1Les principes sous-jacents à la conception de l’espace des sociétés antiques ne vont plus aussi facilement de soi qu’il y a quelque temps. De nombreux travaux ont apporté des retouches qui rendent visibles les contradictions avec le modèle ancien. Nos représentations changent. Cependant je ne propose pas ici un tableau d’ensemble de ce que devrait être une nouvelle vision de l’espace et des territoires des cités antiques. J’évoque simplement quelques-uns des points sur lesquels les connaissances et les conceptions ont évolué, à savoir : la relation entre le territoire assigné et le territoire de la cité ; le devenir du projet cadastral sur le terrain ; l’organisation spatiale de la fiscalité ; la prise en compte par l’administration romaine des réalités rurales locales et indigènes.
2Ces questions, partielles mais importantes malgré tout, mettent à mal le schéma simple hérité de la géographie historique et de la géographie politique et permettent d’interroger les méthodes toujours employées pour étudier l’espace de l’Antiquité. On tentera de démontrer que les schémas de représentation de l’espace antique récemment proposés par les historiens ou les juristes peuvent être en décalage prononcé avec des pans entiers des réalités de terrain.
- 1 Pour tous les développements techniques sur l’arpentage et la cadastration romaine, je renvoie une (...)
3Pour installer ses colons sur le sol italien ou provincial, l’administration romaine procédait à une assignation de terres après un arpentage donnant forme au territoire en générant une limitation, le plus souvent appelée « centuriation »1. La tradition, en histoire ancienne, veut que cette centuriation soit liée de façon consubstantielle au territoire de la colonie, et que, dans ces conditions, on soit en droit d’en utiliser le relevé pour fixer les frontières de ce dernier. Lorsque deux colonies sont contiguës, leur contact devra être marqué par un changement sensible de l’orientation du parcellaire. Cette opinion porte en elle deux implicites : la colonie n’aurait connu qu’une seule centuriation ; celle-ci se serait étendue sur la quasi-totalité des terres accessibles du territoire de la cité.
4En France, c’est avec la thèse de Monique Clavel (1970) sur Béziers, et celle de Michel Gayraud (1981) sur Narbonne, deux colonies romaines, que le schéma fut expérimenté, avec succès selon les deux auteurs. Mais la publication des trois plans cadastraux romains trouvés à Orange [Piganiol 1962] soulevait un problème dont on ne mesura pas du tout la portée, et auquel on ne sut pas apporter une explication satisfaisante. Trois réseaux furent en effet identifiés (qu’André Piganiol nomma par convention A, B et C) et rapportés, du fait de leur découverte au même lieu, au territoire de la même colonie. Quelle que soit l’interprétation envisagée, on était en pleine contradiction : ou bien on localisait les trois réseaux sur le territoire de la cité d’Arausio (Orange) et on disconvenait au schéma simple d’une seule centuriation par territoire ; ou bien on cherchait à sortir de ce cadre et on entrait dans de nouvelles difficultés d’interprétation, jugées invraisemblables. Sans approfondir la question que cette découverte posait de plein fouet, André Piganiol chercha à placer les trois trames le plus près possible d’Orange, au prix d’acrobaties géographiques qui font aujourd’hui un peu sourire, notamment pour les réseaux A et C. À aucun moment il n’eut l’idée de dissocier l’aire de l’assignation coloniale de l’assiette du territoire de la cité. On n’imaginait pas, à cette époque, que cela fût concevable.
5Mon objectif à cet égard est avéré depuis plus de vingt ans. À la différence des grands savants épigraphistes et des historiens des réalités politiques, j’ai toujours été convaincu qu’il fallait passer par une géographie des centuriations d’Orange. Après avoir eu, à la fin des années soixante-dix, la bonne fortune d’identifier correctement la centuriation A, et avoir montré l’extension insoupçonnée de la centuriation B, je viens, vingt-cinq ans plus tard, de localiser la centuriation C qui manquait encore. Dans l’ouvrage sur l’arpentage romain rédigé avec François Favory, j’ai montré que diverses réalités, pourtant bien documentées par les textes gromatiques, avaient été refusées ou estompées par les historiens : la succession des assignations en un même lieu ; le choix de solutions audacieuses pour lotir les colons, comme celle de la confiscation de terres extérieures à la colonie [Chouquer et Favory 2001 : 217-235]. C’est sur ce dernier point, le plus étonnant, que je voudrais insister ici.
6L’administration romaine a souvent agi en dissociant deux logiques : la logique de territorialisation, avec en particulier la création de circonscriptions nécessaires pour administrer, et la logique d’assignation. Aussi faut-il remettre complètement en cause la doctrine selon laquelle la centuriation serait obligatoirement consubstantielle à la cité coloniale et en fixerait les frontières. Non seulement il n’y a pas de rapport exclusif entre centuriation et colonie (on trouve des centuriations dans des municipes, dans des territoires coloniaux sans colonie ou ager viritanus, dans des terres provinciales également), mais, en outre, leurs logiques spatiales peuvent s’opposer.
7Plusieurs cas de figure se présentent. Sans les commenter en détail, retenons-en les grandes lignes. Plusieurs centuriations peuvent coexister dans un même territoire, issues d’ assignations successives. Les assignations coloniales débordent quelquefois sur le territoire de cités voisines, contiguës ou non, si le territoire de la colonie n’offre pas assez de terres prêtes à être cultivées pour y installer les colons. Dans ce cas, la terre confisquée (contre dédommagement) devient ager sumptus ex vicino (alieno) territorio, terre prise au territoire voisin (ou étranger) [Chouquer et Favory 2001 : 127-134]. Elle forme une circonscription particulière, dite préfecture (au sens gromatique et non classique du terme).
8L’exemple d’Orange prend alors tout son sens. À la suite d’un travail d’analyse morphologique et cartographique [Chouquer 1983] nous avions déjà attiré l’attention sur les limites du schéma conventionnel, en faisant connaître la localisation de la centuriation A. La surprise avait été de taille : cette centuriation, destinée à accueillir des colons de la deuxième légion d’Orange (les Secundani), se trouvait être localisée sur le territoire d’Arles et des cités voisines (Glanum, Cavaillon, Avignon). L’identification du réseau était assurée grâce aux détails topographiques portés sur les vestiges du plan de marbre conservé à Orange. À la même époque j’avais découvert des extensions originales de la centuriation B, bien au-delà de la cité d’Orange, à Vaison, Carpentras et Valréas, ce qui posait problème par rapport à l’extension avérée par les marbres conservés. Bref, dans les deux cas, le territoire de la colonie d’Orange était débordé par des trames aux assiettes géographiques démesurées et lointaines.
9Quelle fut l’attitude de la communauté scientifique? Un rejet de cette réalité, une exclusion de l’objet. C’est ainsi que l’épigraphiste et juriste André Chastagnol, contestant mes travaux, décidait d’exclure ces découvertes de la réflexion, en indiquant que l’opinion d’André Piganiol, un autre épigraphiste, devait rester la base de l’interprétation :
On ne tiendra pas compte ici des cadastres A et C, qui sont moins bien connus. Quant au cadastre B, il sera censé représenter un territoire centurié relevant de la seule colonie d’Orange, conformément à la position d’André Piganiol. […] Peut-on croire, vraiment, que les soldats de la IIe légion aient été dispersés sur une si vaste zone ?[1995 : 113]
10Les spécialistes relèveront qu’André Chastagnol s’effrayait déjà de l’extension du seul cadastre B, qui s’étend au nord jusqu’à Montélimar, alors qu’il n’envisageait même pas le cas du cadastre A, lequel couvre le territoire situé entre Avignon et Arles ! La localisation de ce dernier était purement et simplement passée sous silence. Il est commode d’écrire l’histoire quand on décide, de façon politique, qu’un fait n’existe pas.
