1L’analyse précédente du régime foncier africain a été menée indépendamment du phénomène royal. Soulignons d’ailleurs tout de suite que les principes généraux décrits par les différentes sources ethnographiques sont, à très peu de chose près, les mêmes quelles que soient les sociétés. C’est pourquoi nous avons pu prendre comme base de réflexion indifféremment des peuples comme les Nupe, qui sont constitués en une puissante royauté, et d’autres comme les Bwa, qui ignorent l’institution royale. Nous pensons donc que ces principes définissent une sorte de strate culturelle commune, un soubassement général sur lequel la royauté, l’État, viennent se superposer sans l’altérer en profondeur. Néanmoins, on peut prévoir, de façon entièrement a priori, que cette superposition va entraîner deux modifications possibles du rapport à la terre.
2Premièrement, il peut exister des domaines royaux, exactement comme il y en eut au cours de notre histoire, ou à Rome, avec l’ager publicus. À côté des villages, normaux ou ordinaires, pourrait-on dire, dont on a dit l’autonomie politique relative et plus encore celle en matière de politique foncière, on en rencontrera alors d’autres qui sont dans la main du roi (fig. 1 p. 150). Deuxièmement, tout État supposant des impôts, de quelque nature qu’ils soient, ainsi qu’une administration, en particulier régionale, il peut exister aussi des gouverneurs locaux – ce que l’on appelait dans l’ancienne France des gouverneurs de province – chargés de lever ces impôts sur les districts dont ils ont la responsabilité. Une administration à la fois territoriale et fiscale viendra alors se superposer à la propriété foncière proprement dite (fig. 2 p. 150).
Fig. 1
Fig. 2
3À vrai dire, nous ne voyons pas d’autres modifications possibles, sauf à envisager un bouleversement complet des principes du régime foncier traditionnel. Mais ce que nous avons appelé « l’interprétation classique » des droits sur la terre en Afrique voit les choses autrement. C’est par sa critique qu’il convient de commencer.
4L’interprétation classique postule, en dehors même de l’institution de la royauté, l’existence d’une multitude de titulaires de droits sur un même fonds : les dieux, la commune villageoise, la famille et les individus (fig. 3 p. 151). C’est là sa caractéristique principale : tout le reste en découle, le fait que les hommes n’aient qu’un droit d’usufruit, etc. Nous avons dit que son modèle lui venait de l’histoire européenne, du régime féodal. La prégnance de ce modèle va se trouver encore renforcée dans le cas des royaumes et les niveaux vont se multiplier : tout en haut, bien sûr, le roi, crédité d’un droit de propriété, éventuellement « éminent » mais parfois plus direct, et, entre lui et la commune, encore une multiplicité de titulaires, rapidement qualifiés de « féodaux » (fig. 4). Que les dieux, tenus pour propriétaires par excellence de la terre dans les régimes non étatiques, disparaissent dans cette opération pour y être remplacés par le roi, l’anthropologie ordinaire n’y voit pas problème, au contraire, portée qu’elle est, depuis Frazer au moins, sinon par la référence plus lointaine encore à La cité antique de Fustel de Coulanges, à envisager tout roi sous la figure de la divinité. L’interprétation féodale se met en place dès la première heure et, tout naturellement, au sein d’un évolutionnisme sommaire qui assimile sans peine l’Afrique au passé de la société moderne, donc au passé féodal de l’Europe. Ce paradigme, latent dans toute la pensée du xixe siècle, devient explicite dans le marxisme, du moins dans sa vulgarisation léniniste, lorsque tout ce qui est immédiatement précapitaliste se trouve qualifié de « féodal ».
Fig. 3
Fig. 4
5Enfin, on ne peut, dans cette affaire, sous-estimer le rôle de la colonisation. Les États coloniaux se sont autoproclamés propriétaires de toutes les terres conquises (théorie dite du « domaine éminent de l’État », dans le cas français). Cette appropriation des terres est contraire à toutes les règles du droit international moderne et contemporain qui admet que les opérations politiques, telle l’annexion, ne portent pas préjudice aux intérêts privés, en particulier à leur droit de propriété. Dans le cas de l’Afrique, cette entorse au droit a été aisément justifiée en recourant à deux opérations intellectuelles qui, pour être presque antinomiques, n’en étaient pas moins solidement implantées dans la pensée européenne depuis au moins le siècle des Lumières. La première voulait que les sauvages ne connaissent point la propriété : l’administration coloniale s’attribuait donc la propriété des terres en vertu du principe général selon lequel les biens sans maître appartiennent au domaine de l’État. La seconde provenait de cette idée qu’avant la conquête, les rois africains, facilement rangés sous l’étiquette de « despotisme oriental », étaient les vrais propriétaires de toutes les terres de leur royaume : l’annexion faisait donc tomber la totalité de ces terres dans le domaine de l’État colonial. La terre africaine fut donc réputée propriété des puissances européennes, que ce soit au Sénégal, au Nigeria ou en Ouganda. Cette première politique fut rapidement suivie d’une autre, qui en prit carrément le contre-pied, lorsqu’on s’aperçut qu’il était peut-être plus avantageux de protéger les indigènes contre les empiétements des colons ou de créer une middle class de grands propriétaires fonciers africains : on déclara alors les communes villageoises propriétaires ou on fit des anciens dignitaires indigènes les propriétaires de la terre qu’ils géraient à l’époque précoloniale. Il reste néanmoins que, indépendamment de tout ce que l’on peut penser d’une éventuelle « féodalité » africaine, la colonisation de la première période aura été, quant à elle, toute proche d’instaurer un véritable féodalité, sur le modèle de la conquête normande de l’Angleterre où l’État conquérant se proclame propriétaire « éminent » de toutes les terres conquises.
6Quelles que soient les causes, diverses et lointaines, de l’interprétation classique, il convient de voir comment elle se développe et s’organise sur un plan strictement intellectuel. L’exemple de référence reste, sur ce sujet, celui des royaumes interlacustres (entre le lac Victoria et la série des lacs qui vont du lac Tanganyika au lac Albert) qui ont fait couler tant d’encre et à propos desquels on parle si souvent de féodalité. Voici par exemple ce que dit Lespinay [1984 : 49 sq.] du Burundi, dans une perspective tout à fait classique :
Il y a plusieurs niveaux de pouvoir foncier dont le Mwami (le roi) est le sommet et le maître.
- 1 La notion de hiérarchie « foncière » n’existe pas d’ailleurs, sauf dans la féodalité, avec les fief (...)
7Suit une théorisation du « pouvoir foncier » qui distingue une demi-douzaine de niveaux hiérarchiques : le roi, les princes (parents proches du roi), divers officiels, les chefs de territoires (plusieurs « collines »), les chefs de « collines » (la colline étant l’unité administrative minimum), les chefs de famille (dont l’appellation, Nyere Urugo, signifie littéralement « détenteur de l’enclos », au sens de l’anglais compound). Le roi est présenté comme le « dispensateur » suprême du patrimoine foncier – phénomène sur lequel nous reviendrons –, mais on ne voit pas bien, dans le reste de la présentation qui concerne essentiellement la justice ou l’administration, en quoi les autres fonctionnaires – sauf, bien sûr, quand ils sont propriétaires de domaines propres – sont des titulaires de droits fonciers. Tout en bas de la hiérarchie, que ce soit par le droit des chefs de famille à se faire attribuer une terre pour en faire vivre leurs gens, ou que ce soit par l’existence de parcelle individuelles concédées par le chef de famille, le système ne diffère pas du système commun qui est décrit pour l’Afrique. Au lieu de s’adresser aux autorités villageoises, les chefs de famille s’adressent aux chefs de « collines » ou plus haut dans la hiérarchie, jusqu’au roi, mais cela ne fait pas pour autant de tous ces fonctionnaires des détenteurs de terres, pas plus, pour reprendre une image que nous avons déjà évoquée, le fait qu’un fonctionnaire des HLM attribue un logement à une personne démunie : cette hiérarchie est politique, elle n’est pas « foncière »1.
8Cette vision des choses, dont nous dirons qu’elle a très directement sa source dans la confusion entre propriété foncière et souveraineté politique, est non seulement fort ancienne dans la pensée occidentale et très enracinée dans la tradition anglo-saxonne, mais encore, elle a fait l’objet d’une théorisation explicite. C’est un des plus grands anthropologues, Malinowski, qui la présente dans son Jardins de corail, son dernier livre consacré aux Trobriandais, œuvre de maturité ou témoignage d’un homme au faîte de sa carrière intellectuelle :
Comme nous le savons, l’utilisation purement économique des terres ne saurait être séparée des droits d’installation, des droits politiques, de la liberté des communications et du transport, des privilèges territoriaux liés à la vie cérémonielle, magique et religieuse. Il ne fait aucun doute que l’utilisation économique des terres est au cœur de tous ces privilèges et de tous ces droits. Mais le système foncier doit être conçu de manière plus large : c’est la relation de l’homme et de la terre.[1974 : 196, mes italiques]
9On comprend qu’après avoir ainsi précisé en un sens si large sa « définition préliminaire du système foncier », il distinguera neuf niveaux de droits [ibid. : 201-202] dans la société trobriandaise selon leurs titulaires : le chef de district (chef politique au sens de la chefferie), le chef de village, le magicien des jardins, le chef de sous-clan, l’ensemble d’un sous-clan, la communauté villageoise, les membres de cette communauté, celui qui travaille le jardin et sa sœur.
