1On a déjà largement démontré le caractère infondé d’une réflexion sur la cité antique quand on méconnaît le fonctionnement pluriséculaire des agglomérations dans lesquelles les Romains ont établi leurs fondations. Malgré cela, rares sont encore les études qui s’éloignent de la tradition académique. La plupart préfèrent aborder la cité romaine dans le sillage d’une géographie territoriale aux frontières bien définies. Voici comment on procède : on précise d’abord le cadre territorial en en fixant les limites; ensuite on recherche et on dessine la ville, puis son espace rural; enfin, on distribue et on échelonne divers contenus fonctionnels auxquels s’ajoutent quelques remarques sur les origines, les interactions et le devenir. On construit ainsi une unité dont les composantes expliquent l’évolution en liaison avec des éléments politiques et administratifs bien situés dans le temps. La recherche, dont l’objectif est d’isoler la cité romaine de l’ensemble des faits observables, et de la compartimenter en un noyau urbain central et en un territoire rural, s’affranchit donc du milieu et de sa complexité. C’est là ce qui marque aujourd’hui encore le plus les études sur l’urbanisme et les formes antiques de l’occupation du sol.
2Pax Iulia – cité antique qui servira d’exemple à cet article – a donné lieu à une reconstitution des structures romaines ou identifiées comme telles, dispersées dans la ville et ses environs. Dans la seconde moitié du ier siècle avant notre ère, les romains ont fondé Pax Iulia en Lusitanie méridionale, au sud-ouest de la péninsule ibérique. Le chef-lieu de cette cité (civitas) est localisé au sommet d’une colline sur laquelle se situe la ville actuelle de Beja, dans la région de l’Alentejo. La ville antique se trouve ainsi recouverte par la ville moderne, mêlée aux transformations des milieux éco-humains qui, au cours des vingt derniers siècles, ont marqué la dynamique des formes de cette région. Or cette réalité n’est pas prise en compte.
3On considère couramment l’espace territorial comme un objet statique dans lequel se succèdent et s’identifient les réalisations des sociétés. En outre on le réduit à l’histoire de la ville, celle-ci ayant valeur d’icône par excellence pour les sociétés civilisées. Ainsi, à une échelle plus petite que celle de l’histoire, on suppose que l’histoire des villes est enfouie sous une séquence de niveaux horizontaux, parfaitement datés et riches de réalisations monumentales, niveaux auxquels on accède par un acte mécanique : l’acte archéologique. En observant attentivement les changements d’un niveau à un autre, dans une vision synchronique et diachronique, on pense que ces réalisations monumentales autorisent un discours historique [Gros 1993 : 52]. Cette façon de faire veut que l’on considère les villes actuelles comme la couche la plus récente d’une superposition de strates. Ces dernières sont présumées indépendantes, susceptibles d’être isolées individuellement, chacune d’elles correspondant à une unité morphologique lisible selon un modèle chrono-typologique émanant du pouvoir central. Cette vision trouve sa validation technique et méthodologique dans les lois de la stratigraphie archéologique et dans les énoncés qui permettent de les comprendre et de les interpréter selon les principes définis par E.C. Harris [1991 : 51-64].
4La civitas romaine, avec son espace rural centurié et son fonctionnement interne obéissant à l’idéologie technique de l’État, est l’exemple même de cette manière de formaliser la ville en tant que configuration politico-culturelle.
5Ce procédé conduit à ne pas utiliser tous les faits observables dans un espace donné, soit parce qu’ils ne sont pas contemporains, soit parce qu’ils compliquent, voire perturbent, la recherche. Celle-ci se donne comme objectif d’ajuster les faits archéologiques aux faits politico-administratifs issus d’un pouvoir responsable de l’implantation du modèle géométrique qui lui sert de référence. Et c’est aussi parce que la ville actuelle voit son importance valorisée si l’on démontre l’ancienneté de son « origine » que la recherche des vestiges antiques offre un argument supplémentaire pour justifier l’exclusion de parties essentielles de l’information historique. Il faut en outre que les vestiges découverts soient à l’image de ceux qui figurent le pouvoir impérial à Rome ou dans les cités les plus importantes de l’Empire.
- 1 Se reporter au glossaire p. 295.
