariage à son mari. Autrefois avec la chari’a elle devait rembourser le double. C’est souloufou. Dieu a dit que le souloufou c’est mieux que la chari’a. Dans la chari’a il y a plein de choses qui ne sont pas bonnes. Avec la chari’a si tu enlevais l’œil de quelqu’un, on t’enlevait ton œil, un bras, ton bras […] Maintenant il y a des amendes ou on t’emprisonne, ça fait partie des souloufou. Dieu a même conseillé de faire des souloufou. C’est dans le Coran, ça veut dire arrangement.(entretien avec le chef de Todiam, novembre 2001)
Souloufou, c’est quand il y a mésentente entre deux éléments. Concernant les limites d’un champ, celui-là a dit que la limite est ici, l’autre a dit que la limite est là. Donc il y a une portion de terre qu’ils se disputent. Ils partent ensemble pour expliquer à celui qui se charge d’appliquer la chari’a. Ce dernier leur dit : « Je ne peux pas retirer toute la portion pour un de vous. Pour qu’il y ait entente et tolérance, vous allez partager la portion en deux parties égales. La limite sera au milieu. C’est un exemple de souloufou. Concernant des jugements, si on fait avec la chari’a on cherche la vérité. En cherchant la vérité, ça va déranger la cohabitation. Donc, pour ne pas déranger la cohabitation, on cherche un arrangement. Le vrai sens de souloufou, c’est arrangement. ».(Entretien avec le Maître coranique tooroobe de Dingri, septembre 2002)
Souloufou, ça ressemble à l’aumône. Par exemple s’il y a un héritage, c’est ce qu’on va vous donner en plus, c’est sous forme d’arrangement. Ça n’a rien à voir avec ce dont la personne doit hériter. C’est une partie donnée pour arranger, souloufou c’est un troisième cadeau.(entretien avec le Maître coranique de Banh)
32Cette idée d’arrangement évoquée par nos interlocuteurs trouve un écho dans les sociétés maghrébines du xviie siècle :
Le juge use davantage de son autorité que de son pouvoir judiciaire pour procéder au tahkîm, « arbitrage », dans les affaires épineuses, afin d’emmener les parties du litige au sulh, « arrangement ».[Touati op. cit. : 106]
33« Souloufou » est l’appellation locale d’une procédure plus connue en islam sous le nom de sulh et destinée à s’adapter aux réalités sociales. L’objectif premier est de préserver l’entente, au besoin en s’écartant un peu de la Loi. Souloufou permet de rendre la Loi plus souple, d’alléger les sentences, de pousser à la réconciliation les parties en conflit et même de collaborer avec l’administration. Parfois présenté comme une modération de la chari’a, souloufou témoigne du caractère négociable des règles coraniques et de leur interprétation.
34Le du’a (bénédiction)
35Vers 11 heures 30, alors que j’étais venue m’entretenir avec le chef, deux Moose arrivent dans son vestibule. Les deux hommes ôtent leurs chaussures avant de s’approcher du chef assis sur une natte et entouré de ses conseillers. Ils s’agenouillent pour le saluer :
– Bonjour, d’où venez-vous ?
– De Tougouya.
– Comment vont les gens de Tougouya ?
– Ça va.
– Et le chef de Tougouya ?
– Il va bien.
– Et le préfet ?
– Il va bien.
– Vous êtes venus demander des bénédictions ?
– Oui.
– Après, celui-là va vous emmener à la mosquée pour que l’imam vous bénisse.
– Comment t’appelles-tu?
– Idrissa.
– Ton nom ?
– Sawadogo.
– Et celui-là ?
– Saïdou Sawadogo.
36L’homme le plus âgé sort un billet de 500 francs CFA. Le chef lui demande :
– C’est pour moi ou pour la mosquée ?
– C’est pour vous.
37Le vieux tend le billet à son compagnon assis à sa droite et qui remet une somme totale de 1 000 francs. Toute l’assemblée commence les bénédictions, les deux mains ouvertes, paumes vers le haut, pendant que le chef récite la fatiha. Une fois la prière terminée, chaque membre de l’assemblée fait une imposition des mains sur son visage et susurre un amina (amen). Dans la foulée, le chef feint de jeter aux deux hommes une pincée de nourriture avant de leur cracher dans la main. La scène collective se termine quand les intéressés apposent leurs mains sur leur visage en disant « amina ». Le chef vient de leur transmettre la baraka avec sa salive, en recourant à l’incantation coranique de la fatiha. À Todiam, les bénédictions sont fréquemment demandées au chef, qui exerce un certain contrôle sur leur déroulement : si elles sont directement effectuées dans la mosquée sous la conduite de l’imam, le chef en est souvent informé. Recevoir une bénédiction, c’est autant chercher une protection que légitimer le pouvoir de celui qui la conduit.