11Aujourd’hui, Michel Christol – un autre épigraphiste – propose une série d’avancées par une relecture attentive et perspicace du dossier épigraphique. Il soutient avec raison l’unité d’ensemble des documents cadastraux d’Orange. Mais il persiste à penser que cette unité est également territoriale et que les trames des trois centuriations doivent être recherchées sur l’espace proche d’Orange, en lien avec son territoire. Il ne parle pas de la localisation du plan A et, pour le plan C, il propose, avec Jean-Claude Leyraud et Joël-Claude Meffre, une nouvelle hypothèse ne reposant sur aucun fondement géographique [1998]. Heureusement l’écoumène est têtu, et ses matérialités se rappellent à nous fort opportunément : il interdit, par exemple, qu’on fasse gravir au Rhône une falaise de 15 mètres. Cette simple bévue ruine l’hypothèse.
12Nous voici donc dans la situation, assez cocasse, où on décide qu’un problème de nature géographique et morphologique (reconnaître l’assiette d’un arpentage antique relève d’une entreprise de cartographie dynamique) doit être tranché par la corporation des épigraphistes. En outre, que le problème soit déjà en partie résolu, et que l’assiette des réseaux A et B soit trouvée depuis plus de vingt ans, n’émeut pas puisqu’une forme, c’est-à-dire un travail de géographe, ne compte guère face à une ligne de latin. La morphologie reste toujours, en histoire, une externalité et seul compte le raisonnement sur les textes.
13Avec le temps, ces formes deviendront probablement recevables, et il faudra renoncer à l’idée que le territoire de la cité est isotrope et que la centuriation coloniale, elle-même, est une expression obligée de cette isotropie. En effet, d’autres historiens, aux prises avec des contradictions semblables, commencent à envisager la dissociation : à Mérida, par exemple, dans des réflexions récentes, Patrick Le Roux sépare formellement la cité de Mérida de son territoire centurié [1999]. Déjà en 1991, dans un article sur les territoires attribués, Jean-Marie Bertrand avait donné le ton en déclarant que le territoire cessait de devenir consubstantiel à la ville [1991 : 164].
14Aujourd’hui, avec l’identification du plan C, je peux faire la démonstration que le plan d’assignation des Secundani d’Orange (mis en œuvre sur un laps de temps que nous ne connaissons pas) a concerné un espace immense allant d’Arles à Montélimar et empiétant, de façon indifférente, sur les territoires de plusieurs cités coloniales (Orange et Arles) ou de droit latin (Avignon, Cavaillon, Carpentras, Nîmes, la cité des Tricastins, etc.).
15Comment rendre compte de cette originalité? Dans un article récent, Pascal Arnaud [2003] reprend la réflexion. Il reconnaît que la localisation du cadastre A que j’avais proposée est la bonne. Mais, fidèle à la doctrine (une colonie = une centuriation = un territoire de cité), il propose que les trois plans cadastraux d’Orange renvoient à trois colonies : Orange, Arles, et Valence. Là encore la concrétude de l’espace compte peu : la localisation du cadastre C à Valence ne tient pas et aucune restitution géographique de la centuriation n’est proposée.
16La logique est celle d’une communauté de colons : la res publica des Secundani. Res publica, qui a le sens de « collectivité territoriale » à ce moment précis, offre une dimension particulariste, identitaire, et ses formes entrent en conflit avec les autres formes de territorialisation. À travers cette notion, il s’agit de définir le mode de relation qu’une communauté (les Secundani) devra avoir avec un espace géographique couvrant inégalement plusieurs cités. L’ampleur des « controverses territoriales », dans les inscriptions et les textes gromatiques, témoigne de cette opposition assez fréquente entre assiette d’une assignation et territoire d’une cité. Nous pouvons et même nous devons désormais distinguer, chaque fois que les documents le permettent, le territoire de l’assignation de celui de la cité coloniale.
17Cette question est intéressante du point de vue épistémologique. Elle oblige, en effet, le lecteur à affronter plusieurs révisions de l’opinion commune, et non pas une seule. Car accepter l’idée qu’une assignation puisse être réalisée, au besoin, sur un territoire qui n’a pas de rapport avec le territoire civique d’inscription des colons suppose qu’on ait également accepté d’autres attendus :
- que la reconnaissance des formes permet d’asseoir la centuriation, ce qui est un saut qualitatif important vers une source et des documents (formes, cartes, photographies aériennes) que l’historien ne maîtrise traditionnellement pas et dont il se méfie ;
- qu’une assignation se produit quelquefois en plusieurs vagues ou que plusieurs assignations peuvent se succéder sur un même espace ; cette question a toujours été une épine malgré les preuves tirées des textes des arpenteurs eux-mêmes et les reconnaissances de forme assez explicites ;
- que le cadre juridique donné à cette assignation crée une entité distincte qui entre vite en opposition avec les autres juridictions ; au lieu d’un territoire cohérent et emboîté (l’assignation dans le territoire de la cité et lui seul), à vocation universalisante, un conflit de territoires.
18Qu’une res publica, notion dont la représentation moderne et contemporaine a fait un symbole de démocratie et d’égalité (sur la base de l’évolution et de l’universalisation du concept), soit une réalité antique identitaire, inégalitaire, anisotrope, et contribue à créer un espace syntagmatique et non paradigmatique, pourra surprendre. Mais les controverses territoriales des traités d’arpentage sont là pour nous apprendre combien ces situations complexes généraient de conflits avec d’autres entités. On se battait, et quelquefois pendant des décennies, entre cités voisines, pour savoir qui devait juger les affaires des descendants de colons de l’une, installés sur le territoire de l’autre.
19Dans les ouvrages traitant de ce sujet, on n’utilise pas les controverses territoriales des arpenteurs, bien qu’il s’agisse de sources textuelles. On n’a donc pas relevé la catégorie juridique de l’ager sumptus ex vicino (ou alieno) territorio, mentionnée par les auteurs gromatiques. Il s’agit littéralement des « terres prises au territoire voisin (ou étranger) » [Chouquer et Favory 2001 : 127-134]. Les arpenteurs désignent ainsi le fait que, lorsqu’on n’avait pas assez de terres dans une cité où des assignations devaient avoir lieu, on pouvait réquisitionner des terres de cités voisines, même non contiguës au territoire de la cité coloniale. À Orange, on remarque que si le cadastre C ne mentionne pas de peuples (signe qu’il concerne bien le territoire de la cité d’Orange sans empiéter sur des territoires voisins), le cadastre B mentionne les réquisitions de terres des Tricastins, et le cadastre A mentionne deux peuples, les Ernaginenses et les Caenicenses.
20Avant d’aborder ce point il convient de reformuler les bases, en matière d’administration et de fiscalité agraires, parce qu’elles en conditionnent les termes.
21L’espace administratif romain, italien et provincial, est dominé par le classement des terres selon une division fondamentale qu’on ne prend jamais en compte, en raison du mode autonome de raisonnement : soit on aborde la question sous l’angle juridique et, dès lors, on ne connaît que les statuts des cités (colonies de droit romain ou latin, municipes, cités fédérées, cités stipendiaires) et les fondements juridiques de l’accès au sol en droit civil (droit de propriété quiritaire ou possession précaire) ; soit on aborde la question agraire par rapport aux formes d’arpentage et on se contente alors d’opposer les régions divisées par la limitation à celles qui ne le sont pas. Il faut donc rappeler que les arpenteurs-juristes, au-delà de leurs solutions techniques, répartissent les terres entre :
- des terres assignées qu’on a divisées par un réseau géométrique de limitation ;
- des terres occupées (le terme français le plus juste serait « occupatoires », pour rendre le latin occupatorius), dites encore arcifinales (qui ne contiennent pas de mesures ni de limites) : c’étaient des terres conquises, transformées en ager publicus, et laissées à l’appétit de quiconque s’en emparait et les exploitait ;
- des terres globalement mesurées par leur pourtour, dont l’administration romaine avait besoin de connaître l’assiette et la capacité contributive éventuelle, mais dont elle ne voulait pas mettre en œuvre le détail de l’arpentage ;
- des terres publiques de statut particulier, que ce fussent des terres destinées à être vendues (agri quaestorii), des terres de sanctuaires ou des terres affectées aux légions ;
- enfin les « domaines » impériaux, c’est-à-dire le fisc, au sens premier du terme.
