1Le village et la question de sa naissance occupent, depuis le début des années quatre-vingt, une place centrale, voire exclusive, dans la réflexion sur l’habitat rural médiéval. Et ce, essentiellement du fait du médiéviste Robert Fossier qui a défini pour la première fois en 1980 le village et les problématiques qui lui sont attachées dans l’ouvrage qu’il a écrit en collaboration avec l’archéologue Jean Chapelot, Le village et la maison au Moyen Âge. Cette publication marque une étape décisive dans l’histoire de la recherche sur l’habitat rural médiéval parce qu’il y pose les termes d’une thèse tranchée.
2D’un côté il décrit un habitat rural alto-médiéval au plan lâche et mobile dans un terroir largement boisé ou en friches et dépourvu de réseau de communication :
[…] un semis léger et inégal, dense ici, inexistant là, peut-être même encore mal fixé, sujet à se déplacer au gré des nécessités d’une agriculture extensive, encore partiellement itinérante, dévoreuse d’espace qu’elle épuise parce qu’elle n’est pas maîtrisée. On doit donc s’attendre à des formes d’habitat très différenciées, du hameau saisonnier en matériau léger, occupé au moment de la pêche ou de la saillie des bêtes au bord des bois, au village temporaire abandonné au bout de quelques années, jusqu’au centre bâti en dur autour de la maison d’un saint ou d’un maître laïc.[Fossier et Chapelot 1980 : 28]
3On notera au passage que Robert Fossier utilise la notion de « village temporaire » alors même qu’elle est contradictoire avec la définition qu’il donne du village, à savoir, entre autres, un habitat fixe et durable. L’image qu’il propose pour dépeindre la réalité alto-médiévale de l’habitat rural s’appuie sur les données archéologiques issues des premières fouilles, et en particulier celle de Brebières (la première fouille d’habitat rural du haut Moyen Âge en France) dont l’interprétation a donné lieu à l’expression d’une thèse misérabiliste ne tenant pas compte des « limites des sources », en l’occurrence ici celles de la surface explorée.
4D’un autre côté, à cette dévalorisation de l’objet « habitat rural du haut Moyen Âge » s’ajoute, en corollaire, une valorisation de la période autour de l’an Mil, au cours de laquelle se serait enclenché le phénomène de la « naissance du village ». Celle-ci correspond à la fixation de l’habitat autour de l’église ; elle s’accompagne d’une restructuration du parcellaire environnant en « zones cohérentes » soutenues par un réseau de desserte ainsi que d’une prise de conscience communautaire des villageois. Robert Fossier développe ce point, qui va devenir essentiel dans son propos, dans Enfance de l’Europe en 1982 où il explicite, par la théorie de l’encellulement, l’idée qu’il avait déjà présentée dans sa thèse en 1968 (La terre et les hommes en Picardie jusqu’à la fin du xiiie siècle) dans laquelle il plaidait pour un essor du monde agricole après l’an Mil lié à un changement des techniques agraires et au développement du cadre paroissial et de la seigneurie [1987]. Il construit une modélisation historique de la naissance du village à partir de celle créée par Pierre Toubert pour le Latium et la Sabine sur la base des sources écrites (l’incastellamento) tout en soulignant la spécificité de l’espace géographique qu’il étudie – l’Europe du Nord-Ouest – où le regroupement et la fixation des hommes sont plus le fruit de l’attraction des pôles cimetérial et ecclésial que de celle du pôle castral [1982]. Selon lui l’ampleur de ce phénomène et des mutations qu’il suppose est telle qu’il convient de parler d’une véritable « révolution » dans l’histoire européenne [1990 : 162].
5Robert Fossier a sans cesse affiné sa théorie de l’encellulement et de la naissance du village, qui s’est très vite imposée à l’ensemble de la communauté scientifique. Édith Peytremann, dans sa thèse sur l’« archéologie de l’habitat rural dans le nord de la France du ive au xiie siècle » dresse un bilan historiographique très complet de cette recherche et montre comment cette thèse a été reprise, de façon plus ou moins nuancée, par les historiens et les archéologues [2003]. Ainsi Robert Fossier a très largement contribué à focaliser le débat sur la définition du village et sur son origine ainsi qu’à orienter l’interprétation des données archéologiques en fonction de ce modèle devenu paradigme au fil du temps. En effet, l’encellulement fonctionne aujourd’hui, et depuis une quinzaine d’années, comme une grille de lecture obligée pour tout chercheur travaillant sur la période des xe-xiie siècles et sur l’habitat rural médiéval.