10Or, disons-le tout net : une définition aussi large du système foncier nous paraît aberrante. N’est « foncier » que ce qui se rapporte à des « fonds » (ou encore, des biens-fonds), c’est-à-dire des biens (immeubles) en propriété, ou des biens sur lesquels on fait valoir quelque droit réel. Le système foncier ne concerne que les droits de propriété, avec les autres droits réels ; il concerne également l’usage que l’on en fait dans la mesure ou la propriété est inséparable d’une utilisation possible, mais il ne concerne pas les innombrables liens – politiques, culturels, religieux, sentimentaux, que sais-je encore – que l’homme est susceptible d’entretenir avec la terre. Le système foncier n’est pas la relation de l’homme et de la terre. Y faire figurer « la place assignée à l’homme sur le territoire, telle qu’elle est définie par la culture, sa citoyenneté, son type de résidence » [ibid. : 196], c’est tout mélanger : le territoire est une notion politique, nullement de l’ordre de la propriété foncière, la citoyenneté tout autant, la culture est d’un autre ordre, et la résidence ne renvoie pas normalement à une idée de propriété. Mais il y a plus. Une telle perspective intellectuelle qui, sous prétexte de présenter une définition « large », mélange toutes les dimensions d’analyse, nous paraît se situer aux antipodes d’une saine démarche scientifique. Le propre de la science, son point de départ en tout cas, est l’analyse ; et analyser, c’est séparer. On ne gagne jamais rien à tout confondre, si ce n’est un surcroît de confusion. Enfin, et ce sera notre troisième et dernier argument, il convient de se demander à quoi une telle perspective aboutirait sur l’exemple de la France contemporaine. Elle conduirait à envisager comme titulaires de droits fonciers non seulement le locataire ou l’usufruitier (fermier ou métayer) et le propriétaire, mais aussi la commune en tant qu’elle est susceptible d’attribuer des logements sociaux, peut-être la région, sans aucun doute l’État qui, pour raison de nécessité publique, est susceptible d’exproprier les propriétaires. Elle conduirait à distinguer cinq niveaux dans le régime foncier. L’absurdité d’une telle position saute aux yeux : les trois derniers niveaux sont des niveaux purement politiques que l’on envisage dans leur fonction politique – et ce, toujours, indépendamment du fait qu’il peuvent avoir à gérer un domaine public. Et ce qui est absurde pour notre société l’est aussi pour les sociétés primitives. On n’a jamais le droit d’utiliser pour ces sociétés des outils et des concepts qui seraient plus grossiers que ceux que nous utilisons pour la nôtre. Rien ne le justifie sinon cette idée, idée ancienne et bien enracinée qu’il faut sans cesse dénoncer, comme quoi ces sociétés seraient plus « simples » que les nôtres. Ce sont souvent les idées de l’anthropologie sociale ou culturelle qui restent simples.
11Du côté de l’africanisme, c’est probablement Gluckman [1951 : 66 sq., 1965b : 78 sq. et 90 sq.] qui présente le modèle le plus achevé d’une multiplicité de titulaires de droits fonciers, du roi jusqu’à l’humble paysan. Ce modèle est développé à propos des Lozi (ou Barotse) à l’ouest de l’actuelle Zambie, mais est très semblable à celui que les spécialistes des royaumes interlacustres proposent. C’est toujours celui d’un empilement de droits fonciers sur le même fonds. La terminologie de Gluckman est originale, élégante, mais difficilement traduisible en français : il avance l’idée d’une série ou d’une hiérarchie d’estates – ce pour quoi il faut se souvenir que « real estate » correspond à peu près en anglais à notre notion de propriété foncière – chacun de ces estates étant caractérisé par « un ensemble similaire de droits et de devoirs vis-à-vis de qui on le tient ».
12Les racines de cette théorisation sont à chercher dans la conception anglaise du droit de la propriété foncière [Testart 2003 : 209-242] qui ne voit nulle part de propriété « absolue » et n’envisage jamais que des tenures complémentaires par rapport à une propriété éminente qui est celle du roi. Les origines plus lointaines viennent du droit féodal – même si bien des auteurs que nous citons s’abstiennent d’employer ce terme –, un droit dont on dit couramment qu’il est fondé sur une certaine confusion entre propriété foncière et souveraineté politique. Précisons ce qu’il convient d’entendre lorsque l’on parle d’une telle « confusion » médiévale : cette époque a certes pu réunir sur un même individu les deux types de prérogatives (attachées à la propriété ou à la souveraineté), cela n’empêche point les deux notions d’être distinctes. Au milieu du xixe siècle, Dareste de la Chavanne [1858 : 334] s’était d’ailleurs exprimé très clairement à ce sujet lorsqu’il insistait, à la suite d’autres travaux savants d’ailleurs, sur la nécessité de distinguer ces deux aspects, y compris dans le monde féodal :
Rien de plus important que cette distinction et ses effets, malgré l’inévitable confusion qui avait dû s’établir de fait entre la propriété et la souveraineté.(mes italiques)
13Mais tandis que le Moyen Âge s’est borné, pour ainsi dire, à les confondre en fait, l’africanisme les a confondu, théoriquement.
14La dénonciation de cette erreur générale n’empêche pas d’examiner le théories particulières qu’elle entretient : celle d’un roi universellement propriétaire de toutes les terres de son royaume et celle de la féodalité africaine.
15L’idée selon laquelle l’État despotique concentrerait entre ses mains la totalité de la propriété foncière est une idée qui parcourt les siècles. Elle naît probablement au xvie siècle à partir de quelques observations faites sur la Sublime Porte, ce dont on trouve un écho chez Montesquieu :
De tous les gouvernements despotiques, il n’y en a point qui s’accable plus lui-même, que celui où le prince se déclare propriétaire de tous les fonds de terre.(De l’esprit des lois, V : 14)
16Dès 1710, le grand voyageur François Bernier avait déjà affirmé que toutes les terres étaient propriété du souverain dans l’empire moghol et Marx, un siècle plus tard, commentera encore avec enthousiasme ses écrits, clamant que cette absence de propriété privée de la terre était « la clef » de tout l’Orient. Le xixe siècle accueille avec faveur et sans esprit critique l’idée d’une propriété exclusivement étatique dans les empires orientaux : elle s’associe tout naturellement à l’importance que ce même siècle accorde à la notion de propriété collective dans les sociétés réputées archaïques. La révolution de 1917 donnera à ces spéculations un relief tout particulièrement actuel et tout régime oppressif, absolutiste, despotique oriental au sens de Montesquieu ou Wittfogel, ou encore socialiste au sens des Soviets, tendra à être caractérisé dans les mêmes termes : par l’universalité de la propriété étatique de la terre, c’est-à-dire par la perte de cette liberté fondamentale qu’est le droit à la propriété privée.
- 2 Outre les monographies que nous citons ci-dessous, on trouvera de bons éléments de critique dans Ko (...)
17Les régimes africains précoloniaux ont toujours été vus comme despotiques. Chacun de leurs souverains fut réputé « propriétaire de tous les fonds de terre », comme disait Montesquieu. Dans maintes ethnographies de toute époque, de telles affirmations se rencontrent. Dans le meilleur des cas, on ne parle que de propriété « éminente ». Les plus perspicaces des africanistes ont toutefois, depuis longtemps, critiqué ces vues2 et nous nous appuierons très largement sur eux dans ce qui va suivre.
18En premier lieu, il y a un problème de traduction à chaque fois que l’on rend par « propriétaire de la terre » les différents qualificatifs appliqués aux rois, ou lorsqu’on dit qu’il « possède » la terre, ou encore lorsque lui-même dit de toute la terre du royaume qu’elle est « à lui ». Il ne faut pas oublier que le vocabulaire proprement juridique de la propriété reste fort peu développé dans la plupart des cultures. Même la Rome antique ne connaît pendant la plus longue partie de son histoire que dominium pour « propriété » (proprietas étant d’usage tardif) et dominus pour « propriétaire » ou « possesseur » : or, ces termes conservent le sens très large de maîtrise en général, du maître des esclaves ou de celui que nous appelons « empereur » et qui n’était en latin que le Dominus. Il en va de même en Afrique, où les termes que l’on traduit couramment par « possession » ou « propriété » n’ont jamais un sens aussi précis. Maints observateurs l’ont fait remarquer. Ainsi Nadel [1971 : 279] qui écrit que « selon la terminologie Nupe » le chef de village, qui ne fait qu’administrer les terres du village et le répartir entre les villageois, « possède » le village, mais le même verbe wū, « posséder », est utilisé pour le chef de famille, l’ensemble des villageois, le particulier qui, pareillement mais à des titres divers, wū, « possèdent », telle ou telle terre. Pour les Yoruba, Meek [1957 : 157] fait remarquer, à la suite d’autres, que le préfixe oni, généralement traduit par « propriétaire » ou « possesseur », appliqué aux rois ne leur confère aucun droit de propriété sur les terres. Plus encore, Gluckman [1965b : 75 et 142] qui présente constamment le roi des Barotse ou Lozi comme « propriété », parce qu’il est mung’a de toutes les terres, reconnaît que ces mêmes « Barotse décrivent n’importe qui comme un mung’a, une propriété, que ce soit le roi, un membre de la famille royale ou un fonctionnaire appointé en charge d’un village, le traditionnel chef de village, les villageois eux-mêmes, ou encore leurs dépendants ». Si le vocabulaire juridique des Barotse est, comme le dit Gluckman [ibid. : 140], « hautement sophistiqué », il ne l’est qu’en ce qui concerne les différents statuts de la personne, mais nullement sur la question des droits réels.
