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Dynamique d’un corridor « fluviaire » sur la commune des Maillys (Côte-d’Or)

Mélanie Foucault
p. 227-245

Résumés

Résumé
Au sud de la plaine des Tilles, dans un coude de la Saône, le secteur des Maillys révèle une dynamique paysagère tout à fait étonnante. La documentation planimétrique montre au lieu-dit la Noue de Lépinge les mutations, dans un désordre apparent, d’un corridor paysager qui, d’un chenal tardiglaciaire, s’est transformé en village protohistorique puis en ruisseau moderne, et s’est changé en forêt aux xixe et xxe siècles, avant de devenir des champs, après les années soixante-dix. Aujourd’hui les grandes parcelles géométriques qui structurent l’espace des Maillys ont gommé la trace du corridor, niant la réalité de cet objet dynamique. Pourtant, en hiver, les sols gorgés d’eau qui accompagnent les crues de la Saône le font réapparaître avec l’humidité. L’étude archéogéographique, en privilégiant les dynamiques et non pas les périodes, ou les diverses natures de cet objet, révèle que c’est le lieu qui fait l’unité.

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Texte intégral

1Le propos de cet article est de montrer comment une série de faits paysagers, répartis dans l’espace et dans le temps, peuvent être articulés pour faire émerger un objet paysager dynamique, de type nouveau, unifié par une forme qui se transmet sur plusieurs millénaires.

2En effet, au bord de la Saône, à environ 30 kilomètres au sud-est de Dijon, le secteur de la Noue de Lépinge, sur la commune des Maillys (Côte-d’Or), peut être présenté sous des apparences extrêmement diverses selon le point de vue disciplinaire qu’on adopte. Le géologue quaternariste y voit un paléochenal, ancien affluent de la Saône. L’archéologue (en l’occurrence aérien) montre que cet espace était le site d’une extraordinaire chaîne de villagesrues protohistoriques. Sur la carte de Cassini, l’historien moderniste observe que l’espace en question est occupé par un ruisseau, dans un contexte de boisement et de marécage qui renvoie à un épisode connu de l’histoire des plaines de l’Ouche et des Tilles : le « marais des Tilles ».

3Le géographe, consultant le plan cadastral napoléonien, les cartes du xixe et du xxe siècle ainsi que certaines missions aériennes de l’IGN, antérieures à 1970, perçoit une tout autre réalité, à savoir un long corridor boisé (fig. 1 p. 228). Cette information intéresse l’écologue du paysage, attentif aux connexions existant dans les paysages. Mais le géomètre-expert et l’agronome, en procédant au remembrement parcellaire, redessinent complètement le visage du lieu, avec de grandes parcelles qui recoupent le corridor, sans le voir pour autant.

Fig. 1. Le corridor boisé en 1940. Les Maillys (Côte-d’Or)

Fig. 1. Le corridor boisé en 1940. Les Maillys (Côte-d’Or)

Source : mission IGN, 1940 Seurre-Dole F 3124-3324 n° 20.

4Cependant l’archéologue aérien, attaché à comprendre les formes, constate un jour la réapparition fantomatique d’une vallée dont le lit se remplit d’eau, soulignant les microdépressions de cet espace tout à fait original. Car, certains hivers, lors des crues longues et débordantes de la Saône, les eaux réinvestissent cet axe préférentiel d’écoulement, provoquant du reste des dommages irréversibles pour les cultures.

5Le géologue, l’archéologue, le géographe, géomorphologue fluvial ou géographe ruraliste, l’écologue du paysage, l’agronome, le géomètre-expert, selon les méthodologies raffinées qui leur sont propres, peuvent trouver chacun en ce lieu un site des plus édifiants pour eux et développer des attendus savants sur ce que celui-ci leur apprend du point de vue des problématiques de leur discipline. Tout cela est légitime.

  • 1 Se reporter au glossaire p. 295.
  • 1 Se reporter au glossaire p. 295.

6Mais personne n’a, pour l’instant, pensé à mettre en évidence qu’au-delà des objets spécialisés dont il vient d’être question – un chenal, des villages-rues protohistoriques, un corridor boisé, un ruisseau, des champs, des inondations –, il existe un objet nouveau encore plus intéressant que chacun de ces objets particuliers. Cet objet est une forme dynamique qui réalise des hybridations1. La Noue de Lépinge est le lieu de ces hybridations, mais aussi le transmetteur de cette information complexe, à travers la mobilité des formes successives qu’on peut y observer. Alors que les géographes viennent de créer la notion de villageru [Meyer et al. 2000], nous sommes donc conduits à inventer une variété nouvelle d’objet, plusieurs fois hybride dans l’espace et dans le temps, de type « fluviaire1 » (fluvial et viaire), c’est-à-dire à la fois rivière, ru, rue, chenal, corridor, village, bois, marais. Pour cela, nous devons nous spécialiser dans le lien.

Une sorte de delta intérieur

7La commune des Maillys s’étend sur la rive droite de la Saône, au creux du coude que la rivière forme après avoir quitté Auxonne. Elle se répartit sur quatre bourgs principaux (les Maillys, Mailly-la-Ville, Mailly-le-Port et Mailly-le-Château) et occupe un territoire d’environ 25 km2. Elle se situe dans la partie basse de la plaine des Tilles et de l’Ouche, qui descend en pente douce depuis Dijon jusqu’à la Saône. L’altitude moyenne est d’environ 182 mètres et la pente, quasi inexistante, ne dépasse pas 1 mètre au kilomètre. Le paysage très plat et largement ouvert se compose essentiellement de prairies et surtout de grandes parcelles de champs, attestant de la vocation agricole et plus spécifiquement maraîchère de la région. Le lieu-dit de la Noue de Lépinge est lui-même une longue bande de champs géométriques qui s’étirent le long de deux chemins d’exploitation entre le bourg des Maillys et les Bois Royaux et des Bas qui constituent la masse boisée principale. Ce territoire agricole est émaillé de petits ruisseaux, souvent saisonniers, qui drainent les parcelles et forgent un des traits physionomiques dominants de la région.