6L’archéologie préventive, en mettant au jour un nombre très important de nouvelles données concernant l’époque méconnue du haut Moyen Âge, et ce sur de grandes surfaces, a permis d’ouvrir de nouvelles pistes d’investigation et d’engager une critique du modèle.
7Déjà, en 1988, la publication du catalogue de l’exposition « Un village au temps de Charlemagne », préfacé par Georges Duby, avait esquissé les premières divergences par rapport au modèle grâce à l’apport des fouilles préventives dans le nord de l’Île-de-France [Guadagnin 1988]. Le titre même était un pied de nez à la thèse de la naissance du village après l’an Mil puisqu’il sous-entendait que la forme du village ait pu exister bien avant l’an Mil.
8Claude Lorren et Patrick Périn ont été les premiers à critiquer véritablement cette définition, très franco-française, du village. De leur point de vue, on a surestimé la période 930-1080 (de la « révolution de l’an Mil ») dans la genèse du village, au détriment de la période mérovingienne [1995 : XIII-XIV]. Patrick Périn a souvent relevé la proximité qui existe entre les villages ou hameaux modernes et les cimetières mérovingiens ainsi que le faible nombre de créations de sites d’habitat au viie siècle (observation confirmée par Édith Peytremann pour les viie et viiie siècles). Les deux auteurs suggèrent donc d’interpréter la plupart des habitats du haut Moyen Âge comme des établissements plus ou moins dispersés qui voient le jour à partir de la fin de l’époque mérovingienne. Leur abandon vers l’an Mil s’inscrirait dans un processus de regroupement au profit des anciens villages que nous connaissons encore aujourd’hui mais qui ne font que très rarement l’objet de sondages archéologiques. Ils estiment que la question est finalement biaisée parce qu’on ne peut appliquer à l’habitat rural alto-médiéval une définition élaborée à partir d’une situation postérieure, créant ainsi une sorte d’ « illusion rétrospective ». Dans ce cas, comment qualifier un habitat du haut Moyen Âge qui comporte un ou deux des éléments caractéristiques du village selon Robert Fossier ? Comme le rappelle Patrick Périn [1992], les données archéologiques collectées en masse depuis les années quatre-vingt – à la faveur des travaux d’aménagement du territoire – mettent en évidence la présence fréquente d’un lieu de culte et d’une nécropole associés à l’habitat ; une cohérence interne des plans, due le plus souvent à des éléments structurants tels les voies, les cours d’eau ; la fréquence des palissades ou fossés pour délimiter la zone habitée ; la longue durée d’occupation de certains sites ; la richesse en mobilier et en particulier l’abondance d’objets en métal ; l’existence de zones spécialisées qui témoignent d’une activité collective (aires d’ensilage, batteries de fours à pain, zones artisanales) et la présence fréquente d’artisanat (fer, os, tissage). Ces « faits archéologiques » démontrent que « l’habitat organisé […] existe bien en France dès avant la seconde moitié du ixe siècle, et notamment depuis l’époque mérovingienne » [ibid. : 225].
9Dans le cadre d’une vaste synthèse, publiée au début de 2003, Édith Peytremann propose un changement de perspective, loin de la théorie classique de la naissance du village aux environs de l’an Mil. Plutôt que de multiplier les définitions du village et de débattre de sa naissance, il est plus intéressant, de son avis, de s’attacher précisément à la dynamique du développement de l’habitat rural [op. cit.]. La délimitation géographique aléatoire de sa recherche (la France du Nord), parce qu’elle n’a pas de signification historique et évite de reprendre les espaces territoriaux habituels des historiens des sources écrites, l’oblige à recomposer les données collectées par les archéologues. À partir du dépouillement des Documents finaux de synthèse, des Bilans scientifiques régionaux et des chroniques de fouilles dans Archéologie médiévale, elle a constitué un corpus, non exhaustif, de 308 sites dont la répartition régionale varie en fonction des aléas de l’aménagement contemporain (65 sites en Île-de-France contre 6 en Franche-Comté). L’analyse de ces données lui a permis d’aboutir à une caractérisation régionale du développement chronologique, des éléments constitutifs, de la topographie et de l’économie des habitats ruraux du haut Moyen Âge.