6Avec même plusieurs décennies d’intervalle et des méthodologies différentes, les études portant sur Pax Iulia peuvent toutes être présentées comme illustrant ce paradigme académique selon lequel les outils conceptuels et méthodologiques servent à isoler, détacher et épurer les objets à bords francs1 que sont la cité romaine, la cité médiévale ou encore la cité moderne, en lieu et place de cet ensemble dynamique, objet stratigraphique complexe à la surface duquel on observe la ville actuelle.
7Il existe, bien entendu, quelques différences dans les études sur Pax Iulia effectuées dans la seconde moitié du xxe siècle, particulièrement sur le plan méthodologique. Ces nuances sont imputables soit au décalage chronologique des divers travaux, soit à une autre façon de hiérarchiser les données (fondée d’ailleurs sur un a priori discutable : l’épaisseur sédimentaire variable des vestiges), soit encore aux objectifs visés. Mais elles ont le même dénominateur commun : la recherche incessante de témoins qui viendraient confirmer, dans l’urbanisme de la ville de statut colonial comme dans l’organisation de son espace rural, la reproduction des modèles attribués à César ou à Auguste.
8Les premières études, datées des années quarante à soixante, cherchaient dans la cité pacense (c’est-à-dire de Pax Iulia) les témoignages de la grandeur de Rome afin de pouvoir élaborer un discours conforme à l’idéologie fasciste de Salazar. Les études suivantes, dans les années quatre-vingt-dix, ont eu pour objectif d’indexer et de coordonner les informations archéologiques, les sources écrites et les données morphologiques, de façon à structurer un discours de nature morpho-historique. On entendait démontrer que le développement de l’Hispanie, à partir d’Octave/Auguste, et son évolution postérieure suivaient un rythme déterminé par des faits politico-administratifs plus ou moins bien datés. En accord avec ce discours, la recherche a été orientée vers la collecte des vestiges les plus éloquents se rapportant aux phases augustéenne et flavienne qui, sur le plan physique et temporel, étaient censées représenter le mieux la dynamique de la ville. On suppose, en effet, que grâce au premier Empereur « la Péninsule ibérique était intégrée dans un système de gestion des hommes et des espaces qui a évolué en se consolidant » [Le Roux 1995 : 83], en raison d’une politique impériale qui passe pour avoir « infusé le système de la civitas dans l’ensemble du territoire péninsulaire, affirmant par là le pouvoir de l’Empereur de créer des espaces politiques nouveaux, de les organiser et de les intégrer à l’Empire pacifié » [ibid.]; on suppose également que c’est à l’époque flavienne que se situe la concession, par Vespasien, du droit latin (ius latii) à toute l’Hispanie, et que « la municipalisation au même moment ou presque d’un grand nombre de cités a été l’occasion de réorganisations et de redéfinitions territoriales dans le but d’asseoir un meilleur contrôle fiscal » [Le Roux 1994 : 47].
9On admet généralement l’idée que la ville exprime et doit nécessairement représenter les idées politiques qui ont suscité sa création, rythmé son fonctionnement puis déterminé son affaiblissement à la fin de chaque période. De même on pense la ville comme une icône protectrice qui œuvre bien au-delà de son temps. On peut donc l’invoquer plus tard pour justifier et créditer des idées politiques. C’est le cas des discours actuels lorsqu’ils évoquent la grandeur passée de la cité. Pour les adapter à ces idées, les auteurs des études choisissent des espaces et des thèmes leur garantissant des réponses et leur permettant d’organiser, de façon positive, un discours constitué de chapitres ordonnés, aux titres définis à l’avance.
10Sur ces bases, les premières études ont cherché, à l’intérieur des murailles médiévales chrétiennes censées reprendre le tracé de la muraille romaine de Pax Iulia, les témoins archéologiques qui pouvaient s’intégrer dans un plan canonique (donc quadrillé) développé à partir d’un noyau urbain, lui-même interprété comme fondation de César. Dans ce cadre, les éléments urbanistiques et architectoniques antérieurement connus pouvaient être localisés et prendre leur place. On a également cherché les éléments qui permettaient d’affirmer ou de réaffirmer la supériorité hiérarchique de la colonie sur le municipe voisin qu’est Ebora (actuelle Évora, à une soixantaine de kilomètres au nord de Beja), notamment parce que, au niveau régional, cette ville se distingue depuis l’époque moderne dans les domaines de la vie culturelle et économique du pays, et parce qu’en outre elle peut se vanter de posséder, bien conservé, un temple romain du culte impérial. Il fallait donc rétablir une hiérarchie que l’histoire postérieure avait quasiment inversée.