8La recherche sur l’espace géographique des Maillys a été initiée dans un contexte archéologique où la prospection aérienne a joué un rôle déterminant. Elle a dévoilé une abondance exceptionnelle de traces présumées archéologiques et révélé, à la Noue de Lépinge, l’existence d’un lieu montrant une dynamique à la fois dans l’espace et dans la durée. Aujourd’hui, en l’absence de travaux de terrain, c’est à nouveau vu du ciel, mais à travers la documentation, que l’on tente de restituer l’histoire du lieu. L’analyse comparée des cartes anciennes et récentes et des photographies aériennes renseigne sur les états passés du corridor.

9L’histoire géologique est marquée principalement par le creusement, au Tertiaire, du fossé Bressan et d’un vaste lac d’eau douce, à l’origine d’une pré-Saône dont les caractères géomorphologiques préfigurent ceux de la rivière actuelle (faiblesse des pentes et axes d’écoulement préférentiels orientés NO-SE).

10Mais ce microsecteur à la confluence de trois rivières (la Tille, l’Ouche et la Saône) est surtout caractérisé par des phénomènes d’alluvionnements récents (tardiglaciaires et holocènes) qui lui donnent l’apparence d’un delta intérieur. En effet, la Tille et l’Ouche, qui ont des cours quasiment jointifs de Varanges-Genlis à Champdôtre, divergent ensuite et se subdivisent en cinq ou six bras, sans compter les bras fossiles.

11Le volume des dépôts des Tilles et de l’Ouche est sans commune mesure avec leur importance actuelle. Aujourd’hui ces deux rivières étroites et calmes suivent des tracés canalisés. La présence de ces très nombreux chenaux est propre à la morphologie du glacis qui est une formation plane, légèrement inclinée, souvent creusée de rigoles peu profondes appelées rills.

12La forte imperméabilité des sols (alluvions argileuses et sableuses) favorise la rétention des eaux et les écoulements superficiels. Le faible pendage et le réseau hydrographique multiple et complexe sont à l’origine d’une forte sédimentation et de caractères géomorphologiques comparables à ceux d’un delta.

13Le Val de Saône est réputé pour sa configuration très plane et l’extrême tranquillité de la rivière. Sous l’influence de conditions climatiques se traduisant par des précipitations, essentiellement en automne et en hiver, la Saône connaît deux saisons hydrologiques marquées. Dans la région des Maillys la pluviosité est de l’ordre de 650 à 800 mm. L’écoulement et l’évaporation des eaux sont des paramètres déterminants du fonctionnement de l’hydrosystème. Les sols alluviaux imperméables ont pour effet d’activer le ruissellement dans la majeure partie du bassin. En été, l’étiage de la Saône est très bas et la forte évaporation capte les eaux de pluies au détriment du ruissellement. En hiver, au contraire, la rivière connaît régulièrement des crues débordantes très longues et considérablement étalées dans tout le lit majeur [Astrade 2002]. Les sols gorgés d’eau ou gelés et l’évaporation réduite suscitent écoulements et stagnation. La pente très faible et la présence de nombreux canaux naturels d’écoulement contribuent, eux aussi, à la rétention des eaux qui devient alors un véritable enjeu en termes de gestion et d’aménagement de l’espace. La physionomie et l’évolution paysagère dépendent étroitement des conditions et des caractères de l’hydrosystème. Aux Maillys, ce sont justement ces inondations qui ont révélé l’existence du corridor et mis en avant la forte susceptibilité du milieu aux conditions environnementales et aux aménagements.

14Lue en photo-interprétation (fig. 2 ci-contre), l’existence d’un ancien chenal à Lépinge est confirmée par les données des cartes géologique et pédologique et leur notice explicative [Clair 1982 ; Fleury 1982]. Le glacis alluvial du sud de la plaine des Tilles, daté de l’interwürm, est composé de matériaux exclusivement calcaires. Ce niveau est largement recoupé par des alluvions récentes (holocènes et subatlantiques), issues des limons d’inondation des nombreux ruisseaux et rivières qui sillonnent le secteur.

Fig. 2. Relevé du paléochenal d’après photo-interprétation. Les Maillys (Côte-d’Or)

Fig. 2. Relevé du paléochenal d’après photo-interprétation. Les Maillys (Côte-d’Or)

Source : mission IGN, 1983 F 3538 n° 200 (14-08-83).

15Sur la carte géologique (fig. 3 p. 232) on observe, par exemple, un cordon alluvionnaire déposé par la Tille, qui traverse du nord au sud le toit de l’ancienne terrasse, ainsi qu’une bande d’alluvions qui suggère le déplacement, vers l’est, du coude de la Saône. Cependant, rien sur cette carte ne mentionne l’existence d’un chenal à Lépinge. Pourtant, comme le montre la carte de Cassini (fig. 4 p. 235), le ruisseau était actif au xviiie siècle ; aussi ses dépôts alluviaux venant entailler la surface du glacis devraient-ils être représentés. Ne pouvant pas avoir été déposées par la Saône (elles suivent le pendage du glacis), deux petites languettes convexes d’alluvions ne laissent aucun doute quant à la présence d’un affluent. Elles se placent dans la parfaite continuité du bandeau boisé de Lépinge mentionné sur le fond topographique de la carte et dessinent le partage du chenal en deux bras, l’un s’écoulant vers l’ancienne embouchure de la Tille à Mailly-le-Port, l’autre rejoignant des ruisseaux à la hauteur de Mailly-la-Ville. De même, la carte pédologique montre à cet endroit des sols argilo-limoneux qui font référence à des apports alluviaux récents et non à des sols issus directement de l’érosion du glacis. Le réexamen des missions aériennes permet d’appréhender dans le découpage parcellaire et la couleur des sols le rejeu diffus de ces anciens cours d’eau.