10Le principal apport de ce travail est une proposition de modélisation de l’évolution de cet habitat en quatre périodes pour lesquelles elle donne les fourchettes chronologiques suivantes :
- Période I (ive-ve s.) : ruptures et continuités ;
- Période II (vie-mi-viie s.) : reprise de l’activité dans les campagnes et affirmation d’un nouveau type d’habitat ;
- Période III (mi-viie-viiie s.) : expansion et réorganisation du monde rural ;
- Période IV (ixe-xiie s.) : continuités et transformations mineures.
11Lors de sa soutenance de thèse, Édith Peytremann avait parlé plutôt de « pulsations » ou de « respirations » pour caractériser le rythme de l’évolution de cet habitat et montrer ainsi une certaine prudence vis-à-vis de la notion de période, trop rigide et difficile à dater au regard des données archéologiques et des moyens d’interprétation de la chronologie d’un site.
12L’étude de la dernière période détruit en grande partie le dispositif de la théorie d’une « naissance du village » [Peytremann op. cit. : 327-333 et 357-359] : nombreuses désertions, surtout à partir du xie siècle ; habitat groupé (généralement de forme linéaire) correspondant à la forme dominante du peuplement. Dans l’ensemble, ces habitats groupés ressemblent à ceux de la période précédente, ce qui, selon elle, témoigne d’une « continuité dans le processus de concentration de l’habitat » et, ce faisant, puisque la période III se distingue par une « expansion et une réorganisation du monde rural » [ibid. : 355], d’une expansion de longue durée. L’abondance des désertions serait le résultat d’une concentration de l’habitat au sein du finage. Ce regroupement s’effectuerait aux dépens de certains habitats devenus moins attractifs par rapport à un seul réunissant les fonctions indispensables.
13Cette hypothèse contredit donc la thèse classique de la mobilité de l’habitat et de sa fixation aux environs de l’an Mil et relativise l’importance des créations attribuées aux xie-xiie siècles, en mettant l’accent sur une transformation progressive des campagnes, en relation avec les améliorations techniques, la modification des conditions climatiques et l’accroissement des terres cultivées qui aboutissent à l’élaboration d’un finage. Néanmoins Édith Peytremann insiste sur le fait que les sources archéologiques, tout en s’opposant au schéma traditionnel d’interprétation, n’autorisent pas à être plus précis et ne font que déplacer la réflexion du champ de l’organisation des paroisses et des seigneuries à celui de l’organisation du terroir. Si l’habitat dépend simultanément de ces différents réseaux, le poids de chacun est difficile à quantifier par l’historien-archéologue.
14Quelques travaux récents continuent à s’interroger sur le sens à donner aux découvertes archéologiques et hésitent à en tirer les conclusions qui s’imposent, parce que le modèle de la naissance du village reste toujours prégnant.
15L’ouvrage dirigé par Élise Faure-Boucharlat, alors conservatrice en chef du Patrimoine (et désormais inspectrice générale de l’Archéologie), concernant la Bresse lyonnaise, la plaine du Lyonnais et le Dauphiné septentrional complète très utilement la synthèse d’Édith Peytremann en déplaçant la focale sur l’échelle régionale [2001]. L’objectif était de regrouper les résultats de 19 opérations archéologiques préventives menées sur des sites « d’habitat civils ruraux » du ve au xiie siècle (c’est-à-dire des exploitations agricoles) afin de compenser le retard de cette région en matière de publications archéologiques ayant trait à cette période. Il en résulte un dossier régional remarquablement documenté qui offre des mises au point et ouvre des voies nouvelles de réflexion. Ce travail est complété par une approche thématique : il s’agit de replacer les fouilles dans un cadre plus général et historique et contribuer ainsi au dialogue entre historiens et archéologues médiévistes [ibid.].
16Ce qui rend ce livre particulièrement intéressant, c’est qu’Élise Faure-Boucharlat prend ses distances avec l’interprétation misérabiliste de l’habitat rural du haut Moyen Âge [ibid. : 36]. On notera cependant que les auteurs qu’elle a réunis n’ont pas autant de recul épistémologique qu’Édith Peytremann et inscrivent encore largement l’analyse de leurs données archéologiques dans la mouvance des thèses de Robert Fossier et de Pierre Toubert. Ainsi Élise Faure-Boucharlat précise que l’archéologie n’a pas « prétention à trancher [dans le débat sur la “révolution de l’an Mil”] mais à soumettre à la discussion une documentation originale et concrète » [id.].
