1À la suite de la révolution et de l’Indépendance (1810) l’Argentine adopta un régime républicain et libéral qui, dans le contexte du nouvel ordre mondial, en fit un des premiers pays exportateurs de produits agricoles. Les avantages qu’elle offrait, à savoir pouvoir répondre à une forte demande extérieure en produits primaires (cuir, viande, laine, céréales), proposer des conditions d’échange favorables aux matières premières ainsi qu’une abondance de terres conjuguée à une faible quantité de travail et de capital nécessaires au développement des activités agropastorales, lui permirent, tout au long du xixe siècle, de dégager d’importants excédents commerciaux qui lui assuraient une position privilégiée. L’importance du facteur terre tient à l’existence de plus de 30 millions d’hectares dans la seule province de Buenos Aires, cœur d’une des régions les plus fertiles et dynamiques du pays : la Pampa.
2Quels hommes accédèrent à la propriété de la terre ? Comment fut contrôlé et régulé son accès ? Ces hommes ont-ils utilisé un cadre légal ou bénéficié de liens personnels ? Savoir qui étaient ces propriétaires nous permettra de déterminer quel type de lien les rattachait à l’État lorsque celui-ci vendit la terre. Dans un pays de longue tradition agricole, la terre, génératrice de richesses, était un des principaux facteurs de la différenciation sociale. Mais, outre sa valeur propre, la terre était également mise en valeur par le capital, ce qui conduisit à distinguer propriété et expoitation.
- 1 Comme sources nous avons utilisé les livres de propriétaires ruraux : Guía Rural del Partido de Tan (...)
3Nous nous proposons ici d’analyser la façon dont, dans le cadre de la politique adoptée par l’État en ce qui concerne le transfert des terres publiques à des particuliers, se sont constitués quelques grands patrimoines fonciers et un marché du foncier. Pour ce faire, nous avons choisi une région frontalière, celle du district de Tandil au xixe siècle, tout en faisant référence au cadre plus général de la province de Buenos Aires et au pays dans son ensemble1.
- 2 La terre apparaissait ainsi comme une garantie suffisamment solide pour obtenir des prêts à l’étran (...)
4Les premières répartitions officielles des terres publiques s’effectuèrent après 1816 sur la base du règlement provisoire de 1810 qui stipulait que les terres disponibles étaient réservées aux individus qui voulaient les peupler. À cette fin furent définies, selon la taille, 4 catégories d’estancias : de 12, 24, 48 et 96 lieues (1 lieue = 2 700 ha). L’arrivée au pouvoir de Bernardino Rivadavia mit fin à ce règlement. En 1822, un décret interdit d’aliéner les terres de l’État et mit en place un système basé sur l’emphytéose2, c’est-à-dire un bail à perpétuité. On créa un impôt décennal qui correspondait à 8 % de la valeur annuelle des terres s’il s’agissait de pâturages, et 4 % s’il s’agissait de terres cultivées. Mais, la loi ne limitant pas la superficie que pouvait demander chaque acquéreur et ne fixant aucune disposition l’obligeant à peupler ces terres, on assista à la formation de véritables domaines qui furent à l’origine de gains considérables issus du sous-affermage de petites parcelles et de la possibilité qu’offrait le contrat d’emphytéose de transférer ce droit : cette loi permit le transfert de 8 millions d’hectares [Cortés Conde 1979 : 151].
- 3 Rosas tendra à favoriser, par des donations sans conditions, des gratifications et des récompenses (...)
5L’échec de cette loi conduisit à changer le système d’attribution des terres publiques. Avec Juan Manuel de Rosas (gouverneur de la province de Buenos Aires de 1829 à 1832 et de 1835 à 1852) prévalut l’idée qu’il fallait encourager la propriété privée de la terre en en facilitant l’acquisition par vente (1836) ou par donation, et ce afin de récompenser les hauts faits militaires (1834) et la fidélité politique (1839)3. La loi du 10 mai 1836 autorisait le gouvernement à vendre 1 500 lieues (4,05 millions d’ha) déjà transférées en emphytéose à ses occupants actuels (ceux-ci n’étant pas tenus de les acheter). Le résultat fut que les emphytéotes furent obligés d’acquérir les terres pour ne pas perdre leurs droits. Cette situation tient au fait que l’élevage connaissait une expansion sans précédent. La demande croissante en cuir entraîna le développement de l’estancia comme unité de production, laquelle nécessitait une grande quantité de terres et de bétail mais peu de main-d’œuvre et de capital [Sábato 1989 : 52].
- 4 Loi d’août 1857 : 100 lieues (270 000 ha) ; loi d’octobre 1857 : 1 400 lieues (3,78 millions d’ha) (...)
6Sur les 4 302,5 lieues (11 millions d’ha) situées à l’intérieur de la frontière en 1833, 1 300 (3,51 millions d’ha), soit 31%, furent vendues [Infesta et Valencia 1987]. Cependant, malgré cette politique systématique de transfert des terres à des particuliers, apparut de nouveau une tendance à la concentration de la propriété, due cette fois au fait que les militaires et les fonctionnaires qui avaient reçu des terres – à titre de gratification, de donation ou de récompense – les vendirent à des spéculateurs ou à des estancieros déjà établis. Fut alors promulguée une série de lois entérinant définitivement le transfert des terres publiques dans des mains privées, et ce jusqu’à épuisement du stock disponible dans la province, ce qui continua à favoriser une distribution inégalitaire de ces terres4. En 1880, après la Conquista del desierto (Conquête du désert) menée par le général Julio A. Roca, 4 000 lieues (10,8 millions d’ha) furent intégrées au système productif de la Pampa. La loi de 1884 permit de vendre, sous certaines conditions, 1 320 lieues (3,56 millions d’ha), et la loi de « récompenses aux militaires » permit de distribuer 1 900 lieues (5,13 millions d’ha) à 541 personnes.
7Depuis le premier gouvernement de Rosas (1829) jusqu’à celui de Roca (1904), l’État argentin donna ou vendit près de 32 millions et demi d’hectares dans la région de la Pampa. Ce qui profita à l’État et à un petit nombre d’individus. Grâce à ces ventes et à ce que cela signifiait en termes de recettes fiscales, liées au commerce et à l’accroissement de la production, l’État réalisa d’importants bénéfices qui lui permirent de faire face à ses besoins financiers. Par ailleurs, un petit nombre d’individus profitèrent de cette politique d’attribution des terres publiques et devinrent propriétaires d’immenses domaines ruraux. Ces acquisitions s’effectuaient dans le contexte d’un marché fermé et personnalisé que caractérisait une offre abondante de terres et une faible demande due à une population réduite.
8Cette expansion se traduisit tout d’abord par l’établissement d’une ligne de fortifications militaires destinées à maintenir une zone de pouvoir à la frontière des territoires indiens. Parallèllement, on procéda à la distribution et à une lente intégration de ces terres dans le système productif afin de satisfaire la demande croissante en produits primaires. Le mouvement territorial impulsé par le gouvernement national et provincial répondait donc non seulement à des objectifs politiques mais aussi à des objectifs économiques.
9Lors des ventes des terres publiques, les anciens emphytéotes ou fermiers étaient prioritaires. Les estancieros déjà propriétaires qui souhaitaient agrandir leurs propriétés achetèrent de nouvelles terres au fur et à mesure qu’avançait la frontière. Quant à ceux qui avaient participé aux campagnes contre les Indiens ou rendu des services à l’État, ils s’en virent attribuer certaines. À partir de 1880 le marché devint plus dynamique et commença à s’ouvrir. Dès lors les transactions s’effectuèrent surtout entre particuliers, phénomène qui modifia la structure de la propriété [Cortés Conde 1979].
