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Comptes rendus

Thomas J. Bassett,Le coton des paysans. Une révolution agricole (Côte d’Ivoire 1880-1999)

. Paris, IRD, 2002, 291 p. (« À travers champs »)
Sandrine Petit

Texte intégral

Thomas J. Bassett, Le coton des paysans. Une révolution agricole (Côte d’Ivoire 1880-1999). Paris, IRD, 2002, 291 p. (« À travers champs »)

  • 3 R. Thurow et S. Kilman, « Coton qui pleure, coton qui rit », Courrier international 619 : 42-43.

1Ces deux dernières années les cours mondiaux du coton ont atteint leur niveau le plus bas depuis trente ans. Les principaux producteurs africains comme le Mali et la Côte d’Ivoire, sont démunis face à la baisse du prix d’achat qui s’accompagne d’une hausse des coûts des pesticides et des engrais. En revanche leurs concurrents du delta du Mississippi, bénéficiant de subventions et pratiquant une culture hautement mécanisée, sont beaucoup mieux lotis et portent les États-Unis au rang de premier exportateur de coton3. Les planteurs africains subissent de plein fouet les fluctuations des cours d’achat. Cependant, le rapport des paysans ivoiriens à la culture du coton est plus que la simple histoire d’une fatalité. C’est l’argument qu’a retenu Thomas J. Bassett dans ce livre qui rend aux planteurs ivoiriens – en l’occurrence des ethnies Sénoufo et Dioula – la place qu’ils méritent dans l’expansion de la production cotonnière. Loin d’être des paysans passifs soumis jadis aux administrateurs coloniaux, aux compagnies textiles et à leurs innovations techniques, et tributaires aujourd’hui des cours mondiaux, les planteurs du nord de la Côte d’Ivoire ont été les principaux acteurs d’une révolution cotonnière. Leur résistance aux interventions extérieures et leur ingéniosité ont été passées sous silence alors que les experts étrangers et les bailleurs de fonds étaient gratifiés du succès d’un développement agricole héroïque.

  • 4 S. Brush et W. Turner, Comparative Farming Systems. New York, The Guildford Press, 1987.

2L’ouvrage est la traduction remaniée du texte publié en anglais en 2001 chez Cambridge University Press. Il replace dans son contexte historique une révolution agricole qui, au-delà du développement technique, est décrite dans sa portée sociale. L’auteur s’appuie sur un travail de terrain de plusieurs années, qu’il a entrepris en 1981, à Katiali, localité située près de Khorogo, dans le nord de la Côte d’Ivoire. Cependant, l’approche de T.J. Bassett dépasse le cadre d’une étude de terroir. Recourant aux documents anciens et aux chroniques de l’époque coloniale, il propose une mise en perspective historique de la culture du coton. Fondée sur une analyse des statistiques agricoles, des rapports des compagnies cotonnières et de la Banque mondiale, cette étude de cas s’ouvre sur une réflexion plus générale concernant le développement rural et les discours dominants qui s’y rattachent. T.J. Bassett adopte une approche globale qui utilise des critères multiples4 (p. 24) pour saisir la dynamique agraire. Il examine les interactions entre plusieurs variables : les variables matérielles (outils, cultivars, travail, capital, sol et climat), les variables structurelles (économie nationale et internationale, institutions locales, organisations sociales, et responsabilités) et le comportement individuel (objectifs et choix).

3T.J. Bassett nous rappelle que le coton n’a pas été de tout temps une culture d’exportation. En effet il alimentait jadis un artisanat textile local particulièrement prospère dans la région. Les planteurs expérimentaient alors différentes variétés ; le coton à fibres longues était préféré pour le tissage manuel des toiles. La période étudiée s’étend de 1880 à 1999, et le texte, divisé en six chapitres, suit un découpage chronologique. L’introduction précise le cadre théorique des différentes notions utilisées par l’auteur, par exemple celles de révolution agricole, d’innovation, de développement agricole et de politiques agraires. Le premier chapitre aborde la problématique du développement et de l’agriculture cotonnière en Afrique de l’Ouest. Le deuxième chapitre couvre la période 1880-1911, qualifiée de « choc des empires », et marquée par une grande instabilité politique, économique et sociale, qui se solde par une chute brutale de la densité de population.