19Que les rois africains aient un rapport mystique à la terre, qu’ils soient identifiés au sol de la nation et déterminent en quelque sorte son identité, c’est bien possible, mais cela n’en fait pas des propriétaires. Qu’ils disent de la terre qu’elle est « à eux », Audrey Richards [1939 : 245 sq. et 261] a bien montré ce que signifient ces prétentions qu’elle qualifie d’« extravagantes » : que, comme tout chef, en conformité avec la coutume africaine ordinaire, ils ont des droits sur le travail de leurs subordonnés et qu’ils peuvent en exiger un tribut. Cela qualifie le rapport d’un chef à son territoire (au sens politique), non celui d’un propriétaire foncier à ses terres. Et si ces rois sont encore dits « maîtres de la terre », il n’y a pas de raison de penser que cette expression ait un sens différent de celui qu’elle avait dans les villages, c’est-à-dire prêtres et responsables de l’allotissement.
20Cette dernière remarque nous amène directement au point clef de l’affaire : le rôle du roi dans l’attribution de la terre. L’allotissement obéit aux mêmes principes dans les royaumes que dans les villages : tout individu a droit à une terre. La base de ce droit est toujours également politique, bien que l’allure de cette dimension politique change lorsque l’on passe des sociétés sans État à des royaumes : c’est en tant que sujet du roi, en tant que dépendant d’un chef que chacun a droit à une terre. Richards [1939 : 244] le dit de façon très explicite : l’accès à la terre d’un Bemba (Zambie) « dépend de ses allégeances politiques » envers les différents chefs. Ou encore Junod dans sa grande monographie sur les BaThonga (Mozambique) :
Le seul fait de kondza, c’est-à-dire de se déclarer le sujet du chef, donne à un indigène le droit d’obtenir tout le sol dont il a besoin pour sa subsistence.[1936, II : 10]
21Ce qui change de façon plus substantielle est que l’individu peut encore, comme dans les sociétés sans État, s’adresser aux autorités villageoises quand elles existent mais peut aussi, à la différence de ce qui vaut dans celles-ci, s’adresser plus haut dans la hiérarchie pour obtenir une terre, à un sous-chef administratif, à chef de niveau plus élevé, à un autre dignitaire, et jusqu’au roi lui-même. La simple autorité du chef de village est maintenant remplacée par toute une organisation de fonctionnaires, que l’on sollicite avec des cadeaux appropriés à leur rang, et qui tous, en tant que fonctionnaires royaux, dépendent du roi. Il faudra aussi les remercier. Chacun détient un pouvoir d’allotissement sur le territoire dont il a la charge. C’est le roi qui les a appointés dans leurs fonctions, qui leur a donné tel ou tel territoire en gestion, et leur a donc conféré le pouvoir de procéder à l’allotissement sur le territoire qui dépend d’eux. Tout vient du roi qui apparaît dès lors comme le grand « dispensateur », tout vient de lui à travers une « chaîne de distribution » [Gluckman 1951 : 66]. Tout apparaît ainsi comme une cascade de « dons » ou comme un processus de « redistribution », mais ce n’est là qu’une illusion : ce n’est en réalité qu’une suite administrative d’autorisations accordées par les autorités compétentes et qui, comme ces autorités tiennent toutes leur pouvoir d’une délégation du roi, apparaît comme émanant du roi.
À un homme du commun, le chef se borne à donner des permissions de s’installer sur son [district]. C’est l’affiliation politique qui compte.[Richards 1939 : 246]
22Pas plus que le chef de village ou le « maître de la terre » n’était propriétaire de la terre, le roi ne l’est : ils se bornent pareillement à attribuer des parcelles à ceux qui en réclament, mais le roi le fait avec la dignité qui sied à son rang et au sommet d’une pyramide bureaucratique.
23Le troisième point de notre critique est un de ceux qui a été le plus souvent mis en évidence : une fois la terre allotie par le roi ou ses subordonnées, elle ne peut être reprise, même par le roi. Gluckman [1951 : 63] a exprimé très fortement cette idée :
- 3 J’emploie ici cette expression typique du droit français relatif aux droits réels là où le texte an (...)
Une fois que le roi a donné de la terre à un Lozi, ce dernier a des droits sur elle qu’il peut faire valoir contre tous3, y compris contre le roi lui-même. Voudrait-il la reprendre, il doit la demander, il ne peut la prendre : «le roi aussi est un mendiant».
24Richards [1939 : 246 et 247] dit aussi à propos des Bemba :
Je n’ai jamais entendu parler d’un chef qui aurait pris une terre qu’un homme du commun occuperait déjà […] Dans les temps anciens, qu’un chef empiète, même de façon involontaire, sur le terrain d’autrui et il devait le dédommager par un cadeau important, telle une défense d’éléphant ou une vache.
- 4 Cité par Kouassigan [1966 : 85].
25Pour l’Afrique occidentale, E. Maguet4 avait fait remarquer :
Les droits reconnus au chef politique [entendant par ce terme des rois ou des dirigeants de la taille de El Hadj Omar], en tant que maître du sol, étaient très limités. S’il lui appartenait de distribuer les terres, il ne pouvait les reprendre ni en disposer d’une manière quelconque après attribution.
- 5 Junod [1936, II : 10] avait déjà dit la même chose avec un humour tout particulier : « En droit, le (...)
26Comment peut-on soutenir encore que toute la terre appartiendrait au roi ? Le pouvoir suprême du roi, c’est d’allotir la terre, c’est-à-dire d’en faire d’autres que lui les propriétaires5.
- 6 Il me paraît significatif que Maquet et Naigiziki [1957 : 341, 351], qui répètent que le mwami, le (...)
27À l’inverse de toutes ces données, certains auteurs soutiennent en ce qui concerne les royaumes interlacustres que le roi aurait disposé du droit de confisquer à sa guise n’importe quelle terre. Une pareille idée reste peu vraisemblable et contraire, au surcroît, à tout ce que nous pouvons savoir, non seulement en Afrique mais dans le monde : il est plus probable que le roi n’avait un droit de confiscation qu’à titre pénal6. Mais il y a aussi des abus, des abus répétés qui sont parfois érigés en moyens de gouvernement. Ce sont là de tristes réalités mais relativement banales : les empereurs de Chine, dont le code pénal particulièrement rigoureux admet la responsabilité collective (exécution, bannissement ou réduction en esclavage) et permet la confiscation de toutes les terres d’un clan dont un seul est coupable, ont certainement abusé de ce moyen pour renflouer leurs finances ; les rois de France ont fait de même, que ce soit Philippe Auguste avec les Templiers ou Louis XIV avec Fouquet. Mais, nulle part ou la propriété est reconnue comme une institution, le pouvoir n’a eu le droit régulier de confisquer les terres de ses sujets.
- 7 Notre Code civil le dit expressément : « Les biens qui n’ont pas de maître appartiennent à l’État. (...)
28Une dernière remarque pour examiner comment un théoricien comme Gluckman [1965b : 79] explicite l’idée que le roi serait «propriétaire» de toutes les terres du royaume : 1) il peut réclamer l’allégeance de quiconque s’installe sur ces terres ; 2) il a dans sa main ou il tient – au sens de « tenure », l’expression employée par Gluckman, « immediate holder », étant intraduisible – toutes les terres qui ne sont pas tenues par ses sujets ; 3) il peut requérir toutes les terres alloties mais non utilisées ; 4) toute terre sans maître (en déshérence ou abandonnée) lui revient ; 5) son titre de propriété justifie qu’il reçoive une part des produits en tant que tribut ; 6) il contrôle l’installation des gens sur le territoire ; 7) il a le pouvoir de légiférer sur la tenure et l’usage des terres. On reste frappé de ce que, parmi ces sept points qui sont censés signifier l’idée de propriété, trois (1, 6 et 7) sont des droits typiquement politiques qui ne font qu’exprimer la souveraineté d’un État sur son territoire. L’État français actuel ne fait pas autrement : il contrôle les immigrés, leur demande le respect des lois de la République, etc. Le point 4 se retrouve intégralement dans le droit français7. Le point 5, tel qu’il est présenté par Gluckman, est purement interprétatif, tout le problème est de savoir si le roi touche des redevances au titre de rente foncière ou en tant qu’impôts – ce que nous examinerons dans un instant. Quant aux points 2 et 3, ce ne sont là que les pouvoirs du chef de village dont personne n’a jamais prétendu qu’ils seraient « propriétaires » des terres communales.
29Concluons donc en toute sérénité que le roi n’est pas propriétaire de la terre de son royaume, qu’il ne l’a jamais été au titre de détenteur premier avant de l’avoir distribuée, et même, qu’il n’est pas propriétaire « éminent » des terres du royaume. Cette dernière expression impliquerait qu’il conserverait quelque droit de regard sur la terre une fois distribuée, ce qui n’est pas. Toutes les données convergent pour nous montrer que ce sont les familles et les individus qui sont pleinement propriétaires des terres qu’on leur a attribuées, du seul fait qu’ils les cultivent. La fonction du roi est la même que celle de chef de village : il préside à l’allotissement qui est un droit que détient chaque citoyen, chaque sujet. La seule différence entre eux est que le roi se situe tout en haut d’une échelle hiérarchique impressionnante tandis que le chef de village n’occupe que le niveau le plus modeste. Pas plus que le second n’est propriétaire des terres de la commune, le premier ne l’est des terres du royaume. Le rapprochement avec les données européennes ne se justifie en aucune façon. Il ne se fait que dans l’oubli de ce que le régime foncier est tout différent ici et là : en Afrique, les principes d’attribution de la terre sont politiques. En conséquence, les prérogatives du roi par rapport à la terre y sont également de nature politique, nullement de l’ordre de la propriété foncière. C’est toujours la même confusion – entre propriété foncière et souveraineté politique – qui est à l’origine de l’idée de roi universellement propriétaire. C’est encore elle que nous allons retrouver dans la critique de l’idée de « féodalité » africaine.