11Autour de Beja, de plus en plus de villae ont été localisées et fouillées, sans méthode scientifique, et leur existence est devenue primordiale pour mieux comprendre la campagne. La fouille de la pars urbana de ces villae, souvent en bon état et de grande dimension, a livré un matériel riche et varié : mosaïques, statues et inscriptions. On a ainsi pu suggérer que chacune d’elles était une grande propriété rurale, productrice de céréales, ce qu’atteste la découverte d’un grand nombre de poids et de meules. En raison de ces résultats, on a rapidement conclu que les villae de l’Alentejo constituaient la justification historique du système latifundiaire contemporain avec sa structure sociale marquée par d’énormes clivages sociaux [Viana 1947]. En fait, le présent pouvait ainsi en appeler à l’histoire pour témoigner et cautionner de grands domaines actuels ayant des difficultés à se maintenir ainsi qu’une politique agraire contestable qui a transformé tout le sud du Portugal en une immense emblavure, continue et monotone, sans souci des qualités agronomiques des sols.
12Grâce aux collections et aux musées on a pu montrer au public les objets découverts lors des travaux urbains et lors des fouilles des villae, et propager ainsi un message qui évoquait les « moments forts de l’histoire ». Certains d’entre eux n’étant autres que les édifices même dans lesquels les collections étaient judicieusement exposées.
13La lecture de rares passages des auteurs anciens – Strabon et Pline surtout – et leur interprétation souvent rapide ont été utilisées pour conclure ce discours narratif sur l’histoire grandiose de Pax Iulia, histoire interrompue, apparemment, avec l’arrivée des musulmans.
14Des objets accumulés dans les musées, sans provenance connue, des gisements archéologiques vidés de leur contenu sédimentologique et de leurs matériaux, sans discernement et sans méthodologie, et l’idée que Beja était une ville importante, voilà ce que la jeune démocratie lusitanienne a hérité de cette recherche initiale.
15Une nouvelle phase des études sur Pax Iulia a commencé avec la publication de Roman Portugal [de Alarcão 1987], d’une part, et celle des fouilles luso-françaises de São Cucufate, villa située sur le territoire de Pax Iulia [de Alarcão, Étienne et Mayet 1990], d’autre part. L’interprétation du fonctionnement et du développement de la villa comme unité d’exploitation, ainsi que la recherche des origines du latifundium en Lusitanie méridionale ont donné lieu à un programme de prospection systématique, sur 3 000 hectares environ, autour de la villa de São Cucufate.
16Les résultats ont été tels qu’ils ont contribué à faire apparaître des thèmes novateurs, comme la distribution de l’habitat rural, les dimensions de la propriété, la centuriation et les limites du territoire, la reconstitution du plan et l’organisation interne de la ville.
17J. de Alarcão a alors entrepris une étude centrée sur la reconstitution du plan urbanistique de la ville romaine de Beja. Considérant toujours le tracé de la muraille médiévale comme étant d’origine romaine, il a souhaité situer les entrées principales de la ville antique en s’appuyant sur un arc, apparemment romain, et sur des portes médiévales encore visibles ou bien connues par des dessins ou des descriptions sommaires, et il a ainsi proposé le tracé du cardo maximus et du decumanus maximus. En l’absence de fouilles récentes, il a compilé, analysé de nouveau et comparé de façon systématique les vestiges provenant de fouilles anciennes, datant des années quarante et cinquante, et d’autres apparus au hasard des travaux exécutés dans la ville et qui ont été enregistrés, depuis l’époque moderne, dans diverses études sur la ville romaine de Beja et, plus tard, dans le journal local et la revue municipale. Ces données, dûment pondérées et complétées par quelques informations fragmentaires issues de la fouille d’une domus, ont servi de fondement à la reconstruction du plan de la ville romaine qui partait des fondations d’un prétendu temple du forum, mises au jour dans les années quarante [de Alarcão, Étienne et Mayet op. cit.].