4Le deuxième intervalle 1912-1946 (chap. 3) rend compte de la rupture que constitue l’instauration du régime colonial caractérisée par les réquisitions. L’Europe de l’époque coloniale, dépendante du coton américain, voulait encourager le développement d’une production cotonnière africaine. Ignorants des variétés locales, des modes de production de l’artisanat et de l’économie pré-coloniale florissante, les administrateurs européens échouèrent dans leurs tentatives d’intensifier la culture du coton. Les acheteurs français offraient un prix bien inférieur à celui des marchands Dioula qui maintinrent tout au long de la période coloniale un marché parallèle, attestant ainsi de la rationalité économique, si souvent démentie, des paysans ivoiriens. À cette époque, le coton était cultivé comme une culture pérenne, intercalée avec l’igname, le riz, le sorgho ou le maïs. La pression coloniale s’intensifia et contraignit les paysans à la monoculture du coton et à la vente des récoltes, à un prix imposé, dans les foires destinées à cet effet. Les réquisitions sévères mirent en péril la sécurité vivrière et furent à l’origine de graves crises alimentaires.

  • 5 A. Escobar, Encountering Development. The Making and Unmaking of the Third World. Princeton, Prince (...)

5L’attitude répressive ne remporta pas le succès escompté : la production cotonnière était vendue de préférence sur les marchés locaux, et le mode cultural associant le coton aux cultures vivrières restait prépondérant. Entre 1947 et 1963, un nouveau programme cotonnier fut établi (chap. 4), des variétés hybrides furent introduites pour la première fois et les marchands locaux furent progressivement évincés par un nouveau système de prix. Dans les années soixante les paysans Sénoufo abandonnèrent l’association entre le coton et les cultures vivrières et adoptèrent de nouvelles techniques (culture attelée, herbicides). Le gouvernement français investit dans deux sociétés : l’Institut de recherche du coton et des fibres textiles (IRCT) et la Compagnie française pour le développement des fibres textiles (CFDT) dont il devint le principal actionnaire. La puissante CFDT contrôlait l’ensemble de la filière (recherche-production-commercialisation), fournissant les intrants, avançant les crédits aux producteurs, fixant les prix et achetant le coton ; la Caisse de stabilisation et de soutien des prix et des productions agricoles (Caistab) évitait tout dérapage. Cette organisation de la filière dite « système CFDT » correspondait à une conception immobiliste de l’agriculture africaine allant de pair avec une idéologie du développement dénoncée par A. Escobar5 (p. 52). Les paysans marqués par la répression coloniale et le travail forcé furent longtemps rétifs aux innovations techniques externes.

  • 6 P. Tersiguel, Le pari du tracteur. La modernisation de l’agriculture cotonnière au Burkina Faso. Pa (...)

6C’est entre 1964 et 1984 (chap. 5) que s’opéra la révolution cotonnière dont T.J. Bassett dit que « l’un des grands paradoxes est tout simplement qu’elle ait eu lieu » (p. 250). Des dynamiques agricoles pour intensifier et étendre les cultures agirent conjointement et eurent pour effet une augmentation considérable de la productivité en termes de rendement des cultures. Le crédit se développa, la culture attelée permit une expansion des surfaces cultivées. Le rôle moteur des agriculteurs fut décisif dans l’intensification des cultures. Celle-ci, habituellement attribuée aux innovations techniques et institutionnelles impulsées par la CFDT, fut possible grâce à une longue pratique de la culture du coton par les paysans Sénoufo et Dioula. La plantation du coton, qui avait été dans un premier temps imposée par les sous-préfets, fut ensuite adoptée par les paysans de leur plein gré alors que les produits vivriers ne rapportaient plus rien. La CFDT défricha de grandes parcelles cultivées par les familles et, dans les années soixante, le nombre de planteurs et la surface cultivée s’élevèrent rapidement. Des variétés à haut rendement furent introduites ; la surface de coton passa de 35 868 à 146 400 hectares et les rendements de 0,82 à 1,45 tonne par hectare, entre 1970 et 1984, année record pour la production (p. 166). Dans les années soixantedix, l’emploi des engrais et des pesticides se généralisa. La culture attelée prit de l’ampleur et, en 1995, 48 % de la surface cotonnière était labourée avec des charrues (p. 228). Notons que l’auteur ne mentionne pas l’utilisation de tracteurs dans la région, une mécanisation de l’agriculture cotonnière qui avait fait l’objet il y a quelques années d’un ouvrage dans la même collection6.