Fig. 3. Schéma d’interprétation de la carte géologique. Les Maillys (Côte-d’Or)

Fig. 3. Schéma d’interprétation de la carte géologique. Les Maillys (Côte-d’Or)

Source : carte géologique, n° 527, 1 : 50 000, BRGM, 1980.

Fig. 4. Essai d’interprétation de la carte de Cassini. Les Maillys (Côte-d’Or)

Fig. 4. Essai d’interprétation de la carte de Cassini. Les Maillys (Côte-d’Or)

Source : carte de Cassini, Dole, feuille n° 115, levée par l’ingénieur Pouillard de 1756 à 1760 (1756-58 aux Maillys), gravée de 1761 à 1762.

  • 2 Nous avons traité d’autres exemples de cet enrichissement de la carte géologique par la morphologie (...)

16On doit donc considérer la carte géologique et la carte pédologique comme des documents dynamiques, eux-mêmes issus d’un état donné de la recherche et de choix (conscients ou inconscients) opérés du fait de l’échelle retenue pour l’édition, et non comme des documents cultes. Les chercheurs en sciences sociales, historiens et archéologues, ont en effet trop souvent tendance à en faire une lecture déterministe. Il s’agira ici de montrer qu’une approche morphologique rénovée procure des informations qui complètent utilement les observations des géologues et des pédologues2.

17L’image que nous livrent les missions aériennes est celle d’un cours d’eau colmaté dont la largeur, qui peut paraître impressionnante, est celle du lit majeur. On peut supposer qu’au moment de son activité ce chenal ait été un ruisseau ou une petite rivière tortueuse comparable à la Tille avant canalisation. Compte tenu des caractères liés à la géomorphologie du glacis, le contexte est favorable à l’existence d’un réseau de cours d’eau multiples et de faible énergie que l’on peut rapprocher d’un style dit anastomosé. À l’échelle locale à laquelle nous travaillons, notre chenal n’est qu’un des très nombreux bras du vaste système qui parcourt toute la plaine des Tilles depuis le nord-est de Dijon, système connu dans les textes d’archives pour offrir un milieu contraignant, dépendant des caprices des innombrables bras de la rivière. D’après la notice de la carte géologique, il est possible que le chenal ait entaillé la terrasse ancienne au tournant de l’Holocène. Cette phase de transition que l’on nomme tardiglaciaire (13 000 BP) correspond à des fluctuations climatiques et à un grand dynamisme des systèmes fluviaux, auxquels on pourrait rattacher le développement du réseau de la plaine des Tilles. Néanmoins aucune donnée de terrain ne permet, à l’heure actuelle, de confirmer cette hypothèse. La question du comblement du chenal est en revanche plus aisée puisqu’on sait qu’il était encore en activité au xviiie siècle. Sur le cadastre napoléonien (1824) et la carte d’État-Major (1887), le ruisseau semble avoir disparu au profit des rubans de bois mais rien en cela n’interdit une activité, même saisonnière. Il n’a sans aucun doute pas fonctionné de façon constante ni ininterrompue depuis 10000 ans. Les observations géologiques réalisées plus au nord, à Magny-sur-Tille, mettent en évidence des périodes de crises hydrologiques entrecoupées de phases calmes, propices aux installations [Paillet-Méniscus 1991].

Une chaîne de villages de la Protohistoire

18À Lépinge, à l’emplacement de l’ancien bois, une concentration de traces suggère qu’une chaîne d’habitats était implantée, avec ses voies et ses champs sur ses marges. Le style des formes aide à situer l’occupation, probablement entre le Bronze final (ixe siècle av. J.-C.) et le début de l’époque romaine. En 1983, les sols gorgés d’eau à la suite de fortes crues font ressortir, par couleur différentielle, la présence d’un chenal comblé au niveau même de l’ancien bois, expliquant la forme sinueuse de ce dernier. La corrélation entre ce chenal et les traces archéologiques est d’ailleurs étonnante puisque les occupations se sont établies préférentiellement dans cette ancienne vallée.

19L’existence de plusieurs villages aux Maillys, à la Protohistoire et dans l’Antiquité, n’est pas incompatible avec l’activité du chenal. Au contraire, les installations en bordure de cours d’eau sont fréquentes et fonctionnelles. Ce qui est plus surprenant, en revanche, c’est la très forte densité de traces dans la zone basse, potentiellement plus inondable, même si la topographie est très peu marquée (fig. 5 p. 236). La cohérence de l’organisation autorise à parler d’un véritable village, voire d’une série de villages-rues.

Fig. 5. Le paléochenal et les vestiges archéologiques. Les Maillys (Côte-d’Or)

Fig. 5. Le paléochenal et les vestiges archéologiques. Les Maillys (Côte-d’Or)

Sources : G. Chouquer, carte archéologique, Les Maillys [1985] et IGN, 1983 F 3538 (200 50x50) P N&B n° 200 (14-08-83).