22L’organisation spatiale ou territoriale de la fiscalité dépend très étroitement de cette classification. Par exemple, c’est cette division qui fonde la notion de propriété éminente de l’ager publicus et qui paraît instituer un régime juridique de base pour la jouissance de ces terres : la possession. Sur ces terres qui sont entrées dans la res publica du peuple romain, personne ne peut être propriétaire si ce n’est le citoyen romain, et probablement à l’issue d’une possessio de deux ans de ladite terre (c’est le droit dit d’usucapio).
23Comment localisait-on, du registre au terrain, la terre fiscale ? On verra que la réponse est aisée là où il y a limitation, mais qu’elle n’est pas encore vraiment envisagée pour les autres cas. Je l’esquisse ici.
24Parmi les incertitudes figure également celle-ci : quand et comment le principe d’organisation de l’espace rural par opposition entre ager divisus et ager occupatorius cesse-t-il d’être opérant pour l’administration?
25En théorie la terre assignée est immune, et on ne perçoit d’impôt que sur les terres collectives publiques affermées et engagées à des particuliers et dites vectigaliennes. Comment s’effectuait cette perception ? La res publica (au sens colonial défini ci-dessus) concernée passait contrat avec des mancipes, conductores ou locatores, lesquels prenaient à ferme la collecte et sans doute aussi une part de l’affectation des impôts, selon ce qui était indiqué dans la lex locationis fixant les obligations entre la collectivité et celui qui prenait à ferme le droit de vectigal.
26Les trois formae d’Orange montrent le mécanisme en action. La res publica Secundanorum traite avec des intermédiaires dont elle ne donne pas le nom générique mais dont elle indique les noms personnels sur le plan. Il s’agissait de notables. La répétition des mêmes noms, quelquefois dans des lieux éloignés, conduit à penser que ces mancipes ne sont pas des exploitants qui louent des terres publiques pour agrandir leur propre exploitation, mais des intermédiaires qui « achètent » le ius vectigalis. Un Indelvius de Nîmes afferme des terres près de Vaison-la-Romaine ; Iuventius Pedo prend à ferme des terres près de Vaison et dans les Insulae Furianae, situées à la confluence de l’Aygues et du Rhône.
27Le texte suivant d’Hygin atteste le rôle des mancipes dès le début du iie siècle :
Or les terres vectigaliennes sont engagées, certaines à la res publica de l’État romain, les autres à des colonies, des municipes ou des cités. Celles-ci et la plupart même appartenant au peuple romain ont été prises à l’ennemi, partagées et divisées en centuries, pour être assignées aux soldats grâce au courage desquels elles avaient été prises, plus largement que l’assignation de la surface ou le nombre de soldats l’exigeait : les terres qui étaient restées en plus furent assujetties au vectigal, les unes pour cinq ans, mais les autres pour des acquéreurs (mancipes) qui les achetaient, c’est-à-dire les louaient pour cent ans à chaque fois ; mais une fois ce temps écoulé un assez grand nombre fut vendu à nouveau et loué comme c’est la coutume pour les terres vectigaliennes.
Cependant, dans ce genre de terres, se trouvent des possessions qui ont été rendues à certains, nominalement, et on a inscrit sur les plans cadastraux combien de ces terres a été restitué à chacun. Les terres qui ont été rendues ne sont pas soumises au vectigal puisque, bien entendu, elles ont été rendues à leurs propriétaires (domini) antérieurs.
Et les acquéreurs (mancipes) qui achètent le droit de redevance (ius vectigalis) selon la loi dite, eux-mêmes louèrent ou vendirent par centuries aux possesseurs les plus proches. Donc, dans ces terres, certains lieux ne trouvèrent pas d’acheteur, en raison de leur aspérité ou de leur stérilité.[Hygin, 79, 5-80,1 Th = 116, 5-25 La : trad. Marchand, in Chouquer et Favory 2001 : 363]
28Le premier paragraphe indique que lorsqu’un manceps « achète » (emere) des terres publiques devant le vectigal, cela correspond, en fait, à une locatio. Le manceps peut donc aussi être désigné comme locator. Le terme de conductor est équivalent, puisque le contrat est dit de locatio ou de conductio.
29Cependant, si on suit ce texte et si on l’applique à Orange, les personnages qui acquittent le vectigal des terres dites reliqua coloniae et dont les noms sont inscrits à cet effet dans chaque centurie seraient des mancipes et ils percevraient le vectigal, en fonction du droit qu’ils ont acheté, des possessores, lesquels seraient les tenanciers contractuels des terres publiques. Dans ce cas la res publica aurait à gérer deux sortes de contrats, celui des possesseurs et celui du fermier général. Ou bien, doiton imaginer que les mancipes achètent les terres et le droit de vectigal qui leur est lié, et ensuite louent (ou plus exactement sous-louent) les terres en question à des exploitants ?
30Se fondant sur un article du Digeste (Dig., XV, 1, 2, 8), André Piganiol remarque que le locataire de l’ager vectigalis est assimilé à un possesseur, ce qui pourrait faire pencher pour le second terme de l’alternative. Quoi qu’il en soit, ce qui est nouveau c’est que le nom inscrit sur les marbres d’Orange, dans les centuries, n’est pas obligatoirement celui du possesseur qui exploite la terre publique, mais plutôt le nom de celui qui a contracté avec la res publica et qui doit acquitter (solvere) le vectigal. Dégager ces deux catégories est un fait important pour l’organisation de la fiscalité.
31Il semble que les possesseurs se soient organisés : la formation des collèges de possessores, attestés dans la péninsule ibérique à partir des Flaviens, en témoigne. Et il est très probable que ce soient les mancipes, ceux qui se sont portés acquéreurs du ius vectigalis, qui soient concernés par cette forme de collégialité.
32Ces possessores ont bien une mission fiscale, sous la forme d’un affermage. Pour autant, dans ce type de terres, et c’est essentiel pour le propos, il n’est pas nécessaire de recourir à la notion de circonscription fiscale puisque le plan cadastral suffit à localiser la terre par ses coordonnées géométriques et géographiques et grâce à sa conservation publique. Nous avons donc ici un emploi de termes techniques (possessores, mancipes, locatores, conductores) dans un cadre contrôlé par la res publica, et dont l’assiette est garantie par le plan cadastral.
33Les connaissances sur les modalités de la perception des impôts, et notamment des vectigalia, du Ier au iiie siècle, plaident pour un renforcement de l’administration et non pour son affaiblissement. Comme l’a rappelé Jérôme France au sujet de la perception du Quarantième des Gaules [2001 : 353-448], on assiste à deux réformes successives. À l’époque de Vespasien, ou plus sûrement au début du iie siècle, on observe le remplacement des sociétés fermières anonymes par des mancipes, puis par des conductores. Parallèlement, on modifie le mode de rémunération des fermiers en passant d’une rémunération ou forfait fixé par la lex locationis à un pourcentage sur les sommes perçues. Ces deux mesures visent à limiter la puissance des societates vectigalium. Il s’agit de rappeler le caractère individuel de l’affermage afin de n’avoir qu’un seul contractant et non une société anonyme. C’est sans doute ce que disent aussi les formae d’Orange, en 77, en nommant les mancipes qui acquittent (le mot technique du cadastre est solvit, de solvere, acquitter) le vectigal.
34Néanmoins, les revenus des vectigalia tirés du domaine public auraient été mieux servis par des societates, compte tenu de l’ampleur des opérations.
35La seconde réforme décrite par Jérôme France, toujours à propos du Quarantième des Gaules, concerne l’abandon du système de l’affermage de la perception des impôts au profit de la régie directe. On la situe à la fin du iie et au iiie siècle. Elle a pu être opérée par le rachat, au conductor, de son contrat de location des vectigalia. A-t-on procédé de même pour la perception des revenus de l’ager publicus ?
36Le caractère pragmatique de l’administration fiscale romaine a fait que les deux modes ont dû coexister. Cette seconde réforme affirme donc la poursuite de l’affermissement de l’administration de l’État entre les ier et iiie siècles.
37Sur la grande masse des terres provinciales non assignées (celles qui sont dites occupatoires ou arcifinales) et qui doivent le tribut ou le stipendium, comment percevait-on l’impôt foncier et comment localisait-on la terre fiscalisée ? Pour ces terres ordinaires, les solutions techniques sont décrites par les Gromatici veteres, mais ces textes ont été jusqu’ici incompris ou négligés, en raison de la représentation négative qu’on s’en faisait.