18V. Mantas, de son côté, annonce « un travail de prospection permanent et ordonné selon une méthodologie dans laquelle la télédétection aérienne occupe une place privilégiée ». Sur cette base, il propose de nombreux vestiges de cardines et de decumani, qu’il affirme retrouver dans le tracé des rues actuelles de la ville de Beja et, avec moins de certitude, ceux du cardo maximus et du decumanus maximus [Mantas 1993, 1996a, 1996b]. Il construit ainsi pour la ville de Pax Iulia un plan urbain très proche de celui de J. de Alarcão. Cependant, son plan s’individualiserait parce qu’« il reflète fortement l’organisation des camps militaires […] qui peuvent être liés aux circonstances entourant la fondation de la cité et avec la datation haute de celle-ci » [Mantas 1996a]. Il s’agit d’un plan orthogonal, traversé par le cardo maximus orienté à 38° nord-ouest, avec des insula mesurant 120 sur 180 pieds, plan dans lequel les édifices publics sont localisés selon des modèles connus dans d’autres cités dont la fondation « remonte sans doute à l’époque d’Auguste » [ibid.]. Cette prospection ordonnée, en accord avec une approche morpho-historique profondément sémiologique, offre à la ville un nouveau plan dont l’unique nouveauté réside dans son orientation à 11° nord-est.
19La coïncidence entre les axes structurants de la ville et ceux de la campagne donnerait à la ville une limite de forme classique. Mais cette situation de coïncidence est, en réalité, très rare dans l’Antiquité et l’arpenteur Hygin Gromatique la désigne sous les termes de « plus beau système » (ratio pulcherrima), en prenant pour exemple Ammaedara en Afrique, ce qui signifie que le cas n’est pas courant [Th 144, 13 = La 180, 5]. On doit donc se demander si les recherches de V. Mantas ne sont pas guidées par un souci de perfection formelle sans grande utilité. Toujours selon lui, la première centuriation, datée de l’époque d’Auguste, se divise en centuries carrées adoptant le module de 200 jugères. S’étendant de façon continue depuis la sortie de la ville sur un vaste espace, elle aurait servi de référence pour l’installation des colons et constitué la structure de la vie agraire de la cité. Mais une autre centuriation « seulement explicable par une analyse des relations entre les deux opérations cadastrales et l’urbanisme pacense » se serait superposée à la première centuriation, contribuant également à définir l’espace territorial de la civitas.
20À lire ces études, la ville antique de Pax Iulia, édifiée de façon exemplaire selon des modèles canoniques, occuperait finalement une place de choix parmi les villes qui ont mérité l’attention du pouvoir central. Les initiatives politiques des empereurs auraient structuré l’organisation de la vie de la cité. Mais est-ce réellement le cas ?
21Dans chacun de ces travaux, l’étude de la ville ne concerne que la recherche de la forme, du cadre monumental, et omet sa dimension de sujet actif dans une dynamique qui se reconnaît dans le caractère éminemment hybride des objets produits par les sociétés et dans le grand nombre de réalisations qui lui sont inhérentes.
22Suivre l’évolution de la ville en regardant seulement la synchronie et en proposant une diachronie non dynamique est encore un symptôme du peu d’ambition à comprendre la complexité de son évolution. Or le fait que Pax Iulia ait été fondée sur un habitat indigène, entre autres faits importants, est un aspect capital de l’étude de la ville, notamment au niveau des différentes temporalités qui y coexistent.
23Face à cette nouvelle donnée, absente des études en question, il est permis de conclure que si, d’un côté, l’installation de la civitas correspond à un nouvel ordre politico-économique, de l’autre, elle a dû négocier et coexister avec les habitants antérieurs. Cette rencontre, par sa complexité même, n’aura pas manqué de produire une organisation singulière et un processus particulier de transformation. On ne peut le décrire que si l’on procède à une étude destinée à évaluer la capacité de reproduction de la cité, entre latence et divergence, résilience et incertitude de la volatilisation, pérennité potentielle et mort effective.
24L’exemple de Pax Iulia représente bien ces études sur la cité antique qui ne s’intéressent qu’à ce qui peut être mis en relation, de gré ou de force, avec le pouvoir. Il ne s’agit pas non plus d’un cas exceptionnel ; il n’est pas difficile de trouver, dans des publications récentes, des recherches privilégiant la construction des représentations au service d’un discours de nature historique, fondées sur le paradigme qui confond l’espace des villes avec l’espace du pouvoir. La publication des cadastres centuriés de Narbonnaise [Pérez 1995], l’Atlas des cadastres d’Europe [Clavel-Lévêque ed. 1998 et 2002] et, plus récemment, la publication au Portugal de la centuriation de Santarém [Mantas 2001] nous indiquent qu’un certain discours sur la cité romaine n’a pas encore disparu. Ce discours, qui nie la capacité de la cité antique à s’auto-organiser, préfère conditionner son fonctionnement et son évolution à des faits politico-administratifs bien datés. Cette rhétorique ignore totalement les formes du paysage, ou du moins la dynamique engendrée par leur existence pluriséculaire. En outre, parce qu’elle est à même d’élaborer une construction paradigmatique de l’espace de la civitas à partir de ses formes d’arpentage, elle enlève à ses habitants toute capacité d’aménagement. On peut, au contraire, proposer l’idée que des espaces très divers ont interagi pour former l’espace réel de la cité, le faisant émerger dans l’incertitude d’un projet virtuellement possible.