7Ce succès restait cependant fragile : dans les années quatre-vingt, le secteur cotonnier fut touché par une série de mesures d’austérité prises par le Fonds monétaire international et les programmes d’ajustement structurel de la Banque mondiale visant à accroître la compétitivité à l’exportation des principales cultures ivoiriennes. L’impuissance des Ivoiriens face à des cours mondiaux en baisse est résumée par l’expression employée par T.J. Bassett : « semer ou ne pas semer » (Chap. 6). En effet, depuis 1985, à la suite de la suppression des subventions aux engrais et pesticides, de l’effondrement du prix du coton et de la dévaluation de la monnaie, les paysans se retrouvent devant ce dilemme. Ils réagissent à la détérioration des conditions économiques en réduisant les coûts de production, en l’occurrence les intrants, et en accroissant la productivité du travail (augmentation de la surface cultivée par planteur, notamment dans la période 1985-1995). Les planteurs s’endettent. Ces années difficiles furent propices à la naissance d’organisations paysannes. Des groupements à vocation coopérative furent créés, et des grèves affectant les marchés à coton éclatèrent pour réagir contre la baisse des prix d’achat.

8T.J. Bassett conclut qu’il s’agit bien d’une réussite agricole dont le mérite revient aux paysans. L’auteur relativise pourtant ce succès, eu égard à son impact sur l’environnement et aux changements sociaux. La culture du coton a rarement amélioré de façon spectaculaire la vie des paysans ; leurs revenus réels ont baissé. Elle a provoqué une différenciation sociale entre les jeunes et les aînés, entre les familles à revenus élevés, qui se tirent mieux d’affaire, et les paysans pauvres, endettés et considérés comme les mauvais payeurs, enfin entre les hommes et les femmes. Au niveau de l’exploitation les familles sont confrontées à des surcharges de travail que T.J. Bassett qualifie de « goulets d’étranglement ». Pour pallier ces effets les femmes ont dû consacrer davantage de temps à travailler dans les champs familiaux et extérieurs au détriment de leurs propres parcelles. Au cours de cette révolution cotonnière elles ont perdu de leur autonomie. La stabilisation des prix n’a pas été aussi favorable aux planteurs qu’on l’a prétendu, et la libéralisation actuelle des prix n’augure pas de meilleurs bénéfices pour les producteurs les plus pauvres.

9Cet ouvrage, à l’argumentation claire, appuyée de graphiques et illustrée par des photographies anciennes, est très convaincant. T.J. Bassett a su particulièrement bien jouer de plusieurs échelles d’analyse et mettre en évidence les relations entre les acteurs. Les témoignages des informateurs cités en exergue ancrent l’histoire du développement agricole dans une réalité locale saisie de l’époque précoloniale à la période contemporaine de privatisation et de mondialisation du marchés. En somme, un travail rigoureux, en nuances, qui éclaire la complexité d’une intensification agricole dont le vécu par la population rurale ivoirienne a souvent été occulté.

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Notes

3 R. Thurow et S. Kilman, « Coton qui pleure, coton qui rit », Courrier international 619 : 42-43.

4 S. Brush et W. Turner, Comparative Farming Systems. New York, The Guildford Press, 1987.

5 A. Escobar, Encountering Development. The Making and Unmaking of the Third World. Princeton, Princeton University Press, 1995.

6 P. Tersiguel, Le pari du tracteur. La modernisation de l’agriculture cotonnière au Burkina Faso. Paris, Orstom, 1995 (« À travers champs »).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sandrine Petit, « Thomas J. Bassett,Le coton des paysans. Une révolution agricole (Côte d’Ivoire 1880-1999) »Études rurales [En ligne], 167-168 | 2003, mis en ligne le 01 janvier 2005, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/8047 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.8047

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Sandrine Petit

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