1Comment les textes des arpenteurs romains rendent-ils compte des situations locales, notamment celles qui sont étrangères à leur culture technique ? Ces textes forment un corpus de 400 pages imprimées et ils ont été longtemps soit ignorés, soit inexactement représentés. On n’y cherchait que ce qui confortait la vision planificatrice et uniformisatrice du monde romain. Une lecture continue du corpus montre une autre réalité. À côté de l’assignation de terre et de la forme centuriée, les textes évoquent aussi les terres non divisées par la centuriation et leurs matérialités plus ou moins étranges pour l’arpenteur envoyé en mission. La question est précisément pour ce dernier de savoir comment intégrer ces matérialités dans l’enregistrement cadastral qu’il doit effectuer.
2Quels sont les thèmes qui conduisent les auteurs du corpus des arpenteurs romains à aborder des situations locales, indigènes et vernaculaires ? Sans prétendre établir une hiérarchie, mais en essayant de cheminer des cas les plus simples vers les problèmes les plus complexes, on peut distinguer un premier thème relatif aux mesures locales qu’il convient de transcrire dans le système métrologique romain pour simplifier l’enregistrement des mesures dans les documents d’archives et l’établissement de l’assiette de l’impôt foncier. Suivent toute une série de développements sur la délimitation et le bornage des terres dans les provinces. Comment délimiter les terres « occupées », celles soumises au « vectigal », les territoires « mesurés par leur pourtour » ? À travers ce classement juridique, on découvre la diversité des situations paysagères et cadastrales.
3Enfin, à un niveau plus géographique que juridique, comment les arpenteurs prenaient-ils en compte les matérialités des paysages ? On propose quelques réponses avec la question majeure de l’alluvionnement ; celle du végétal, de l’arbre et de l’arbuste, dans le paysage et le bornage ; enfin celle, tout à fait étrange, de la comparaison des cultures, des vignes et du sol.
4On a coutume de dire que les textes réunis dans le corpus des arpenteurs romains, le « corpus gromatique », concernent essentiellement les territoires de l’Italie romaine.
5Il est vrai qu’un dépouillement de l’index géographique du corpus des Gromatici veteres établi par E. Bursian [Blume et al. 1852] tend à confirmer cette affirmation : sur un total de 576 références, 448 ont trait à des lieux, des oronymes et des hydronymes de l’Italie alors que le reste du monde n’est évoqué que par 128 références, si l’on exclut l’océan Atlantique et certaines mers. Encore faut-il nuancer cette distinction caricaturale entre l’Italie romaine et le reste de l’Empire : si l’Italie représente près de 80 % des références géographiques, c’est en raison de la présence, dans le corpus des arpenteurs romains, de deux listes de cités décrivant, pour chacune d’entre elles, l’organisation parcellaire de leur territoire ; conventionnellement appelés Libri coloniarum ou regionum, les « livres des colonies » ou « des régions », ces deux catalogues portent, pour l’essentiel, sur les cités des provinces de l’Italie constantinienne (début du ive siècle). À eux seuls, ils représentent 325 références topographiques, soit près de 57 % de l’index géographique. Le reste des textes du corpus comporte 123 références explicites à des toponymes, oronymes et hydronymes de l’Italie, c’est-à-dire presque autant que pour le reste du monde.
6Viennent ensuite, dans le décompte, les Espagnes (29 références), l’Afrique (21), les Gaules (14), dont la Gaule cisalpine ou Gallia togata (la Gaule romaine, « en toge », n’est précisée sous cette forme que deux fois), la Grèce (10), l’Égypte (9), la Dalmatie (6), l’Asie, la Pannonie et la Sicile (5), la Germanie, la Libye et la Phrygie (3), l’Arabie, la Macédoine et la Thrace (2), puis, enfin, les Alpes, la Cyrénaïque, la Dacie, l’Épire, l’Illyrie, l’Inde, la Maurétanie, la Gaule narbonnaise, la Perse et le pays des Scythes, mentionnés une fois, soit explicitement, soit par l’intermédiaire d’un élément naturel localisé dans le pays.
7Là encore, il importe d’opérer une hiérarchie dans ces références. Les références à la Grèce ne signifient pas que les arpenteurs s’intéressent à l’organisation parcellaire ou au régime foncier des territoires des cités grecques : dans 8 cas sur 10, il s’agit pour les auteurs d’exprimer dans le lexique grec des vocables techniques, comme les noms des mesures linéaires ou de surface (« que les Grecs appellent… »).
8Dans d’autres cas, le nombre relativement élevé de références pour une même région ou une même province de l’Empire ne doit pas faire illusion et laisser croire que les auteurs envisagent une série variée de situations : le fleuve Anas (Guadiana), cité p. 51, 22-52, 1-7 = 83, 28-32-84, 4 de l’édition Blume et al. [1848], les Augustini cités p. 22, 7, la région de la Beturia, c’est-à-dire la Veturia, citée p. 171, 1, la province de Lusitanie citée p. 22, 7, p. 51, 21 et p. 83, 27, la Mullicensis regio, citée p. 171, 8 et la Turgallensis regio, citée p. 171, 9, concernent tous le territoire de la colonie augustéenne d’Emerita (actuelle Mérida), mentionnée explicitement p. 171, 1 (Emerita) et p. 51, 21, p. 83, 27 et p. 171, 6 (Emeritensis), soit un total de 17 références géographiques sur les 21 relatives à la Lusitanie. Trois auteurs de l’époque flavienne ont abordé le cas de la colonie d’Augusta Emerita comme l’un des plus emblématiques, entre autres en raison de la démesure de son territoire, dont trois vagues successives de colons n’ont pas réussi à épuiser le sol disponible, et de son mode d’assignation, de la frontière de la cité vers le chef-lieu [Chouquer et Favory 2001 : 213-216].
9Au-delà du discours général et convenu invitant les arpenteurs, chargés d’expertise sur le terrain, à observer avec soin les systèmes métrologiques en vigueur dans les différentes régions de l’Empire, l’auteur le plus attentif à ce problème est Hygin. Il a rédigé, sous le règne de Trajan, vers 100-105, un traité nommé De limitibus (Sur les limites). Il apparaît comme un homme de terrain doté d’une solide expérience, qui connaît par le détail des situations particulières localisées dans différentes provinces [ibid. : 26].
- 1 Le nom des traducteurs est toujours mentionné. Dans le cas contraire, la traduction est due à F. Fa (...)
10Voici comment il plaide pour que l’on veille à convertir les mesures de superficie pérégrines (c’est-à-dire non romaines) en mesures romaines (jugères) [La 121, 25-122, 14 = Th 84, 27-85, 15 : trad. Behrends1 et al. 2000] :
Je ne saurais non plus passer sous silence ce que j’ai trouvé dans la plupart des endroits : [Th 85] c’est que l’on donne le modus de la terre non pas en jugères, mais en usant d’autres termes, et par exemple, en Dalmatie, on parle de versus. Ce versus contient 8 640 pieds. Ainsi, dans le jugère, il y a 3 versus 1/3. Pour ma part, toutes les fois que j’avais fait une mesure, je l’énonçais de la façon suivante : « En jugères, tant : en versus, tant » ; afin que si, par hasard il y avait une controverse sur le fait que le versus contient 8 640 pieds, on puisse cependant faire foi sur les jugères. Dans la province de Narbonnaise, il y a aussi des noms variés : les uns parlent de libra, d’autres de parallela ; en Espagne, on parle de centuries. De cette manière, si, comme je l’ai dit, nous trouvons ce cas dans la coutume d’une région, il semble qu’il faut énoncer ainsi : EN JUGÈRES, TANT ; EN VERSUS, TANT, ou EN LIBRAE, TANT, ou en usant de tel autre terme qui aura servi à la mesure. Ainsi, à condition d’inscrire à côté les jugères, bien qu’il soit possible de donner une mesure avec des termes étrangers, le système des jugères nous conservera un repère fixe.