- 1 Se reporter au glossaire p. 295.
25La reconnaissance classique de la civitas comme cadre principal de l’organisation de la vie politique et sociale est inscrite dans un territoire (territorium). Les limites de ce territoire sont définies par le rayon d’influence des magistrats, postulat construit d’après l’affirmation de l’arpenteur Siculus Flaccus lorsqu’il écrit : « Et nous appelons régions les territoires dans les limites desquels les magistrats d’une colonie ou d’un municipe ont libre pouvoir de juridiction et de coercition. » [Th 98, 15-18 = La 135, 4-7] Or cette définition ne peut être considérée comme suffisamment opératoire pour développer une étude sur la civitas. En effet, ce raisonnement voit inévitablement la conception de l’espace comme un reflet du pouvoir, ce qui influe nécessairement sur la démarcation des territoires, et ce, au détriment des éléments d’individualisation. La réflexion ne peut ainsi reconnaître la nature hybride1 des faits qui anime l’évolution de ses formes, ni la nécessité de reconstituer le plan de la ville et de la campagne dans le contexte d’une analyse de la dynamique des formes des paysages ruraux et urbains, selon les différentes échelles spatiotemporelles à l’œuvre.
26En l’absence d’une preuve digne de foi, les limites d’un territoire antique sont habituellement fixées selon des méthodes indirectes. Ce sont celles qui ont été utilisées à Pax Iulia par J. de Alarcão et V. Mantas. J. de Alarcão les a déterminées en utilisant les polygones de Thiessen [1990] tandis que V. Mantas le faisait en affirmant l’adéquation des limites de la centuriation avec celles du territoire [1993].
27La méthode utilisée par J. de Alarcão se réfère à la théorie des lieux centraux. Cette méthodologie renvoie au principe qui veut que les sociétés conçoivent leurs espaces sur des bases géométriques, plus ou moins élaborées et qui ne peuvent être modifiées que pour des raisons politiques ou politico-administratives de poids. C’est avec cette méthode qu’ont été définis les territoires des villes romaines du Portugal [1990], ceux des villes de Lusitanie [Cerrillo, Fernández et Herrera 1990 : 55-71] et qu’ont été évalués les domaines (fundi) des villae du territoire de Pax Iulia. Pour ces derniers, on a proposé une norme se situant autour de 1 800 hectares [Gorges 1979, 1990 : 113].
28On observera en premier lieu que la théorie des lieux centraux, et son application en histoire ancienne sous la forme des polygones de Thiessen, opère un saut qualitatif important qui n’est pas justifié ou discuté par les auteurs qui l’emploient. Cette théorie a été élaborée aux xixe et xxe siècles pour rendre compte de polarités, notamment économiques. Leurs aires, calculées par l’application d’une loi du moindre effort, supposent que les places exerçant des fonctions de centralisation se situent au centre géométrique du territoire pour des raisons d’économie de coût et de temps de transport. Mais l’application uniforme de cette théorie aux cités antiques ne va pas sans poser de problèmes car elle recouvre alors une autre modélisation courante en archéologie aux xixe et xxe siècles, celle des « cultures » identitaires rapportées à un territoire de référence, quelquefois défini sur une base ethnique. On comprendrait mieux que l’application des modélisations de la géographie et de l’archéologie spatiales (ou spatialistes) serve à nuancer ou à contester les excès des modélisations juridiques et institutionnelles fondées sur les marques du pouvoir politique. Mais c’est l’inverse qui se passe : elles sont là pour les conforter, pour tenir lieu de documents là où, précisément, on en manque.
29La liberté d’organisation qui était celle des territoires antiques, la capacité de les réinventer spontanément, la permanence des dynamiques en vertu de faits anthropiques et environnementaux, ou encore l’existence de terres sans appropriation sont autant d’arguments de poids pour contester le caractère géométrique des espaces ou du moins le caractère immuable de leur forme sur plusieurs générations.