38La question est la suivante : comment, dans le monde romain, enregistrait-on la terre non assignée et comment la localisait-on ? Comment un arpenteur, commis sur le terrain pour éclairer un juge par une expertise, pouvait-il identifier telle ou telle terre ?
39Notons d’ailleurs que cette question se pose aussi pour l’ager per extremitatem comprehensus. Comme le démontre François Favory dans ce volume, c’est une catégorie technique et non pas juridique. Mesurer globalement un territoire par son contour signifie simplement que, du point de vue de l’administration romaine centrale, ce territoire est considéré comme ayant un rapport administratif homogène avec l’État (que ce rapport soit immuniste ou tributaire), et que la connaissance de sa surface totale suffit. Mais ensuite, pour la collecte des impôts au sein de ce territoire, quels qu’en soient les agents, il faut bien se demander comment on localisait la terre fiscale pour en retrouver l’assiette. Apparemment on a « limité » certains territoires pour s’y retrouver, ce que confirme Frontin :
Dans beaucoup d’endroits, les arpenteurs ont consigné ce type de terres sur la forma à la façon des terres limitées, bien qu’ils en aient seulement mesuré le pourtour.[Frontin, Th 2, 4-7 = La 5, 3-5 ; fig. 5, La et Th, in Chouquer et Favory 2001 : 104]
40Deux réponses sont possibles : on peut localiser la terre soit au moyen d’un arpentage sur base quadrillée pour servir de repère, soit par le choix de circonscriptions délimitées par leurs confins à l’intérieur desquelles on peut repérer diverses sortes de terres.
41Hygin Gromatique est le seul auteur à faire expressément allusion à un arpentage géométrique à but uniquement fiscal. Son texte expose le système d’association de scamna et de strigae, regoupés en quadrae, dans le cadre d’une forme de limitation qu’il s’emploie à décrire comme originale mais qui est, en fait, très proche de la centuriation.
42Voici le principe. L’arpenteur, envoyé dans telle cité ou tel pagus pour mesurer et imposer la terre arcifinale ou occupatoire de province (donc une terre de statut différent de l’ager divisus et adsignatus), arpente en empruntant aux techniques de la limitation et même de la centuriation, sans toutefois redécouper le parcellaire ni matérialiser sur le terrain ce quadrillage autrement que par des repères d’arpentage (lignes et bornes). L’arpenteur trace des rigores (alignements) et les concrétise ensuite sur le terrain par une largeur, et par la pose de bornes spéciales. Techniquement il s’agit bien d’une limitation, et les rigores, une fois tracés sur le terrain, deviennent des limites.
43Il dispose ainsi d’une grille au sein de laquelle il sait désormais situer les noms et les surfaces, avec une formule du genre : « Un tel, indigène, doit payer tant pour une surface de tant (de mesure locale, éventuellement convertie en jugères dans une liste annexe) dans la centurie DD XV VK III, etc. » Ce mode de localisation est satisfaisant puisque c’est aussi le mode ordinaire de localisation des lots assignés : il suffit de savoir dans quelle centurie un tel possède et combien il possède. Si le bornage est entretenu et respecté, la recherche de la parcelle sur le terrain ne pose pas de problèmes. C’est le procédé intitulé scamnation ou strigation, dans un des sens possibles de ces mots. La quadra semble être le mode géométrique d’organisation de plusieurs scamna ou strigae.
44Lorsque la terre en question est calée sur plusieurs quadrae elle sera répertoriée autant de fois et en proportion de chaque quadra. Pour connaître la superficie d’ensemble de ce que possède un indigène, il faudra additionner centurie par centurie.
45Hygin Gromatique insiste pour que la terre arcifinale de province soit mesurée selon ce système et non avec une centuriation classique, comme c’était trop souvent le cas, ce qui indique que la distinction entre les deux modes devait être difficile à faire et n’était pas toujours respectée. Mais la description technique que lui-même entreprend dans son traité révèle à quel point le rapprochement est possible : cette scamnation ou strigation est une limitation, avec decumani et kardines, comme n’importe quelle centuriation !
46Malgré cette parenté troublante, on peut être persuadé qu’il ne s’agit, ici, à aucun moment, d’une division de la terre dans le but de la répartir à des colons, et encore moins d’un changement du dessin du parcellaire, comme cela se pratique dans les centuriations destinées à couvrir les besoins d’une assignation. L’objectif est la perception fiscale, et le texte d’Hygin Gromatique, après avoir énoncé ce mode d’arpentage, donne immédiatement la tarification des terres selon qu’on perçoit en part de récolte (un cinquième ou un septième des fruits) ou en argent, et en partant d’une classification des terres. Il cite le cas de la Pannonie où l’on trouvait la répartition suivante : terres labourées de première catégorie, de deuxième catégorie, prés, forêts à glands, forêts ordinaires, pâtures.
47Il existait donc un mode d’arpentage géométrique à but uniquement fiscal, précisément décrit par un texte gromatique. Ce point n’avait jamais été vraiment perçu à sa juste valeur.
48Morphologiquement cela implique le fait que des limitations ont pu être tracées hors de toute colonie, hors de toute assignation, à des fins strictement fiscales. De tels arpentages peuvent-ils laisser des traces ? Ont-ils, ensuite, un rôle morphogénétique dans l’évolution du parcellaire ? La question est primordiale pour l’analyse diachronique des formes. Si c’est le cas, pourra-t-on un jour identifier de telles trames viaires et parcellaires ? Que signifie, par exemple, l’indication d’Hygin Gromatique selon laquelle ces réseaux de rigores, qui ont la largeur de limites, peuvent connaître certains changements de direction, marqués par des pierres polies, carrées, inscrites et rayées de lignes ? Cela nous autorise-t-il à concevoir la possibilité d’existence de trames quadrillées successives et aux orientations changeantes au sein d’un même territoire ?
49Une autre solution est envisageable pour localiser la terre fiscalisée, qui consiste à la situer au sein d’unités territoriales emboîtées. Pour cela, on peut reprendre des ressorts fiscaux existants ou en créer de nouveaux. On les définit par leurs limites (les plus pérennes possible : montagnes, lignes de partage des eaux, rivières…) afin d’y situer les noms et les surfaces à fiscaliser.
50La chose ne fait pas de doute pour le pagus, terme « strictement latin », et dont le sens fiscal est précis, au moins depuis le ier siècle avant J.-C. [Tarpin 2002 : 202]. Le juriste Ulpien, au début du iiie siècle, en donne une bonne idée :
On prendra garde que les domaines (agri) soient inscrits dans les documents du cens : on indiquera le nom du domaine (fundus), dans quelle cité (civitas) et dans quel pagus il se trouve et quels sont ses deux plus proches voisins ; et les champs (aruum) : combien de jugères seront labourés dans les dix prochaines années ; les vignes : combien de pieds ; les oliviers : combien de jugères et combien d’arbres ; les prés : combien de jugères seront fauchés dans les dix prochaines années ; les pâtures : combien de jugères il semble y avoir ; de même pour le bois de coupe. Que celui qui déclare fasse lui-même l’estimation.[Ulpien, Dig. 50, 15, 4 ; trad. Tarpin]
51On peut également mettre cette observation en relation avec la proposition de Mireille Corbier [1991] de réinterpréter dans un sens fiscal « l’attribution » de territoires antiques à une cité. À Nîmes, les 24 oppida attribués à la cité ne lui paieraient pas un tribut, comme on avait pensé pouvoir le comprendre à partir du texte de Strabon, mais formeraient plutôt un échelon administratif pour la collecte du tribut dû à Rome, cet impôt étant centralisé par Nîmes.
52Si la question est relativement aisée s’agissant d’unités de l’ampleur du pagus, la localisation des terres à l’échelle la plus locale pose de plus graves interrogations, aujourd’hui non encore résolues. Là où il n’y avait aucune division géométrique du sol par une limitation quelconque se posaient deux problèmes pratiques : 1) Comment définissait-on, à l’intérieur du pagus, la zone de perception de tel collecteur par rapport à tel autre, s’il y avait plusieurs collecteurs de l’impôt ? 2) Comment localisaiton la terre qu’on avait recensée et dont des listes fournissaient le nom et la quotité ?