30Avant d’engager toute discussion sur un éventuel féodalisme africain, il est nécessaire d’éclaircir un certain nombre de points. Le principal nous paraît être le suivant : un certain nombre d’institutions, provenant de civilisations diverses, ont pareillement été qualifiées de « féodales », appellation que les spécialistes récusent généralement. Nous évoquerons ces institutions pour bien mettre en évidence leur différence d’avec celles de la période féodale proprement dite de l’Europe médiévale. Bien que cet exercice comparatif puisse paraître quelque peu difficile, il simplifiera grandement la compréhension des réalités africaines. La raison qui amène à envisager des civilisations normalement étrangères à la tradition anthropologique est que les institutions politiques, fiscales et administratives de ces civilisations ont fait l’objet d’études spécialisées, tandis que l’anthropologie a très généralement négligé l’étude de ces institutions au profit des thèmes qui lui étaient chers, comme la parenté ou le rituel.
31Tout le problème, comme on s’en apercevra bientôt, tourne autour de la distinction, ou de la confusion, entre rente foncière et l’impôt. Le principe de cette distinction entre ces deux sortes de redevances est clair : elles sont dues à des titres différents. La rente vient de ce que l’on utilise la propriété d’autrui et représente le dédommagement offert au propriétaire en compensation du fait qu’il renonce à utiliser cette propriété pour la laisser au locataire, fermier ou métayer ; elle est aussi un des aspects du fructus (fruits dits « civils ») du droit de propriété. L’impôt (ou la taxe) vient de ce que l’on appartient à une communauté politique et que l’on contribue aux dépenses publiques et/ou à l’entretien du personnel dirigeant. La première difficulté se rencontre dès que l’on envisage l’assiette de l’impôt : il ne pose pas de problème lorsqu’il est dû sur les personnes (capitation), mais prend un aspect foncier lorsqu’il est calculé sur la fortune immobilière (taxe foncière). Néanmoins la question de distinguer entre les deux ne se pose jamais sérieusement et, même dans le cas féodal marqué par ce que l’on appelle une confusion entre propriété foncière et souveraineté politique, les historiens du droit et les médiévistes font sans peine la différence – la censive relevant par exemple de la rente, la taille de l’impôt, etc. L’impôt est dû par tout citoyen ou par tout résidant, y compris par le propriétaire ou l’usufruitier ; la rente n’est due que par les non-propriétaires du fait qu’ils utilisent la terre d’autrui.
32Pour bien marquer la différence entre les situations que nous allons évoquer, nous les représenteront toujours au moyen d’un même diagramme (fig. 5 p. 163) dans lequel les trois lignes horizontales inférieures représentent les trois aspects du droit de propriété : usus, fructus (rente) et abusus (aliénation ou concession), tandis que la ligne supérieure (au-dessus de la barre de séparation) représente le niveau politique, celui de la collecte des impôts. Les redevances dues au titre des droits réels seront figurées en traits pleins, celles dues au titre de l’imposition en tireté.
Fig. 5
- 8 D’après Lafont [1998 : 527, 539-540, 555 sq. ; 2001]. L’ilku désigne alternativement le service qui (...)
33Notre premier cas de figure est celui, maintenant bien connu, des terres de l’ilku ou ilkum au Proche-Orient ancien8 (fig. 6 p. 163). Ce sont des terres concédées par le pouvoir royal en rémunération d’un service, le plus fréquent étant un service armé spécialisé, mais ce mode de concession est attesté également pour des scribes, des boulangers, des bergers, etc. La superficie moyenne d’un ilku est de 6 hectares et suffit juste à l’entretien de l’occupant et de sa famille. C’est le trait principal qui différencie ce système de celui des fiefs : en contrepartie du service rendu, le serviteur, soldat ou membre d’un autre groupe professionnel, est rémunéré par l’octroi d’une terre, mais pas par les revenus éventuels de cette terre, c’est-à-dire par les rentes foncières que lui fourniront ceux qui travaillent la terre. C’est le bénéficiaire qui la travaille lui-même. Cette terre, enfin, n’est pas concédée en pleine propriété. Bien que l’on admette qu’il se soit produit, comme très souvent dans ce genre de situation, une patrimonialisation des terres de l’ilku, le principe est que ce sont des terres de fonction. Au moins dans le code de Hammourabi, et pour les soldats, l’aliénabilité entre vifs est interdite. La concession est en principe viagère, mais elle est transmissible au fils majeur ou aux frères du défunt s’ils accomplissent le service pour le roi. Les terres abandonnées sont réattribuées.
Fig. 6. L’ilku
- 9 Dans le monde romain, beneficium n’a pas de sens institutionnel précis, signifiant simplement un « (...)
34Notre deuxième cas est celui du bénéfice, tel qu’on le connaît dans l’histoire européenne après la fin de l’empire romain9, soit en rémunération d’une charge officielle dans l’exercice du pouvoir aux époques mérovingienne ou carolingienne, soit, sous une forme qui perdurera jusqu’à la révolution française, sous celle desdits « bénéfices ecclésiastiques » (fig. 7 p. 163). C’est moins la terre qui rémunère la fonction que les revenus de la terre, cultivée par les paysans, ce que ne sauraient faire ceux, grands dignitaires ou membres du clergé, qui reçoivent ces bénéfices. La terre n’est jamais concédée en propriété par l’autorité supérieure : le bénéficiaire n’en reçoit que les fruits financiers, mais suffisamment attractifs pour que les intrigues et les abus aient défrayé la chronique pendant tout l’Ancien Régime.
Fig. 7. Le bénéfice
35Le fief se différencie du bénéfice – bien que ce dernier passe généralement pour son antécédent direct – par un ensemble de droits plus étendu : le détenteur d’un fief peut à nouveau le concéder, en totalité ou en partie, ce qui rapproche beaucoup la tenure (noble) du fief de l’idée de propriété, quoique soumise à certaines conditions (fig. 8 p. 163). Il reste que cette tenure n’a de sens que dans la mesure où il y a, dessous, des tenures paysannes, des tenanciers qui versent des redevances au seigneur au titre de rentes foncières.
Fig. 8. Le fief
- 10 Il y a bien, dans les trois cas, des interférences possibles : le versement d’un impôt en remplacem (...)
36Ces trois premiers cas relèvent du système foncier dans la mesure où ils concernent l’usage que l’on fait d’une terre ou les revenus qu’elle rapportent du fait que ceux qui la cultivent n’en sont pas propriétaires. Maintenant, les paysans, tenanciers ou non, payent aussi des impôts. Mais le système fiscal est normalement et en principe10 indépendant de l’ilku, du bénéfice ou du fief. La concession par les autorités publiques ou par le seigneur ne porte pas sur les revenus fiscaux. Ces revenus ne vont pas au concessionnaire.
- 11 D’après Beldiceanu [1980] et Inalcik [1973 : 107 sq.]. Le timar ottoman est très semblable à la pro (...)
37Ce sont eux, précisément, qui sont l’objet de la concession dans le système du timar qui est si caractéristique de l’empire ottoman11 (fig. 9 p. 163). Lors de la conquête d’un nouveau territoire et, ensuite, à périodicité fixe, environ tous les dix ans, un fonctionnaire procède dans chaque région à l’évaluation des différents impôts qui devront être versés à la Sublime Porte. Une fois déduite la part que se réserve le gouvernement central, le reste peut être concédé à des timariotes, les bénéficiaires de timar. En 1528, on estime que 37 % du revenu de l’État a été ainsi distribué sous forme de timar. Ce sont typiquement les sipâhî (dont le français fera les « spahis »), troupes à cheval avec un armement traditionnel, une des bases de l’armée ottomane. D’autres que des militaires peuvent bénéficier de concession de timar, gardiens de nuit dans une ville, chefs des écuries impériales, etc. Il revient au timariote la charge de collecter lui-même l’impôt, qu’il conserve en tant que revenu personnel. Ce système évite au gouvernement central de collecter lui-même l’impôt, de le convertir en monnaie et de payer ceux qui sont à son service : c’est un mode de rémunération direct, pourrait-on dire, par prélèvement à la source. On distingue plusieurs types de timar selon la nature des impôts concédés, soit uniquement les impôts prélevés en vertu du droit religieux, soit uniquement ceux prélevés en vertu du droit coutumier, soit encore les deux (c’est alors un timar intégral). La collecte de ces impôts n’a jamais été concédée par le pouvoir central que sur une certaine étendue de terres, étendue d’ailleurs de taille fort diverse, comme les revenus auxquels elle donne lieu, selon qu’en bénéficie un simple sipâhî ou des beys. Il en résulte un certain découpage du sol en unités qui rappellent nos circonscriptions fiscales, à cette différence qu’elles ont été concédées. Ces sortes de « terres fiscales » ne sont en aucune façon la propriété des timariotes. Dans la plupart des cas, c’est la Sublime Porte qui est propriétaire des terres. Le bénéficiaire est révocable et le timar n’est pas héréditaire.
Fig. 9. Le timar
38Voici pour finir notre cinquième et dernier cas (fig. 10 ci-contre) : premièrement, nous supposons qu’un État laisse à la charge de ses gouverneurs de province la collecte des impôts sur leurs provinces respectives (c’est notre fig. 2 p. 150) ; deuxièmement, nous supposons que ces gouverneurs n’envoient qu’une partie du revenu fiscal au gouvernement central, gardant l’autre partie pour eux-mêmes, en guise de rémunération de leur fonction et pour faire face aux dépenses indispensables à la gestion des provinces. Chacun des gouverneurs a alors une responsabilité administrative et fiscale d’un territoire, indépendamment du système foncier, indépendamment de ce que des paysans peuvent verser des rentes foncières ou recevoir des terres en allotissement. Ce cas est presque similaire à celui du timar à ceci près que le phénomène fiscal y est plus central encore : l’impôt représente à la fois le mode de rémunération de la fonction et une des fins de cette fonction. Il se peut même que ceux que nous avons appelés des « gouverneurs » n’aient comme fonction principale, ou comme unique fonction, le recouvrement des impôts.