11Ce texte est important car il démontre que dans l’Empire, à une époque où se confirme et s’affine l’intégration des provinces, les systèmes métrologiques indigènes continuent à structurer la vie des campagnes : si Hygin se préoccupe de convertir en jugères romains les superficies exprimées en unités indigènes, c’est que ces unités sont toujours utilisées, bien après la conquête. Ce qui est valable pour les unités de surface l’est évidemment pour les mesures linéaires agraires et routières.
12Ensuite, Hygin décrit ce qu’il a observé dans la province de Cyrénaïque où survivent, dans d’anciens domaines royaux des Lagides, un découpage du sol et une métrologie agraire datant de l’époque ptolémaïque. Ces terrains ont été occupés par des particuliers jusqu’à ce que Vespasien les réintègre dans le domaine public, l’ager publicus populi Romani [La 122, 15-123, 8 = Th 85, 16-86, 9 : trad. Behrends et al. 2000] :
Voici encore une chose que je ne saurais passer sous silence, que j’ai trouvée dans la province de Cyrène. Il y a dans cette province des terres royales – ce sont celles que le roi Ptolémée a laissées au Peuple romain ; ce sont des plinthides, c’est-à-dire des laterculi carrés comme des centuries, enfermés par des limites sur 6 000 pieds, et chacun de ces laterculi a 1 250 jugères ; et les pierres sont inscrites au nom du divin Vespasien avec cette clause : TERRES OCCUPÉES PAR DES PERSONNES PRIVÉES : IL LES A RESTITUÉES AU PEUPLE ROMAIN.
13Dans cet exemple africain, les inscriptions lues sur les bornes de Vespasien (OCCUPATI A PRIVATIS FINES : P.R. RESTITUIT) renvoient à nombre d’expressions semblables rencontrées à Orange ou autres lieux dans lesquels l’administration flavienne est intervenue.
14La suite du texte est consacrée au calcul de la conversion des unités ptolémaïques en jugères [La 123, 1-8 = Th 86, 1-9] :
En outre, le pied dont ils se servent, et qui est appelé « ptolémaïque », contient 1 pied monétal [le pied officiel romain de 0,2957 m] et une demi-once [1/24 de pied, ce qui représente un pied de 0,308 m]. De sorte qu’aux 1 250 jugères que l’on obtient à partir de leur pied, il faut ajouter le vingt-quatrième et une nouvelle fois 1/24 au résultat obtenu ; ce qui fait au total, en pieds monétals, 1 356 jugères et 1 triens [1/3] [Favory 1983 : 88, n. 95 ; Behrends et al. 2000 : 83 et 85, 161-164].
Ce modus [cette unité de superficie], enfermé par la mesure entre 4 limites et 1 demi-once [soit 1/24 du côté d’une centurie de 2 400 pieds], nous l’appelons donc médimne. D’où il est évident qu’1 médimne, dans leur mesure, contient 1 jugère et, en mesure monétale, 1 jugère, 1 once [1/12 de jugère] et 1 demi-scripulum [1/576 de jugère] [trad. Behrends et al. 2000 : 85, commentée entre crochets par Favory].
15Le medimne, du grec medimnos, est une mesure de capacité et une unité d’ensemencement. C’est la superficie qu’on peut ensemencer avec 1 médimne de grains, comme le confirme Cicéron :
Dans un jugère du territoire de Leontium [en Sicile], on sème 1 médimne environ de blé, depuis toujours, à l’occasion de semailles opérées en quantités régulières.(Verrines, 2, 3, 112)
16Hygin clôt son inventaire des unités de mesure locales par le pied de Drusus, en usage dans la province de Germanie inférieure [La 123, 9-10 = Th 86, 10-11]. De même, il est question « en Germanie, chez les Tongres, du pied de Drusus, qui contient 1 pied monétal et 1 once et demie », ce qui donne un pied officiel romain augmenté d’1/8, soit un pied de 0,3326 mètre.
17L’observation d’Hygin a été confirmée par la découverte à Enns (Autriche) de trois extrémités métalliques de perche d’arpenteur : deux d’entre elles terminaient la même pertica et sont graduées en onces du pied de Drusus et en demi-onces du pied monétal, soit, donc, en douzièmes du pied « germanique » (tous les 2,77 cm) et en vingt-quatrièmes du pied officiel romain (tous les 1,23 cm) [Chouquer et Favory 2001 : 72 et 292, fig. 51].
18Et Hygin peut ainsi conclure son enquête sur la nécessité de bien connaître le contexte métrologique local quand on est invité à conduire une expertise dans les territoires de l’Empire où coexistent le système métrologique officiel et un autre système, quelles qu’en soient les origines [La 123, 11-15 = Th 86, 12-16], ce que répète aussi un expert comme Siculus Flaccus : « Il faut surtout observer les coutumes de la région. » [Clavel-Lévêque et al. 1993, phrases 45, 48, 135, 139]
C’est ainsi qu’il faut s’informer partout où surgit une affaire à l’extérieur des territoires et des lois de Rome, c’est-à-dire, pour l’exprimer avec plus de soin, partout à l’extérieur de l’Italie, et sur cette diversité de conditions je donne un avertissement empressé, pour qu’il n’y ait rien que nous puissions sembler avoir laissé de côté.[trad. Behrends et al. 2000 : 87]
19En distinguant de manière très nette l’Italie romaine du reste de l’Empire, massivement occupé par des pérégrins, Hygin laisse entendre que la péninsule serait totalement soumise au seul système métrologique fondé sur le pied monétal. Ce qui est douteux en regard des composantes ethno-historiques de cette Italie romanisée par étapes : on imagine mal, par exemple, l’Étrurie, la Grande Grèce et la Gaule cisalpine dépouillées de leurs systèmes de mesures. Varron et Frontin signalent ainsi le versus ou vorsus osco-ombrien, unité de superficie de 100 pieds sur 100 [Varron, Res rusticae, I, 10 ; Frontin, De limitibus, La 5-8 = Th 13, 13-16]. Et quand les agronomes et les arpenteurs évoquent le candetum gaulois, il peut fort bien s’agir d’une unité de superficie utilisée en Gaule cisalpine [Isidore de Séville, De mensuris agrorum, La 368, 9-11 ; Columelle, De re rustica, V, 1 ; Favory 1983 : 78, n. 82 ; Chouquer et Favory 2001 : 78].
20Isidore de Séville, intégré dans le corpus des arpenteurs durant l’Antiquité tardive, localise aussi nombre de mesures agraires ou routières. Il nous apprend ainsi, dans son traité De mensuris agrorum, que les paysans de Bétique, son pays d’origine, nomment arapennis l’actus carré de 120 pieds de côté, et agna l’actus linéaire (ou carré ?) [La 368, 1, 5-6]. De même, ils appellent porca l’unité de superficie mesurant 80 pieds de longueur pour 30 pieds de largeur (5 400 pieds carrés) [La 368, 6-7]. Il précise que les Gaulois emploient le terme candetum pour un espace de 100 pieds dans les aires urbaines et de 150 pieds carrés dans les campagnes [La 368, 9-11].