53Jean Durliat a proposé, de façon innovante et radicale, l’interprétation suivante : possessio, fundus, ager, terra et praedium seraient, dans un des sens possibles de ces termes (l’autre étant le sens domanial classique), les noms de ces circonscriptions. Se fondant sur les Tables alimentaires de Veleia et des Ligures Baebiani, il a mis en évidence le fait que les fundi mentionnés dans ces documents fiscaux étaient les ressorts de la perception de l’impôt et que les déclarants n’étaient pas les propriétaires des domaines mais les responsables de tous les propriétaires situés dans ces fundi, dont ils ont la charge de collecter l’impôt.
54Ces documents datent de l’époque de Trajan. On trouve, dans le Liber coloniarum, dans la notice consacrée à la Dalmatie, un emploi intéressant du terme possessio : « Dans les diverses régions ou dans les aires portant diverses appellations, vici ou possessions, tels sont les témoins d’une division agraire. » (Voir le texte complet dans l’article de François Favory p. 41) Si les nécessités de la traduction réclament l’ajout du mot « aire » pour rendre la phrase correcte en français, il est de ce fait possible que le terme possessio, comme ceux de région et de vicus, renvoie ici à un ressort administratif.
55Rappelons cependant que, dans les régions divisées et assignées, le possesseur est l’exploitant des terres publiques et non le collecteur. Dans le texte d’Hygin cité ci-dessus, les possessores paient leur vectigal à un locator ou manceps, et c’est celui-ci qui est le collecteur de l’impôt pour le compte de la cité. On ne peut donc pas généraliser l’interprétation de Jean Durliat. Il faut même reconnaître qu’elle est inconciliable avec la pratique de l’enregistrement sur la forma et ne convient pas aux terres divisées et assignées.
56De cette longue discussion des formes territoriales de la fiscalité romaine se dégage l’idée, encore imparfaitement fondée mais vraisemblable, de la mise en place d’un pavage territorial original, soit directement dans les régions n’ayant pas connu la limitation, soit en remplacement de celle-ci à une époque où son maintien n’avait plus de sens.
- 2 Se reporter au glossaire p. 295.
57Nous souhaitons, à présent, évoquer la différence, qui ne manque pas d’être observée, entre le projet et ce qu’il devient, à l’aune de l’expérience des sociétés. Nous choisissons de le faire dans la plaine du Tricastin. Car cet espace, entre Donzère, Lapalud et Bollène, est devenu l’une des microrégions françaises où l’accumulation des « données » de toutes sortes (épigraphiques, archéologiques, morphologiques) est exceptionnelle. Je veux notamment démontrer que l’accumulation a ouvert la recherche sur des associations et des conflits de formes2, en ruinant l’espoir naïf d’une interprétation réciproque directe d’une source par une autre mais en enrichissant la connaissance des dynamiques.
- 2 Se reporter au glossaire p. 295.
58Premier niveau de réflexion : les réalités du terrain prennent les modèles existants à rebours. Dès lors il convient de s’interroger sur l’usage de ces prédicats2. Deuxième interrogation : il s’agira de recomposer le collectif des « faits » et des « interprétations » et de dire quelles sont leurs possibles relations.
59La centuriation appliquée sur le terrain, c’est peu de le dire, ne ressemble pas à son « projet », si nous entendons par là le modèle formel que décrivent les arpenteurs dans leurs élaborations. De pur prédicat, elle devint hybride sociophysique, lui-même dynamique. C’est ce que les fouilles de la plaine du Tricastin ont mis en évidence à propos de la centuriation B d’Orange. Au lieudit « Bartras », sur la commune de Bollène, le kardo maximus, c’est-à-dire l’axe nord-sud principal du réseau, n’était pas matérialisé alors qu’un decumanus (axe perpendicaulaire au kardo) l’était par un espace de circulation entre deux fossés parallèles. Cette absence est due à l’adaptation du réseau géométrique aux nécessités du drainage ou de l’irrigation des sols. Autrement dit, le kardo maximus, qui, dans les textes gromatiques, est présenté comme un axe devant avoir une largeur de 15 ou 20 pieds, n’était pas matérialisé ici, sauf sans doute sous la forme de repères d’arpentage.
60Toutefois les arguments géographiques ne suffisent pas à expliquer cette absence. Des critères juridiques peuvent tout aussi bien rendre compte de l’inexistence d’un chemin cadastral là où on s’attendrait à en trouver un. Il paraîtrait essentiel de pouvoir mener une réflexion sur le respect du caractère public des limites dans la centuriation B. À la question du choix préalable d’excepter (ou non) la surface du limes de celle assignée au colon est évidemment liée celle de l’appropriation privée du limes. Si la surface de celui-ci n’avait pas été exceptée (ce qui revient à dire que le colon qui a tiré au sort un lot bordé par un chemin public doit accepter que la surface de celui-ci soit prise sur sa propre étendue assignée), la tentation du colon ou du possesseur de rétablir la surface théorique de son lot en occupant le chemin devait être grande (encore qu’une tentation identique pouvait exister, même là où on avait pris soin d’excepter la surface du limes).
61Une réflexion de bon sens de Siculus Flaccus [123 Th] confirme que le problème se posait souvent. Il observe que les empiètements privés sur les espaces publics de circulation obligent à faire des détours lorsqu’on circule, et que ces détours occupent, en définitive, une quantité de terre encore plus importante que celle des limites publics, si on les avait respectés.
62Hygin Gromatique est plus précis que les autres auteurs gromatiques sur certains aspects de la question des limites. Le caractère public est donné aux principaux limites, dits actuarii, ceux qui enserrent un groupe de 5 par 5 centuries (groupe appelé saltus). Dans une centuriation ce seront les premier, sixième, onzième axes, et ainsi de suite. S’agissant des autres axes, dits linearii, il ajoute :
Certains n’ont tracé des limites linearii que pour déterminer la mesure des terres ; et s’il s’en interpose qui fassent confins, ils reçoivent une largeur conforme à la lex Mamilia.[134 Th ; trad. Clavel-Lévêque, Conso, Gonzales, Guillaumin et Robin 1996 : 17]
63Il faut comprendre le texte ainsi : les axes ordinaires n’ont été tracés que pour servir de repère aux arpenteurs, afin qu’ils puissent délimiter les lots, et il n’est pas obligatoire d’en faire des chemins. Lorsque certains limites correspondent à des limites entre lots, ils respectent la règle qui prévaut entre propriétés, c’est-à-dire une bande de 5 pieds prévue par la loi Mamilia, soit 2 pieds et demi de part et d’autre de la ligne de séparation entre les deux propriétés contiguës. Ce texte démontre qu’on peut ne pas trouver de chemin à l’emplacement d’un limes linearius.
64Ainsi, des raisons géographiques (circulation de l’eau) ou juridiques (servitudes ou non) rendent compte de la différence existant entre l’épure et la forme matérialisée.
65Pour dire ce qu’est l’espace antique du Tricastin il nous faut construire le « collectif » des informations disponibles, et envisager les relations d’association ou de conflit qui se nouent entre elles pour créer les formes antiques. Il faut prendre en compte toutes les notions et le faire aux diverses échelles concernées, sans oublier de partir de l’information réellement disponible et non de celle dont on espèrerait pouvoir disposer. Ce n’est pas ici le lieu d’une étude critique qui serait trop lourde, mais il n’en reste pas moins utile de dire les enjeux de ce recensement des faits et des notions.