Fig. 10
39On mesure la distance, en termes institutionnels, qui sépare ces deux derniers cas des trois premiers. Il ne s’agit plus de concessions foncières, mais de concessions fiscales.
- 12 On sait que les sciences sociales ont appliqué le qualificatif de « féodal » en trois sens, en pren (...)
40Le dernier cas de figure que nous avons présenté se trouve réalisé dans les royaumes de l’Afrique précoloniale, sans doute pas dans tous, mais dans un grand nombre. C’est une des raisons12 pour lesquelles on les a décris comme « féodaux », confondant concession foncière avec concession fiscale.
41Voici par exemple l’exemple des Nupe, merveilleusement documenté par le livre de Nadel, Byzance noire, qui constitue un classique de l’anthropologie politique et même de l’anthropologie sociale en général. Nadel y développe l’idée qu’il s’agit d’un « État féodal ». Voici le passage clef :
- 13 En dehors des régions extérieures, extérieures au « vrai royaume » (dont les populations paient le (...)
- 14 Nadel [1971 : 188]. J’ai dû modifier la traduction de Marie-Édith Baudez, en général excellente, ma (...)
Le reste du royaume13 fut divisé en « pays » plus ou moins étendus qui comprenaient chacun une ville, avec ses villages et ses tunga [hameaux], et étaient administrés en tant que fiefs par des seigneurs féodaux, les egba. Le roi donnait à l’egba – membre de la famille royale, ou de la noblesse de fonction ou encore esclave de la Cour – le fief et le rang auquel le fief était attaché de façon permanente […] Le seigneur féodal lui-même vivait dans la capitale et visitait rarement son domaine. Les affaires locales, la perception des impôts incombaient à son représentant : celui-ci pouvait être l’un de ses esclaves ou l’un de ses serfs vivant sur ses terres comme egbagi, Petit Délégué14.
- 15 Je parle bien ici du sujet ordinaire du royaume qui constitue la base de la population, imposable m (...)
42Ne retenons de ce passage ni le rôle des titres, spécificité de la vie sociale nupe (même les chefs de familles qui participent au conseil de village sont dotés de titres), ni celui d’esclaves occupant de très hautes fonctions, trait commun des royaumes d’Afrique occidentale. Le fait est que lorsque Nadel décrit la position des egba, il parle d’abord de leur rôle dans la collecte des impôts, impôts longuement décrits à la page suivante et encore deux pages plus loin. L’egba a aussi la charge de maintenir l’ordre dans le « pays » qu’il a reçu, d’y rendre la justice en collaboration avec les chefs de village et d’y lever des troupes en cas de guerre [ibid. : 179, 189] ; il a toutes les responsabilités, administrative, de police, judiciaire, militaire et fiscale, sur cette région ; il agit en tant que représentant du roi et détient un pouvoir de délégation ; il est une sorte de gouverneur de province. Il n’est en aucun cas un seigneur féodal, ne serait-ce que parce qu’il ne jouit pas de rentes foncières sur son fief – ce qui est la base du revenu de tout titulaire de fief : le paysan nupe, c’est-à-dire le membre de village ordinaire15 qui reçoit de la terre pour autant qu’il en a besoin ne verse pas de rente foncière : comment l’egba pourrait-il jouir d’une rente qui n’existe pas ? Son revenu est constitué par une part, et une part substantielle, retenue que les impôts :
Le quart des impôts prélevés – en espèces […] – dans ces fiefs allait au roi ; les trois autres quarts étaient retenus par l’egba ; il en versait une petite partie à ses egbagi, à titre de salaire et de commissions à la fois. Les villes ou les districts payaient aussi parfois un tribu supplémentaire en nature à l’Etsu [le roi] et à l’egba.[ibid. : 189]
43Il est clair que le revenu fiscal est le fondement général de la rémunération de toute cette bureaucratie, de l’egba à l’egbagi. Ce que dit Nadel [ibid. : 163] :
Les fonctionnaires civils ou militaires ne reçoivent aucun salaire. Leur rémunération se fait sous forme de participation au butin […].
44Mais il a tort d’ajouter qu’elle se fait aussi sous forme de « fiefs, remis par le roi à ses serviteurs loyaux ». Ce ne sont pas des concessions de terres, ce sont des concessions fiscales.
45À côté de ces fiefs d’egba, des sortes de « fiefs de fonction » devrions-nous dire si cette expression n’était pas contradictoire, Nadel parle aussi de « fiefs personnels », octroyés par faveur royale – et sans aucune charge en contrepartie – à des parents, des favoris et des courtisans. Que le roi comble de cadeaux les membres de la famille royale ou de simples intriguants qui ont réussi à se faire bien voir, voilà qui est parfaitement banal. Notre vocabulaire possède un mot, au moins pour ce qui concerne la première catégorie : c’est l’apanage, littéralement ad panem, « le pain pour manger », lequel « pain » ne peut être pour un cousin du roi aussi sec que pour un paysan mais peut consister en l’ensemble du comté d’Anjou, concédé gracieusement par sa Majesté au dit « cousin ». Ce n’est pas tant l’ampleur des largesses royales qui doit être retenue que la nature de ces largesses. Or elles ne sont pas, dans le royaume nupe, de l’ordre du fief, elles sont encore de nature fiscale ainsi que le dit très explicitement Nadel :
Le fief personnel n’entraînait ni pouvoir judiciaire ni pouvoir administratif ; il donnait seulement la possibilité de lever un impôt supplémentaire, l’edugi (petit impôt) s’ajoutant à l’impôt royal, l’edukó (grand impôt), et perçu après celui-ci. Cette contribution n’étant pas limitée, les paysans furent souvent impitoyablement exploités.[ibid. : 190, mes italiques]
46Il est clair que tout ce système s’apparente au timar des Ottomans et pas du tout au fief de notre Moyen Âge.
47Il faut rendre grâce à Nadel, un des plus fins esprits parmi les africanistes, d’avoir, par-delà un vocabulaire inadéquat, réussi à faire une reconstitution remarquable des institutions d’un royaume africain et surtout, de s’être penché de très près sur la question de ses finances avant la colonisation, fait suffisamment rare pour devoir être signalé. C’est seulement après avoir compris les multiples formes de l’impôt (formes déguisées sous l’appellation de fiefs) que le lecteur pourra apprécier les atermoiements de la politique fiscale nupe : multiplication des « fiefs personnels », c’est-à-dire taxation à outrance, par un souverain, en vue de se créer des soutiens parmi les grands ; abolition du système par le successeur, qui veut mettre fin à l’arrogance de ces mêmes grands ; réorganisation du système fiscal par le troisième qui double les egba par des hauts fonctionnaires d’origine servile directement rattachés au pouvoir central ; le royaume étant épuisé par cette dernière politique, le quatrième qui parvient au pouvoir applique le régime des peuples extérieurs au royaume proprement dit et se met à razzier ses propres sujets. L’État africain apparaît ainsi comme une gigantesque pompe à finances destinée à soutirer un maximum de biens à ses sujets. Il ne combat pas une « classe féodale » extérieure à l’appareil d’État dont la richesse et le pouvoir viennent de la grande propriété et de la rente foncière qui en résulte, il ne fait tout au plus que combattre les velléités d’autonomie locale et les tendances sécessionnistes des plus grands des serviteurs de l’État. C’est une lutte interne à l’appareil d’État, entre le pouvoir central et les hauts fonctionnaires. Tous tirent pareillement leur revenu de la fiscalité. C’est l’impôt, ce sujet si négligé par l’anthropologie sociale, qui constitue la base générale du système, la toile de fond de la misère paysanne et des luttes politiques.
- 16 Modèle déjà en vogue pour les grands empires musulmans fondés au xixe siècle par les Peuls : ainsi (...)
48D’avoir traité un peu longuement du royaume nupe nous permettra d’aller plus vite sur celui de l’Ashanti. Parmi tous les royaumes africains, il constitue un exemple de référence, non seulement en raison de la qualité de l’ethnographie de Rattray, mais surtout parce que celui-ci est un des premiers à présenter un modèle16 construit de « féodalité » africaine [Rattray 1929 : 75 sq.]. Modèle qui va de pair avec l’idée de superposition des ayants droit sur la même terre, conformément à notre figure 4 p. 151, que Rattray exprime à sa façon avec cette curieuse terminologie de « propriété supérieure » et de « propriété inférieure » :
Il advint une sorte de propriété [propietorship] multiple. Le roi devint le propriétaire supérieur de toute la terre du royaume, c’est-à-dire du sol, mais ce droit coexista avec différents niveaux de propriété inférieure qui s’étageaient en ordre décroissant jusqu’au droit de propriété de la famille qui tenait la terre.[ibid. : 76]
49C’est à propos de l’organisation administrative du royaume – décrite très en détail au cours de plusieurs chapitres – que Rattray avance son idée de féodalisme, pour laquelle la comparaison avec l’Angleterre au lendemain de la conquête normande est toujours explicite. Le principe en est simple. Chaque niveau hiérarchique, celui du grand chef de « division territoriale » ou ceux de ses sous-chefs, jouit d’une large autonomie : chacun de ces niveaux possède son territoire propre, son organisation propre, son armée, son trésor. C’est une organisation décentralisée, une sorte de « fédération » si l’on veut, ainsi que l’on a l’habitude de s’exprimer à propos de l’Ashanti bien que ce type d’organisation se retrouve ailleurs en Afrique sans que l’on parle pour autant de fédération. L’autonomie, l’indépendance presque, pourrait-on dire, de chacun des segments administratifs est peut-être plus grande qu’ailleurs, surtout au niveau des « divisions territoriales » dont le chef porte le titre de Hene (il est Omanhene, chef d’une « tribu », tandis que le roi est Asante Hene, chef de tout l’Ashanti), mais tout cela n’en fait pas un régime féodal. Il y manquera toujours la rente foncière. La base de tout le système, la base de l’autonomie des segments administratifs, c’est l’impôt, l’impôt que chacun des chefs collecte et garde en grande partie pour lui, forme de rémunération et fondement de sa puissance [Rattray 1929 : 105, 112 sq.]. Ce n’est apparemment qu’une petite partie, et une partie occasionnelle des impôts, qui est transférée au gouvernement central.