30L’exploitation des limites des centuriations est-elle une méthode plus sûre pour définir le territoire de la cité ? Décalquer l’espace territorial sur celui de la centuriation présente un risque pour plusieurs raisons et peut, dans certains cas, constituer une énorme erreur, voire un abus.
31La localisation de la centuriation A d’Orange, non pas dans le territoire de cette ville mais dans celui d’une autre colonie et dans ceux des cités voisines [Chouquer et Favory 2001], et l’extension de la centuriation B bien au-delà des limites proposées pour le territoire de la colonie d’Orange illustrent le risque qu’il y a à créer un territoire erroné si on superpose le territoire de la cité à celui de la centuriation.
32L’exemple d’Orange prouve que prendre la centuriation comme l’expression du territoire de la cité revient à nier sa propre logique. Les historiens considèrent en effet la centuriation comme étant un espace paradigmatique, de caractère isotrope. Or la centuriation est une structure implantée sur certains types de terrains et de territoires pour assigner des terres aux colons, et c’est cet objectif qui lui donne sa logique et lui confère, éventuellement, une indépendance vis-à-vis du cadre territorial de la cité dont elle provient.
33Le cas de Mérida ajoute une dimension supplémentaire puisqu’on sait que les assignations coloniales privilégiaient largement le territoire de préfectures périphériques et que, dans le même temps, les colons étaient installés préférentiellement sur les marges du territoire, au point que plusieurs vagues d’assignation n’avaient pas épuisé l’espace disponible. Les centuriations de cette colonie ne peuvent donc être utilisées pour définir l’assiette du territoire de la cité. Au contraire, elles attirent l’attention sur l’intérêt qu’il faut accorder aux espaces de frontière, qui sont, dans ce cas, tout sauf des espaces « déprimés ».
34Portons donc un regard différent : en effet fixer des limites rigides au territoire constitue une entrave à une bonne lecture du potentiel d’information et d’expression des espaces de frontière.
35Si l’on admet l’existence de témoins de nature et de provenance diverses, la délimitation du territoire des civitates romaines ne pose pas de problème. On pourrait en effet admettre que certaines limites, comme celles qui sont fondées sur le rayon d’influence des magistrats, fonctionnent comme une barrière entre les habitants du territoire et ceux qui vivent à l’extérieur. Mais, là encore, ce serait ignorer les controverses, notamment la « controverse sur le territoire » qui occupe beaucoup les arpenteurs. Des imbrications territoriales, que nous jugeons insensées, provoquent des procédures sans fin entre les cités, et les instructions que rédigent les arpenteurs nous en livrent quelques exemples. C’est le cas des cités qui, sévèrement punies de leur résistance ou de leur révolte, n’ont conservé que leurs murs et sont entourées par le territoire attribué à une colonie, aux portes même de la ville ; leur juridiction ne dépasse pas leur propre enceinte. C’est également le cas des préfectures qui permettent d’assigner de la terre à des colons dans le territoire d’une cité voisine, contiguë ou non ; dans ce cas, les terres assignées sont du ressort de la colonie, alors que les terres rendues à la population indigène parce qu’on n’en a pas eu besoin, ressortissent aux magistrats de cette cité indigène. C’est Hygin qui précise qu’Auguste prit soin de régler cette situation complexe par des édits, malheureusement perdus : « Il y a aussi certains édits du divin Auguste par lesquels il signifie que, chaque fois qu’il a enlevé des terres à des territoires étrangers et les a assignées à des vétérans, rien d’autre ne concerne la juridiction de la colonie que ce qui a été donné et assigné aux vétérans. Ainsi tout ce qui aura été centurié ne s’ajoute pas toujours à la colonie, mais seulement ce qui aura été donné et assigné. Il y a néanmoins certains municipes pour lesquels n’existe aucune juridiction hors des murs. » [Hygin, 82-83 Th = 119-120 La, cité in Chouquer et Favory 2001 : 131 ; trad. Marchand]
36Bien des espaces marginaux attestent une diversité et une vitalité en parfaite contradiction avec l’idée de dépression qu’on leur associe souvent. Si la régularité et l’espacement des marques de délimitation sur le terrain se présentent comme des traceurs et des symboles de l’attachement d’un territoire à un pouvoir, rien ne s’oppose à une ouverture, donc à des déplacements constants répondant à la nouvelle disposition revendiquée soit par le pouvoir politico-administratif, soit par les usagers réguliers.