66Les résultats de l’opération « fossés » (nom donné à une enquête scientifique consistant à examiner et à comparer tous les fossés repérés sur le tracé du TGV Méditerranée, de Valence à Orange) se situent à l’échelle régionale. Même si cette étude a été réalisée par le sondage très ponctuel et détaillé de nombreux fossés locaux, la nature des résultats a offert un modèle de dynamique sédimentaire que Cécile Jung et Jean-François Berger ont généralisé à l’aire régionale. Ce modèle suggère deux observations complémentaires. Premièrement les coupes montrent des réemplois conséquents de fossés, sur de très longues durées, et illustrent les processus de transmission de l’information parcellaire. Deuxièmement, on constate l’ubiquité d’un horizon pédosédimentaire original, interprété comme sol de prairie humide évolué, et qui daterait des iiie-ive siècles aux xe-xiie siècles. Cet horizon vient à peu près partout sceller les fossés antiques colmatés, recouvrir les chemins cadastraux, et indique un changement très sensible des modes d’occupation et d’exploitation du sol. Ce qui n’empêche pas les transmissions lorsque de nouveaux fossés sont creusés à l’emplacement des anciens, et avec quelquefois plusieurs siècles d’intervalle. On reliera cette lecture à celle que propose Claire Marchand sur la résilience des formes (p. 93 de ce volume).
67C’est à une échelle moyenne qu’il faut se situer, cette fois, pour apprécier la valeur agropédologique des terres cadastrées. Une équipe regroupée autour de Thierry Odiot et François Favory a élaboré un modèle très complexe pour rendre compte de cette réalité. Les plans cadastraux antiques fixent le montant du vectigal en précisant à chaque fois la valeur par jugère de terre. Il était tentant de voir si les variations de cette valeur pouvaient correspondre à des qualités différentes de terre. Des résultats assez significatifs ont été obtenus, validant l’hypothèse d’une taxation des terres publiques en fonction de leurs potentialités agrologiques, selon une grille d’analyse qui tient compte des connaissances de l’époque.
68Toujours à une échelle moyenne, celle de la plaine du Tricastin, les travaux morphologiques ont identifié une construction hybride associant le drainage naturel ou réputé naturel aux axes et limites du cadastre antique. Cet objet sociophysique a été testé sur plusieurs sondages ou fouilles provoqués par la réalisation du TGV Méditerranée. Par exemple, les fouilles de Mondragon ont mis en évidence le fonctionnement hiérarchique d’un réseau de drainage romain, sur la base du modèle établi pour l’ensemble de la plaine. La carte globale obtenue est celle d’un parfait hybride : le réseau centurié antique a surtout été réalisé pour les axes est-ouest (decumani), tandis que les nombreux rivières ou ruisseaux nord-sud ou nord-est/sud-ouest complétaient le drainage de la plaine et rendaient moins nécessaire la réalisation de tous les kardines du cadastre. Axes cadastraux et réseau hydrographique « naturel » construisent ainsi un réseau mixte de drainage que les fouilles ont maintes fois observé.
69L’étude morphologique du réseau routier (abordée dans la thèse de Cécile Jung) et surtout l’étude de la dynamique des réseaux d’habitat sur la longue durée (dans le cadre du projet Archaeomedes) constituent des approches nouvelles. La dynamique du réseau d’habitat, en tant que système de peuplement, joue un rôle fondamental dans la production des formes de l’occupation du sol. On ne peut résumer les enseignements complexes du projet Archaeomedes, mais on se contentera de signaler les principaux acquis : le décalage entre la conquête romaine, à la fin du iie siècle avant J.-C., et le réel début de la prolifération des établissements et de la maîtrise de l’espace aux ier et iie siècles après J.-C. ; la réévaluation de la « crise » du iie siècle, qui est une crise des établissements agricoles spéculatifs, sur fond de stabilité des autres établissements ; enfin les restructurations de l’Antiquité tardive, qui donnent la trame à partir de laquelle s’opère vraiment la résilience des réseaux d’habitat, et qui font définitivement renoncer à l’idée (ancienne) d’une désertion généralisée des campagnes.
70Lorsqu’on passe à la plus petite surface possible, celle du chantier de fouilles, les résultats changent de nature. Avec la découverte de l’expression matérielle variable de la centuriation, dont on a vu qu’elle n’était pas conforme à nos a priori, ou celle de l’extension considérable de la viticulture, on entre dans la difficulté de l’articulation des sources de l’historien. Là où le plan cadastral parle de réseau normatif, d’assignation à des colons, de fiscalité sur les terres publiques, la fouille met au jour une adaptation très libre du réseau, un vignoble étendu et structuré par des parcelles à l’orientation moins rigide que celle du réseau, bref, deux réalités qu’on ne sait pas comment associer dans un raisonnement historique précis, sauf à l’envelopper, comme souvent, de rhétorique.
71Cela dit, ce constat de difficulté ne peut être proposé comme seul horizon de la recherche. On ne peut conclure sur une suspension de l’histoire, alors qu’on est soi-même en train d’en faire une, d’une écriture bien contemporaine! C’est vers une espèce de « délibération » des objectifs accessibles à l’histoire qu’il faut aller. Dire et expliciter l’histoire qu’on peut raisonnablement faire hic et nunc, et non pas rationaliser l’histoire dans des représentations montées en modèles normatifs.
72Disons-le autrement. Hier, on pensait pouvoir raconter le Tricastin avec, d’un côté, une vision et des faits d’historien, la fondation de la colonie d’Orange et la centuriation comme objet fétiche (« faitiche », écrirait Bruno Latour) ; de l’autre, une vision et des objets de géographe, la progressive discipline imposée aux terres et aux eaux du Rhône et de ses affluents, de plus en plus géométrisés (« géomaîtrisés », écrirait Augustin Berque), jusqu’aux aménagements actuels représentés sur la carte. Aujourd’hui, après deux décennies d’intense recherche archéologique et morphologique sur cette plaine, nous avons installé un objet différent, empruntant aux deux. Mélangeant l’eau et la centuriation, les rivières et le parcellaire, le passé et le présent, le dessous et le dessus, nous avons collectivement fabriqué un objet plus complexe que nous ne pouvons que ranger dans la catégorie des grands hybrides historiques.
73Cet objet original, aux parcelles antiques et actuelles, aux rivières et rûs antiques et actuels, existe grâce à un hybride antique que nous restituons lui aussi à travers l’hybride transformé qui le transmet. Là est la complexité du nouvel objet. Toute tentative de « purification » de cet objet, pour isoler la strate antique, trouve vite ses limites. En effet, les travaux des uns et des autres ont tous insisté sur l’interaction passés/présents. Cécile Jung [1997] a attiré l’attention sur la complexité de la lecture des formes en raison de la dynamique sédimentaire, et fait valoir combien celle du parcellaire était nécessaire à la cartographie des formes hydrographiques passées. Alain Chartier [1996] a souligné l’impossibilité d’accéder directement au parcellaire antique par une analyse des formes, compte tenu des héritages, du drainage et des modelés agraires changeants. Les travaux de l’équipe « fossés » [Berger et Jung 1996] ont à la fois expliqué le fonctionnement hybride de la plaine (entre réseau hydrographique et réseau parcellaire, antique et postérieur) et donné des bases solides au principe de transmission (exemple de Pierrelatte « les Malalones »). Les fouilles de Philippe Boissinot sur les formes agraires ont avancé l’idée que les formes agraires sont toutes issues de mélanges complexes et que les « perturbations » et autres altérations doivent, au terme d’un renversement, constituer l’objet même de la recherche [Boissinot et Brochier 1997]. Enfin, dans l’opération pilotée par Thierry Odiot et François Favory pour apprécier les potentialités agrologiques des sols antiques, les chercheurs ont inventé un processus d’interaction original entre données actuelles et données antiques afin d’évaluer la pertinence de l’exploitation des données antiques [Berger et al. 1997].
74On peut toujours faire semblant de croire qu’on atteint, en définitive, l’objet antique en lui-même, ses formes et ses fonctions, en toute pureté. Mais c’est refuser de décrire les processus d’élaboration, les représentations successives (techniques, conceptuelles) par lesquelles il faut passer pour évaluer, les médiations de toutes sortes dont chacun s’entoure. Il est plus simple de nommer les hybrides et de les valoriser, objets et processus, anciens et actuels.
75L’espace antique « accessible » du Tricastin serait, par conséquent, un modèle qui saurait intégrer la production et la dynamique des formes, en association et en conflit, sur la base de ces diverses connaissances. Il entrerait en contradiction avec les approches normatives proposées dans des études globales, anciennes ou actuelles.