50Ces mêmes principes généraux de l’organisation fiscale se retrouvent au sein des royaumes interlacustres. Bien que la notion de district administratif ne soit pas complètement claire pour le Rwanda ancien, le royaume était partagé en districts qui étaient normalement dirigés par un chef de sol (pour l’agriculture) et un chef des herbes (pour le bétail) ; le district lui-même était partagé en « collines ». Le chef de sol était chargé de réunir l’impôt, mais entre lui et le contribuable, s’interposait toute une hiérarchie de responsables de la collecte des impôts : le chef de sol en gardait un tiers, ainsi que le chef de colline [Hertefelt 1962 : 64 ; Maquet 1954 : 125]. Pour l’Ankole, Oberg [1964 : 128] décrit une hiérarchie semblable qui allait de percepteurs locaux à des responsables du recouvrement jusqu’à un grand officier qui transmettait au roi, chacun prélevant sa part. Cet auteur en tire justement la conclusion :
Du fait que le recouvrement du tribut était effectué par les chefs [entendons des chefs locaux], il se produisait par nécessité une division du pays en zones.
- 17 Le modèle féodal est si prégnant en ce qui concerne les royaumes interlacustres qu’il conduit certa (...)
51Et cette division territoriale donnera toujours l’illusion d’un certain féodalisme17.
52Ayant maintenant écarté les faux problèmes du régime foncier africain dans les royaumes, nous pouvons désormais aborder ce qui nous paraît constituer la question principale ; à savoir qu’il existe des domaines royaux (fig. 1 p. 150). Peut-être l’institution n’est-elle pas générale en Afrique, mais on la retrouve dans plusieurs des exemples que nous avons cités, chez les Nupe, les Yoruba, les Lozi ou dans les royaumes interlacustres. Il est rare qu’elle soit décrite de façon adéquate, si ce n’est par Nadel, ayant visiblement peu intéressé les anthropologues, et on se prend à penser qu’elle a pu être beaucoup plus répandue que nos maigres sources ne nous le donnent à penser. Qu’il existe des domaines de la Couronne, comme il existait un ager publicus à Rome ou un domaine public dans la République française d’aujourd’hui, voilà qui n’est pas bien original. Ce qui l’est, c’est que cette institution prenne place sur le fond général d’un régime foncier fondé sur l’allotissement.
53Il convient tout d’abord de bien situer les contours de l’institution avant d’envisager comment elle s’insère dans le contexte général du système foncier. Elle est distincte de l’idée que le roi aurait une sorte de propriété éminente sur tout le sol : même ceux qui soutiennent cette idée ont soin de préciser que certaines terres appartiennent « plus spécifiquement » au roi. Elle doit également être distinguée d’un autre phénomène. Selon un principe assez courant en Afrique, le royaume est divisé en provinces ou territoires administratifs qui sont confiés à la responsabilité de grands administrateurs (ceux précisément que l’on appelle des « seigneurs féodaux ») : mais le roi peut se réserver la gestion directe de l’un d’entre eux. Ce territoire sous administration royale ne peut être confondu avec les domaines royaux qui sont multiples et qui peuvent se situer dans une autre division que celle du roi. Ces deux organisations, l’une administrative, l’autre foncière, sont distinctes. Les domaines royaux sont ces parcelles de terre sur lesquelles le roi possède les mêmes droits que n’importe quel chef de famille ou individu sur les leurs et au même titre : parce qu’il les cultive ou les fait cultiver. Ce principe est bien mis en évidence par une contestation qui s’est élevée entre un roi yoruba et ses sujets à propos d’un nouveau village créé sur un no man’s land : le roi fait valoir son droit en disant que ce sont ses esclaves qui sont installés dans le village [Lloyd 1962 : 181]. C’est celui au nom duquel se fait le travail de la terre qui en est le propriétaire en titre (1re partie).
- 18 Gluckman [1941 : 30 sq. ; 1951 : 6, n. 1 : 62-63, 65 ; 1965b : 82, 84, 146] ; Lloyd [1962 : 47, 71- (...)
- 19 Bourgeois [1954 : 19, 189] ; Mair [1933 : 192] ; Trouwborst [1962 : 131].
54Ces terres royales sont cultivées par des esclaves royaux, tant chez les Yoruba que chez les Nupe ou les Lozi18. Il est remarquable que l’on retrouve les mêmes grands principes d’organisation chez ces trois peuples, du sud à l’ouest du continent : les esclaves sont regroupés en villages, travaillent sous la direction d’un esclave en chef. Ils n’acquièrent par leur travail aucun droit sur la terre cultivée – les informateurs yoruba sont tout à fait nets sur ce sujet –, mais ils sont installés, « casés » au sens de notre haut Moyen Âge, et, tout comme les membres d’un village ordinaire ont leur lopins individuels, ils ont le leur. Mais tout ce qui ne résulte pas du travail sur ce lopin revient au roi qui est, à n’en pas douter, à la fois le chef de cette grande « famille » servile et le chef de chacun de ces villages. À cet égard, il est significatif que le terme qui désigne ces villages chez les Nupe soit esozi, « petit village » et non pas ezi, village à part entière, c’est-à-dire avec son organisation autonome, pas plus qu’il n’est tunga, antenne de village, hameau. On notera toutefois, en dépit d’une insistance très grande des observateurs sur les esclaves, la participation d’autres catégories sociales : celle des bara, les clients chez les Nupe, aux travaux de défrichement ou simplement des paysans avoisinants, réquisitionnés pour ce service royal. Les jardins du roi que l’on trouve un peu partout en pays lozi sont cultivés par les villageois des alentours. Mais, dans les trois exemples, seuls des esclaves peuvent être installés dans les villages du domaine royal, ou alors il s’agit, comme chez les Lozi, de la catégorie très spéciale de ceux qui ont été « choisis » pour le service royal, offerts encore très jeunes par les chefs au roi et dédiés à son service. Il est plus difficile de savoir par qui étaient cultivés les domaines du roi dans les royaumes interlacustres19 : à défaut d’esclaves (catégorie notoirement absente du Burundi et du Rwanda), ils pouvaient l’être par toutes sortes de dépendants, « choisis », serviteurs ou clients d’extraction modeste. D’une façon ou d’une autre, ce devaient être des gens du roi.
- 20 C’est peut-être ce qui évoque le plus le monde « féodal ». Mais ce n’est pas à ce propos que l’afri (...)
55Ces terres avaient deux usages. D’abord, elles étaient d’un rapport substantiel. Les revenus qu’elles procuraient étaient d’autant plus importants qu’elles étaient directement rattachées au roi et il n’y avait à leur propos rien d’analogue à la multitude des intermédiaires qui se greffaient sur la collecte des impôts, diminuant d’autant le produit de la recette fiscale effectivement encaissée par le trésor. Nadel [1971 : 150] estime pour les Nupe qu’après le produit des impôts et les gains issus du pillage lors des guerres et des razzias, les biens fonciers personnels du roi représentaient en importance sa troisième source de revenu. Nous sommes malheureusement beaucoup moins bien informés sur les autres royaumes. En revanche, il est certain que ces terres – et cela représente leur second usage – étaient partout l’objet de donations royales dont tous les observateurs signalent l’importance. Le roi en retire un avantage évident : celui de s’attacher des clients, favoris ou hommes puissants qui seront les piliers du régime. Par le déploiement de cette générosité, enfin, il fortifie son image. Il s’agit là de véritables donations ; ces terres sont reçues en propriété par les récipiendaires qui pourront à leur tour adopter une politique semblable à l’égard de leurs propres clients, leur donnant une partie des terres qu’ils ont reçues du roi20. Les hauts fonctionnaires, tous ceux qui doivent être remerciés pour services rendus, les membres de la famille royale, peuvent aussi recevoir de telles terres qui seront leur propriété privée. Eux aussi les feront travailler par leurs gens, esclaves ou non. Éventuellement, ils les loueront. Ce sont toujours des terres de rapport. À cela s’ajoute, chez les Nupe, le fait que le récipiendaire verse toujours la dzankà au donateur. Ainsi se constitue, au sein d’un système général de propriété fondé sur l’allotissement, un système de terres tenues en propriété par les grands du royaume. Ce n’est pas encore un système de grande propriété foncière, mais c’en est le germe. Il coexiste avec l’autre et les grands – hauts fonctionnaires, nobles d’origine royale ou simples favoris – auront reçu à la fois des charges administratives, avec le revenu fiscal qui leur est attaché, et des terres, des domaines, en pleine propriété : ils sont encore responsables de l’allotissement et déjà propriétaires fonciers. Le principe de cette coexistence ne pose pas de problème parce que les deux systèmes portent sur deux types distincts de terres – le premier sur les terres incultes, le second sur des terres cultivées – et ne concerne pas les mêmes catégories de travailleurs de la terre – le premier, les sujets, le second, les esclaves ou autres dépendants.