21Dans ces passages, Isidore de Séville s’inspire très largement, sinon mot pour mot, de son illustre compatriote, né comme lui en Bétique, l’agronome Columelle [Favory op. cit. : 82-87 ; Chouquer et Favory 1996-1997 : 34, 36 ; Chouquer et Favory 2001 : 76-78].
22Plus loin, dans le traité De agris, il énumère les différentes unités de mesure routière du monde antique : « Les mesures routières que nous appelons milliaires, les Grecs les appellent stades, les Gaulois lieues (lewae = leuva, leucae ou leugae), les Égyptiens signes et les Perses parasanges. » [La 370, 5-6] Il précise ensuite que le mille romain mesure 5 000 pas, le stade, le huitième du mille, 125 pas, et la lieue 1 500 pas [La 370, 8-10].
23Un texte plus tardif sur les mesures (Pauca de mensuris), inspiré entre autres par l’œuvre d’Isidore, revient sur le rapport entre le mille et la lieue gauloise et nous apporte à cette occasion un témoignage précieux sur une unité de mesure germanique : « 1 milliaire et demi fait 1 lieue chez les Gaulois : elle compte 1 500 pas. 2 lieues ou 3 milliaires donnent 1 rasta chez les Germains. » [La 373, 16-19]
24À l’issue de cet inventaire des passages du corpus des arpenteurs romains relatifs aux mesures locales, on ne manque pas de relever que, finalement, la part de la culture métrologique indigène est relativement limitée : le candetum celtique, « cent pieds » [Lambert 1994 : 202], la rasta germanique. Pour le reste, le lexique utilisé pour désigner les unités rapportées est massivement latin et, de manière encore plus significative, la conversion en pieds ou en jugères souligne l’adaptation d’unités éventuellement locales au système métrologique du conquérant. Il ne s’agit pas de nier l’existence de systèmes métrologiques d’origine indigène : ils étaient là avant l’arrivée des Romains, ils ont continué à structurer l’organisation de la morphologie agraire. Ce qui est en jeu ici, c’est la reconnaissance, par des experts romains, de la pérennité de systèmes métrologiques différents du système de mesure monétal. Hygin reconnaît l’existence du pied ptolémaïque qui n’est autre que le pied grec dont la valeur est indirectement donnée par Pline l’Ancien lequel précise la valeur du stade grec en pieds romains : « 1 stade équivaut à 125 pas, soit 625 pieds. » (Naturalis historia, 2, 21) Autrement dit, comme le stade grec contient 600 pieds grecs, le rapport est de 25/24. Le pied grec de 0,308 mètre pris en compte par A.E. Berriman est celui qui a été déduit des mesures effectuées par Stuart, vers 1750, puis par Penrose, vers 1888, dans le Parthénon, à qui on aurait donné, selon Plutarque, le nom du temple archaïque détruit par les Perses, Hécatompédon, le temple « aux cent pieds », ce qui serait la largeur même du stylobate du Parthénon [1953 : 119-120]. Ce n’est pas exactement la valeur du pied attique ou attico-euboïque, comme l’affirment O. Behrends et al. [2000 : 106-161, n. 92], puisque ce dernier, proche du pied monétal romain, varie entre 0,293 et 0,295 mètre [Slapsak 1993 : 121, n. 11 ; 123, n. 15 et 16, d’après Dinsmoor 1961 et Wesenberg 1974]. On peut considérer que l’exemple des terres de Cyrénaïque, l’ancien domaine royal des Lagides, illustre bien le modèle d’organisation des domaines et territoires de l’Orient hellénistique mesurés et structurés par les arpenteurs gréco-macédoniens.
25Le cas de la Bétique, l’Espagne ultérieure, province romaine depuis 197 avant J.-C., nous confronte à des terres anciennement colonisées par les Romains. On y recense plusieurs unités de superficie agraire réputées provinciales mais toutes exprimées dans la langue latine : la porca de 5 400 pieds carrés (30 pieds sur 80), l’acnua ou agnua de 120 pieds sur 120, la centuria. En latin, porca désigne la partie proéminente du sillon par opposition à lira, la raie [Isidore de Séville, La 368, 7-8 ; autres références dans Favory 1983 : 87, n. 92] : à partir de là, porca, qui représente la partie ensemencée, a désigné une unité d’ensemencement et donc de superficie, comme le medimnum de Cyrénaïque. Le nom est latin mais la valeur de l’unité ne s’exprime pas en fraction entière de jugère (la porca représente 1/5 plus 1/3 de jugère) : Columelle donne sa valeur en précisant la longueur des côtés comme pour la clima ou climmata, unité de 60 pieds sur 60 dont le nom vient du grec clima [Columelle, De re rustica, 5, 1 ; Boèce, La 407, 19 ; Isidore de Séville, La 367, 25-26 ; 372, 15-17].
26L’acnua a la même valeur que l’actus. Varron comme Frontin précisent bien qu’il s’agit de l’ancien nom latin de l’actus. L’usage local du vocable est confirmé par une inscription de Jaén, dans l’antique Bétique, mentionnant des forêts de 300 agnuae (CIL II, 3361 = ILS, 3688). A. Ernout et A. Meillet s’interrogent sur un éventuel rapport du terme acnua avec le gaulois acina. P.-Y. Lambert signale, parmi les mots du lexique agraire d’origine gauloise, le terme agaunum [op. cit. : 202]. Ici, le latin peut retranscrire un vocable d’origine celtique mais la contenance de l’unité est parfaitement conforme à celle de l’unité fondamentale de la métrologie agraire romaine : l’actus. Quant à la centuria dont on ne connaît pas non plus la valeur en Bétique, c’est un terme éminemment latin qui désigne l’unité emblématique de la forme dominante de limitation romaine, la centurie de 200 jugères et de 2 400 pieds de côté [Favory op. cit. : 86-87, n. 89].
27Varron ajoute à ce catalogue de mesures de Bétique le jugum dont il ne précise pas la valeur mais dont l’étymologie le rapproche de son cousin lexical, le jugerum [Favory op. cit. : 81, 87] : tous deux correspondent à ce qu’un araire attelé à un couple de bovidés réunis sous le joug (jugum) peut labourer en un jour [Pline l’Ancien, NH, 18, 3, 9 ; Varron, Res rusticae, 1, 10, 1]. Là encore, il peut s’agir d’une mesure locale dénommée en latin.
28Pendant longtemps, dans l’historiographie française et occidentale, on s’est contenté d’exploiter les traités d’arpentage de l’époque classique pour en extraire les passages relatifs à la limitation des terres (le découpage d’un territoire par des lignes droites). L’accent a été mis sur le modèle de la centuriation où les lignes droites se croisent à intervalles réguliers et engendrent des unités carrées ou rectangulaires, les centuries, dont la superficie varie en général de 50 à 100 hectares (200 à 400 jugères). Dans ce type de découpage régulier du sol, la délimitation des unités produites par la limitation est mémorisée par un bornage de pierre où la nature du matériau utilisé, la forme de la borne, ses dimensions et ses éventuelles inscriptions permettent à l’observateur de connaître le statut de la limite ainsi marquée, depuis les deux axes majeurs qui ont servi de lignes directrices dans l’établissement du quadrillage (decumanus et kardo maximus) jusqu’aux limites parcellaires dessinant les champs en passant par les limites quintarii ou actuarii, les limites des saltus, groupement de 25 centuries, les limites linearii ou subruncivi, les limites de centuries, et les limites intercisivi, les lignes de subdivision de la centurie.