10Quand, en 1823, la colonne militaire commandée par Martín Rodríguez fonda l’estancia « Fuerte de la Independencia », une estancia à Tandil, de l’autre côté du río Salado, on procéda immédiatement à l’occupation et à la distribution des terres. Si, officiellement, l’attribution des terres publiques par le Département topographique remontait à 1824, les chroniques mentionnent une occupation du sol plus ancienne. Sur la carte cadastrale de 1833 le territoire correspondant à ce qui est aujourd’hui le district de Tandil est divisé en 16 parcelles de 10 lieues chacune (37 365 ha) appartenant à 16 emphytéotes. La concession la plus étendue (13 839 lieues, soit 37 365 ha) et la plus ancienne est celle du prêtre José Bernardo de Ocampo [Funes Derieul 1985].
11Nous n’avons que peu de renseignements sur ces 16 emphytéotes car, lorsque l’État commença à transférer ses terres à des particuliers, il y eut de nombreux changements de propriétaires et beaucoup de noms disparurent, y compris dans les chroniques locales. Seuls 2 emphytéotes devinrent propriétaires dans le district de Tandil, et 4 d’entre eux détenaient plus de 1 emphytéose dans un autre district de la province de Buenos Aires. Avant d’être vendus, ces baux emphytéotiques avaient fait l’objet d’un, deux et même trois transferts. Ces transferts pouvaient concerner tout ou partie de la terre.
12Les emphytéotes qui obtinrent le droit d’acheter furent ainsi les premiers propriétaires. Après la loi de 1836 – qui autorisait l’aliénation par vente – et celle de 1839 – instituant faveurs, donations ou récompenses –, les 16 emphytéotes originels firent place à 25 nouveaux propriétaires. On en compte 35 en 1864, 93 en 1890, 252 en 1909 et 298 en 1928. En confrontant ces données au nombre d’habitants que comptait le district, on voit, d’après les chiffres du recensement national de 1869, que le pourcentage des propriétaires en 1864 était de 0,7 % sur un total de 4 870 habitants et qu’en 1890, d’après le recensement provincial, ce pourcentage était de 0,7 % sur un total de 34 000 habitants. En fait, il ne dépassa jamais 1 % alors que le nombre d’habitants doublait et triplait. On peut donc parler d’un monopole virtuel de la propriété de la terre.
13Ce monopole fut à l’origine d’immenses patrimoines fonciers. Selon la théorie classique, la propriété est liée au prix et à l’usage du sol, donc à la théorie de la rente. C’est du point de vue du patrimoine que les nouvelles théories abordent ce problème. Bien que l’administration du patrimoine (terres, biens meubles et immeubles, outils et bétail) obéisse à des motivations économiques rationnelles, elle est également déterminée par un ensemble de règles, de normes, de croyances, de coutumes, de mythes et symboles, ou encore par une projection sociale dans le futur. En revanche, l’exploitation est davantage liée à la production, à la diversité des choix qu’elle implique et à ses formes d’organisation.
14Pour quelles raisons seul un petit nombre d’hommes ont pu accéder à la propriété de grandes étendues de terre, laissant en dehors l’immense majorité ? Quelle attraction pouvait bien exercer une frontière si lointaine pour qu’ils décident de s’établir (asentarse), de s’implanter (estacionarse), de créer une estancia à tel ou tel endroit ? Quels sont ces hommes qui prirent le risque d’investir dans ces confins et de créer des entreprises agricoles ? Par quels moyens réussirent-ils à accéder à la propriété et combien d’entre eux durent le succès de leur entreprise à des relations personnelles ?
15Pour répondre à ces questions, nous nous intéresserons aux différents niveaux de relations qui existaient entre les individus tant en ce qui concerne le processus d’accession à la propriété de la terre que l’organisation et le fonctionnement de leurs entreprises économiques. Nous avons ainsi été amenée à distinguer, pour la période correspondant à la privatisation des terres de l’État, différents réseaux selon qu’ils étaient définis par des liens de parenté, d’amitié, de compérage, d’association ou de dépendance.
16Parmi les 25 premiers propriétaires du district de Tandil se détachent quelques cas significatifs en raison de l’importance, de l’ancienneté et de la continuité de leurs patrimoines fonciers respectifs et du renom que leur conféraient leur pouvoir non seulement économique mais aussi politique ainsi que leur prestige social.
- 5 L’article de Maurice Aymard [1999, III : 441-484] montre bien l’intérêt qu’il y a à étudier les rel (...)
17Nous découvrirons des hommes liés par l’amitié, la parenté, le compérage, le clientélisme politique et le voisinage, et dont les intérêts avaient à la fois un caractère personnel et commercial. Tous ces liens étaient fondés sur la confiance5. Et lorsque la confiance existe, existe aussi un haut degré de connaissance et d’intimité qui facilite l’accès à l’information et aux gains. Ces liens sont le tissu qui permet de comprendre la trame sociale et le fonctionnement de certains comportements.
18Est-ce la relation de parenté, d’amitié, de compérage ou de clientélisme vis-à-vis du pouvoir politique central – représenté, au moment du transfert et de la vente des terres publiques à des particuliers, par le gouverneur de la province de Buenos Aires, Rosas – qui permit d’accéder à la propriété de la terre ? Suffisait-il d’être partisan du fédéralisme et de montrer son adhésion à la Cause pour obtenir faveurs et concessions ? Bien que nous ne disposions pas de données exhaustives sur ce point, il ne fait aucun doute que dans la grande majorité des cas la réponse est affirmative. Nous allons voir que les patrimoines les plus considérables de la première moitié du xixe siècle appartenaient à des individus qui étaient liés avec l’homme le plus puissant du moment, c’est-à-dire Rosas. En voici quelques exemples.
- 6 Archives historiques, Direction de géodésie de la province de Buenos Aires, Catalogue général des m (...)
19Si l’on s’en tient à la relation de parenté, on constate que la parentèle du gouverneur était extrêmement étendue, situation qui favorisait un grand nombre de ses cousins. L’un d’eux, Simón Pereyra, est à l’origine d’un des patrimoines fonciers et familiaux les plus importants de la région6.
20Simón José Pereyra était le sixième fils de Leonardo Pereyra de Castro et de María Mauricia Arguibel y Lopez de Cossio (une créole dont la sœur, Teodora Arguibel y Lopez, était apparentée à Rosas ; elle avait épousé Juan Ignacio Ezcurra, et leur fille, Encarnación Ezcurra, était l’épouse de Rosas). Né à Buenos Aires en 1801, Simón Pereyra se spécialisa dans le commerce. Cousin de Rosas, il fut député de la Junte des représentants entre 1836 et 1846, participa à la Commission de la propriété et des comptes entre 1836 et 1840, et à la Commission de l’Intérieur en 1846. Ses magasins fournissaient l’armée nationale, en échange de quoi Rosas lui attribuait des terres.
- 7 Cofondateur et président de la Société rurale argentine en 1882 et 1884, et promoteur du Herd-Book. (...)