20Le village dit de Lépinge s’organise linéairement le long de la voie antique dite de Pré-Jovignot qui épouse, sur toute sa longueur, la bordure occidentale du vallon du ru. La carte archéologique souligne la vocation essentiellement agricole du territoire antique des Maillys. Elle montre à proximité du village plusieurs zones de champs, sous forme d’ensembles parcellaires, délimités par des fossés. Globalement, on remarque une bonne adéquation des traces avec l’oro-hydrographie locale. Profitant de la faiblesse des pentes et donc des flux, les nombreux cours d’eau et autres rigoles ont pu être mis à profit pour le drainage des champs. Ces derniers sont installés, de façon stratégique, dans des zones à la fois humides mais protégées, le long des axes préférentiels mais à l’extérieur du talweg, pour éviter les risques liés aux écoulements. L’exploitation du milieu, notamment pour la gestion de l’eau, minimise les coûts en temps et en travail.

21La voie de Pré-Jovignot suit, elle aussi, un tracé sinueux, suggérant peut-être le fonctionnement du ruisseau à cette époque. Elle sous-entend au moins l’existence d’un linéament assez prononcé pour influencer le dessin d’une voie, sinon celle d’un canal suffisamment fonctionnel pour engendrer des installations le long de son tracé. Peut-être un axe d’écoulement drainant les eaux de la plaine vers le village et les champs pouvait, le cas échéant, servir de canal d’assainissement. Quoi qu’il en soit, la présence d’un « village-ru » à Lépinge témoigne des faibles risques d’inondation ou autre phénomène hydrologique dommageable. Il semble que les dangers potentiels de cette installation dans une zone basse aient été jugés secondaires face aux possibilités de mise en valeur offertes par un terrain particulièrement attractif. L’exploitation optimale des possibilités du milieu dans un contexte économique et social dynamique favorise l’ancrage du terroir, un ancrage physique matérialisé par des limites viaires et parcellaires fortes, qui permet d’assurer leur fonctionnalité dans le temps. La conservation des formes sociales est d’autant plus encouragée qu’elles respectent les linéaments naturels, comme aux Maillys. La voie de Pré-Jovignot, qui souligne la bordure du vallon du ru, pérennise la ligne et l’orientation.

22Le chenal et la voie structurent aussi d’autres habitats protohistoriques, tel celui de Safia, ou encore celui de Moronge. Les installations de Lépinge appartiennent donc à un ensemble de villages, certains s’apparentant à des villages-rues, d’autres étant plus ramassés (au lieu-dit Miroguet, par exemple).

  • 3 Les recherches de Louis Bonnamour révèlent que la voie Pré-Jovignot aboutit à l’emplacement d’un gu (...)

23Gérard Chouquer a proposé de les relier à un parcellaire en forme d’« alvéoles » regroupées en bandes. Il s’agirait ainsi d’une possible planification protohistorique s’intégrant à l’ensemble beaucoup plus vaste des vallées de l’Ouche et des Tilles organisé selon l’axe de la « voie Traversaine » dont on reconnaît le tracé sur plus de 25 kilomètres d’Arc-sur-Tille à Champdôtre [Chouquer 1983, 1996, 2002]. Directement rattachée à cette voie Traversaine, la voie de Pré-Jovignot a peut-être assuré un certain rôle aux « villages » des Maillys, sur les routes commerciales vers la Méditerranée3.

24La permanence des formes et la transmission des traces archéologiques jusqu’à nous sont dues au respect des lignes naturelles mais surtout à l’entretien de la fonctionnalité d’un territoire aménagé pour répondre à des ambitions économiques et sociales. Une potentialité a ainsi été créée pendant l’Antiquité préromaine. Il se trouve que les derniers siècles précédant la conquête correspondent à un formidable essor économique et social qui a motivé une structuration particulièrement forte et pérenne de l’espace. Aucun doute : c’est à cette époque qu’il faut désormais rechercher la première bifurcation repérable des paysages agraires. Aux Maillys, cette hypothèse est soutenue par des indices bien précis, notamment le fait que la trame parcellaire moderne avant remembrement reprend, sans vraiment la modifier, la division des anciens champs signalée sur la carte archéologique, de part et d’autre de la Noue de Lépinge.

25Toutefois la potentialité antique a été transmise par certains choix effectués au Moyen Âge. Le site des Maillys se trouve localisé sur une des deux voies reliant Dijon à Salins, c’est-à-dire la capitale des Ducs de Bourgogne aux principales salines du centre-est de la France, l’autre voie passant par Losne, à une dizaine de kilomètres en aval [Richard 1950]. Or il semble avéré qu’après le déclin de Losne, la grande voie « saulneresse » a été, du xie au début du xiiie siècle, la voie Salins-Dole-Dijon passant par Mailly-le-Port. Selon Jean Richard, Mailly aurait été le principal passage sur la Saône. Il est plus que probable que le transit médiéval ait contribué à pérenniser les formes datant de la Protohistoire, assurant ainsi une certaine stabilité viaire et parcellaire, alors que la carte de l’habitat changeait radicalement. En effet, de la Protohistoire au Moyen Âge, on passe d’une série d’habitats antiques le long de la voie et du ru, allant des bords de Saône vers l’intérieur des terres, à un habitat en chapelet disposé en front de Saône (les Maillys, Mailly-le-Château, Mailly-la-Ville, Mailly-le-Port).

Des représentations modernes déroutantes

26Si l’on excepte la très importante mutation de l’habitat qui se produit au Moyen Âge, un hiatus de plus de 2000 ans masque l’évolution des formes du paysage des Maillys entre la Protohistoire et le xviiie siècle, faute de documents planimétriques, ou faute de savoir lire dans les documents modernes des processus moins interrompus qu’on ne le croit. La carte de Cassini, levée en 1756, révèle un état du paysage très surprenant. Aucun indice n’évoque l’existence d’un village à la Noue de Lépinge ou dans les autres lieux occupés à l’époque antique (Miroguet, Safia, Moronge) où s’étendent alors de vastes bois et des marais traversés par neuf chenaux du « delta » intérieur des Tilles et de l’Ouche, dont le bras qui correspond à notre corridor. L’évolution du paysage est donc loin d’être unilatérale, et l’emprise anthropique, aussi importante soit-elle, n’est ni définitive ni irréversible pour le milieu, notamment pour la forêt. De même, la carte de Cassini montre combien le système hydrographique de cette partie de la plaine est sensible et fluctuant, et elle indique qu’à tout moment les chenaux d’écoulement peuvent être réactivés.