37La soif des modernes de trouver des limites aux territoires des civitates vient du besoin de donner un cadre spatial à la recherche, ce qui revient à établir des frontières qu’il sera, ensuite, difficile de contester. L’étude que nous avons faite dans notre thèse sur Pax Iulia [da Conceição Lopes 2000] a nécessité un travail ardu de déconstruction du cadre territorial de la cité tel qu’il avait été minutieusement construit par les études antérieures. La nécessité de cette déconstruction s’est imposée parce que les vestiges connus ne nous paraissaient pas suffisamment probants pour assurer la reconstitution de l’espace territorial. Ils ne permettaient pas non plus de soutenir un discours sur l’histoire sociale, économique et politique, quand on sait que ce discours est fondé sur ces vestiges et sur les informations tirées de prospections partielles et de données épigraphiques.
38Il est courant que l’on comble l’insuffisance de l’information sur l’espace, urbain et rural, avec des données provenant d’autres sites. Cette pratique exigerait une évaluation. L’évolution de la ville, rythmée par des faits politico-administratifs, lorsqu’elle a été établie de cette façon, est-elle une réalité ? Ou bien l’utilisation d’un modèle établi se justifie-t-elle par un nombre le plus grand possible d’exemples similaires ?
39Or la civitas n’est ni une chose, ni même un espace : c’est une forme d’organisation et d’expérience de vie particulières, simultanément inscrites dans l’espace et dans le temps. On en comprend d’autant mieux le fonctionnement qu’on a été capable de recueillir tous les types de documentation – économique, technologique et symbolique – et d’y lire les processus préceptifs et cognitifs qui traduisent les dynamiques qui lui sont propres. En outre ces processus ne sont totalement perceptibles que dans le cadre d’un jeu d’échelles spatiotemporelles.
40On peut alors ériger en principe que le rural et l’urbain se fondent en une unité. Dans cette unité agissent, sur un mode dynamique, des éléments qui s’influencent de façon mutuelle et solidaire dans le but d’organiser la vie politique, sociale et religieuse. La ville et l’espace rural ne constituent donc pas deux espaces distincts et il faut aussi abandonner l’idée d’un déterminisme hégémonique et autoritaire du noyau urbain sur l’espace rural. Cependant, on notera que c’est dans le but de faciliter l’enregistrement des données que nous avons distingué ces deux espaces.
41Toutes ces réflexions nous ont permis de conclure que les frontières, en tant que limites, ne sont pas l’opposé du centre, et qu’elles ne fonctionnent pas par simple contraste. En outre, comme nous n’avons pas trouvé, au sein des éléments proposés par les chercheurs, la preuve qu’il y avait identité d’orientation des formes (isoclinie) entre le noyau urbain et les formes agraires, nous avons mis en doute les reconstitutions proposées. Quand on nous présente les centuriations comme résultant d’une action politique nouvelle qui ignore tout des aménagements et de l’utilisation par les populations antérieures, celles de l’Âge du Fer, il paraît légitime d’exiger un débat approfondi sur les critères autorisant cette affirmation.
42Dès lors, nous avons ressenti la nécessité de discuter le fait de savoir si ces limites étaient les limites du territoire et, en admettant qu’elles le fussent, de vérifier leur signification. La mise en place et le prolongement des centuriations d’Orange sur des territoires voisins sont, une fois encore et de ce point de vue, des données intéressantes mais trompeuses : la centuriation, en tant que structure de fonctionnement, possède un caractère régulateur et normatif, mais, en promouvant le développement sur deux territoires ou plus, elle provoque une forme inverse d’émancipation.
43Du point de vue juridique, par exemple, on peut imaginer l’angoisse et le désespoir qu’elle dut provoquer chez les fonctionnaires de la justice. À une échelle plus ouverte et plus grande que celle de son propre fonctionnement, la centuriation complexifiait davantage l’organisation de l’espace, lequel se réinventait, se revitalisait et se réactivait parce qu’il n’était plus possible de parler des frontières, dont les centuriations, précisément, se démarquaient. Cette situation nous renvoie, de façon préférentielle, à des espaces d’articulation, dans lesquels interviennent de multiples phénomènes hybrides et où les citoyens se regardent comme étant dans, ou appartenant à divers lieux, simultanément.