76Ce sont donc les représentations qu’il faut interroger et maîtriser. C’est ce que nous allons développer maintenant, en changeant d’échelle.
77Divers « systèmes ou schémas de représentation » ont été proposés récemment pour l’espace antique romain. Mon propos est d’interroger leurs fondements afin de savoir s’ils sont représentatifs et s’ils traduisent bien les conceptions des acteurs de cette époque. Autrement dit, il s’agit de savoir si ces images mentales « représentent » bien le réel, au sens politique du terme cette fois, c’est-à-dire si elles parlent convenablement en son nom. Car les arpenteurs ont définitivement achevé de s’exprimer depuis deux millénaires : c’est nous qui, aujourd’hui, bavardons à leur place !
78Je situe la critique à deux niveaux. Dans un premier temps, il convient d’examiner les modèles en eux-mêmes, dans leur logique, et d’en discuter la pertinence. La connaissance des réalités cadastrales romaines me conduit à proposer des amendements plus ou moins importants, sur un terrain technique, entre spécialistes. Dans un deuxième temps, j’envisage la pertinence des modèles dans des collectifs plus ouverts, en les confrontant notamment aux réalités écouménales antiques et à ce que deux mille ans de dynamique paysagère nous permettent de savoir. Après avoir examiné les modèles en eux-mêmes, j’interroge les historiens sur la place que ces représentations des élites antiques, elles-mêmes représentées par des élites savantes actuelles, tiennent dans la production de l’espace.
79Dans cet ouvrage remarquable par son ampleur, Claude Nicolet [1988] a tenté d’élaborer la représentation que les acteurs ont pu avoir de la réalité spatiale et territoriale de l’Empire romain. Pour ce faire il a proposé un modèle de ce que peut être un État territorial, en le fondant sur deux notions de base : la continuité territoriale (notion de centre et de périphérie, et continuité assurée par le pavage des circonscriptions) et la centralisation des instruments du pouvoir (armée, administration et fiscalité). L’ouvrage étaye ce modèle et l’inclut dans un « récit » en faisant du moment augustéen le temps fort de cette construction de géographie politique. Il y a un avant, un temps fort, et un après.
- 3 Pour une discussion de ces divers points, cf. G. Chouquer et F. Favory [2001].
80Je ne discute pas la totalité de la thèse de Claude Nicolet, d’une qualité évidente. Mon champ est plus limité, mais pas moins critique pour autant : il porte sur un chapitre central du livre, celui qui a trait à la fiscalité agraire (chapitre VII), qui est de ma compétence. Je ne partage pas l’avis rapide de Claude Nicolet sur l’identification de Balbus à un mensor augustéen qui aurait réuni tous les plans cadastraux ; il y a plus de chances qu’il s’agisse d’un archiviste postérieur à Auguste. Je suis plus prudent que lui pour rapporter à Auguste l’origine des listes du Liber coloniarum. Je suis en désaccord quant à l’existence de « traités théoriques » dès Auguste3.
81En effet, la relecture que nous venons de faire des textes gromatiques et la réévaluation de leur origine qui est flavienne posent un réel problème de fond par rapport à la thèse de Claude Nicolet.
82Non pas qu’il faille mésestimer l’importance de l’époque augustéenne pour ce qui est des questions cadastrales. Cette époque clôt un gigantesque cycle d’assignations et de modifications politiques qui ont dû entraîner le développement de l’administration fiscale. Cependant, en matière d’arpentage, cette époque est précisément celle de la mise en œuvre de solutions techniques, plus originales et particulières qu’universelles. Par exemple, les arpenteurs de l’époque augustéenne emploient des modules atypiques (15, 16, 16 x 25, 20 x 40 actus), localisent des centuriations dans les marges territoriales (parce que souvent d’autres réseaux plus anciens occupent déjà le terrain), pratiquent avec force les discontinuités territoriales, comme les assignations de Mérida et d’Orange le prouvent. Voilà qui met à mal le modèle isotrope, autosimilaire et hiérarchique proposé par Claude Nicolet.
83Mais c’est sur la question de l’origine du corpus que la divergence est la plus forte. Le corpus est une création flavienne : il est maintenant démontré qu’il s’agit d’un ensemble de textes « commentateurs » et non pas « modélisateurs » [Chouquer et Favory 2001 : 15-42 et 203-216, d’après la distinction faite par Françoise Choay 1980]. Ces textes sont des didascalies, des instructions pour géomètres chargés de réviser des situations foncières et fiscales à la suite d’une époque particulièrement troublée (années 68-70). On a dit plus haut que l’époque flavienne et antonine est riche en innovations fiscales. Il n’y a donc pas de raisons de faire de l’époque augustéenne la seule époque organisatrice. La phase flavienne et antonine compte tout autant et apporte de plus en plus d’éléments décisifs.
84Le chapitre cadastral de la thèse de Claude Nicolet est donc, d’une certaine façon, une captation excessive et imprudente d’une réalité largement flavienne au service d’une démonstration augustéenne.
- 2 Se reporter au glossaire p. 295.
85D’autres observations critiques concernent la pertinence de ce modèle, cette fois dans une configuration plus ouverte. La réalité locale de l’écoumène n’y joue, en effet, aucun rôle. Comme le dit très clairement Claude Nicolet dans sa préface, il n’est question que de la représentation que les élites romaines avaient, à très petite échelle, de l’ensemble du monde. Nous respectons complètement ce point de vue de l’historien car il participe de la construction des réalités antiques. Mais Claude Nicolet l’argumente en prenant ses distances avec ce qu’il appelle la géographie historique, ou géographie rétrospective. Cette éviction des réalités écouménales provoque une distorsion dans tout l’ouvrage : il lui faut réduire les difficultés et les différences pour tenter d’asseoir sur des bases suffisantes le modèle universel de l’État territorial ; il lui faut tenter de rapporter le maximum de choses à Auguste afin que la modalité du récit fonctionne. Je pense qu’il convient d’équilibrer la vision de Claude Nicolet par l’exposé des situations locales, et de refuser l’idée que cette construction puisse se substituer à l’espace lui-même. C’est le danger d’un usage univoque des représentations, ou encore d’une projection géométrique hyperesthésique2, qui pose comme a priori des qualités (isotropie, autosimilarité, continuité) que les réalités écouménales (économiques, territoriales, fiscales, paysagères) ne confirment pas.
86Il se trouve qu’on a découvert récemment de nouveaux documents cadastraux qui viennent fort à propos compléter les fameuses formae d’Orange. Le plus intéressant est le document de Vérone : c’est un fragment d’une plaque de bronze sur laquelle étaient recensés, centurie par centurie, les propriétaires. Mais comme l’a démontré Giuliana Cavalieri-Manassé [2000], ce n’est pas un plan réalisé lors de l’assignation des terres aux colons, mais plutôt une révision postérieure, aux objectifs fiscaux sans doute prioritaires.
87Ainsi, qu’il s’agisse des plans d’Orange ou du fragment de plan de Vérone ou encore d’autres documents trouvés en Espagne (fragment mentionnant Lacimurga ; tablette avec une liste de colons à Elche), nous sommes en présence de documents toujours établis dans un but particulier. À Orange, on révise l’adjudication des terres publiques soumises au vectigal ; à Vérone, on recense des propriétaires ; à Elche, on fixe les noms pour un tirage au sort de lots. Aucun de ces documents n’offre la vision globale et universelle de la terre et du territoire que nous sommes souvent enclins à chercher. Au contraire, ils aident à soutenir l’idée que la cartographie et l’archivage sont spécialisés, adaptés à chaque but : une carte pour chaque action, un document pour chaque nature d’enregistrement.
88Je trouve d’ailleurs judicieuse une idée de Pascal Arnaud [op. cit.] au sujet d’Orange : l’assignation aurait pu donner naissance à des documents spécialisés (un plan d’assignation, et également dès cette époque un plan des surfaces de terres publiques et des possessores qui en ont les contrats d’affermage). Vespasien n’aurait éventuellement pas créé ce type de document (comme on le pense généralement) mais remis à jour celui concernant les terres publiques affermées. L’idée est intéressante : elle va dans le sens d’une grande spécialisation des archives dès l’assignation (et en cela elle conforte un aspect de la thèse de Claude Nicolet puisque l’assignation d’Orange est triumvirale), mais elle suggère aussi que ces documents sont d’abord une représentation technique et non une représentation politique et symbolique du monde (ce qui va contre le point de vue de « l’inventaire du monde »).