21Simón Pereyra commença à investir dans des terres avec son beau-frère et associé, José Gerónimo Iraola (éleveur dans le district de Juárez, qui, parce qu’il était «unitaire», dut émigrer au Chili et revint au pays en 1846), frère de son épouse Ciriaca Iraola et mari de sa sœur María Antonia Pereyra. La société fonctionnait de la manière suivante : Simón achetait des terres dans la province de Buenos Aires et José Gerónimo les peuplait et les administrait. En 1838, Simón Pereyra acheta 6,4 lieues (17 280 ha) aux héritiers du lieutenant-colonel Felipe Perciva qui en avait bénéficié dans le cadre de la loi sur les récompenses aux militaires (1834). Vendue à plusieurs reprises, la propriété revint dans la famille quand Prudencio Rosas la céda en 1856 à José Gerónimo Iraola. La société avait acquis 70 000 hectares dans le district d’Ayacucho et 21 000 hectares dans celui de Quilmes. Les deux beaux-frères achetèrent aussi des terres en société avec Juan Ortiz de Rosas (fils de Juan Manuel). Simón Pereyra et Ciriaca Iraola eurent cinq fils, dont deux survécurent : Juan Rafael, qui mourut peu après son père, et Leonardo Higinio7, qui épousa Antonia Iraola Pereyra (fille de José Gerónimo Iraola et de María Antonia Pereyra), sa cousine germaine des deux côtés, avec laquelle il eut treize enfants, dont seulement six survécurent.
22En 1852, à la mort de Simón Pereyra, les 17 852 hectares de l’estancia « Tandileofú » (Tandil) échurent par héritage à Leonardo Higinio, et, quand celui-ci décéda en 1899, 11 626 hectares allèrent à son fils Martín Pereyra Iraola et 6 226 hectares à Simón Pereyra Iraola. Même si l’estancia « Tandileofú » se fractionna, elle conserva jusqu’en 1995 la même superficie, étant la propriété d’une même famille.
23Un autre cas où jouèrent les liens de parenté est celui de Pilar López Osornio, cousine germaine de Rosas, qui épousa en 1830 Ramón Gómez, lequel devint, avec les 16,5 lieues (44 550 ha) qu’il possédait en commun avec son frère José Ciriaco Gómez, le deuxième grand propriétaire du district de Tandil. Plusieurs générations de Gómez restèrent dans la région et toutes présentent une forte endogamie familiale. L’origine des frères Gómez remonte à Ignacio Gómez et Juana de Melo, qui eurent un fils unique : Gerónimo Gómez Melo. Celui-ci, marié à María Negrete, eut un fils, Miguel Gómez Negrete, qui épousa Gervasia Guardia en 1751 et fonda l’estancia « Cañada de Gómez », d’une étendue de 11 lieues (20 700 ha). Après la mort de son beau-père, Miguel Gómez Negrete s’occupa de ses terres, installa un relais de poste en 1799, et obtint le titre de maître de poste, titre dont hérita son fils José Ciriaco Gómez Guardia. En 1818, Miguel Gómez dut quitter l’estancia et émigrer à San Nicolás de los Arroyos puis à Buenos Aires à cause, selon Guzmán [1998], et selon Delpech [1944], de la persécution dont il fut l’objet, pour des raisons politiques, de la part du gouverneur de Santa Fe, Estanislao López. En 1790, José Ciriaco Gómez Guardia se maria à San Nicolás avec María Josefa Pereda et ils eurent huit enfants : Manuel José, Josefa Antonia, María Inés, Juliana, José Ignacio, María Hilaria, Ramón et Marcelina Gómez Pereda.
- 8 Jugement de succession de José Ciriaco Gómez Guardia, Archives générales de la Nation (indiqué par (...)
24À la mort de José Ciriaco Gómez Guardia en 1821, les seuls biens qu’il laissait à ses descendants étaient une maison à San Nicolás de los Arroyos, trois domestiques noirs, une estancia à Pavón (province de Santa Fe) et des dettes. José Ignacio et Ramón Gómez commencèrent par exploiter des terres qu’ils louaient dans les villes de Magdalena, Dolores et Monsalvo (province de Buenos Aires), devinrent fermiers chez Gervasio Rosas (frère de J.M. de Rosas) et chez Juan N. Fernández (l’un des plus grands propriétaires de l’Argentine de l’époque) puis continuèrent à émigrer jusqu’à ce qu’ils arrivent à Tandil, probablement dans les années 18308.
- 9 AHG-PT, mesures 9-16-18-26-60.
25L’origine du patrimoine des frères José Ignacio et Ramón Gómez à Tandil remonte à 1828, année où Ramón Larrea obtint en emphytéose 11,5 lieues dans le Chapadleofú. En 1834, celui-ci transféra son droit à Ramón et Ignacio Gómez qui, en 1838, achetèrent le domaine (l’estancia « San Ciriaco ») à l’État. En 1828, Domingo Anglada avait acquis en emphytéose 12 lieues dans ce même district. En 1834, il en transféra 7 à Mariano Miró (commerçant) et 5 aux frères Ramón et Ignacio Gómez. En 1838, les Gómez achetèrent ces 5 lieues (l’estancia « La Merced ») à l’État. Leur patrimoine totalisait alors 44 550 hectares9.
- 10 AHG-PT, mesures 9-16-18-26-60 et jugement de succession de José Ciriaco Gómez Guardia (AGN-Dossier (...)
26En 1855, ils divisèrent leur patrimoine de la façon suivante : 8,3 lieues (l’estancia « San Ciriaco ») allèrent à Ramón Gómez, marié à María Pilar López Osornio, et à leurs onze enfants, dont sept survécurent ; et 8,3 lieues (l’estancia « La Merced ») allèrent à José Ignacio Gómez, qui avait épousé sa nièce Leonilda Gómez Girado (fille de son frère Manuel José et de Jacinta Girado). En 1856, José Ignacio vendit 2,5 lieues puis 0,8 lieue à son beau-frère Alejo Machado (son voisin et le mari de sa sœur Marcelina Gómez Pereda) et, en 1868, céda les 5 lieues restantes à Juan Bautista Peña10. Entre-temps, en 1860, avait eu lieu le partage de l’héritage de Ramón Gómez en raison de sa mort prématurée. Ses héritiers reçurent l’estancia « San Ciriaco » (24 450 ha) et l’estancia « Campo Piñero » (22 313 ha) achetée par Pilar López Osornio de Gómez, soit en tout 46 764 hectares qui, en 1866, après le décès de Pilar L.O. de Gómez, furent partagés entre les sept enfants de celle-ci.
27Ramón et Ignacio Gómez réussirent à constituer un patrimoine de 44 550 hectares et à en conserver la propriété pendant dix-sept ans. En 1855, les frères fondateurs décidèrent de suivre des chemins différents et divisèrent leur patrimoine en deux. Une des branches, qui avait vendu sa part, disparut rapidement, l’autre transmit et aliéna une partie de son patrimoine qui, d’une certaine manière, a perduré jusqu’à aujourd’hui. On observe ainsi une reconfiguration continuelle des héritages en raison des achats, ventes et mariages entre membres de la famille (cousins, oncles et nièces).
28Étant les colons les plus anciens de la région, les frères Gómez établirent un vaste réseau de parents et d’amis, ce qui non seulement facilita leurs affaires mais leur assura une protection politique. C’est le cas, par exemple, de José Ignacio Gómez qui joua un rôle politique à Santoso Lugares grâce à sa parenté avec la cousine germaine de Rosas, Pilar López Osornio, qui était sa belle-sœur. Ce lien avec le pouvoir fut une constante dans la famille Gómez. Dans les générations suivantes, écrit Delpech [1944 : 159], les enfants de Pilar L.O. de Gómez, Ciriaco et Sulpicio, «étaient très mitristes, et le général Mitre leur portait une véritable amitié », relation qui les amena à participer activement à la révolution de 1874 :
La révolution de 1874 put compter sur la coopération décisive des Gómez, qui non seulement remirent une somme importante au général […] mais dont tout le personnel de leur vaste estancia « San Ciriaco » se mit sous les ordres du colonel Machado….[Ibid.]