- 1 Se reporter au glossaire p. 295.
- 1 Se reporter au glossaire p. 295.
44Le cadre qu’il convient donc de suggérer pour comprendre les réalités antiques serait une théorie paradoxale des associations et des conflits de formes1, en lieu et place d’une théorie de l’emboîtement autosimilaire des formes visant à élaborer un territoire identitaire. La mise en évidence d’autres réalités antiques, avec la dissociation des espaces d’assignations et des territoires de cités, constitue le fait principal nouveau qu’il faut de plus en plus affirmer. Évidemment le propos n’est pas de nier qu’il ait existé des tentatives visant à emboîter, unifier et mettre en cohérence les espaces en jeu. Mais celles-ci doivent être soigneusement démontrées. Et quand bien même pareil projet serait attesté, il faudrait confronter sa mise en œuvre aux données de l’expérience, c’est-à-dire apprécier l’interprétation locale qui en est faite, et la manière dont se construit un espace hybride, espace de projet articulé à une logique de sujet écouménal dans une modalité de médiance1 désormais bien connue [Berque 2000].
45Ainsi redéfinies et revisitées, les frontières enferment un potentiel de transit qui, plus que d’osciller entre la différenciation et la contamination, balance entre la régulation et l’émancipation. Elles ne dessinent pas, cependant, la forme d’une limite unique ; elles sont de natures diverses et se trouvent à l’intérieur de la délimitation, et leur perception n’est ni évidente ni immédiate.
46Même si on admet qu’il s’agit seulement d’espaces d’interface, les frontières territoriales surgissent ainsi comme étant chargées de mobilité. Pour cette raison on peut proposer l’idée qu’elles sont d’excellents incubateurs des processus de transmutation, de latence, de réactivation, de délocalisation, etc. De cette façon, elles s’adaptent aux politiques administratives, aux changements de pouvoir, aux dynamiques de vie et d’usage propres à ces espaces. Elles répondent efficacement aux nécessités et aux conditions inhérentes à la convivialité qui s’établissait, en ces endroits, entre les gens vivant des deux côtés. Cette convivialité pouvait prendre la forme d’oppositions ou d’échanges, de conflits ou d’associations. À l’échelle locale, ces espaces d’interface étaient susceptibles, consciemment ou non, de démontrer l’absurdité d’une ligne de démarcation imposée par le pouvoir municipal, pour des raisons fiscales avant tout.
47Il est évident que la recherche portant sur Pax Iulia ne doit pas se situer dans la construction d’une image et d’un discours du territoire, reflets de l’image et de la politique de Rome, mais dans le champ d’un débat interdisciplinaire permanent, incluant en particulier les sciences de la terre et la géographie ; elle doit se développer selon les paradigmes de la morphologie dynamique et les méthodes de l’archéogéographie, de façon à comprendre comment s’est dynamisé l’espace de la civitas que les Romains établirent dans le lieu même de l’actuelle Beja.
48L’espace de l’enquête sera celui que la poursuite de la recherche déterminera. Ainsi, la relation entre Pax Iulia, ville de l’intérieur, située entre deux importantes voies fluviales (l’une liée à l’Atlantique, l’autre à la Méditerranée) et Myrtillis, port fluvio-maritime situé au carrefour de liaisons terrestres interrégionales et de liaisons à longue distance, suggère que les frontières territoriales ont pu avoir ici le caractère original qu’on observe sur les cadastres d’Orange.
49C’est parce que les frontières doivent être comprises, sur le plan temporel et spatial, d’une façon différente de celle qui a été consacrée par l’historiographie que l’on doit être rigoureux quand on utilise les frontières médiévales pour retrouver les territoires romains. La « promotion » d’une frontière médiévale en une éventuelle frontière romaine revient à penser la frontière antique en dehors de ce qu’elle était en son temps. Même s’il y a eu superposition ou continuité, on se heurte à des problèmes de liaison entre la réalité de la frontière antique, laquelle est méconnue, et ce qui dérive de ce que fut la frontière [Martins 2000], bien que le changement dans le temps se fasse en sens inverse. Il est également nécessaire de vérifier et de comprendre comment la frontière postérieure dialogue avec son homologue antérieure, de façon à pouvoir valider un territoire autrement que dans la capacité de la virtualité à supplanter la réalité.
50Traduit du portugais par Françoise Mayet