17Dans les chapitres qu’elle rédige, elle préfère éviter l’emploi de la notion de village pour l’étude des sites archéologiques « parce qu’elle implique, en principe, l’indispensable coexistence d’édifices de nature et de statut divers liés au culte, à la protection et à l’encadrement des hommes » [ibid. : 16]. Elle utilise donc le terme « protovillage » pour désigner les exploitations agricoles bien structurées de la taille d’un hameau (au minimum) et datées d’avant le xie siècle, dont les exemples sont d’ailleurs localisés dans le nord de la France et non dans la région qui l’occupe. Enfin, elle qualifie de « manifestations tardives » les sites du xiie siècle qui ne font pas partie du réseau villageois, affirmant ainsi son attachement à la période des environs de l’an Mil en tant que date charnière dans l’évolution des campagnes et de la société [ibid. : 35].
18On trouve la même position, mais beaucoup moins nuancée, chez Alegria Bouvier dans le chapitre sur le peuplement du Vélin où elle tente de comprendre « comment et pourquoi on est passé de l’habitat dispersé gallo-romain au regroupement villageois du xiiie siècle » afin d’alimenter le débat sur la naissance du village et des paroisses et sur la genèse de l’encelulement [ibid. : 37]. Elle reprend donc à son compte, sans esprit critique, le « label “village” » de Robert Fossier et – en ignorant les réalités de l’habitat gallo-romain, notamment groupé – qualifie de « “raz-de-marée” rural » le passage aux environs de l’an Mil d’une société paysanne « urbaine » gallo-romaine à une société paysanne rurale organisée dans des villages par la volonté des puissants. Il lui est alors facile de conclure, de façon tautologique :
En ce sens, l’encellulement est bien une réalité.[ibid. : 52]
19En 1995, dans un article lucide et pessimiste dans lequel elle s’interrogeait sur les capacités de l’archéologie à appréhender les caractéristiques du village des historiens, Élisabeth Zadora-Rio établissait, à juste titre, les limites des sources archéologiques [1995]. Selon elle, ces dernières ne peuvent prétendre parler du village médiéval tel qu’il est défini par les historiens des sources écrites parce que les éléments qui le composent n’ont pas la même signification dans l’organisation spatiale du haut Moyen Âge et parce que l’organisation sociale villageoise n’est pas accessible à l’archéologie. Il s’agissait d’un « aveu d’échec » qui invitait à ne refuser ni la définition du village par les historiens des textes ni le postulat de sa naissance vers l’an Mil. L’archéologie se trouvait par là même réduite à la fonction d’illustration du discours de l’historien.
20Toutefois dans le dossier spécial qu’elle a réuni dans les Nouvelles de l’Archéologie, elle aborde, en quatre pages, ce qu’elle appelle « la pesanteur des paradigmes » et présente un « article introductif sur les changements de paradigmes » [2003], qui marque une évolution dans son propos. Elle rappelle que l’encellulement est mal attesté dans les sources archéologiques, de la même manière que le cas emblématique de l’incastellamento de Pierre Toubert n’a jamais été attesté tel quel par la fouille et qu’il ne faut pas le confondre avec la concentration de l’habitat. On a donc des difficultés à saisir les effets concrets du concept d’encellulement sur l’habitat malgré le rôle polarisateur de l’église perceptible dans les sources écrites dès le xie siècle. Quant aux problèmes de datation de la céramique du haut Moyen Âge, ils ne font qu’aggraver les choses [ibid. : 7]. Élisabeth Zadora-Rio rappelle également que les recherches menées sur les régions côtières de la mer du Nord ont prouvé le caractère « itinérant » des villages. Mais le terme « itinérant » convient-il lorsque, au demeurant, l’échelle de l’investigation archéologique laisse à penser que ces déplacements des établissements sont circonscrits et incitent, dès lors, à affirmer la pérennité de l’habitat ? Ces légers déplacements paraissent liés à un mode spécifique de gestion du terroir. Ils représentent par conséquent une phase dans les modalités de développement d’un réseau qui se stabilise, ici comme ailleurs, aux xie-xiie siècles. Voici, en outre, un modèle fondé sur des habitats groupés du haut Moyen Âge qui « ne doivent rien aux châteaux ni aux églises » [id.].