29Ce type de division agraire et de bornage a été reconnu, dans l’Empire romain, par les vestiges de paysages fossiles et par les bornes inscrites retrouvées en Occident. Mais les espaces centuriés n’épuisent pas le territoire de l’Empire. Dans nombre de régions, c’est un autre système de délimitation de l’espace rural qui prévaut, comme l’attestent les textes des arpenteurs romains. Ces derniers, appelés à expertiser des situations conflictuelles, insistent sur la nécessité de connaître les coutumes régionales et les usages locaux en matière de délimitation et de bornage.
30Dans ce registre de leur activité, il n’y a pas de distinction entre l’Italie et le reste de l’Empire : en Italie, comme dans les provinces, on pratique entre voisins et entre cités des formes de délimitation échappant à la norme de la ligne droite et de la borne officielle. Il existe deux grandes catégories de terres qui suscitent à ce sujet l’intérêt des auteurs des traités d’arpentage : les terres confisquées aux indigènes que se sont appropriées progressivement des Romains et qu’on appelle agri occupatorii ou arcifinales [Siculus Flaccus, La 138, 1-10 = Th 102, 1-8] et les terres pérégrines, exploitées par les indigènes et soumises au tribut, les agri tributarii [Pseudo-Agennius, Th 23, 5-24, 1].
En effet, en Italie, la première condition pour posséder est celle-ci : ici aucune terre n’est tributaire, mais [dépend] d’une colonie, d’un municipe, d’une forteresse, d’un conciliabulum ou d’un domaine privé.
Et si nous nous tournons vers les provinces, elles ont certes des terres qui relèvent du droit des colonies, [les stipendiaires ont aussi des terres coloniales] qui sont exemptes d’impôts. Mais les provinces ont aussi des terres des municipes ou des cités pérégrines. Et les stipendiaires [sont celles] […] qui ne sont pas susceptibles de nexum, qui ne peuvent être acquises d’un autre sur la base de la possession. Cependant elles sont possédées par des particuliers mais sous une autre condition : elles sont vendues mais leur mancipation ne peut pas non plus être légitime. En effet, il leur a été concédé de posséder en quelque sorte pour bénéficier des fruits, et à condition de payer le tribut. Cependant ils n’en revendiquent pas moins entre eux des limites comme s’il s’agissait de terres privées. En effet, il appartient au droit civil qu’ils aient une limite bien tracée, grâce à laquelle chacun sache ce qu’il lui convient de cultiver, ou de posséder pour celui qui possède par droit. Car ils suscitent aussi entre eux des controverses telles qu’elles se produisent d’habitude dans des terres exemptes d’impôts et privées.[trad. Marchand in Chouquer et Favory 2001 : 347, n° 81]
31Le texte le plus détaillé est de loin celui de Siculus Flaccus [La 138, 3-151, 27 = Th 102, 1-115, 27], dont on ne donnera ici que les paragraphes initiaux et ceux qui closent cet inventaire :
34. Et l’on appelle agri occupatorii les terres que certains appellent arcifinales et auxquelles le peuple victorieux, en les occupant, a donné ce nom. 35. En effet, une fois la guerre terminée, les peuples vainqueurs expulsèrent les vaincus de leurs terres, et, toutes ces terres, ils les déclarèrent ager publicus et, dans tous les cas, territoire (territorium) ; à l’intérieur de leurs limites s’exerçait le pouvoir de dire le droit. 36. Par la suite, au fur et à mesure que quelqu’un, par son aptitude à cultiver, a occupé un terrain, il l’a déclaré arcifinalis d’après le verbe « écarter » (arcere).
[Absence de forma]
37. Aussi n’existe-t-il, pour ces terres, aucun bronze, aucun plan cadastral (forma) qui témoignerait de la garantie publique vis-à-vis de leurs possesseurs, puisque personne, individuellement, n’en reçut une quantité préalablement mesurée, mais que chacun occupa soit ce qu’il cultivait, soit ce qu’il pensait pouvoir cultiver. 38. Certains ont bien établi à titre privé des plans (formae) de leurs possessions, mais elles ne créent de liens ni pour eux-mêmes vis-à-vis de leurs voisins, ni pour des voisins vis-à-vis d’eux-mêmes, puisqu’il s’agit d’une initiative des parties.
[Modes de délimitation des agri occupatorii]
39. Cependant ces terres sont délimitées par des bornes, des arbres marqués et des arbres plantés précédemment, des talus, des taillis, des chemins, et aussi par des ruisseaux et des fossés. 40. Dans certaines régions, on considère comme bornes des poteaux, faits soit d’yeuse, soit d’olivier, soit même de genévrier. 41. D’autres considèrent comme bornes des amas de pierres et les appellent « scorpions » ; certains font des tas de pierres ressemblant à des murs [Th 103] et les appellent attinae : ils les respectent comme des bornes. 42. Toutes ces sortes de délimitations peuvent se rencontrer non seulement dans un assez grand nombre de régions éloignées les unes des autres, mais aussi dans un même territoire. 43. Car là où ce sont des talus naturels qui fournissent la limite, il est inévitable, quand ils manquent, qu’elle soit marquée par une borne, par des arbres, ou par l’une des différentes sortes de délimitations que l’on a indiquées plus haut. 44. Dans tous les cas, on devra respecter, d’un point de convergence à un autre, la limite régulière. 45. Il faudra surtout observer les coutumes de la région, et prendre exemple sur les voisins.[trad. Clavel-Lévêque et al. 1993]
32Siculus Flaccus livre ensuite le détail de tous les cas de figure auxquels peut être confronté l’arpenteur expert en passant en revue les différentes formes de délimitation qui lui sont connues : bornes, talus, arbres, voies, buissons, fossés, murets, ruisseaux [La 139, 10-151, 16 = Th 102, 10-115, 16]. Puis il conclut cette partie de son traité en élargissant le propos. On retiendra que les formes de délimitation appuyées sur des éléments naturels et sur des éléments linéaires tracés par l’homme (chemins, clôtures, levées de terre, canalisations, etc.) ne sont pas le propre des terres occupées mais se rencontrent dans toutes les catégories de terres :
167. Et tous les genres de délimitations qui semblent pouvoir se rencontrer sur les terres occupées [agri occupatorii] se rencontrent fréquemment sur les terres questoriennes [agri quaestorii : ce sont les terres confisquées au vaincu et vendues par les questeurs au profit de l’État], sur les terres divisées et sur les terres assignées [terres données en toute propriété à des colons romains], étant donné qu’en raison d’achat, de vente, d’échange et de permutation, de semblables procédés de délimitation peuvent se rencontrer. 168. Mais l’extrémité d’un même terrain peut aussi être délimitée de nombreuses manières : d’un côté par des bornes, d’un autre par des arbres, d’un autre par un talus, d’un autre par un ruisseau, ainsi que par tout autre genre de limite observable sur les confins. 169. Ainsi on constatera que les limites ne relèvent pas d’un seul genre, comme dans le cas d’une lex data [loi donnée, une loi émanant d’un magistrat agissant au nom du Sénat et du peuple romain]. 170. Cela peut aussi se rencontrer dans toutes les conditions de terres.[trad. Clavel-Lévêque et al. 1993]
33À ce texte de Siculus Flaccus font écho d’autres textes comme celui d’Hygin [La 281, 2-283, 11 = Th 74, 24-77, 7], celui qui est consacré à la province de Dalmatie, dans le Liber coloniarum [La 240, 17-241, 17. Cf. le texte attribué à Boèce, La 400, 21-402, 10] : il s’agit d’un texte un peu corrompu qui a partiellement découragé André Déléage.