56Ce système nouveau, domanial avant la lettre, n’a qu’une seule source : le domaine royal. Comment celui-ci s’est-il, au premier chef, constitué ? Nous ne sommes pas toujours bien renseignés sur son origine. Il est question de saisie dans les terres conquises, d’appropriation par le roi des terres situées en dehors des aires contrôlées par les villages, d’abus ou de confiscations, arbitraires ou non, de donations, également, en faveur du souverain. Le principal reste qu’un principe est acquis dans ces royaumes : le roi a lui-même droit à des terres qui lui sont propres.
57Comment ce système prend-il naissance ? Apparemment, le plus simplement du monde. Il semble même qu’il n’ait besoin d’aucun autre principe de droit que ceux que nous connaissons déjà et qui sont ceux de tout un chacun : tout le monde a droit à avoir une terre, y compris le chef de village qui la distribue ; les membres de la famille royale aussi y ont droit, a fortiori le roi. Le roi aura donc sa terre. Une première différence vient tout naturellement du fait qu’il est roi. Il aura une terre plus grande que les autres, des jardins un peu partout, des villages entiers ou des domaines de grande étendue, plus ou moins d’un seul tenant. Pourquoi ? Parce qu’il a plus de gens. Nous avons déjà fait remarquer que le principe de l’allotissement africain était bien du type « à chacun selon ses besoins », mais à condition de comprendre que ces besoins sont sociaux et qu’un homme qui a un grand nombre de dépendants a de plus grands besoins. Le fait même que le roi ait des domaines importants suit directement le fait qu’il a un plus grand nombre de dépendants : non seulement il a le monopole ou le quasi-monopole des esclaves (en vertu d’un principe fréquent de répartition du butin de guerre) ou seulement il détient la majorité d’entre eux, mais encore il y a tous ces gens qui sont dédiés au roi, tous ceux qui viennent se réfugier sous sa protection, tout un ensemble de clients, des serviteurs, etc. Le fait qu’il soit le premier propriétaire foncier suit donc directement le fait qu’il ait des gens qui lui soient attachés. Rien dans tout cela ne vient déroger aux règles générales du régime foncier africain. On n’enregistre à ce niveau qu’une différence quantitative, bien qu’elle soit de taille, par rapport au principe de l’allotissement.
58Mais il en existe d’autres. L’allotissement suppose une dualité entre le chef de village et le chef de famille, entre celui qui a le pouvoir administratif de distribuer les terres et celui qui a le droit d’en obtenir une. Le caractère démocratique de l’institution, que nul ne contestera sachant le rôle du conseil auprès du chef de village, est à ce prix. Dans le cas du roi, cette dualité disparaît : il est à la fois le responsable suprême de l’allotissement et son premier bénéficiaire. Il confond les deux positions, étant à la fois une sorte de super chef de village et le chef de la grande famille de tous ceux qu’il protège. Il cumule les pouvoirs, celui de nature politico-administrative qui est attaché à la fonction d’allotissement et celui, économique et indirectement politique, qui vient de la grande propriété. Pareil cumul, enfin, ne peut pas être sans effet sur la nature et la constitution du domaine royal, car si le roi conserve certaines terres parce qu’il les utilise (par l’intermédiaire de ses esclaves qui les cultivent), il en conserve d’autres en tant que réserves, aux fins de les distribuer à d’éventuels protégés qui les demanderaient. Ces deux types de terres, deux types très différents selon le droit africain, sont réunis dans une même main. Ce que je veux dire est qu’au sein du domaine royal doit s’estomper, sinon s’abolir, la différence entre les terres cultivées (en propriété) et les terres incultes (en non-propriété).
59Nous y voyons une preuve dans le fait historique que le domaine royal nupe s’est constitué en grande partie par appropriation du no man’s land entre les villages et des réserves non utilisées par ces villages [Nadel 1971 : 300]. Parmi les droits du roi des Lozi relativement à la terre, Gluckman [1943 : 17] en mentionne un qui est parfaitement ambigu. En tant que distributeur général, toutes les terres non alloties reviennent au roi et elles lui reviennent de droit pour qu’il les distribue à ceux qui en auront besoin. Mais on apprend aussi qu’il conserve certains terrains, particulièrement là où la bonne terre est rare, peut-être pour les distribuer, mais aussi « pour qu’il puisse les mettre en culture, dès qu’il aura la main-d’œuvre nécessaire ». On sent bien par là que toute la terre non cultivée, qui était administrée par le village dans le système traditionnel, risque, maintenant qu’elle l’est par le roi, d’être purement et simplement annexée au domaine royal. Ainsi se constitue un domaine, un immense domaine, géré par de tout autres principes que ceux du droit foncier traditionnel parce que celui qui en est le maître détient tous les pouvoirs sur lui. Le roi vient-il à déléguer à des chefs politiques son privilège de distribuer la terre, et donc celui de récupérer les terres abandonnées ou incultes, ces chefs constitueront pareillement de grands domaines à leur profit. Ajoutons l’hérédité, de fait sinon de droit, de leur fonction, un système de clientèle qui renforce leur pouvoir et leur autonomie, une aristocratie foncière naît. Son origine est tout entière dans l’institution du domaine royal, dès qu’il se trouve dépecé par une politique inconsidérée de donations ; sa cause immédiate est le démembrement de la puissance publique. C’est, croyons-nous, ce qui advint ou était en passe d’advenir au Rwanda. Smets [1946 : 14] fait une remarque en ce sens, après avoir évoqué le rôle d’allotisseur du chef politique et sa capacité à disposer des terres incultes ou abandonnées :
Le système en général permet aux membres des classes dirigeantes aussi bien qu’aux sujets d’acquérir la propriété de se constituer des domaines [estates].
60Mais seuls les premiers auront la capacité de se constituer des domaines de quelque importance.
61C’est une évolution possible. Nous ne disons pas que tous les domaines royaux se soient ainsi formés et agrandis grâce à une subtile confusion entre les droits du roi sur la terre qu’il fait cultiver et celle qu’il est susceptible d’allotir ; tout dépend du pouvoir effectif du roi, limité ou non par les institutions et les groupes de pression. Ainsi, le domaine des rois yoruba, notoirement faibles au sein de ce que l’on pourrait appeler des sortes de monarchies constitutionnelles contrôlées par les conseils des grands, ne semble pas avoir eu la même allure que celui des rois nupe : il semble avoir été étroitement formé du seul palais avec ses dépendances, cultivé par les esclaves royaux, et ces rois ne semblent pas avoir été particulièrement glorifiés en tant que distributeurs de terres. Mais il paraît peu douteux que, lorsqu’une telle évolution a lieu, c’est le fondement même de tout le système foncier africain qui disparaît.
62Le caractère même de l’allotissement vient à se modifier : il était dans son principe destiné à permettre à chacun de survivre, il est maintenant source de profit, car ce sont des terres de rapport que le roi distribue à partir de son domaine. La terre devient objet de spéculation pour les intriguants de toute sorte qui briguent les faveurs royales. Pour le roi, elle est le moyen d’une politique pour se ménager des appuis et s’attacher quelques fidèles. Il avait droit à des terres parce qu’il avait de nombreux protégés mais, ayant des terres, il peut susciter de nouveaux protégés. Le rapport de causalité s’inverse, la terre n’est plus le résultat des liens personnels de dépendance ou de clientèle, elle est la cause de la création de tels liens. Nous ne sommes plus dans le monde des villages africains, nous sommes dans un autre monde, bien proche déjà de celui de l’Antiquité romaine.
63Au terme de ce long périple, mais qui n’a concerné que l’Afrique, tout au plus avec l’Occident comme terme de comparaison, on se demandera quelles sont les spécificités de ce continent. Or, un simple coup d’œil à quelques-unes des données ethnographiques montre que les grands principes du droit foncier africain se retrouvent sans peine dans d’autres régions du monde. Soit le principe même de l’allotissement, comme chez les Trobriandais :
Tout homme adulte de la communauté […] a le droit de réclamer une parcelle ou des parcelles […] Il est autorisé à revendiquer autant de parcelles qu’il peut en cultiver avec sa famille.[Malinowski 1974 : 202, 203]
64Soit le principe, plus simple et plus fondamental, comme quoi la terre en elle-même et en particulier le sol non cultivé est « sans valeur », « n’est pas en propriété », comme chez les Comanches, les Navaho, etc. [Herskovits 1952 : 332, 362 sq., citant Adamson Hoebel, Hill, etc.]. Le fait principal est que chez les horticulteurs, tant de Mélanésie que d’Amérique du Nord, il reste toujours des terres disponibles autour des aires cultivées, des terres en réserve ce qui permet à chacun d’acquérir et de s’approprier celles dont il peut avoir besoin. Le principe de l’allotissement comme celui de la non-propriété des terres incultes ne sont pas des spécificités africaines mais bien plutôt des généralités dans les mondes extra-occidentaux.