27Le cadastre napoléonien (1824), la carte d’État-Major (1887) et les premières photographies aériennes (1940) attestent la rapidité et les possibilités de transformation du paysage. En moins de cent ans le secteur de la Noue de Lépinge devenait un bois, tandis que la forêt des Maillys, progressivement défrichée, s’ouvrait pour laisser la place à des parcelles de champs. Le corridor boisé de Lépinge, qui date, semble-t-il, du courant du xixe siècle, perdure tel quel jusqu’aux remembrements des années soixante-dix. Son développement, bien circonscrit à l’emplacement de l’ancien ru, n’est pas anodin. En effet, les sols plus limoneux, qui retiennent l’eau plus longtemps et sont plus nutritifs, conviennent davantage à la croissance des plantes. Plus au nord, les anciens bras de la Tille sont, eux aussi et pour la plupart, occupés par des bandeaux forestiers. Peut-être ceux-ci ont-ils été mis en place au xixe siècle pour réguler l’eau des zones les plus humides, lors des tentatives d’assèchement du marais.

28Cette reprise forestière a sans aucun doute participé à la conservation des vestiges, scellant les zones de fort potentiel archéologique et les protégeant de l’érosion et des labours. De plus, l’activité organique des sols a permis, par coloration différentielle, de découvrir, en photointerprétation, l’existence de l’ancien chenal, même si l’empreinte sinueuse observée reste, avant tout, celle de la forêt. La comparaison documentaire apporte d’autres informations quant aux relations qui unissent le corridor boisé aux états antérieurs, notamment aux habitats antiques. À plusieurs reprises on constate que les bordures nettement découpées des bois correspondent à l’emplacement de traces présumées archéologiques, le plus souvent des limites viaires ou parcellaires et des enclos fossoyés. Le cas est particulièrement flagrant à l’orée occidentale de la Noue de Lépinge, bordée par la voie de Pré-Jovignot. Celle-ci constituerait un morphogène, autrement dit un élément paysager exerçant une influence persistante sur les formes, bien au-delà de son époque de création et de fonctionnement. Ici, le dessin de la limite s’est transmis d’un ruisseau à une voie, puis à une bordure de bois, donnant à ce linéament des propriétés à la fois physiques et sociales.

La complexité des hybridations spatiotemporelles

  • 1 Se reporter au glossaire p. 295.

29Si la relation entre les vestiges et la forêt est confirmée sur le terrain, nous sommes alors face à un héritage social et non un déterminisme physique, ce qui inverse le regard habituellement porté sur l’évolution du paysage. Par la succession, au même endroit, de plusieurs états complètement différents (un chenal, un village, un ruisseau, un bois), mais avec la conservation des formes et des limites et la persistance d’une dynamique fonctionnelle, l’espace de la Noue de Lépinge a constitué au fil du temps un véritable objet hybride1. Sa nature plurielle combine le physique minéral, végétal et fluvial et crée des formes originales avec le social.

30L’autre spécificité du lieu tient à son rôle de corridor. Cet élément paysager linéaire, aujourd’hui défini par les écologues du paysage [Burel et Baudry 1999 : 70-72 et 95-98], joue plusieurs rôles vis-à-vis de la circulation des flux et des échanges biologiques, notamment celui de conduit qui participe au maintien de la biodiversité. Sous sa forme boisée, le corridor de Lépinge possède indéniablement des qualités toutes particulières, d’autant qu’il appartient à un réseau de corridors forestiers plus vaste qu’il faut envisager à l’échelle microrégionale. Par ailleurs, les changements d’aspect, parfois radicaux, qu’il a pu connaître n’ont pas altéré sa fonctionnalité. Qu’il ait accueilli un ruisseau, une chaîne d’habitats ou une bande boisée, le corridor de Lépinge est resté un espace de flux et de relations.

31C’est au contraire grâce à ces renouvellements que son utilité a été préservée. L’intérêt porté à cet espace a permis de conserver ses formes et ses orientations, assurant ainsi la permanence du lieu. La Noue de Lépinge nous offre donc cette succession de corridors paysagers depuis au moins 13 000 ans, si l’on considère que le paléochenal a bien été creusé à cette époque et représente l’état premier et la plus ancienne bifurcation morphogénétique de ce paysage qu’il est possible de repérer. Chaque état du corridor, à un moment donné, possède une dynamique intrinsèque (spatiale, écologique, biologique…) mais développe aussi un potentiel de transmission. La succession de ces objets dynamiques enrichit de façon extraordinaire l’« histoire » du lieu et ses possibilités biologiques et écologiques. Les hétérogénéités spatiales et temporelles, qui dépendent du régime des perturbations, sont essentielles pour maintenir la diversité spécifique. En outre, les successions engendrées par les perturbations sont la clé de la biodiversité à tous les niveaux [ibid.]. La connaissance de l’histoire et de l’identité d’un site comme Lépinge révèle cette hétérogénéité spatiotemporelle. L’approche archéogéographique autorise des rétrospectives à des échelles de temps variables ; et appliquée à un cas concret comme celui des Maillys, elle participe légitimement, aux côtés de l’écologie du paysage et sur un contenu parallèle au sien, à l’évaluation de la biodiversité.