38Si l’activité religieuse est pour les notables de Todiam source de prestige et d’influence, elle est aussi source de revenus. La religion est en quelque sorte pourvoyeuse d’emplois : marabouts, maîtres coraniques, juristes sont sollicités pour leurs compétences spécifiques. Pour certains, il convient de minimiser l’attrait économique de leur activité car il est honteux de vivre de la religion. C’est pourquoi on n’hésite pas à présenter comme des personnes qui discréditent l’islam les marabouts utilisant leur savoir, pour, moyennant une rémunération, guérir, prédire ou résoudre des problèmes : « À l’époque de nos grands-parents, les tombes des marabouts et les tombes des grands musulmans n’étaient pas dans un même lieu. Le maraboutage est condamné par la religion. Aujourd’hui, on ne sépare plus les tombes mais, au jugement dernier, ils auront beaucoup de péchés. Ils bouffent leur religion. Les vrais croyants prient au nom de Dieu et ne vendent pas la religion », s’est-on entendu dire.
- 19 Au sujet de la hiérarchie existant dans les confréries soufies en général et au sein du hamallisme (...)
- 20 On peut supposer que quantité de requêtes de ce type s’expliquent par la peur d’être victime d’atta (...)
- 21 Nous ne pouvons pas ici développer nos hypothèses sur les facteurs ayant favorisé le pouvoir religi (...)
39Bien que l’aspect financier fasse l’objet d’un désintérêt étonnant, chacun s’accorde sur le fait qu’un du’a (une bénédiction) implique inévitablement un don en espèces sonnantes et trébuchantes ou en nature. À Todiam, les du’a sont une réalité quotidienne et sont plus nombreux encore les vendredis et les jours des fêtes musulmanes qui donnent lieu à de grands rassemblements. Tabaski (dite aussi id al-kabîr au Maghreb, c’est la fête de l’égorgement pendant le pèlerinage), mawloud (fête de l’anniversaire du Prophète) sont autant d’occasions de se faire bénir dans les hauts lieux musulmans. Nous avons assisté à la fête du nouvel an, ras al’am, et ainsi constaté l’affluence des visiteurs venus demander des du’a. En l’espace d’une journée les gains financiers ont été considérables. Cet aspect de la vie religieuse renvoie à la notion d’« économie de la prière » (prayer economy) proposée par Murray Last pour la localité de Kano au Nord-Nigéria [1988], puis reprise par Benjamin Soares pour décrire à Nioro un phénomène analogue, les dons aux chefs religieux reflétant l’influence qu’ils exercent sur les membres de leur confrérie, en l’occurrence la tidjâniyya, établis dans toute l’Afrique de l’Ouest [1996]. On se doit à cet égard d’évoquer le lien hiérarchique qui unit Todiam à Nioro car c’est de ces derniers que les premiers ont reçu leur titre de cheik. La dépendance réciproque tient au fait que, pour les adeptes de la tidjâniyya comme, plus généralement, pour ceux des confréries soufies, la soumission à Dieu s’effectue par l’intermédiaire d’un saint19. Détenant le titre de Cheik, condition sine qua non pour prétendre à la chefferie, le chef de Todiam recevra un pouvoir grâce auquel il sera en mesure de reproduire dans son sillage le système de du’a existant à Nioro. Le mécanisme de dépendance réciproque entre donneurs et receveurs se répercute à cette échelle. Par exemple, une demande de bénédiction est perçue par les «grands commerçants» comme la clé du maintien de leur réussite. Le hasard nous en a donné la preuve quand un grand commerçant a fait une demande de bénédiction à Todiam et, pour s’assurer de l’efficacité de la mission, a remis à l’intention de l’imam et du chef la somme de 100 000 francs CFA et un carton de sucre20. Comme l’enrichissement suscite la crainte, il faut recourir à des moyens de protection jugés efficaces. Ainsi les demandes de bénédiction peuvent-elles passer pour un indicateur du prestige dont jouissent les autorités religieuses d’une localité21.
40Vu les avantages socioéconomiques et politiques que retirent les détenteurs de ce pouvoir, il convient de mettre en place des stratégies qui permettent de le conserver. Bien sûr la notion de stratégie n’est en aucun cas formulée comme telle dans le discours des intéressés :
La théorie de « l’acteur rationnel » qui cherche « l’origine » des actes, strictement économiques ou non, dans une « intention » de la « conscience » s’associe souvent à une conception étroite de la « rationalité » des pratiques [Bourdieu 1980].