21Élisabeth Zadora-Rio s’éloigne de ce qu’elle écrivait en 1997, en collaboration avec Monique Bourin. Toutes deux considéraient alors l’encellulement « comme un enracinement : à un habitat semi-itinérant, de courte durée, succède une fixation du peuplement sous une forme majoritairement villageoise » grâce à l’encerclement de l’église par les morts, phénomène qui aurait été l’élément polarisateur [Bourin et Zadora-Rio 2003 : 500]. Aujourd’hui Élisabeth Zadora-Rio préfère attirer l’attention sur le modèle et moins sur les formes (les réalisations concrètes), le modèle n’ayant que peu d’influence sur celles-ci :
L’encellulement et l’incastellamento mettent l’accent sur la polarisation de l’espace social et juridique autour de l’église ou du château, mais il s’agit de modèles macro-historiques qui ne perdraient rien de leur validité s’il était avéré que leur influence sur l’habitat a été faible, ou très différée. L’importance sociale d’un phénomène n’est pas nécessairement proportionnelle à ses traces matérielles (Galinié 2000 : 54-55).
Ces paradigmes ne peuvent être utilisés comme grille d’interprétation directe des données archéologiques car ils ne se situent pas à la même échelle (Lepetit 1996). Peut-être faut-il considérer qu’ils nous informent sur les aspirations, la volonté politique, la conception du pouvoir des sociétés des xie-xiie siècles, et peu (ou pas) sur leurs réalisations concrètes ou leur cadre de vie [2003 : 7].
22Elle développe en effet une idée de Bernard Lepetit dans l’ouvrage collectif Jeux d’échelles coordonné en 1996 par Jean-François Revel. On sait que l’objet, l’optique et le niveau d’information changent en fonction de l’échelle d’analyse adoptée :
Choisir une échelle consiste alors à sélectionner un niveau d’information qui soit pertinent avec le niveau d’organisation à étudier.[1996 : 83]
23Élisabeth Zadora-Rio reprend à son compte l’idée de Bernard Lepetit selon laquelle :
Les conclusions qui résultent d’une analyse menée à une échelle particulière ne peuvent être opposées aux conclusions obtenues à une autre échelle.[ibid. : 93]
24Elle propose donc un divorce. Les modélisations historiques de l’encellulement et de l’incastellamento relèvent de la sphère des représentations ou aspirations des élites (« polarisation de l’espace social et juridique »), et leur étude n’est possible que par le biais des sources écrites, cette sphère ne se réifiant pas ou peu dans l’espace. C’est l’échelle de la macro-analyse. Le réel et le cadre de vie des sociétés, matérialisés dans l’occupation du sol et les paysages, ressortissent au contraire à la micro-analyse et à l’archéologie. Cette dichotomie était déjà présente en 1997 dans l’article co-écrit avec Monique Bourin :
La densité des sources archéologiques, notamment des données de fouilles, est celle d’une micro-histoire à laquelle les historiens des textes ont rarement accès. La différence d’échelle spatiale complique la comparaison des données textuelles et archéologiques.[Bourin et Zadora-Rio op. cit. : 495]
25Pour conduire la micro-analyse archéologique, Élisabeth Zadora Rio accepte quelques changements : abandonner l’appellation de « protovillages » ; renoncer aux intitulés dynastiques des périodes (« mérovingienne » et « carolingienne ») au profit d’une périodisation par siècles, ce que l’équipe d’Archaeomedes a installé (voir ci-après) ; cesser d’identifier les unités agricoles aux « manses » cités dans les textes [Zadora-Rio 2003 : 8].
26La proposition d’Élisabeth Zadora-Rio est à la fois utile et singulière. Il est utile de ne plus minimiser l’aporie entre des données archéologiques nouvelles et une thèse fondée sur les sources écrites et sur une vision erronée des réalités archéologiques du haut Moyen Âge. En revanche, il est singulier d’organiser deux niveaux et d’imaginer qu’ils ne puissent pas ou peu interférer. Ainsi les modèles macrohistoriques qui décrivent « les aspirations, la volonté politique, la conception du pouvoir des sociétés des xie-xiie siècles » seraient autonomes par rapport à la sphère des réalisations concrètes, sans grand pouvoir sur celles-ci. Les élites sociales se donneraient des modèles d’organisation de l’espace qu’elles se garderaient bien, ensuite, de mettre en œuvre. Élisabeth Zadora-Rio avait déjà suggéré le même type de raisonnement à propos des parcellaires planifiés, en contestant les modélisations géométriques des arpenteurs en regard des longues lanières qui avaient dû être spontanément tracées par les attelages de bœufs lors du labour. Elle en avait tiré argument pour réfuter en bloc la lecture des formes planifiées médiévales, l’estimant, à tort, influencée par les méthodes des antiquisants.