C’est le lieu qui fait le lien entre les objets, les disciplines et les périodes

32Sur cet espace, la succession des faits et des formes défie les logiques habituelles, celles qui nous font aller du physique au social actuel en passant par le social historique gradué, du simple au complexe, du paysage forestier au paysage ouvert, ou encore de l’inorganisé à l’hyperorganisé, etc. Elle pose la question fondamentale de ce qui provoque les dynamiques dans la durée. On voit aussi que si la définition du corridor est empruntée à l’écologie du paysage, les dynamiques ne sont pas expliquées par cette seule discipline. C’est le lieu qui impose la logique de la recherche et non l’inverse. C’est lui qui dit les disciplines qu’il convient de mobiliser. Aurait-on pensé à l’archéologie s’il s’était agi de produire une étude sur ce site ? De fait elle s’avère particulièrement utile pour appréhender les dynamiques et apprécier le présent. Ici l’archéologie prend à défaut sa propre représentation sociale de science du lointain passé et du passé révolu pour devenir une évaluation de la complexité des dynamiques créant le présent et orientant l’avenir.

33Dans des secteurs de petite taille mais extrêmement réactifs, comme celui de Lépinge, les opérations de remembrement réalisées dans les années soixante-dix n’ont pas été sans conséquences. Aux Maillys, on a radicalement supprimé les bandes boisées considérées comme gênantes eu égard à l’ouverture de l’espace cultivable. Le paysage a été simplifié et standardisé, et aujourd’hui encore, au lieu-dit de Lépinge, une succession d’immenses champs nivelle le plan et s’étend à perte de vue. Plus qu’un simple défrichement, le remembrement parcellaire a gommé l’espace fonctionnel et dynamique que constituait le corridor. En surface, le lieu a été dématérialisé et rien ne rappelle l’existence ni d’une ancienne forêt ni d’un quelconque ruisseau. Le dessin des nouvelles parcelles ignore totalement le tracé du corridor et va même dans la direction opposée en le recoupant.

34Sommes-nous ici en présence d’une bifurcation essentielle de l’histoire du lieu qui provoquerait la disparition du corridor pour longtemps ? Ou bien ne devrions-nous pas penser une fois encore que, puisque c’est le lieu qui fait le lien, l’histoire du site n’est peut-être pas définitivement réorientée ?

35Car cette zone très légèrement plus basse n’en reste pas moins un axe d’écoulement préférentiel des eaux souterraines. En période de crue, notamment en hiver, les eaux qui ruissellent ou remontent par capillarité ne sont plus canalisées et s’étalent dans les champs au niveau de l’ancien vallon. Les cultures supportent mal ces submersions prolongées et les pertes d’exploitation sont importantes. N’ayant pas conscience de l’histoire et de la dynamique d’un lieu devenu si discret, les acteurs du remembrement ont cherché avant tout à éliminer l’obstacle que représentait cette bande de bois en dégradation.

36Mais les dysfonctionnements qui en ont découlé ont été le prétexte à la découverte d’un objet hybride. Une photographie aérienne prise au-dessus du secteur en 1981 montre comment l’humidité fait réapparaître l’état le plus ancien actuellement connu : celui d’un paléochenal (fig. 6 ci-contre). En regardant bien cependant, ce sont aussi les contours de l’ancienne forêt qui transparaissent ainsi que des traces archéologiques (voie de Pré-Jovignot) qui nous rappellent que cet endroit a été occupé anciennement et que c’est précisément dans ce secteur que se sont concentrées les installations. On a donc devant les yeux un objet mixte et complexe, qui réunit à la fois des propriétés naturelles et sociales ; c’est une portion d’espace géographique qui possède une dynamique propre liée à sa fonction de corridor et dont le caractère s’est forgé tout au long d’une histoire d’au moins 13 000 ans. Les profondes mutations qui ont touché le paysage ont effacé la trace de ce corridor mais n’ont pas pour autant entraîné sa disparition. C’est toujours un espace résilient, capable de maintenir sa structure alors que les formations sociales ont changé et modifié en partie les formes.

Fig. 6. Réapparition du paléochenal en période d’inondation. Les Maillys (Côte-d’Or)

Fig. 6. Réapparition du paléochenal en période d’inondation. Les Maillys (Côte-d’Or)

Source : cliché G. Chouquer, 1981.

37À Lépinge, c’est le lieu qui fait le lien entre les différents objets, entre les disciplines et entre les périodes. Pourquoi alors vouloir à tout prix découper et ranger chaque partie de l’objet dans une boîte spécialisée, et uniquement cela ? Pourquoi faudrait-il associer un état à une forme et à une période précise et cloisonnée ? Face à un objet de recherche de nature géographique mais doté d’une dynamique et de spécificités acquises au cours du temps, l’approche plurielle mêlant les acquis et les regards pluridisciplinaires s’avère la mieux adaptée. Guidée par la logique du lieu, notre démarche consiste à observer la concrétude de l’objet, renvoyée par la documentation, et à l’étudier dans son ensemble, sans trahir sa complexité. On utilise donc les outils de la géographie pour appréhender un objet spatial, mais on le fait dans une perspective régressive et non linéaire.

38L’archéologie, parce qu’elle n’est pas anodine aux Maillys, offre une valeur probatoire à cette étude. Ne nous y trompons pas : le but n’est pas d’extraire la strate archéologique, aussi riche soit-elle, ou de rechercher des périodes associées à tel ou tel état, mais bien de montrer que la strate archéologique est, parmi d’autres, un élément qui a permis de faire exister et perdurer le lieu. Ici, la place de l’archéologue est légitimée par sa démarche : celle d’un enquêteur, capable de s’éloigner dans le temps pour renseigner son objet ; celle d’un spécialiste des sociétés anciennes, capable d’analyser la dynamique des actions humaines et leurs relations avec le milieu.