89Par conséquent, il faut être nuancé dans l’interprétation. Les documents attestent cette bureaucratisation de l’Empire dont Claude Nicolet a décrit les aspects. Mais ils sont moins probants quant au thème de l’État territorial « continu », reposant sur une fiscalité « unifiée » (p. 8) tendant à effacer les particularismes (p. 222). Ce qui progresse, c’est la pratique administrative. Mais elle est au service d’une complexité qui tient à l’enchevêtrement des particularismes. Et la pratique administrative ne paraît pas toujours tendre vers une globalisation et une uniformisation. Sinon on se retrouve dans la situation d’Orange où une représentation bloque la perception de réalités fortes, de nature géographique, morphologique et archéologique.
90Voici un autre modèle, celui que Maria José Castillo Pascual [1996] a élaboré à partir de la littérature gromatique. Je résume ici les articulations de son importante thèse intitulée Espace en ordre. Le modèle gromatico-romain d’ordonnancement du territoire.
91L’auteur fixe un principe de normativité qui rejoint une des problématiques de notre dossier : comment un espace devient-il territoire ? Sa réponse passe par la définition du mode juridique d’appropriation du sol, propriété ou possession, et par les modalités de juridiction qui en découlent. Sur ce principe, elle définit une typologie juridique qui classe les territoires en unités (qu’elle nomme A et B), selon qu’on y est propriétaire ou possesseur, avec, en marge, des unités hors normes.
92Cette typologie repose, en fait, sur la summa divisio de Frontin, c’est-à-dire sur le classement que cet auteur fait entre les types de terres. Maria José Castillo Pascual y ajoute une assimilation avec les trois statuts de cités du monde romain : colonies, municipes, cités pérégrines. L’unité A recouvre ainsi les terres où l’on peut être propriétaire à titre individuel, tandis que l’unité B rassemble toutes les terres publiques collectives qui sont inaliénables et qui ressortissent au régime de la possession. Le reste renverrait à des régimes d’extraterritorialité.
93La critique de cette représentation est évidente sous deux aspects essentiels. On ne peut pas établir une correspondance entre les catégories de cités et les catégories gromatiques de terres qui justifierait l’unité conceptuelle A, pour différentes raisons : il y a des terres divisées et assignées hors des colonies ; il y en a dans les municipes où on ne trouve pas que des terres sans arpentage ; le régime arcifinal est caractéristique de nombreux territoires pérégrins ; l’ager mensura per extremitatem comprehensus correspond plus à des modalités techniques et fiscales qu’à une catégorisation juridique. Nous en avons abondamment discuté dans les chapitres 4 à 6 de notre ouvrage [Chouquer et Favory 2001], en montrant que c’est une distinction venant des auteurs du xixe siècle, et qui est trop souvent en contradiction avec les faits. L’objection majeure est qu’entre les catégories de cités (colonies et municipes d’une part et cités pérégrines d’autre part) et les catégories techniques de la terre cadastrée, il y a cette dualité que ne retient pas Maria José Castillo Pascual : l’opposition entre la terre assignée et la terre occupatoire (ager ocupatorius). Maintenir la représentation proposée dans l’unité A supposerait d’assimiler la terre assignée et la terre occupatoire. Or la première est la terre dont Rome se préoccupe dans le détail des formes et des situations juridiques ; la seconde, celle dont Rome ne souhaite pas assurer la gestion de détail, sauf à y percevoir les impôts, notamment fonciers. C’est un clivage de base, qui ne peut être négligé.
94Plus globalement on notera que le propos des auteurs gromatiques est avant tout fiscal, cadastral au sens moderne du terme. Ils ne prétendent pas établir un système de classification juridique du sol. Leur approche fiscale spécialisée contribue à la territorialisation, mais ce n’est pas grâce à leurs seuls écrits qu’on peut faire le tour de cette notion d’une rare complexité. Pourquoi faire des textes gromatiques autre chose que ce qu’ils sont ?
95Il est en effet gênant d’en faire des textes « modélisateurs » (le mot est dans le titre de la thèse de M.J. Castillo Pascual) alors que ce sont des textes commentateurs. Les arpenteurs de la fin du ier siècle après J.-C. ne définissent pas un (nouvel) ordonnancement du monde, mais cherchent, plus trivialement, à comprendre des situations de terrain particulièrement anciennes à leurs yeux, issues du travail d’assignation et d’arpentage de leurs très lointains devanciers. Ils se donnent les moyens de réaliser les expertises que l’administration les charge de faire pour remettre de l’ordre dans la possession des terres publiques. Certes on peut toujours soutenir qu’en exploitant leurs écrits on peut remonter au système modélisateur initial, qui fut celui des arpenteurs de la République. Mais c’est trahir l’esprit premier de leurs textes, et même les trahir deux fois : une première fois en refusant le message fondamental qui est celui de la révision cadastrale flavienne ; une deuxième fois en refusant de voir la diversité des formes mises en œuvre par les arpenteurs républicains lors de leurs nombreuses assignations.
96C’est un bon exemple de ce processus « hyperesthésique » [Chouquer 2000] puisqu’il s’agit de refuser de reconnaître la nature première d’une source pour écrire, à partir de sa propre substance, une autre histoire, plus abstraite celle-là.
- 2 Se reporter au glossaire p. 295.
- 2 Se reporter au glossaire p. 295.
97Les modèles ne peuvent être pris comme des descriptions de l’espace antique : ils ne sont jamais que la représentation que des élites plus ou moins spécialisées s’en font et, plus indirectement encore, la grille que des historiens actuels établissent pour rendre compte des représentations des élites antiques. Aussi bien le modèle de Claude Nicolet que celui de Maria José Castillo Pascual se situent dans une logique univoque de prédicat2 sans sujet2 et, en outre, avec le filtre des spécialisations académiques de chacun, l’histoire pour le premier, le droit pour la seconde. Par l’aménagement, le classement juridique, la représentation cartographique ou cadastrale, ils tentent de montrer comment les gouvernants espéraient ordonner le monde. Mais peut-on « prédiquer » le monde sans s’en imprégner? Sans connaître ses diverses ontologies, ses diverses logiques de sujet [Berque 2000] ? C’est là que les modèles confinent à l’abstraction, puisque les réseaux cadastraux de l’époque augustéenne ont plus diversifié le réel qu’uniformisé des situations locales existantes ; puisque les arpenteurs flaviens ont rencontré et associé, dans leurs expertises, des archives anciennes (quelquefois difficiles à comprendre pour eux) et des réalités de terrain, elles-mêmes évolutives.
98En outre, l’examen des conceptions sous-jacentes aux modèles révèle que leurs auteurs n’ont pas pris toutes les précautions nécessaires pour discuter le modernisme de leurs concepts et l’éventuel contresens qu’il suppose. Que l’assignation construise un espace diversifié et anisotrope n’est pas un détail quand on sait l’ampleur et la durée de ce processus historique. Que la fiscalité ait connu un enrichissement de son contenu et ait donné naissance à une modalité de territorialisation concurrente de la norme centuriée ne va pas non plus dans le sens d’une égalité et d’une isotropie de l’espace. Alors, pourquoi s’obliger à penser un espace unique ? Dans le fond, on ne parvient toujours pas à aborder l’espace romain autrement qu’en tentant, comme si cela devait être la seule règle, de réduire toutes les réalités – dont les textes, les formes et l’archéologie nous parlent – à un schéma géométrique unique. Or la question serait plutôt d’apprécier la part d’autosimilarité et d’isotropie réellement présente dans l’élaboration de l’espace antique, tout en mettant en avant les différences.
99Il y a bien, dans l’approche historique de l’espace des sociétés anciennes, hyperesthésie géométrique témoignant du filtre moderne que nous mettons encore trop souvent entre l’Antiquité et nous : le rejet du réel, de l’expérience et du local comme art de gouverner les représentations et de gouverner par elles ?