65Il n’est jusqu’aux chasseurs-cueilleurs qui se comprennent sans difficulté sous ces principes. On a parlé de propriété « collective » des terres par la tribu, le clan ou le groupe local parce que ces terres étaient défendues, au besoin manu militari, contre toute intrusion étrangère ; mais on a encore confondu propriété de la terre et souveraineté politique, car tout groupe organisé défend son territoire sans pour autant qu’il y ait propriété foncière. Quiconque regarde les choses sans idée préconçue verra que les mêmes principes s’appliquent exactement. Il n’y a pas culture de la terre, par définition, chez des chasseurs-cueilleurs, mais il y a certains travaux qui s’ancrent sur le sol. Découvrir un fruit comestible et recherché dans une forêt tropicale est un travail. Les arbres qui doivent livrer le fruit mûr sont marqués par celui qui les a découverts : c’est une marque de propriété, de propriété individuelle, bien connue de l’ethnographie des chasseurs-cueilleurs d’Asie du Sud-Est. Les carrières, les barrages sur les rivières, tout cela est susceptible de propriété, même s’il faut bien reconnaître que nous sommes fort mal renseignés sur ces questions. Il suffira de se remémorer la longue controverse sur les terres individuelles de piégeage au castor chez les Indiens du Canada. Speck se faisait fort d’avoir découvert la propriété individuelle chez ces chasseurs-cueilleurs. Leacock rétorquait que ce n’était là que la conséquence du commerce des fourrures introduit par les Européens, croyant ainsi sauver la thèse de la propriété collective primitive. Il est plus simple de comprendre que l’aménagement d’un micromilieu en vue d’un piégeage systématique est comparable à celui d’un jardin ou d’un champ par un cultivateur et débouche pareillement sur son appropriation.
66La caractéristique générale de ces régimes très anciens de propriété, par-delà leurs modalités particulières, réside dans l’absence de propriété de la terre en tant que telle. Mais il existe aussi une propriété – laquelle ne diffère pas trop de ce que la tradition occidentale entend par ce terme – sur les aménagements de toute sorte qui ont pu être apportés sur cette terre ou sur n’importe quel objet, minéral ou végétal, naturellement attaché à cette terre. La propriété, par des petits groupes sinon par des individus, de la terre, des lieux ou des sites a probablement existé de tout temps et il faut abandonner la vieille problématique de « l’apparition » de la propriété privée. Mais cette propriété était limitée, limitée aux localités où s’accrochait le travail ou l’inventivité des hommes. Mieux vaut se demander à partir de quand et pourquoi elle fut un jour généralisée, à ce point que l’on ne rencontra plus dans les sociétés qui pratiquèrent ce nouveau régime aucune parcelle sans que l’on ait aussi affaire à quelqu’un qui prétende à des droits exclusifs sur elle, c’est-à-dire à un propriétaire, public, collectif ou individuel, peu importe.
67Un système fondé sur l’allotissement suppose des terres vacantes. Passé un certain seuil démographique, il doit céder la place à un autre système.
68L’importance du facteur démographique est bien mis en évidence dans l’étude de Nadel [1971 : 276 sq.] qui oppose, en ce qui concerne les questions foncières, les deux moitiés du royaume nupe, de chaque côté de la rivière Kaduna. A l’est, en Cis-Kaduna, se situe la capitale, Bida, ainsi que la majorité des domaines royaux ; à l’ouest, s’étend la Trans-Kaduna. En Cis-Kaduna, la densité démographique était d’environ 21 habitants au km2, tandis qu’elle dépassait à peine 6 en Trans-Kaduna [ibid : 40-41]. La cause de la très forte densité en Cis- Kaduna est simple :
[…] elle réside dans le fait historique de la conquête Fulani sur les Nupe : les chefs Fulani [Peuls], leur énorme armée de guerriers, d’esclaves, de courtisans et autres dépendants immigrèrent dans la zone située à l’est du Kaduna ; ils s’y installèrent, en occupèrent les terres, y construisirent leur capitale et de nombreux villages.
69Mais ce qui nous intéresse est plutôt la conséquence de cette densité : le système traditionnel, tel qu’il fonctionne encore en Trans-Kaduna, ne fonctionne plus dans ce cœur du royaume surpeuplé. La terre est rare et lorsqu’une parcelle est abandonnée, elle ne retourne plus dans le fonds commun géré par un village. À Bida même :
[…] le terrain libéré est en général aussitôt annexé ; il peut l’être de deux manières : soit par l’un des gros propriétaires dont les terres sont limitrophes, soit par l’une des trois familles royales si la parcelle est sur leur domaine.[ibid. : 292]
70Quelques habitants seulement, issus de la population d’origine, continuent à posséder leur terres selon le régime traditionnel, à la suite d’un allotissement ancien qui s’est transmis de génération en génération. La très large majorité des paysans tiennent leurs terres d’une autre façon : ils sont locataires (mode de tenure pratiquement inexistant en Trans-Kaduna) ou bien ils se sont fait concéder une terre en devenant client d’un de ces « gros propriétaires » qui eux-mêmes tiennent leurs terres d’une donation royale [ibid. : 292-299]. Tous payent dzankà, et on peut toujours discuter pour savoir s’il s’agit encore des anciens cadeaux par lesquels on honorait le chef de village ou s’il s’agit déjà d’une rente.
71Le fait est que tout a changé. Les gens importants continuent à « distribuer » la terre, selon le vieux principe africain, mais ils le font désormais par favoritisme. Nous sommes en présence d’une nouvelle donne sociale : au lieu que le citoyen ou même le sujet accède à la terre au fur et à mesure de ses besoins parce qu’il en avait le droit, il n’obtient plus une terre qu’en entrant dans la clientèle d’un patron. On se fait même client de quelqu’un, ne serait-ce que pour devenir locataire, ainsi que le montre un exemple documenté par Nadel. On voit comment la rareté de la terre occasionne un développement sans précédent du système de clientèle. Ce qu’il convient de ne pas perdre de vue est qu’un tel développement ne fait que prolonger et approfondir ce qui existait déjà au niveau royal. Les paysans qui forment la clientèle populaire des grands ne font que reproduire à leur niveau ce qui est déjà présent dans la sphère du pouvoir : car ces grands ne tiennent leur position que de ce qu’ils sont eux-mêmes des clients royaux. Et ils ne tiennent les terres qu’ils distribuent que des faveurs royales, de ce qu’au premier chef il y avait un domaine royal, un domaine suffisamment important pour que le roi puisse se permettre de le dilapider en donations.
72Vansina [1963] a également discuté de l’impact de la densité démographique sur le système foncier en comparant deux royaumes bien connus d’Afrique. Le premier est celui des Kuba, situé en plein cœur du continent, dans la grande forêt équatoriale : 4 habitants au km2. Le second, le Rwanda, le plus célèbre des royaumes interlacustres : 90 habitants au km2. Le royaume kuba a un système foncier traditionnel permettant à chacun d’installer son champ où il veut dans la forêt, avec un contrôle minimal exercé par le chef de village, qui lui-même émane du conseil. Le Rwanda est caractérisé par plusieurs spécificités dont nous avons déjà parlé, mais en particulier par la rareté des terres et un système de clientèle particulièrement développé, plus particulièrement il est vrai en rapport avec le fameux contrat d’ubuhake, qui concerne le prêt de vaches, mais dont on se demande s’il n’est pas aussi lié à l’octroi de terres cultivables. La location des terres, enfin, est importante au Rwanda tandis qu’elle est inconnue chez les Kuba. Le contraste entre les deux royaumes est frappant et rappelle celui entre Cis-Kaduna et Trans- Kaduna au sein du royaume nupe. Vansina, pourtant, soutient que ce facteur n’est pas forcément déterminant et évoque intelligemment des facteurs sociaux :
Au Ruanda le roi utilise fréquemment ce droit éminent [sur la terre] pour spolier les uns et récompenser les autres, chez les Kuba il ne le fait pas. Au Ruanda le roi délègue ses pouvoirs éminents aux chefs, chez les Kuba il les délègue au village ou mieux aux conseils de village. Enfin, la possibilité de louer des terres ou de les donner à une clientèle, qui existe au Ruanda, y est liée au système de l’ubuhake qui est un système politique. Elle est absente, comme l’ubuhake l’est, de la société kuba.[Vansina 1963 : 358-359]
- 21 Les seules données que j’ai pu trouver sur le domaine royal chez les Kuba sont les suivantes : il y (...)
73Trois facteurs, donc : donations royales, rôle des villages, relations de clientèle. Mais je me demande s’ils sont primaires. Les donations supposent un domaine royal important et les « spoliations » que mentionne Vansina n’ont de sens qu’en fonction de la constitution de ce domaine21. Quant au fait que le roi ne délègue pas sa fonction d’allotissement aux villages au Rwanda, c’est parce qu’il n’en existe guère : c’est un habitat dispersé, entre ce que l’on appelle des « collines », des « voisinages » selon le terme de Vansina. Le résultat est qu’il n’existe pas de pouvoir communal susceptible de s’opposer au pouvoir royal ni à ses fonctionnaires. C’est un aspect de l’absolutisme dans ce pays. Mais le roi l’a-t-il voulu et, l’aurait-il voulu, aurait-il pu l’imposer ? Ou tout simplement cette absence de village n’est-il pas un des effets de la densité démographique incroyablement élevée ? On a déjà relevé ailleurs la propension du village à essaimer ou à fonder des hameaux un peu plus loin lorsque les champs étaient trop éloignés. Un habitat dispersé dans un pays sans moyen de transport autre que l’homme est une réponse adaptée à une exploitation intensive du sol. Enfin, la clientèle nous paraît être la conséquence de ce que le roi a délégué ses prérogatives en ce qui concerne la terre à ses fonctionnaires plutôt qu’à des autorités communales ; et son développement nous paraît encore être la conséquence de la rareté de la terre et de la difficulté à s’en procurer. Si bien que nous voyons plutôt cette rareté (l’inverse de la densité démographique) conjuguée avec l’existence d’un domaine royal comme les deux causes ultimes d’une transformation qui est un processus complexe et possède de multiples facettes. Ces deux causes interagissent entre elles d’ailleurs, car c’est bien parce que la terre est rare que le roi peut être porté à en acquérir et à étendre son domaine, pour mieux asseoir son pouvoir.