Quels scénarios pour demain ?

39Les inondations prouvent combien cet espace est à la fois actif et réactif puisqu’il fait ressurgir les traces de ses états antérieurs. Aujourd’hui, c’est dans la connaissance approfondie des données environnementales et du fonctionnement de l’hydrosystème qu’il faut chercher les raisons des inondations prolongées des champs des Maillys. Il faut les chercher également dans la connaissance toute particulière de l’espace qui subit les dysfonctionnements. Les solutions et les projets d’aménagement devraient pouvoir tenir compte de la dynamique interne de cet espace, liée à son histoire.

40Devant le potentiel de ce lieu à se maintenir tout en se transformant, on peut se plaire à imaginer différents scénarios dans lesquels le lieu serait réinvesti et apparaîtrait à nouveau.

41La version « catastrophe » consisterait en une période climatique défavorable, accompagnée de pluies continues et de crues abondantes réactivant le ru de Lépinge et les autres ruisseaux des Maillys. Une certaine déprise s’installerait parce que les options en présence pour tenter d’y échapper ne feraient pas l’unanimité et provoqueraient l’attentisme. Le marais, se réinstallant progressivement, imposerait à terme une réorganisation complète des économies et du paysage.

42Le scénario de « développement durable » verrait un technocrate européen encourager, par la pression de la subvention, la recréation d’un espace de divagation naturelle de la Tille ou d’un corridor boisé pour assurer le maintien de la biodiversité. Notre étude, finalement repérée dans une bibliographique gigantesque grâce à de puissants programmes d’indexation, proposerait la rhétorique nécessaire pour « monter le dossier ». Des projets d’aménagement paysager pourraient aussi recomposer l’espace en réinstallant un rideau d’arbres pour réaffirmer les perspectives. Dans le cadre d’un aménagement foncier, les anciennes limites du corridor pourraient être reprises pour un nouveau découpage des parcelles.

43On réaliserait alors que le développement du tourisme équestre aux Maillys – qui est déjà une réalité en 2003, les bords de Saône étant un lieu de tourisme vert pour les Dijonnais – suppose l’acquisition de terrains supplémentaires. Le corridor de Lépinge, reboisé, serait alors aire de promenade. Il pourrait également devenir sentier de découverte de la faune et de la flore reconstituées et diversifiées, ou du patrimoine archéologique et de l’histoire des anciens villages qui se trouvaient là il y a deux mille ans.

44Bien entendu, toutes ces prévisions auxquelles nous nous amusons le cèderont à un futur bien différent. L’avenir de ce lieu appartient au regard, aux besoins et aux projets des acteurs locaux.

Commensurabilité et dynamique d’un objet fluviaire

45Lépinge, c’est donc bien l’histoire d’un lieu qui, de rivière est devenu village, puis bois, puis champs, et qui, parce qu’il est quelquefois inondé, redevient momentanément rivière. Ces transformations parfois très rapides et dans un désordre apparent sont concentrées au même endroit. Les changements n’ont en rien altéré ni la forme ni les limites du corridor, du moins jusqu’au remembrement parcellaire des années soixante-dix. Au contraire, la perduration de la fonctionnalité de cet espace a favorisé la pérennité des formes. Aujourd’hui, prenant en compte ce critère dynamique, l’étude morphologique permet de retrouver des états parfois très anciens, et surtout de montrer l’hétérogénéité du paysage dans la durée et dans son évolution. Quels enseignements tirer de cet objet insolite qui est à la fois un espace (physique, géographique, social), un corridor doté de fonctionnalités propres, un objet qui s’appréhende dans la longue durée, sans oublier ses métamorphoses inattendues qui associent des formes naturelles et des formes sociales étroitement combinées ?

46Face à une telle complexité, la démarche habituelle consiste à décomposer l’objet et à en tirer des enseignements spécialisés. Le géomorphologue s’intéresse à l’ancien chenal, l’archéologue s’occupe de retrouver les villages antiques tandis que les écologues du paysage s’interrogent sur les qualités écologiques et biologiques du corridor et que les agronomes s’enquièrent des dernières possibilités de cette surface agricole régulièrement inondée. Mais il y a intérêt à faire sortir les disciplines de leurs limites et à susciter leur capacité d’interrogation. C’est le rôle qu’a joué ici l’archéologie du paysage, laquelle souhaite contribuer et à la connaissance et à son évolution, ainsi qu’aux débats et décisions concernant l’aménagement et le développement durable de cet espace.

47Mais pour ce faire il faut promouvoir un élément qui n’a pas été pris en compte et qui est pourtant l’élément clé : c’est le lieu, dans toute la complexité de ses dynamiques. Le fait que ce lieu existe, qu’il est là [Berque 2000 : 15 sq.], qu’il a une forme, qu’il est l’espace privilégié des transformations et que ce sont justement les mutations constantes de son état qui ont assuré sa permanence. Pour faire exister le lieu aujourd’hui, il faut faire le lien, « se spécialiser dans le lien », comme le dit Ulrich Beck [2001 : 392-395]. De ce point de vue, deux remarques essentielles s’imposent.

  • 4 Les notions de « fluviaire » (fluvial et viaire) et d’« interfluviaire » (interfluve et viaire) ont (...)