29On obtenait des avantages et des prébendes non seulement parce qu’on était parent de Rosas mais aussi parce qu’on était compère, ami ou coréligionnaire, comme les frères Vela, Pedro José et Felipe, qui devinrent propriétaires de 64 lieues (172 800 ha) dans le district du Chapadleofú. On sait peu de chose sur leurs origines. Pedro José Vela était né à San Carlos (Banda oriental) en 1790. En 1823, il se maria à Buenos Aires avec Petrona Vásquez dont il eut quatorze enfants. On pense que Pedro José Vela et son frère Felipe furent les premiers commerçants à approvisionner l’estancia « Fuerte de la Independencia » (Tandil). Ils obtinrent immédiatement des terres, d’abord en emphytéose puis en toute propriété.
- 11 AHG-PT, mesures 11-13-19-21-63.
30Si les deux frères s’impliquèrent dans le commerce et l’investissement foncier, très vite ils suivirent des chemins différents. Tandis que Felipe, fédéraliste et ami personnel de Rosas, en plus de ses activités d’estanciero, se consacrait à la politique et exerçait la charge de juge de paix à Bahía Blanca (de 1836 à 1841) puis dans le district du Chapadleofú (de 1841 à 1858) en ayant son siège dans son estancia «Loma Partida», Pedro José s’adonnait entièrement à l’agriculture et à l’élevage. En 1835, à Tandil, il acheta 4 lieues au colonel Martiniano Rodríguez, lesquelles avaient été attribuées à ce dernier dans le cadre de la loi sur les récompenses militaires. En 1838, il acheta successivement 2 lieues à Gregorio Guerrico qui les tenait en grande partie de son père Manuel José Guerrico qui, dans le cadre de cette même loi, avait reçu 5 lieues ; 6,7 des 12,7 lieues qui lui avaient été transférées en emphytéose par Pedro Pablo Ponce, qui les tenait lui-même en emphytéose depuis 1830 ; 12 lieues qui lui avaient été transférées en emphytéose par José Valiero en 1835 et que celui-ci avait en emphytéose depuis 1828. En 1839, Pedro José Vela acheta encore 6 lieues issues d’un transfert de droits d’emphytéose qu’il tenait de Juana Bravo depuis 1837 ; celle-ci les avait obtenues de Santiago Tobal en 1834, et ce dernier les tenait de Benito Passo, qui lui-même les avait en emphytéose depuis 1828. Quand Pedro José Vela obtint ces terres en 1838, il transféra 3 lieues au colonel Narciso del Valle, 3 lieues à Remigio Islas et il acheta 6 lieues à l’État. Son patrimoine s’élevait en tout à 30,7 lieues (82 890 ha) dans le district de Tandil11. Quand il mourut à Buenos Aires en 1857, ce patrimoine échut à son épouse et à ses quatorze enfants.
- 12 Conseiller municipal, défenseur des enfants mineurs.
- 13 Fille du gouverneur et capitaine général des provinces du Río de la Plata entre 1682 et 1691.
- 14 NDBA et jugement de succession de Felipe Benicio Arana (AGN, dossier 3548).
31Un autre grand propriétaire qui bénéficia de ses liens politiques avec Rosas fut son ministre des Relations extérieures, Felipe Benicio Arana. Fils de José Joaquín de Arana12 et de María de las Mercedes de Andonaegui13, il étudia le droit au Chili et, de retour à Buenos Aires, devint député, président de la législature de Buenos Aires (1827-1832) puis ministre des Relations extérieures du gouvernement Rosas (1835) ; il fut un des signataires des traités Arana-Mackau (1840) et Arana-Southern (1849). En 1816, il épousa Pascuala Beláustegui et ils eurent neuf enfants. Non seulement il eut une grande famille mais il constitua un immense patrimoine, d’une valeur supérieure à 6 millions de pesos en propriétés urbaines, terres et biens meubles14.
32L’origine de son patrimoine foncier, celui qui nous intéresse ici, remonte à 1827, année où Pedro Burgos (éleveur à Chascomús, ami et compère de Rosas, qui fonda en 1832 l’estancia « Fuerte del Arroyo Azul ») obtint de l’État 11,2 lieues en emphytéose. En 1832, il transféra son droit à Juan Enrique Coe qui, en 1834, le transféra à son tour à Davison-Door & Cie qui le transféra cette même année à Felipe Arana. En 1838, Arana l’agrandit en achetant à l’État des lots supplémentaires ainsi qu’une emphytéose de 1,5 lieue accordée à l’État en 1835. Par ailleurs, Juan E. Coe avait obtenu en 1833 une terre en emphytéose qu’il transféra à Arana en 1834, lequel l’acheta à l’État en 1838. C’est ainsi que Felipe Arana finit par acquérir 14,5 lieues (39 150 ha) dans le district de Tandil. Toutes ces transactions commerciales eurent lieu dans la ville de Buenos Aires où il exerçait ses activités politiques. Le paiement s’effectua en bétail (300 vaches et 597 jeunes taureaux) destiné à approvisionner l’armée de la frontière. Le prix de la terre fut donc payé avec les produits de l’exploitation.
- 15 Jugement de succession de Felipe Benicio Arana (AGN, dossier 3548).
33Le patrimoine de Felipe Arana se maintint dans son intégralité pendant vingt-sept ans, de 1838 à 1865, année de sa mort. Lors d’un conseil de famille ses héritiers décidèrent de liquider la succession entre tous les intéressés non seulement pour abréger les formalités mais aussi pour régler les différends qui auraient pu surgir et nécessiter l’intervention de la justice. Le patrimoine foncier fut divisé entre Pascuala Beláustegui de Arana, l’épouse de Felipe, qui reçut 4 921 hectares, et ses enfants : sa fille Pascuala (mariée à Luis Bilbao) qui reçut 10 805 hectares (par la volonté de son père son héritage fut augmenté de la moitié du cinquième de ses biens), Melchor : 8 099 hectares, Daniel : 11 009 hectares, Felipe de la Paz : 5 471 hectares et Mercedes, décédée, dont l’héritage alla à son époux, José Roque Pérez, et à leurs huit enfants15.
34De tous les frères Arana, c’est Daniel qui, à Tandil, fut le plus célèbre. Il fut maire du 1er arrondissement, propriétaire d’une maison de commerce et membre fondateur de la Société rurale argentine. En 1849, le juge de paix, Pedro Vela, en application des dispositions gouvernementales, envoya à Buenos Aires une liste de trois juges de paix en proposant, pour l’année 1850, Daniel Arana comme premier candidat :
- 16 Album histórico-biográfico de Tandil, Cámara Comercial e Industrial de Tandil, 1823-1923.
Daniel Arana, du parti fédéral (federal neto), patrie : Buenos Aires, âge : 30 ans, état : célibataire, couleur : blanc, domicile : 1er arrondissement de ce district, profession : éleveur, sait lire et écrire, a consacré sa personne et ses biens à la cause nationale et sacrée de la Fédération et à sa fonction de juge de paix depuis l’année 1841, fonction qu’il a remplie avec équité, patriotisme et dévotion à la cause nationale et sacrée de la Fédération. Son capital s’élève à 100 000 pesos et consiste en bétail et en affaires commerciales, il gère à la fois ses intérêts et ceux de son père le Dr. Don Felipe Arana ; depuis huit ans il habite ce district où il a sa résidence fixe. Il réunit les aptitudes et le patriotisme nécessaires pour remplir la charge de juge de paix16.
- 17 Ne pouvant, dans les limites de cet article, donner toutes les informations contenues dans les Guía (...)