Dans les diverses régions ou dans les aires portant diverses appellations, vici ou possessions, tels sont les témoins d’une division agraire. Dans les montagnes et les lieux arides ou escarpés, nous avons trouvé des pierres avec inscription, des lignes de crêtes, des bornes d’Auguste, c’est-à-dire rondes, en forme de colonnes, avec inscription ou non, des arches de bornage, des tertres, des arbres anciennement plantés et que la hâche a respectés, des murs bruts, où la pierraille amoncelée par les deux voisins sert de limite, des blocs de roche, des autels pour les sacrifices. Dans quelques endroits, on voit des arbres qui demeurent dépourvus de marques : dans ces lieux, les anciens faisaient des sacrifices. Dans certains endroits, les routes militaires font une séparation, ailleurs ce sont des ruptures de pente quand la montagne change de versant, des cours d’eau, quelquefois des monuments funéraires. On a établi des bornes porte-message, à l’image d’une inscription, et en triangle.
Dans certains endroits, ce sont des ruisseaux, des canalisations, des canalisations faites de tuiles, des scorpions (tas de pierres) [qui font limite]. À moins que, par hasard, ce soit, en plaine, là où se rejoignent, faisant un coin, deux limites. Là où les terres sont en plaine, elles ont été assignées en jugères. En outre, le vicus Saprinus et le vicus Clinivatius, entre les [Tario- ou Autaria]tes et les Sardiates, ont été divisés par des rives, des ruisseaux, des arbres plantés antérieurement, comme je l’ai dit plus haut. […] les lieux sacrificiels, on a établi une levée de terre à l’image d’un chemin rural.[trad. Déléage 1934 : 186 (114), commentée entre crochets par Favory]
34De même, dans le Liber coloniarum II, voici ce qui est mentionné à propos de l’Apulie et de la Calabre, régions du sud de l’Italie [261, 21-26] :
Quand on a borné la province d’Apulie et de Calabre selon la constitution et la loi du divin Vespasien, les mesures ont été effectuées dans différents endroits, et le module de la jugération a été réduit. Mais les autres ont été recensés à une époque postérieure, dans la mesure où quelqu’un les avait occupés, et ils ont été assignés à qui les possédait. Les autres endroits ont été découpés proportionnellement à la valeur de la fertilité du sol. De fait, ils sont délimités par des bornes, des ruisseaux, des fossés, des arbres plantés autrefois, un soulèvement de terre, un agglomérat de pierres, mais aussi par des pierres naturelles (brutes) marquées de signes, des voies, des tombeaux, des arbres étrangers (à la région) ; et par d’autres signes, sur lesquels nous avons donné des informations plus haut dans les livres.[trad. Favory in Chouquer et Favory 2001 : 208]
35Ces textes confirment l’appréciation de Siculus Flaccus, déjà citée : « Ainsi on constatera que les limites ne relèvent pas d’un seul genre… Cela peut aussi se rencontrer dans toutes les conditions de terres. »
36Dans un passage de son traité sur L’établissement des limites, qui a fait l’objet de nombreux commentaires [Déléage op. cit. : 179-184 ; Hinrichs 1989 : 24 et n. 4 ; Favory op. cit. : 126-131 ; Chouquer et Favory 2001 : 118-120], Hygin l’Arpenteur conteste la pratique qui consiste trop souvent à diviser par la centuriation, en principe réservée aux colonies – mos colonicus –, les terres arcifinales soumises au vectigal, c’est-à-dire la redevance due à l’État ou à la collectivité territoriale propriétaire éminente du sol concerné. Il donne alors l’exemple de la Pannonie, sans doute parce que c’était un cas d’actualité à l’époque. Selon lui, il convient de mesurer le sol par un autre système car « il doit y avoir quelque différence entre une terre libre de charges et une terre vectigalienne » [La 205, 4-5 = Th 168, 4-5]. L’auteur souligne que le statut de ces agri vectigales est variable, comme le sont les revenus qu’ils produisent, et dont la nature et la quantité varient selon l’estimation des potentialités du sol :
Or, les terres vectigaliennes ont un grand nombre de régimes. Dans certaines provinces, les prestations sont à part de fruit, tantôt en nature le cinquième, tantôt le septième, et ailleurs elles sont levées en argent et, dans ce cas, par estimation du sol.
En effet, des prix fixes ont été établis pour les terres, comme en Pannonie : terres labourées de première catégorie, de deuxième catégorie, prés, forêts à glands, forêts ordinaires, pâtures. Pour toutes ces terres, le vectigal a été fixé pour chaque jugère en fonction de la fertilité.[168 Th ; trad. Clavel-Lévêque et al. 1996 : 155-156]
37On procède donc à une estimation fiscale jugère par jugère pour éviter la fraude. Hygin l’Arpenteur rapporte les cas de fraude qui ont provoqué des désaccords au sujet de la valeur des différentes catégories de sol en Phrygie, dans toute l’Asie et en Pannonie.
38Cette double préoccupation – classer correctement les terres selon leur fertilité ; contrôler la véracité des déclarations individuelles – n’est pas nouvelle : elle est déjà présente dans la loi agraire de 111 avant J.-C. [CIL I2, 585 = FIRA n° 8 ; Girard et Senn 1977, II, n° 8].
39Selon Hygin l’Arpenteur, il importe par conséquent de procéder à l’arpentage de cet ager vectigalis selon un mode particulier qui ne se confonde pas avec le mode courant de la centuriation coloniale. Il propose alors un arpentage per strigas et scamna à l’aide de tracés rectilignes précis, jalonnés de bornes : il s’agit de tracer des unités rectangulaires, appelées scamna quand elles sont allongées dans le sens de la largeur du territoire arpenté, strigae quand elles sont allongées dans le sens de la plus grande extension dudit territoire. On notera avec intérêt que le lexique sollicité par Hygin l’Arpenteur ne l’est pas par hasard. Les vocables de scamnum et de striga désignent le mode de division et d’assignation coloniale réputé ancien pour les auteurs du Ier siècle, tout en renvoyant au mode de division agraire appliqué aux terres publiques dans les provinces, comme le souligne Frontin :
La terre divisée et assignée par strigae et par scamna l’a été selon l’usage antique, à la manière dont les champs publics sont cultivés dans les provinces.[Frontin, La 1, 14-16 = Th 1, 14-17 ; trad. Behrends et al. 1998]
40Il est intéressant de constater que Frontin, comme Hygin l’Arpenteur, se soucie d’appliquer un mode d’arpentage original, par strigae et scamna, à des terres publiques provinciales pour le distinguer de la limitation, qui doit être réservée aux terres coloniales.
41Hygin conseille d’implanter, à chaque angle, des bornes de pierre polie, carrées, avec une inscription. Le dispositif imaginé par l’arpenteur emprunte la structure fondamentale de la limitation classique puisqu’il s’appuie sur l’intersection d’un decumanus maximus et d’un kardo maximus, à partir desquels sont menés des limites parallèles, soit transversi s’ils sont dirigés vers le midi et donc parallèles au kardo, soit prorsi s’ils regardent vers l’orient, donc parallèles au decumanus : c’est la définition même qu’Hygin l’Arpenteur donne à ces qualificatifs [La 167, 15-17 = Th 132, 18-20], ainsi que Frontin [La 29, 9-10 = Th 12, 13-15]. Ces axes encadrent des groupes de scamna et de strigae délimités par des rigores linearii. La largeur des axes souligne la hiérarchie du quadrillage : 20 pieds pour les deux axes majeurs ; 12 pieds aux limites transversi et prorsi ; 8 aux simples limites linearii. Ce sont là les largeurs canoniques que préconisent les arpenteurs et les lois agraires pour les différentes catégories de limites d’une centuriation classique que l’auteur entend réserver aux seules colonies : 20 pieds pour un kardo maximus (le decumanus maximus est plus large : 30 à 40 pieds), 12 pieds pour un limes quintarius, 8 pieds pour un limes linearius [Loi triumvirale, La 212, 4-7 ; Hygin l’Arpenteur, La 168, 14-169, 9 = Th 133, 16-134, 10 ; La 194, 9-13 = Th 157, 9-13 ; Hygin, La 111, 12-15 = Th 71, 6-9].