48La première concerne la complexité des hybridations dynamiques et leur effet sur la résilience d’ensemble des formes. Comme bien d’autres exemples, ce paysage indique que le moment des déterminismes fixes est révolu au profit de la coélaboration de déterminismes physiques et sociaux pour former des hybrides, eux-mêmes dynamiques et s’hybridant entre eux dans le temps. Que la forme transmette cet héritage en le transformant est l’enseignement principal de l’étude de cet objet. Dès lors il ne faut pas craindre d’hybrider jusqu’aux mots pour le désigner. Parce que la double logique fluviale et viaire s’est depuis deux à trois millénaires associée pour produire un objet dynamique original, le corridor des Maillys peut être qualifié d’objet « fluviaire4 ».

49La seconde remarque a trait à la « commensurabilité » des formes. Malgré l’existence d’objets spatiaux complexes et ayant des capacités surprenantes de transformation, la dynamique globale du lieu est celle d’une commensurabilité générale des formes, physiques et sociales, sur 13000 ans. Gérard Chouquer a proposé cette notion à propos de l’ensemble des formes du val des Tilles et de l’Ouche en montrant combien les limites sociales (voies et parcellaires initiés par les sociétés historiques) et les limites dites physiques (par exemple les contacts des zones géologique et pédologique) créaient les unes et les autres la même cohérence. La rupture de cette commensurabilité par le parcellaire géométrique issu du remembrement n’est pas anodine et doit être exprimée ainsi : supprime-t-on si aisément que cela un chenal ? Le fait qu’il n’y ait plus d’écoulement permanent fait-il perdre son statut et ses qualités à un cours d’eau ? La longue construction de l’espace par les sociétés historiques n’est-elle un patrimoine, une valeur, que tant que nous, sociétés postmodernes, consacrons une petite part de notre temps et de notre budget à nous cultiver, gratuitement, pour le simple plaisir de percer nos « origines » et notre histoire ? N’est-elle que le luxe que représente l’archéologie préventive si celle-ci ne sert qu’à une connaissance de pure forme, incommensurable avec les projets actuels de la société ?

50Cet objet fluviaire original renouvelle la vision traditionnelle du paysage en pointant des lieux de l’expérience, c’est-à-dire construits à partir des expérimentations combinées des hommes et du milieu. Au fil du temps, le lieu a acquis des caractères spécifiques et une dynamique propre qu’il est important de connaître. Seule une approche plurielle associant les savoirs de différentes disciplines permettra d’envisager l’avenir de ce lieu, en proposant les solutions les plus adéquates pour son aménagement.

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Bibliographie

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Notes

1 Se reporter au glossaire p. 295.

1 Se reporter au glossaire p. 295.

2 Nous avons traité d’autres exemples de cet enrichissement de la carte géologique par la morphologie dans notre mémoire de DEA [Foucault 2003 : 15-20].

3 Les recherches de Louis Bonnamour révèlent que la voie Pré-Jovignot aboutit à l’emplacement d’un gué ayant livré du matériel protohistorique.

1 Se reporter au glossaire p. 295.

4 Les notions de « fluviaire » (fluvial et viaire) et d’« interfluviaire » (interfluve et viaire) ont été proposées en février-mars 2003 lors des travaux du séminaire de morphologie animé par Gérard Chouquer. Hélène Noizet y a évoqué l’exemple de Tours : l’analyse des formes lui a permis de montrer comment certaines rues de la ville médiévale reprenaient le tracé de « boires », la rue urbaine remplaçant le cours d’eau et conservant son tracé. Cédric Lavigne et Gérard Chouquer ont expliqué comment les formes de planification de l’Aliermont s’adaptaient à la forme d’interfluve du plateau et étaient organisées par une longue rue, axe de plusieurs villagesrues occupant le sommet de cet espace. J’ai moi-même travaillé sur le lien entre le ru de Lépinge et la voie principale organisant l’espace agraire protohistorique des Maillys. Dès lors, les termes fluviaire et interfluviaire sont apparus comme très utiles pour désigner ces objets hybrides.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Le corridor boisé en 1940. Les Maillys (Côte-d’Or)
Crédits Source : mission IGN, 1940 Seurre-Dole F 3124-3324 n° 20.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/8026/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 390k
Titre Fig. 2. Relevé du paléochenal d’après photo-interprétation. Les Maillys (Côte-d’Or)
Crédits Source : mission IGN, 1983 F 3538 n° 200 (14-08-83).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/8026/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 196k
Titre Fig. 3. Schéma d’interprétation de la carte géologique. Les Maillys (Côte-d’Or)
Crédits Source : carte géologique, n° 527, 1 : 50 000, BRGM, 1980.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/8026/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 257k
Titre Fig. 4. Essai d’interprétation de la carte de Cassini. Les Maillys (Côte-d’Or)
Crédits Source : carte de Cassini, Dole, feuille n° 115, levée par l’ingénieur Pouillard de 1756 à 1760 (1756-58 aux Maillys), gravée de 1761 à 1762.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/8026/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 479k
Titre Fig. 5. Le paléochenal et les vestiges archéologiques. Les Maillys (Côte-d’Or)
Crédits Sources : G. Chouquer, carte archéologique, Les Maillys [1985] et IGN, 1983 F 3538 (200 50x50) P N&B n° 200 (14-08-83).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/8026/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 257k
Titre Fig. 6. Réapparition du paléochenal en période d’inondation. Les Maillys (Côte-d’Or)
Crédits Source : cliché G. Chouquer, 1981.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/8026/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 339k
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Pour citer cet article

Référence papier

Mélanie Foucault, « Dynamique d’un corridor « fluviaire » sur la commune des Maillys (Côte-d’Or) »Études rurales, 167-168 | 2003, 227-245.

Référence électronique

Mélanie Foucault, « Dynamique d’un corridor « fluviaire » sur la commune des Maillys (Côte-d’Or) »Études rurales [En ligne], 167-168 | 2003, mis en ligne le 01 janvier 2005, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/8026 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.8026

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