35Sept ans après la succession de Felipe Arana, on assiste à plusieurs aliénations par vente et transfert entre membres de la famille ou à des personnes extérieures. Dans les Guías de 1909 et de 1928 figurent les héritiers de la seconde génération Arana qui conservèrent une partie du patrimoine. Ils résidaient dans la ville de Buenos Aires et, pour certains, en Europe, mais l’administration de leurs propriétés restait aux mains de majordomes et d’administrateurs, l’exploitation était confiée à des fermiers17. Peu de membres de la famille vécurent sur ces terres, et ceux qui le firent n’en participèrent pas moins activement à la vie politique de la communauté. Ce sont eux (la sixième génération) qui, d’une certaine manière, réussirent à conserver jusqu’à nos jours une partie de l’ancien patrimoine familial.
36La chute du gouvernement Rosas en 1852 ne mit pas fin aux ventes des terres publiques par l’État. Au contraire, le mouvement vers la frontière (1879) conduisit à aliéner de plus en plus de terres afin de les intégrer au système productif. Par ailleurs, un grand nombre de propriétaires qui avaient bénéficié de la loi sur les ventes de 1836 mais qui, s’étant opposés à la politique du gouverneur, avaient dû s’exiler, purent revenir en 1853 et récupérer les biens qui leur avaient été confisqués ou étaient restés à l’abandon. Ce fut le cas de plusieurs grands propriétaires du district de Tandil, comme José Benito Miguens qui possédait 32 400 hectares.
- 18 AHG-PT, mesures 3-7-27.
37Miguens acheta avec ses quatre frères, Eusebio, Felipe, Santiago et Martiniano, un domaine de 10 lieues situé dans le district de Tandil, et un domaine de 12,5 lieues à Ayacucho. L’origine du premier domaine remonte à 1838, lorsque les cinq frères rachetèrent au gouvernement 4,7 lieues données en emphytéose en 1827 à Jacobo Varela lequel transféra son droit en 1834, surface qui s’ajoutait aux 5,3 lieues issues d’une emphytéose accordée en 1827 à José María Sagari qui, en 1828, la transféra aux frères Miguens, et que ces derniers achetèrent au gouvernement en 1837. En 1838, la superficie de la propriété était de 12 lieues (32 400 ha), à savoir 10 lieues, plus 2 lieues. Lorsque la société fut divisée entre les frères, la propriété resta aux mains de José Benito Miguens qui, en raison de sa participation à la Revolución de los Libres del Sur (1839), alla en prison et ne revint sur ses terres qu’en 185318.
38À sa mort en 1860, la propriété revint à ses filles Felipa, Casilda, Felisa et Mercedes Miguens. Ayant leurs résidences dans la ville de Buenos Aires, elles confièrent leurs affaires à un administrateur, Manuel Otero, et divisèrent la propriété en quatre parties, une pour chaque sœur – et le reste fut loué et/ou vendu19.
- 20 Pour plus d’informations sur sa biographie, voir A. Reguera [1997].
39Ramón Santamarina, qui devint un des propriétaires les plus riches de la seconde moitié du xixe siècle, incarne un autre moment de l’histoire argentine. Originaire de Galice, il arriva dans le Río de la Plata en 1840 (en pleine période rosiste) à l’âge de 13 ans, et fit partie de ceux qu’on a appelés « les immigrants de la première heure ». Apparemment sans lettres de recommandation, sans parents ni amis, ne sachant rien de ces terres, il effectua, en arrivant à Buenos Aires, plusieurs emplois avant de trouver un travail de gardien de troupeaux dans un convoi de charettes qui le conduisit à Tandil en 184420. Lorsqu’il arriva la terre était déjà appropriée et distribuée, mais cela ne l’empêcha pas d’en acquérir et de se constituer un patrimoine important.
40Si sa première insertion professionnelle consista à s’engager comme journalier dans l’estancia « San Ciriaco » de Ramón Gómez, il travailla ensuite dans l’abattoir de la ville et réussit à acheter une charette puis, très vite, une flottille de charettes qui approvisionnèrent les magasins à la campagne ainsi que les forces défensives de la zone commandée par le colonel Benito Machado. D’après Delpech [1944 : 141], il reçut pour ses services des documents délivrés par le gouvernement de la province de Buenos Aires, lesquels furent plus tard convertis en terres qu’il consacra à l’élevage et où il installa ses propres magasins. S’il investit la majeure partie de son capital dans le foncier, il acheta aussi des actions, titres, prêts et biens urbains qui jouèrent un rôle important dans la reproduction de son capital. Mais sa plus grande réussite fut la constitution d’un immense patrimoine foncier.
- 21 J. Costa [1929] précise que la première estancia acquise par Ramón Santamarina fut l’estancia « El (...)
41Selon son jugement de succession, celui-ci comprenait 33 estancias (281 727 ha) dans la province de Buenos Aires, 94 000 hectares dans la province de Santiago del Estero, 2 024 hectares dans celle du Río Negro, 26 terrains dans la ville de Tandil, 10 maisons avec leur jardin et arbres fruitiers et 22 fermes dans la commune de Tandil, des terrains et des fermes dans plusieurs districts, une trentaine de propriétés à Buenos Aires ainsi que des propriétés rurales. Comment Santamarina parvint-il à se constituer un tel patrimoine ? En fait, ce fut le résultat d’un long processus qui occupa la moitié de sa vie puisque Santamarina commença à acquérir des terres en 186321, vingt-trois ans après son arrivée en Argentine. Il avait alors 36 ans et, jusqu’à sa mort en 1904, à l’âge de 77 ans, il ne cessa jamais d’acheter des terres et des biens.
- 22 Par décret du 31.07.1853 cette Commission fut autorisée à distribuer le quart des terres publiques (...)
- 23 En 1869, Santamarina figurait avec la mention « 65 000 pesos » à Pueblo (Album histórico…, 1823-192 (...)
42Ses acquisitions commencèrent en 1863 à Tandil, son lieu de résidence avec l’achat de 1 575 hectares, et se poursuivirent jusqu’en 1869, atteignant un total de 13 130 hectares. Au cours de cette période il acheta à Tandil également 3 terrains urbains. En 1853, la Commission de distribution de la municipalité de Tandil22 avait commencé à distribuer un grand nombre de terrains urbains et de fermes moyennant le paiement d’un impôt et l’obligation de les peupler dans un délai déterminé. Santamaria profita de cette politique de distribution et, en 1863, fit sa première acquisition. En 1869, il figurait déjà dans le registre des impôts directs comme l’un des plus gros propriétaires23. Durant cette même décennie il créa un magasin à Tandil en plus des cinq qu’il possédait à la campagne.
43Dans la décennie 1870, on note un volume important d’acquisitions, à savoir 93 812 hectares. Sur ce total, 66 816 hectares avaient été rachetés à l’État dans les districts du sud de la province, et le reste (26 996 ha) à des particuliers. En 1874, 1875 et 1876, on observe une baisse de ses acquisitions, sans doute imputable à la crise de 1873. Il s’agit de terres frontalières plus ou moins sûres – rappelons qu’en 1876 ont lieu les dernières incursions indigènes – dont les prix sont bas et que l’État cède à des particuliers. Parallèlement, à Tandil, Santamarina achète 17 terrains urbains, la plupart à l’État et à la municipalité. Dans la décennie 1880, on remarque à nouveau une baisse assez forte de ses acquisitions (4 861 ha) due vraisemblablement à la fièvre expansionniste de cette période qui entraîna des hausses spéculatives du prix de la terre (conséquence de l’avancée de la frontière – la Conquête du désert – et de l’intégration de nouvelles terres dans le processus productif) et l’augmentation du prix à l’exportation des produits de l’agriculture et de l’élevage. La perspective de gains futurs encourageait cette spéculation :
Après la Conquête du désert, écrit E. Delpech [1944 : 45], les terres valant 10 000 pesos la lieue en valaient 10 000 et leur prix continua à augmenter […] toutes […] furent peuplées avec une telle rapidité qu’en 1880 elles étaient couvertes de bétail, principalement de bêtes à laine […].