27Sur la question du village, l’intérêt de cette dichotomie est multiple : elle permet de conserver la thèse macro-historique de l’encellulement ; elle permet de faire à peu de frais la leçon aux archéologues, lesquels sont invités à élaborer leurs propres grilles d’interprétation et à se donner des moyens intellectuels théoriques ; elle permet de sauvegarder l’idée globale d’un Moyen Âge non technique puisque les élites ne réalisent pas ou peu leurs conceptions.
28Il n’est pas inintéressant d’observer que, pour élaborer sa réflexion, Élisabeth Zadora-Rio ne retient pas les travaux de l’équipe de Claude Raynaud en Lunellois, les résultats du projet Archaeomedes ni les conclusions d’Édith Peytremann. Or ceux-ci montrent une tout autre façon de se sortir de cette apparente difficulté logique : abandonner l’idée d’une naissance du village après l’an Mil et s’interroger sur les raisons identitaires qui font que les médiévistes ont besoin de l’objet « village » pour exister différemment des antiquisants ; réinsérer par ailleurs cet objet dans la dynamique des réseaux de peuplement.
- 2 Se reporter au glossaire p. 295.
29Le risque est celui des isolats épistémologiques : isolat des périodes, des sites par rapport aux contextes, du village en tant que spécificité du Moyen Âge, etc. C’est ici qu’il faut offrir une perspective qui ne soit pas un grand écart. Selon nous, il n’y a pas lieu de poser, a priori, l’idée d’une incommensurabilité entre représentations et matérialités. Il y a lieu de chercher un point de vue de liaison. C’est ce que nous nous proposons de faire sous l’intitulé archéogéographique2 [Chouquer 2003].
30Le village polarisé existe aux xie et xiie siècles et il a procuré sa physionomie à la trame actuelle de l’habitat. Le problème est de vouloir le transformer en objet identitaire et fondateur du « véritable » Moyen Âge, celui qui naîtrait aux alentours de l’an Mil. Ce problème relève d’un choix épistémologique, en ce que l’épistémologie est ici une pratique éradicatrice des réseaux qui donnent sens à l’objet : à vouloir rendre autonomes les représentations d’un côté et les matérialités de l’autre, on prive les objets de leurs multiples significations. Il relève aussi d’un choix idéologique, car il s’agit de promouvoir un certain Moyen Âge et pas un autre, un Moyen Âge aux objets « francs », si on m’autorise ce jeu de mots : féodalité, encellulement, village, etc. Autrement dit : l’objet « village médiéval » est-il un objet légitime de l’histoire et de l’archéologie médiévales et d’elles seules, et ces dernières sont-elles les passages obligés pour constituer les objets, ou bien s’insère-t-il dans une archéogéographie, celle des dynamiques des réseaux d’habitat ? On ne peut donc pas attendre beaucoup de la recherche sur ces questions si elle reste cloisonnée dans la théorie, identitaire, de la « naissance du village médiéval ».
31En effet, le véritable objet à débattre n’est pas le village médiéval en soi (bien que l’étude des structures qui le composent, dans sa matérialité, et des fonctions socioéconomiques qu’il abrite soit pertinente et légitime) ni même les critères qui font que certains estiment, à un moment donné, qu’il y a un saut. L’objet à installer est la dynamique du réseau d’habitat. Ainsi le seuil des xe-xiie siècles, que d’aucuns estiment fondateur, devient une « bifurcation » dans un processus d’évolution d’un objet en réseau, de bien plus longue durée et largement antérieur, et qui a pris au cours de son histoire l’aspect d’un réseau de villages classiques.