42Entre deux limites transversi sont disposés deux scamna et une seule striga ; entre les limites prorsi sont compris quatre scamna et quatre strigae. Cette unité d’arpentage devra comporter un côté de moitié supérieur à l’autre, soit un rapport de deux tiers entre la largeur et la longueur. Si l’unité se développe dans le sens de la largeur, c’est un scamnum ; dans le sens de la longueur, une striga. Chaque quadra comporte donc un ensemble de quatre scamna et quatre strigae. Elle est identifiée par des bornes gravées, et localisée dans les quatre régions de la limitation : DD (dextra decumanum, à droite du decumanus maximus), SD (sinistra decumanum, à gauche du decumanus maximus), VK (ultra kardinem, au-delà du kardo maximus), CK (citra kardinem, en deçà du kardo maximus), comme chacune des centuries dans une centuriation classique.
43Pour tenter de reconstituer le mode décrit par Hygin l’Arpenteur, plusieurs schémas ont été proposés, dont A. Déléage a rendu compte [Déléage op. cit. : 181-182 (109-110) ; Favory op. cit. : 129, fig. 28].
44L’exposé d’Hygin l’Arpenteur se poursuit par une explication du mode de bornage des unités dont on n’a pas réussi à proposer une interprétation acceptable. A. Déléage le juge « encore plus incompréhensible » que l’organisation des scamna et des strigae. Il l’est en raison des difficultés d’établissement du texte lui-même [Favory op. cit. : 128, n. 283], mais aussi en raison de la définition des termes quadra, quadratura, scamnum et striga.
45Voilà donc un mode d’arpentage qui utilise, en réalité, nombre de normes appliquées dans la limitation classique. C’est reconnaître l’efficacité de la centuriation tout en essayant d’élaborer un mode différent d’arpentage. La distinction recherchée par Hygin l’Arpenteur est plus formelle qu’opérationnelle. Le cadre des scamna et des strigae, généré par son système compliqué, contribue à produire une morphologie parcellaire obligatoirement alignée sur les deux orientations directrices données et imposées par les deux axes orthogonaux initiaux. Le bornage matérialise au sol un mode de découpage et d’enregistrement de l’espace qui est conforme à celui qui est pratiqué dans une centuriation. Laquelle, comme l’illustrent parfaitement les documents cadastraux d’Orange, permet de localiser les lots assignés aux colons romains, les terrains laissés à la population indigène ainsi que les terrains qui appartiennent au domaine public de l’État ou de la collectivité territoriale et qui sont loués à des particuliers [Piganiol 1962 ; Chouquer et Favory 2001 : 217-235]. Grâce au système de limitation, pérennisé par un bornage explicite, on peut mesurer la superficie des différents biens fonds et leur appliquer, selon leur statut fiscal, les tarifs d’imposition et de location adaptés à la fertilité du sol et au système d’exploitation agropastoral.
46Le problème posé par ce modèle d’organisation de l’espace provincial soumis au vectigal est celui de son degré de matérialisation au sol. Ce système est-il prévu pour structurer un espace agraire et engendrer une morphologie parcellaire ou s’agit-il, dans l’esprit de son concepteur, d’implanter un réseau de repères d’arpentage, matérialisé au sol par un bornage, mais sans influence sur le parcellaire ? Ce serait donner du sens, du point de vue de la gestion de la fiscalité foncière, à une opération de terrain techniquement assez complexe. On s’accorde, parmi les spécialistes qui ont étudié ce texte, sur son caractère spéculatif. Les Romains sont réputés pour leur pragmatisme et pour la simplicité des procédures techniques mises en œuvre dans l’arpentage agraire. On admettra qu’Hygin l’Arpenteur exprime là un vœu et qu’il est douteux que son projet ait été jamais concrétisé.
47Il existe une technique d’arpentage appropriée aux terres provinciales, tant pour les territoires donnés à une cité que pour les territoires indigènes soumis au tribut et pour les domaines privés. C’est Frontin qui la mentionne en distinguant les trois qualités de terres [La et Th 1, 3-5] : les terres divisées et assignées, les terres mesurées par leur pourtour et les terres arcifinales, dépourvues d’arpentage officiel. Voici ce qu’il écrit à propos des terres mesurées par leur pourtour [La 4, 3-5, 5 = Th 1, 18-2, 7] :
On a mesuré par le pourtour le territoire dont toute la superficie a été assignée à une cité, comme par exemple en Lusitanie [Th 2] dans le territoire de Salamanque, ou en Espagne citérieure dans celui de Palentia et en de nombreuses provinces [La 5] où on a délimité en bloc le sol tributaire pour certains peuples. Et c’est de cette manière qu’on effectue le mesurage des terres privées [fig. 4, La et Th]. Dans beaucoup d’endroits, les arpenteurs ont consigné ce type de terres sur la forma à la façon des terres limitées, bien qu’ils en aient seulement mesuré le pourtour [fig. 5, La et Th].
48L’arpentage des terres mesurées par le pourtour (ager mensura per extremitatem comprehensus) est donc une technique mise en œuvre dans des cas différents. Il s’agit de territoires ou de domaines globalement mesurés, dont la ligne frontière est définie, la superficie des terres (comprises dans cette limite) connue, mais qui n’ont pas été divisés par une limitation. À la différence des terres arcifinales qui sont laissées libres de toute mesure officielle et dont on ne connaît que les limites et le bornage vernaculaires, l’ager mensura comprehensus est mesuré sur son pourtour afin qu’on en apprécie les limites, qu’on les matérialise par un bornage spécifique et qu’on en connaisse la surface. On peut donc porter globalement cette mention sur la forma.
49Les diverses techniques d’arpentage appliquées par les praticiens de l’Antiquité pour effectuer ce type de mesure reposent sur le même principe : après avoir transformé le contour sinueux du terrain en une suite de segments rectilignes qui s’en rapprochent le plus possible, on épuise progressivement l’aire aux contours irréguliers en la découpant en figures géométriques, aisément mesurables : rectangles, triangles rectangles, trapèzes rectangles [Roth Congès 2000 : 125]. C’est la taille de la terre à mesurer qui détermine le choix de la méthode [Chouquer et Favory 2001 : 86-87].
50D’après Frontin et d’autres sources gromatiques, ce mode d’arpentage a été employé dans :
- l’appréciation de la surface de cités entières, comme à Salmantica et Pallantia, exemples pris par Frontin en Lusitanie et en Espagne citérieure ;
- l’appréciation des terres dans de nombreuses provinces, comme le précise Frontin. Selon F.T. Hinrichs, ce mode d’arpentage a été mis en œuvre pour recenser les cités d’Espagne et de Gaule, et fixer leur impôt foncier [op. cit. : 113-115 ; trad. 119-121] ;
- l’appréciation des terres privées, comme le précise encore Frontin ;
- l’appréciation de la limite et de la superficie des lieux sacrés, bois sacrés et sanctuaires et des biens appartenant à un collège sacerdotal. Chez Hygin [La 117, 5-11 = Th 80, 7-13], Hygin l’Arpenteur [La 198, 7-16, fig. 188-189 = Th 161, 8-17, fig. 127-128] et Siculus Flaccus [La 162, 28-163, 4 La = Th 127, 14-20], le développement sur les lieux et les biens sacrés est à chaque fois lié à la lecture des plans cadastraux.