44Toutefois ce processus ne s’explique pas seulement par la perspective de gains futurs mais tient aussi à la transformation de la structure de la région pampéenne (extension du réseau ferroviaire, amélioration des communications, augmentation de la valeur et du prix des exportations) qui, entraînant une valorisation constante de la terre [Allub 1972 : 301]. Selon H. Sábato [1989 : 57], l’augmentation, présente et espérée, de la rente, et par conséquent celle des prix, fit de la propriété de la terre une bonne affaire. Celle-ci consistait à acheter à bas prix, et comme investissement à long terme, des terres frontalières peu sûres qui, une fois intégrées au processus productif, connurent une valorisation constante. Ces investissements destinés à augmenter la production et la productivité étaient une source garantie de bénéfices.
45Comment déterminait-on le prix de la terre ? S’agissant des terres publiques, le prix était fixé par le gouvernement d’après son propre budget et ne suivait pas la loi de l’offre et de la demande. Au fur et à mesure que se développaient les transactions entre particuliers, les prix oscillaient en fonction à la fois des perspectives économiques à long terme et des facteurs conjoncturels.
- 24 En 1838, les terres publiques furent évaluées à 5 000 pesos la lieue au nord du río Salado, à 4 000 (...)
46Sur les terres récemment intégrées et non bonifiées, les prix subissaient néanmoins l’influence des prix fixés par l’État24, et leur augmentation suivait ces derniers. Par ailleurs, les variations de prix s’appuyaient sur la valorisation économique de ces terres. Dans un premier temps, celle-ci dépendit de l’élevage. Ensuite, avec l’extension du réseau ferroviaire, elle dépendit aussi de l’agriculture. Finalement, la combinaison de l’élevage et de l’agriculture entraîna une augmentation du prix des terres d’autant plus forte qu’elles avaient une plus grande valeur ajoutée à l’hectare. Cette situation était en relation directe avec la fluctuation des prix internationaux des produits de l’agriculture et de l’élevage. Avaient également une incidence la situation géographique, la distance par rapport aux marchés, la qualité des terres et les améliorations apportées. Plus tard, lorsque le tracé de la frontière fut définitivement fixé, l’offre de terres cessa d’être élastique et les variations de prix dépendirent de leur plus ou moins grande rareté [Cortés Conde 1979].
47En 1880, à 53 ans, Santamarina décida de s’installer avec sa nombreuse famille (il avait 13 enfants) à Buenos Aires où il créa, à 63 ans, la société commerciale « Santamarina & Cie ». La baisse de ses investissements en terres fut compensée par d’autres investissements : 3 terrains urbains, 2 maisons et 23 fermes achetées à des particuliers à Tandil en 1885, 1886 et 1889 ; 1 propriété à San Vicente, 1 terrain à Almirante Brown et quelque 20 immeubles à Buenos Aires.
48La décennie 1890 enregistre une hausse importante de ses acquisitions à Tres Arroyos et à Tandil, et l’achat de plusieurs immeubles à Buenos Aires. Il faut aussi tenir compte du développement de son entreprise commerciale, car à cette époque ses transactions ne figuraient déjà plus sous son nom mais sous celui de sa société. Enfin, les dix premières années du xxe siècle continuent à enregistrer de nombreuses acquisitions. En 1900, la majorité de celles-ci (36 477 ha) concernent la province de Buenos Aires. À cette époque Santamarina achète également 94 000 hectares à Santiago del Estero et 2 024 hectares à Río Negro. C’est la première fois qu’il investit hors de la province de Buenos Aires.
49Les taxes perçues sur les 33 estancias qui figurent dans son jugement de succession s’élèvent à 16 443 158 dollars. À ce propos, il est nécessaire de relever le prix à l’hectare selon les districts et celui que l’on pratique à l’intérieur d’un même district. Ainsi, le prix des terres situées dans les districts du nord de la province de Buenos Aires diffère sensiblement de celui des terres du sud et du sud-est. Dans un même district, tel celui de Tandil, on observe des écarts de prix selon que les terrains sont situés à proximité du centre de la ville ou dans des quartiers plus éloignés. À l’évidence la valeur du foncier dépendait de plusieurs facteurs : qualité de la terre, distance par rapport au marché et coût du transport, valeur ajoutée à l’hectare, etc. De quel capital fallait-il disposer et comment avait-on accès à l’information lorsqu’une terre était mise en vente ? Était-ce uniquement grâce aux liens personnels ou, de manière plus formelle, par la presse écrite ?
- 25 Ce pouvait être des prêts à court, moyen ou long terme. S’agissant des premiers, les plus fréquents (...)
50Il est clair que pour participer au marché des biens il fallait avoir accumulé du capital. Cependant la question se pose de savoir comment celui-ci fut accumulé. Comment y avait-on accès et de quoi cela dépendait-il ? Une des formes d’accumulation du capital était le crédit, à partir de différentes sources : les unes, formelles et directes, relevaient du système bancaire ; les autres, informelles et indirectes, reposaient sur les prêteurs et les intermédiaires. La disponibilité de l’argent grâce au crédit bancaire s’explique par l’arrivée de capitaux venus de l’étranger. Dans le cas de l’Argentine, ces prêts provenaient principalement de la place financière de Londres, ce qui provoqua tout au long du xixe siècle une situation de prospérité et d’expansion économique, marquée autrefois par des périodes de crise et de récession. L’expansion dépendait essentiellement de la hausse des prix agricoles sur le marché international, la récession, elle, de la baisse des prix et des capitaux due à la conjonction d’une série de variables, telles les situations de crise ou de guerre qui affectèrent les économies industrielles [Marichal 1988]. Une grande disponibilité des capitaux favorisait diverses formes de crédit de la part des banques25. En marge du circuit bancaire institutionnel existait une série d’instances non institutionnelles qui permettaient d’y avoir accès, à savoir les compagnies d’import-export, les magasins situés à la campagne, les commerçants, les prêteurs et les propriétaires. Santamarina fut lui-même un commerçant qui, comme on l’a vu, bénéficia d’avantages et de concessions de la part de l’État. Pour ce qui est de la première période de ses acquisitions, nous ne savons pas s’il eut accès au crédit institutionnel ou au crédit informel, bien que l’on puisse penser que dans le contexte de la politique distributive et de concessions de cet État en formation et vu les modalités de vente, il ait pratiqué l’autofinancement. En tant que commerçant, il se peut qu’il ait obtenu des marchandises (produits alimentaires, outils, matériels, instruments de production et autres) en consignation dans des maisons de gros de Buenos Aires, marchandises qu’il vendait ensuite à la campagne par le biais de ses maisons de commerce, à la tête desquelles il avait placé des gérants associés en échange de ce qu’on appelait les « fruits du pays ». On sait qu’il prêta de l’argent et vendit au comptant ou à crédit, et, dans ce dernier cas, en occasionnant des dettes qui, très probablement, lui furent remboursées par la suite sous forme de terres.
51Les ventes de terres s’effectuaient de façon publique ou privée avec fixation du prix et facilités de paiement. Une partie du prix pouvait être payée comptant et le reste en versements annuels assortis d’une hypothèque, ou bien tout était payé comptant moyennant une remise, ou encore le paiement pouvait consister en têtes de bétail. Santamarina eut sûrement recours à ces différents modes de paiement pour accéder à la propriété car, il ne faut pas l’oublier, il avait accumulé dans le commerce et investi à grande échelle dans les terres.