41Nous prendrons l’exemple du refus de l’école laïque pour illustrer notre propos. Jusqu’à l’arrivée de l’actuel chef, les notables s’opposaient à l’implantation d’un établissement scolaire laïque. Mais, en octobre 2001, pour la première fois, une école primaire ouvrait ses portes à Todiam. La première promotion d’élèves de CP était composée de 96 bambins de 6 à 8 ans, tous locuteurs fulfulde (langue des Peuls) alors que l’instituteur parlait le moore et le français. La mission de ce jeune enseignant était difficile, d’autant que les parents qui lui confiaient l’éducation de leur progéniture ne le faisaient pas de gaieté de cœur. En effet, il aura fallu plus de soixante années pour que « les gens de Todiam » acceptent l’idée d’une école laïque. L’événement concorde avec la nomination du nouveau chef du village, plus ouvert que ses prédécesseurs à tout ce qui fait référence à un mode de vie occidental. Le regard d’un vieillard met en lumière les raisons d’un tel refus :
C’est à cause des études coraniques qu’ils ne font pas l’école classique [laïque]. Avec l’ancien chef, si tu étais blanc et que tu venais ici, tu étais très bien reçu. Mais le chef refusait toujours les trucs des Blancs : par exemple, quand les autorités ont voulu construire un barrage, le chef a refusé sous prétexte que le terrain ne nous appartenait pas.(entretien avec un commerçant moaga, octobre 2001)
42Plus tard, cet avis est confirmé par la voix de l’imam pour qui la tradition musulmane devrait être maintenue :
Au Burkina, il n’y a pas un endroit où la justice est basée sur le Coran comme à Todiam. La justice moderne et le Coran, ce n’est pas pareil. Si tu es habitué à la justice coranique, tu ne voudras pas de la justice moderne.(entretien avec l’imam, octobre 2001)
43En soulignant la principale spécificité de la localité, à savoir son système judiciaire coranique, l’imam voit une sorte d’invraisemblance à faire appliquer cette justice tout en mettant les enfants à l’école laïque. Tout se passe comme si l’école allait supplanter l’enseignement coranique et ouvrir la voie à l’abandon de la tradition juridique. Les conséquences politiques de l’implantation de « l’école des Blancs » en terre d’islam correspondent à une problématique qui a déjà été largement débattue. À l’époque coloniale, la question de savoir s’il fallait ou non accepter l’école se posait dans les contrées où les chefs peuls s’étaient imposés politiquement et numériquement. Le Cameroun en est un exemple parlant. Ainsi, dans son article intitulé « Le facteur peul, l’islam et le processus politique au Cameroun, d’hier à demain », Taguem Fah montre combien l’école a été un facteur de tiraillements politiques entre le monde musulman et le pouvoir colonial. Un des principaux aspects du pouvoir des chefs peuls au Cameroun a été le refus systématique de l’école dite occidentale, considérée comme un danger pour l’islam. Ces chefs ont préféré opter pour le système éducatif de l’école coranique. Ces écoles « occidentales » étaient alors implantées en régions non musulmanes. En conséquence, les élites politiques de la partie septentrionale du pays furent sous-représentées au sein des institutions et structures de l’administration française par rapport à celles du Sud [Taguem Fah 2001]. Conçu comme une véritable stratégie, le choix entre l’école laïque et l’école coranique est donc loin d’être dénué de sens politique. On pressent le risque que représente l’implantation d’une école laïque en un lieu où l’islam est, à l’évidence, un véhicule important du pouvoir.
44Par ailleurs, le poids du monde musulman au sein de l’État voltaïque postcolonial a longtemps été faible :
Partout, y compris dans les pays fortement islamisés, ce sont les élites occidentalisées, formées à l’école du Blanc, qui héritent des commandes de l’État postcolonial.[Otayek 2000]
45Autrefois le retrait du « monde moderne » ne jouait pas en faveur des partisans de l’école coranique qui bien souvent étaient exclus de la scène politique. Il semblerait qu’une nouvelle configuration du pouvoir permette aujourd’hui aux mouvements religieux de s’exprimer avec une vigueur nouvelle dans l’espace politique. Dans une analyse plus générale sur la prolifération des mouvements religieux et, particulièrement, les mouvements musulmans en Afrique, René Otayek met en évidence le « désenchantement » provoqué par l’État postcolonial :
L’euphorie née du retrait politique du colonisateur sera donc éphémère. […] Le pluralisme politique cède rapidement la place aux régimes autoritaires de parti- État et les utopies séculières font la preuve de leur incapacité à promouvoir le bien-être économique. C’est dans ce désenchantement que le renouveau islamique prend sa source.[ibid.]
46Cette résurgence s’inscrirait dans la continuité des djihad de la période précoloniale qui prennent aujourd’hui la forme d’un engagement dans des confréries ou associations qui représentent « l’éclosion d’une sociabilité islamique ». Étudiant le rôle des chefs peuls « traditionnels » dans la politique villageoise, nous sommes amenés à faire un constat analogue. En effet, les chefferies peules ont toujours occupé, dans l’ancien royaume du Yatenga, une place en marge des chefferies moose. Toutefois le contexte de ces trente dernières années, caractérisé par des conversions massives de Moose, pourrait avoir bénéficié aux groupes « nés musulmans ». Dans cette chefferie tooroobe, la religion du Prophète est alors devenue la toile de fond de rivalités entre familles, de revendications identitaires et de stratégies pour le maintien d’une autorité forte.