32Les projets et recherches menés par l’équipe d’Archaeomedes et par Claude Raynaud dans le sud-est de la France montrent que ce nouveau paradigme est en place et qu’il n’y a pas de raison d’inviter les archéologues à en inventer de nouveaux alors qu’il en existe déjà un qu’on oublie de leur indiquer : celui des réseaux d’habitat. L’étude approfondie que Claude Raynaud et François Favory conduisent depuis trente ans dans le sud de la France (Lunellois) ouvre sur la redéfinition de la recherche sur l’habitat rural antique et médiéval en passant à l’objet en réseau ou « système de peuplement ». Claude Raynaud constate en effet que si l’analyse archéologique « semble avoir considérablement progressé dans la définition des “unités spatiales” que forment lieux habités, terroirs et territoires, elle peine encore à saisir les “interactions spatiales”. Problème des fils qui, entre les points d’occupation, tissent la maille des sociétés humaines : production, reproduction, concurrence, domination, innovation, échange… » [2003]
33Il propose donc d’enrichir l’interprétation des données archéologiques grâce aux concepts de la géographie, discipline qui analyse les signes spatiaux des échanges, afin de « passer de l’analyse de l’unité à celle du réseau, discerner sous le semis de points un système social inscrit dans un espace » [ibid.].
34En ce qui concerne plus particulièrement le problème du village médiéval et de sa naissance aux environs de l’an Mil, il rappelle que les historiens médiévistes donnent une définition restrictive du village, en comparaison de l’acception générale donnée par les géographes : habitat groupé rural, au-dessus du hameau et au-dessous de l’agglomération urbaine. Elle est sur-déterminée par les sources écrites :
Ce village est un village textuel, un village du bas Moyen Âge.[ibid.]
35Claude Raynaud discute la pertinence du critère juridique, celui de la personnalité juridique du village, parce que, d’une part, le droit rural ne s’écrit pas toujours, et que, d’autre part, l’écrit n’est pas toujours conservé :
Au motif que ces habitats de l’Âge du Fer, de l’époque romaine ou du haut Moyen Âge demeurent anonymes au regard du droit écrit, leur refusera-t-on toute forme d’organisation sociale ?[ibid.]
36Et il conclut sur le fait que si « le village médiéval, avec son église, son château (il est bien rare au demeurant dans certaines régions), sa structure foncière et ses institutions, compose une forme spécifique de l’habitat groupé, une étape de sa maturation qu’il convient d’aborder dans sa spécificité », on ne peut cependant, pour cette même raison, « refuser de considérer l’existence d’un village protohistorique, d’un village antique ou d’un village carolingien, formes et étapes distinctes dans la maturation d’un système de peuplement » [ibid.].
37Cette façon de réduire l’objet « village » à un point périodisé pose de sérieux problèmes lorsqu’on veut étudier les systèmes de peuplement dans la longue durée. Elle correspond à l’attitude courante des historiens et de nombre d’archéologues qui valorisent le temps et dévalorisent l’espace. Ce qui explique qu’on ait le plus souvent non pas un réseau, mais un simple semis de points atones, et donc des cartes archéologiques inintéressantes. De ce point de vue, les mots sont importants, et il convient de rappeler et de dépasser l’ambiguïté du terme « habitat » en géographie et en archéologie : le même mot désigne le lieu d’habitation et le réseau formé par ces habitations.
38Les travaux de Claude Raynaud proposent des notions pour travailler sur le système de peuplement. Notons que ces propositions sont émises à partir du transfert mais aussi d’une réévaluation des concepts des géographes. Par exemple, à la notion de « réseau élémentaire » des géographes (la forme la moins hiérarchisée), il a substitué celle de « réseau linéaire », expression imagée traduisant bien l’absence de nœud (routier, d’échange) et de pôle (centre d’attraction des flux) dans la construction. Dans ce modèle, la distribution des établissements s’établit sur le mode de l’alignement plutôt que sur celui de la superposition. Cela permet de décrire et d’expliquer le développement du premier peuplement gallo-romain sur le littoral lunellois : des chapelets d’établissements peu différenciés, égrenés le long d’axes fluviaux et déconnectés en apparence les uns des autres. Un autre niveau est celui du « réseau polarisé », lorsqu’une organisation du réseau d’habitat se fait autour d’un pôle par lequel sont censés passer les établissements secondaires. Cette forme d’agencement équivaut à l’émergence des bourgades et des oppida.
39L’archéologue ne confond pas ici les niveaux d’interprétation : celui de l’organisation spatiale (des réseaux polarisés autour d’un centre) et celui de l’organisation sociale (des possédants et des dépendants). Il n’est jamais question dans cette construction de déduire le statut social et juridique de tel ou tel occupant de la position du point qu’il occupe dans le réseau. Il faut pour cela d’autres documents :
Le modèle du réseau offre une perception synoptique des établissements, en multipliant les scénarios possibles depuis la plus faible hiérarchie jusqu’à la plus ramifiée.[ibid.]