52Mais comment accédait-on à l’information permettant d’acheter ou de louer des terres à la frontière ? Quelle était l’importance de l’offre et de la demande ? À cet égard, les offres concernant la vente ou la location de terres que les particuliers ou les offices d’adjudication faisaient paraître dans les journaux nationaux ou locaux sont une source précieuse. Pour ce qui est du sud-est pampéen, plusieurs journaux recoupent nos informations. On trouve ainsi dans les quotidiens La Razón (1880) et La Libertad (1893), journaux de Azul, et El Eco (1882), de Tandil, des annonces concernant la vente et la location de terres. En général, elles ne sont pas très explicites. Il est fort probable que celui qui souhaitait acheter ou louer des terres devait s’adresser à la direction du journal pour obtenir davantage de renseignements, en particulier sur le prix, et que le prix faisait ensuite l’objet d’un marchandage et d’un accord. Les annonces concernant les locations fournissent souvent plus de détails sur le type de la terre, la situation géographique et l’usage productif. À partir de 1890, les annonces, surtout pour la location, sont plus précises et, outre la situation géographique, indiquent la durée des contrats, la superficie et l’état des terres, mais le prix ne figure toujours pas. Au début du xxe siècle paraissent des annonces indiquant la surface, la situation, le prix et le mode de paiement. Il est également intéressant d’observer le nombre de fois où une annonce paraissait dans tel ou tel journal.
53Quoi qu’il en soit, grâce aux annonces et à l’information dont nous disposons, il est possible d’analyser la fréquence, le type et le volume des terres proposées à la vente ou à la location. Cortés Conde [1979 : 153-158] a calculé, sur la base des annonces publiées dans les quotidiens El Nacional et La Prensa, le volume des terres offertes dans la province de Buenos Aires entre 1865 et 1900. Il va de soi que la publication d’une offre ne signifiait pas sa vente. Ce à quoi l’auteur s’attachait, c’était le calcul, à partir des statistiques officielles, du volume des ventes annuelles réalisées dans la province de Buenos Aires de 1886 à 1913. Sa conclusion est que ce volume dépassait le million d’hectares et que les offres publiques supposaient un marché important en raison non seulement d’une plus grande disponibilité de terres à partir de la décennie 1880 mais aussi parce que celles-ci faisaient plus souvent l’objet de négociations. Précisons à nouveau que Cortès Conde se base uniquement sur deux quotidiens nationaux.
54On a toutes les raisons de penser que la majorité des transactions s’effectuaient sans passer par la presse écrite, ce qui veut dire que beaucoup d’offres se faisaient de bouche à oreille et que l’information circulait oralement entre voisins, parents, amis et compatriotes. L’utilisation de cette information orale n’était possible que grâce à un réseau de relations personnelles. Ceux que leur métier amenait à parcourir de vastes étendues (commerçants, tel Santamarina, voyageurs, grossistes, représentants de commerce) étaient aussi ceux qui disposaient de la plus grande quantité d’informations. Il est certain que la vente des meilleures terres ne se faisait pas par l’intermédiaire de la presse écrite. Les maisons de commerce, les petites épiceries (pulperías) ou les magasins généraux jouaient un rôle important en tant que lieux d’information et de communication entre les estancias et les villages. Les relais de poste, les bureaux de poste et les auberges, les sièges de la justice de paix et les mairies, les centres des festivités religieuses ou patriotiques et les marchés étaient avant tout des lieux de rencontre où les paysans échangeaient courrier, annonces, nouvelles et informations. Il est impossible de faire l’inventaire exact de ces transactions et nous devons nous satisfaire de celles qu’avait effectuées Santamarina.
- 26 AHG-PT, mesures 29-30-59 et 128.
- 27 C’est en 1890 que Santamarina commence à figurer sur les cartes du cadastre.
- 28 AHG-PT, mesure 6.
55Les acquisitions se faisaient par achats successifs de terres plus ou moins vastes (champs, terrains ou lots d’estancia de dimensions très variables) ou de parcelles résultant (du fait des ventes publiques ou privées, ou des héritages) de la fragmentation d’autres propriétés. Santamarina commença à acheter des terres à Tandil en 1863. L’estancia « Dos Hermanos » est la conjonction de plusieurs parcelles : 1 575 hectares achetés à Facundo Piñero en 1863, 2 699 hectares à Ramón Oliden en 1872, 2 057 hectares à l’État en 1875, une lieue et demie achetée à Enrique Thompson en 1876, une lieue achetée lors de la succession de Justo Silva et Magdalena Gómez de Silva en 1884, 1 113 hectares achetés à Rafael Benedicto Luciano López y Gómez en 189926. Pour finir, l’estancia « Dos Hermanos » totalisait 10 367 hectares. Si l’on regarde les cartes du cadastre27, on voit que ces parcelles sont voisines, qu’elles sont situées à la suite les unes des autres, et qu’elles occupent une partie des quartiers II et X du district de Tandil. À l’inverse, l’estancia « Los Angeles », d’une superficie de 11 555 hectares, avait été achetée indivise et elle s’est maintenue en l’état jusqu’en 1916, année où, en raison du décès de José Santamarina Alduncin qui devait en hériter, sa veuve commença à l’aliéner. De 1827 à 1834, cette terre était, en emphytéose, le bien de Juan N. Fernández, lequel transféra son droit à Manuel Zenón Duval. Celui-ci l’acheta à l’État en 1836, et, à sa mort, elle fut vendue par son exécutrice testamentaire à Ramón Santamarina28.
56Toutes les terres achetées par Ramón Santamarina, à son nom jusqu’en 1890 puis au nom de la société commerciale « Santamarina é hijos » dans différents districts de la province de Buenos Aires, le furent à des particuliers (174 056 ha) et/ou à l’État (107 671 ha). Ces terres avaient déjà fait l’objet de transactions résultant de la division d’emphytéoses ou de propriétés anciennes. Il faut savoir que ces transactions foncières se caractérisent par une assez grande diversité : Santamarina achète des terres à un moment où l’État transfère, dans des mains privées, des portions du domaine public, mais à un moment où la terre fait également l’objet de nombreuses transactions entre particuliers. En ce qui concerne l’achat de terrrains à bâtir, maisons et fermes dans le district de Tandil, on constate que, si entre 1864 et 1902 Santamarina profite de la politique de distribution de terres par l’État, il investit aussi en immeubles et en terres plus ou moins étendues qu’il achète à des particuliers. Notons que ces transferts de propriété s’effectuaient dans un contexte qui permettait qu’il n’y ait pas de limites à l’attribution de parcelles à ceux qui en faisaient la demande. Ainsi sur un total de 26 parcelles, Santamarina en acheta 24 au gouvernement et 2 à des particuliers. La condition d’obtention des terres publiques était, comme on l’a dit plus haut, de payer un impôt, de peupler ces terres et de construire.
57En ce qui concerne les investissements urbains de Santamarina, il faut distinguer ceux de Tandil de ceux de Buenos Aires. À l’évidence, ses premiers investissements ont lieu à Tandil. La première acquisition, celle de la maison familiale, date de 1864. Les acquisitions continuent jusqu’en 1889, c’est-à-dire neuf ans après l’installation de la famille à Buenos Aires. La première acquisition effectuée dans cette ville date de 1878, deux ans avant son installation. On voit que ses investissements urbains répondaient à un intérêt mercantile et étaient destinés à la constitution d’une rente.