51Il s’agit donc d’une technique d’arpentage à laquelle on recourt pour connaître globalement aussi bien des territoires pérégrins que des territoires privés. On ne saurait, par conséquent, la lier à un statut juridique déterminé. Ce n’est pas une catégorie territoriale mais une catégorie technique des arpenteurs. Elle offre une solution pratique pour établir l’assiette de l’impôt foncier dû par une collectivité pérégrine tributaire. En d’autres cas, elle sert à évaluer la superficie globale et les limites d’un territoire qui n’a pas à être divisé par la limitation [Chouquer et Favory 1992 : 34 ; Chouquer et Favory 2001 : 109].
52On ne doit pas sous-estimer l’originalité de la mission qui fut celle des arpenteurs de l’époque flavio-antonine, parce que leur œuvre est une compilation et une évaluation des situations locales, et qu’elle est en grande partie fondée sur des observations de terrain. Voilà pourquoi le corpus des Gromatici veteres, qui passait jusqu’à présent pour un ensemble de textes modélisateurs sur la limitation romaine, nous apparaît plus justement aujourd’hui comme un corpus de textes commentateurs. De ce fait, il évoque des situations géographiques, écologiques et environnementales qu’on ne doit pas reléguer au second plan. Bien entendu, la lecture de ces réalités est toujours filtrée par l’objectif principal de la mission des arpenteurs : résoudre des questions de droit agraire, des héritages historiques complexes, rétablir la juste perception des taxes sur l’ager publicus. S’interrogeant sur la relation existant entre des faits de nature et des faits institutionnels, les auteurs se révèlent être de très remarquables témoins des situations géographiques locales.
53Les arpenteurs et les juristes sont confrontés à la question – habituelle en droit mais néanmoins toujours délicate – du rapport à concevoir entre la mobilité des faits hydrographiques, et la (relative) fixité des normes sociales du droit. Lorsqu’un ancien plan cadastral, établi lors d’une assignation qui peut être vieille d’un siècle ou deux, voire plus, indique que le fondateur a assigné de façon abstraite, sans tenir compte de la présence des cours d’eau (ce qui a conduit certains colons à recevoir leur lot en partie sous forme de berges et de portion de rivière !), l’arpenteur flavien ou antonin doit, dans son expertise, affronter deux difficultés embarrassantes.
54La première est l’inconséquence même de cette assignation ou de cette attribution de terres. Va-t-il rétablir le plan cadastral en continuant à ignorer la surface en eau ? Comment apprécier les raisons qui furent celles de l’assignation d’origine ? Sur ce point le Pseudo-Agennius, qui écrit sous le règne de Domitien, est irremplaçable :
De nombreux cours d’eau et pas des moindres sont tombés dans l’assignation des anciennes surfaces : car les plans cadastraux aussi des colonies déduites indiquent qu’aucune largeur n’a été laissée à de nombreux cours d’eau. Il s’ensuit, pour ces fleuves, que l’art du mesurage revendique pour eux un lieu quand le lot de terrain est délimité par une limite sûre, par où un seul doit avoir ou l’eau ou la terre ou les deux. En effet, le calcul ne fut alors peut-être pas simple [de savoir] qui, des colons déduits, devait recevoir quoi, éventuellement de l’eau. D’abord parce que la petitesse des terres persuadait le fondateur. Ensuite parce qu’il n’était pas désagréable au propriétaire d’être très près de la commodité de l’eau. Troisièmement parce que, si le sort l’avait fixé ainsi, cela devait être supporté d’une âme égale.[Pseudo-Agennius, 43 Th ; trad. Marchand]
55Ce n’était pas toujours le cas, et on connaît des assignations anciennes dans lesquelles la surface des cours d’eau avait été calculée et « exceptée » de l’assignation. Quelquefois, des arpenteurs prévoyants ont excepté de l’assignation le fleuve et les terres inondables qui se trouvaient à proximité. C’est ce qu’écrit Hygin, probablement sous Trajan :
Et la surface des fleuves, dans certaines régions, est exceptée à l’intérieur des centuries, c’est-à-dire qu’on a écrit POUR LE FLEUVE TANT [correspondant à] ce que le lit occupait. Mais pour d’autres régions, on a inscrit non seulement ce que le lit occupait, mais aussi une certaine surface de terres qu’on ajoute au fleuve puisque, plus violemment impétueux, il déborde fréquemment sur les centuries autour de son lit.[Hygin, 83 Th ; trad. Marchand]
56La seconde difficulté tient à l’évolution géographique et sociale intervenue depuis l’époque de l’assignation. Le cours d’eau n’a plus la même forme et ses divagations ont provoqué des débats sur la légitimité de la propriété des riverains, débats tranchés par le droit civil. Ce dernier point est important car à la mobilité de la carte du fleuve, déjà très perturbante à elle seule, s’est ajouté un conflit de compétences entre l’arpenteur et le « juge ordinaire ».
- 2 On a même la surprise de constater que les prescriptions de ce juriste, transmises par la jurisprud (...)
57Le corpus gromatique – les historiens l’ignorent souvent – apporte un témoignage exceptionnel sur la fixation de la jurisprudence en matière d’alluvionnement. Les arpenteurs rendent compte de l’œuvre de Cassius Longinus au cours du Ier siècle, puisque ce fut ce juriste conservateur de l’école des Sabiniens qui fixa la règle de droit à appliquer aux inondations et à leurs effets2.
Au sujet de l’alluvionnement, l’observation est la suivante : en ce qui concerne des terres occupées, quoi que la force de l’eau ait enlevé, personne n’aura de réclamation. Cela impose l’obligation de renforcer la rive de telle sorte cependant que celui qui renforce sa rive ne cause pas de tort à un autre. Mais si on s’occupe d’une région divisée et assignée, le possesseur ne perdra rien puisque la surface est inscrite pour chacun de façon sûre, dans les centuries, sur les plans cadastraux.
Lorsqu’on débattait à propos du Pô, parce que le fleuve coule de façon impétueuse et parfois assez violente au point de changer son lit, et, pour ainsi dire, transporte les terres de beaucoup sur un large espace au-delà de la rive, et souvent même fabrique des îles, Cassius Longinus, homme très sage, auteur juriste, décida que tout ce que l’eau avait enlevé en baignant la rive le possesseur le perdrait, puisqu’il doit évidemment protéger sa rive sans faire de tort à autrui ; mais si le fleuve, en coulant avec une force plus grande, avait changé son lit, chacun reconnaîtrait sa superficie, puisque ce n’est pas la négligence du possesseur mais la violence de la tempête qui apparaît l’avoir arrachée ; mais s’il a fait une île, celui avec la terre duquel elle aurait été faite en serait le possesseur ; ou bien si c’était une terre commune, chacun recevrait son bien.[Hygin, 87-88 Th ; trad. Marchand]
58La mobilité sociale est également en jeu puisque des terres qui avaient été assignées, ou laissées en pâtures communes au bord d’un cours d’eau, peuvent avoir changé de régime. Ici ou là, par exemple, des terres publiques ont été louées à des possesseurs, et ceux-ci entendent que les débordements du fleuve ne viennent pas amputer leur possession : s’ils doivent acquitter un vectigal, que ce soit pour des terres exploitables et pas pour le fleuve !