- 2 Se reporter au glossaire p. 295.
- 2 Se reporter au glossaire p. 295.
40Les travaux de Claude Raynaud ont contribué à préciser la méthodologie du projet interdisciplinaire Archaeomedes. Ce projet est la rencontre d’archéologues et de géographes spatialistes. Les géographes offraient aux archéologues la possibilité de traiter de manière statistique les résultats de leurs prospections et de mettre en évidence les dynamiques historiques du peuplement. En retour les archéologues apportaient aux géographes le recul qui leur manque. Ces recherches communes ont débouché sur la publication de l’ouvrage Des oppida aux métropoles en 1998. Il s’agissait d’étudier les continuités et les ruptures dans les systèmes urbains entre les premières agglomérations et les métropoles actuelles et d’évaluer la romanisation des campagnes dans la basse vallée du Rhône. Les auteurs ont usé pour ce faire de méthodes statistiques et d’une approche systémique, en particulier de la théorie de l’auto-organisation2 des systèmes ouverts (c’est-à-dire en relation avec leur environnement), théorie de la dynamique dans la longue durée. Cette auto-organisation des systèmes d’habitat s’exprime entre autres par la résilience2 qui est la capacité d’une structure à absorber les chocs, à intégrer les changements sans être dégradée [Durand-Dastès et al. eds. 1998].
41Claude Raynaud propose de parler de « système de peuplement auto-organisé », expression qui croise deux éclairages intervenant à deux échelles distinctes : la continuité des lieux d’habitat et de certaines formes (ville, agglomération, parcellaire) et la perception de situations politiques, sociales, économiques contrastées, parfois même opposées dans leur globalité [op. cit.]. Ces notions d’auto-organisation, résilience, longue durée permettent ainsi « de passer d’une perception de l’histoire, comme une succession de situations figées dans des cadres rigides séparés par des ruptures, à une histoire comprise comme processus de transformation permanente » [ibid.]. C’est à ce titre qu’il insiste sur ce double impératif : d’une part ne pas renoncer à identifier les singularités ; d’autre part concevoir des « classes d’équivalence rendant compte du changement ». Il conclut :
Définir le village comme un fait de peuplement spécifiquement médiéval, irréductible à la comparaison, c’est voir une forme émerger dans sa perfection rassurante, c’est s’interdire d’en comprendre la genèse. C’est aussi s’enfermer dans une tautologie : le village présente la quintessence de la société rurale médiévale, car il n’y a de village que médiéval. De la campagne à la ville, de la ferme à l’agglomération, de la périphérie au centre, s’entrecroisent des liens d’une complexité infinie que le modèle du système de peuplement peut aider à comprendre en éclairant certaines lignes directrices. Toujours, un modèle s’interpose pour classer et souligner, pour fixer des situations qui en réalité ne cessent d’évoluer.[ibid.]
42La recherche des hiérarchies et l’identification des processus à l’œuvre dans un système dynamique se présentent donc comme des voies à suivre pour échapper à l’inconfort de problématiques de plus en plus usées.
43Édith Peytremann, par l’ampleur de sa synthèse, et Claude Raynaud, par la qualité du dossier régional produit et par l’inventivité de son propos, détruisent les éléments du dispositif sur lequel s’appuie la théorie d’une naissance du village vers l’an Mil. Ils montrent l’illusion rétrospective des historiens. Claude Raynaud, quant à lui, propose de changer d’objet et de mode de rationalité en passant à une étude des systèmes de peuplement.
44Au terme de cette brève enquête, le « village médiéval » nous apparaît comme un objet imprudemment isolé et coupé des réseaux qui l’informent. Il doit être étudié en tant que réseau auto-organisé et résilient dans la longue durée. Le changement consistera à considérer que les résultats des prospections et des fouilles d’archéologie préventive fournissent les matériaux d’une étude archéogéographique, c’est-à-dire d’une analyse morphologique qui ne soit pas seulement la typologie des plans de maisons et de villages. Sur la base de l’expérimentation de Claude Raynaud dans le Lunellois, il faut prendre conscience de l’existence d’un nouveau paradigme fondé sur la complexité, la dynamique, la résilience et la diachronie des objets recomposés.