58Un grand nombre de colons arrivèrent à Tandil à différentes époques et en quête d’une meilleure situation économique et sociale. Figurant sur la ligne d’avancée de la frontière, les terres de Tandil présentaient un attrait certain pour s’établir et s’enrichir. Que ce soit par faveurs, octroi de charges, liens de fidélité ou adhésion à des causes politiques (comme dans le cas des Pereyra, Vela, Arana et Gómez) ou par migrations internes (à partir d’autres districts ou provinces, comme dans le cas des Gómez et des Miguens), quelques-uns de ces colons devinrent propriétaires de vastes étendues de terre, renforçant ainsi leur pouvoir économique et leur prestige social, donc leur statut et leur influence politique. Ces grands patrimoines demeurent intacts soit jusqu’à la mort de leurs fondateurs, soit jusqu’à la division des sociétés familiales. Une première étape correspond au cycle de vie du fondateur. On assiste ensuite, du fait des héritages et des ventes, à un morcellement de ces grands patrimoines qui débouche sur un grand nombre de nouvelles propriétés.
59Au cours de la seconde moitié du xixe siècle apparaissent de nouveaux propriétaires qui renforcent leur position (ainsi des Peyrera Iraola), et d’autres qui, profitant de la vente des terres publiques par l’État et des partages résultant des héritages et des ventes successives, constituent à leur tour de vastes patrimoines (tel Ramón Santamarina). À la fragmentation succède une forte concentration des terres, et, plus tard, la mort des fondateurs donne lieu à une nouvelle fragmentation due à la liquidation des biens du patrimoine familial.
60Les cas que nous venons d’examiner mettent en évidence la « légalité » qui présida à la cession, par l’État, de l’usage et de la propriété de la terre. On a vu que les premiers emphytéotes avaient obtenu leurs droits dans un but uniquement spéculatif ou commercial puisque seuls deux d’entre eux étaient devenus propriétaires. Ensuite, ceux qui avaient acheté les terres en toute propriété et en étaient devenus les premiers propriétaires s’intéressèrent à la production et non plus à la seule rentabilité. Les Vela comme les Arana ou les Gómez exploitèrent leurs domaines en les gérant directement ou indirectement. Ces propriétaires, ou plutôt ce groupe de propriétaires, présentaient une grande fluidité dans leur composition et leur recomposition en raison de la durée des cycles de vie, des mouvements migratoires et du développement des unités de production. Le droit d’accès à la propriété avait ainsi diverses origines : le commerce, la politique, le travail, le capital, etc.
61Quand Ramón Santamarina arriva sur ces terres, celles-ci étaient déjà appropriées et distribuées, ce qui ne l’empêcha pas de se constituer un important patrimoine non seulement dans le district et la région mais aussi au niveau national. Quelle fut donc la dynamique qui présida à la formation d’un tel patrimoine ? Quelle fut la logique d’investissements aussi diversifiés ? Pourquoi, par exemple, ces hommes achetèrent-ils des terres dans plusieurs districts de la province de Buenos Aires et dans d’autres provinces ? On pourrait aussi s’interroger sur les stratégies et les logiques de comportement d’autres grands propriétaires dans l’Argentine du xixe siècle. Quel type d’entrepreneurs étaient-ils ? Au moment où ils constituèrent leurs patrimoines fonciers, le marché des terres offrait de nombreuses opportunités. La diversification permettait de minimiser les risques de la production et de maximiser la rentabilité. Pour y parvenir, il était indispensable de connaître le fonctionnement de l’activité agropastorale et d’être bien informé des mécanismes du marché.
62Les fondateurs des grands patrimoines, à titre individuel ou en société à savoir Pedro José Vela, Felipe Arana, les frères Gómez et Miguens, Ramón Santamarina, Pereyra Iraola, arrivèrent au bon moment. Ce moment, c’est celui où l’État cède des biens générateurs de richesses. Certains de ces propriétaires réussirent à conserver leur héritage quasi intact, d’autres le vendirent, d’autres l’augmentèrent ; quant aux troisième et quatrième générations, elles tentèrent à leur tour de saisir le moment propice pour conjurer le spectre de la disparition grâce aux sociétés familiales.
63Quelques faits révèlent les tensions sociales qui existaient au sein de cette société en formation. La confrontation entre natifs et étrangers, entre secteurs nouveaux et traditionnels, se traduisit par une lutte pour l’occupation et le contrôle de l’espace économique et social. En témoigne le « massacre d’étrangers et de francs-maçons » qui eut lieu à Tandil en 1872 [Nario 1976]. Certains de ces nouveaux immigrants devinrent de grands propriétaires dans la seconde moitié du xixe siècle et cohabitèrent avec les descendants des anciens propriétaires, c’est-à-dire ceux qui avaient constitué leur patrimoine au début du xixe.
64Les propriétaires individuels sont une chose, les groupes familiaux en sont une autre. On peut considérer la famille du point de vue de ses dimensions et de sa structure, de la reproduction familiale, des pratiques successorales ou de la transmission du patrimoine. Les premiers propriétaires donnèrent naissance à d’importants groupes familiaux d’où émergèrent de nouveaux grands propriétaires individuels. En outre, il faut tenir compte des origines sociales de ces individus et du processus d’accumulation du capital. C’est pourquoi l’analyse détaillée d’un petit groupe de familles ne permet pas de saisir tous les cas de formation d’un patrimoine et de savoir s’il est possible de dégager un modèle de comportement.
65En conclusion, si nous récapitulons les données que nous possédons sur les grands propriétaires d’un des districts les plus fertiles de la province de Buenos Aires et de la région pampéenne, nous voyons que s’ils accèdent à différentes formes de propriété de la terre, ils ne s’y « établissent » (estacionan) que pour un temps limité et finissent par s’installer au cœur des échanges économiques, c’est-à-dire à Buenos Aires, tout en continuant à exploiter leurs domaines et en y résidant de façon temporaire. La propriété et l’exploitation ont des significations différentes. Dans l’Argentine du xixe siècle, la propriété est – comme le grand domaine français – un modèle d’organisation sociale qui repose sur le pouvoir économique et le prestige social. La hausse du prix des produits agricoles et du bétail sur le marché international a maintenu l’estancia comme modèle prédominant d’unité de production, ayant en outre une fonction de représentation sociale. L’enrichissement économique dû à l’investissement en terres et la perception d’une rente permettaient d’adopter un mode de vie qui garantissait une forte reconnaisssance sociale.
66L’entreprise familiale, fondée sur un réseau de parenté et/ou de connaissances, dans des sociétés en évolution dotées d’institutions encore fragiles – comme la société frontalière de Tandil au xixe siècle –, a su générer la confiance et l’efficacité nécessaires pour réduire le coût des transactions, ce qui a permis de maintenir et même de développer un grand nombre de ces entreprises. Il s’agissait d’entreprises prospères qui, non seulement alimentaient le marché de la consommation mais (pour certaines) ont maintenu les parentèles jusqu’à nos jours grâce à la transmission de biens matériels et/ou immatériels.
- 29 Voir, entre autres, B. Zeberio [1995], B. Bragoni [1999], A. Reguera [1999] et J.C. Garavaglia [199 (...)
67Plusieurs des cas que nous venons de présenter sont des exemples d’ascension sociale. La plus évidente est sans doute celle de Santamarina. La hiérarchie des grandes familles à l’époque de l’indépendance n’est plus celle de l’époque coloniale. Certaines ont décliné, d’autres sont apparues, d’autres encore se sont parfois mélangées avec d’anciennes familles et ont, comme celles-ci, accumulé richesses, prestige et pouvoir29. Quelle est la signification sociale de la propriété de la terre ? Il est nécessaire de distinguer, comme dans l’historiographie européenne, propriété, exploitation et domaine. Ce dernier en particulier évoque une histoire familiale, un statut social, un pouvoir économique, une identité, une façon de vivre. L’ancienneté et l’honorabilité de la famille sont aussi importantes que le nombre d’hectares pour définir la position sociale d’un individu. La propriété de la terre apparaît ainsi comme un pouvoir solide et durable.
68Traduit de l’espagnol par Marie-Claire Beauregardt