59C’est le sens d’une revendication particulièrement nette des possesseurs établis autour d’Emerita, en bordure de l’Anas (l’actuel Guadiana en Espagne), et dont témoigne le Pseudo-Agennius :
Je sais qu’en Lusitanie, dans le territoire des habitants d’Emerita, le grand fleuve Anas passe au milieu de la pertica de la colonie ; autour de lui les terres ont été assignées partout où le sol sembla alors utile. En effet, à cause de la grandeur des terres, on disposa les vétérans autour, à l’extrême limite (du territoire), comme des bornes, très peu autour de la colonie et autour du fleuve Anas : le reste a été laissé pour être rempli par la suite. Rien moins qu’une deuxième et une troisième assignation furent faites, et cependant la superficie des champs ne put être vaincue par le partage, et il subsista des terres non assignées. Dans ces terres, comme des subsécives étaient demandées, les possesseurs obtinrent du gouverneur de cette province qu’il donne une largeur au fleuve Anas. Puisqu’on était contraint de racheter les subsécives qu’on avait occupées, il fut jugé injuste que chacun achetât le cours d’eau public ou les terres stériles qu’il baignait : c’est pourquoi la superficie du fleuve fut déterminée. J’ai estimé devoir mentionner cela à titre d’exemple.[Pseudo-Agennius, 44 Th ; trad. Marchand]
60Un autre domaine où l’apport des textes gromatiques est important et encore insoupçonné est celui de la végétation. Comme on l’a rappelé ci-dessus, c’est au sujet du bornage que l’arbre et l’arbuste apparaissent le mieux dans le corpus des textes gromatiques. Mais on trouve aussi d’autres développements concernant les pâturages et les cultures. On relèvera brièvement ici certaines notions, plus ou moins connues, qui permettent d’évoquer la matérialité des paysages locaux que rencontraient les arpenteurs en mission.
61La place de l’arbre est majeure, notamment parce qu’il constitue un signe fort de bornage. De nombreuses notations le concernent, et toute une gamme d’adjectifs le désigne.
62L’arbre faisant limite (arbor finalis) est remarquable par son essence, qui doit être examinée, par les interdits qui le grèvent, notamment d’essartage (sauf si les propriétaires mitoyens s’entendent pour l’abattre). Il peut être source de controverse s’il est implanté le long d’un fossé alors que c’est ce dernier qui fait limite. Le passage qui suit de Siculus Flaccus est un bon exemple de l’attention que les arpenteurs portent à l’arbre :
Si ce sont des arbres qui sont reconnus comme limites, il faudra regarder quelles sont les différentes espèces d’arbres. En effet, certains reconnaissent comme limite n’importe quels arbres, qui n’ont jamais été taillés, et qui poussent à l’état naturel à l’emplacement de la limite ; d’autres, après avoir abattu tous les arbres d’une autre essence, en laissent une seule sur les limites, pour qu’ils apparaissent encore plus manifestement comme arbres limites. Certains plantent des arbres différents, dans la pensée que la différence de bois servira de preuve. D’autres plantent en accord avec le voisin des arbres mitoyens juste sur les limites.[Sicculus Flaccus, 107, 14-21 Th = 143, 14-21 La ; trad. Clavel-Lévêque et al. 1993]
63On insiste parfois sur son aspect naturel ou spontané pour indiquer qu’il n’est pas taillé dans un environnement d’arbres qui, eux, le sont, et qu’il fait donc limite [arbor naturalis en 107,15 Th ; arbor intacta en 107,16 Th et 241,3 La]. L’inverse existe aussi et on trouve des représentations d’arbres têtards alignés. Les arbres remarquables inspirent un grand respect : ils forment une catégorie de bornage que les auteurs relèvent sous le nom d’arbor ante missa, arbre « mis auparavant ».
64Les essences d’arbres et d’arbustes mentionnées sont variées : pins, cyprès, frênes, ormes, peupliers, buis, oliviers (cultivés ou sauvages), cognassiers, sureaux, des buissons épineux, différentes sortes d’arbres exotiques qu’on trouve dans la région arpentée, etc.
De même, certains prennent soin de placer aux extrémités de leur domaine, en suivant le pourtour, telle ou telle essence d’arbres : pins, frênes, ormes, cyprès. De même, d’autres ont pris l’habitude de laisser à l’extrémité des confins telle ou telle essence sans la toucher, sans couper sur ces arbres ni frondaisons, ni bois, ni branches sèches. Ainsi, il faut respecter aussi cela. En outre, quand les usages concernant les confins auront été reconnus, le changement sera suspect. Par exemple, si c’est la borne qui fait confin sur le reste du tracé, pourquoi passerait-on tout à coup à un autre type de marquage, fossé, buisson, voie, ou ce type de confin que nous appelons talus (supercilium), ou arbres laissés intacts en avant [mis antérieurement] ? Cela est suspect.[Hygin, 94, 3-15 Th ; trad. Behrends et al. 2000]
65Des passages explicites sont consacrés aux marques et autres blessures qu’on peut ou qu’on doit trouver sur les arbres. Signalons que les arpenteurs différencient le signum, qui est un témoin du lieu où l’on implante une borne (par exemple une céramique qu’on enfouit avant de poser la borne), et la nota, marque qu’on dessine, qu’on grave ou qu’on fiche sur la pierre, le monument ou l’arbre faisant borne. L’arbre marqué ou blessé (arbor notata, arbor stigmata, arbor plagata) porte une marque en fer, en forme de croix ou de gamma. S’il est dit arbor clavicata, c’est qu’il a été désigné par des clous plantés. Des figures illustrent ces pratiques, pour le moins curieuses.
66Parmi les originalités de la pratique de l’assignation et de l’arpentage à l’époque romaine, celle de la comparaison des cultures ou des vignes et celle de la continuité du sol intéresseront quiconque s’interroge sur les aspects agraires et agronomiques du paysage antique.
Si l’on débat à propos du lieu – cette affaire fait difficulté parce qu’on ne renvoie ni au plan cadastral, ni à un cas (exemplum) issu de quelque chose d’écrit, mais seulement au fait d’affirmer : « je dis que ce lieu est à partir d’ici » et l’autre prétend la même chose, inversement. Et cette affaire accepte le plus souvent la comparaison d’après la ressemblance de la culture : si le lieu est inculte, c’est-à-dire si c’est une forêt, [se demander] quel est son âge ; et si l’âge de la coupe est semblable, qu’il n’y ait pas, comme c’est l’habitude, d’arbres laissés [Th 93] qu’on appelle mis auparavant, et si les âges des forêts aussi sont semblables. Et si ce sont des vignes, on procède de la même façon par comparaison : vérifier si les rangs sont équidistants, disposés de la même disposition, et s’ils sont de la même sorte de ceps.
Il s’avèrera, cependant, que la chose relève plus du droit que de notre travail puisque souvent sont pris par droit d’usage (usucapio) des lieux qui furent possédés pendant deux ans. Il nous faudra cependant regarder avec attention qu’aucun lieu semblable ne se mêle à celui-ci, parce que nous voyons habituellement dans certaines régions des parcelles au milieu des terres des autres. Cela ne peut arriver dans une terre divisée puisque les possessions sont assignées et rendues continues ; et si par hasard quelque chose de tel se produit, le lieu est échangé pour un autre afin que la possession soit continue. Ainsi, comme je l’ai dit, cela ne peut se produire dans les terres assignées. C’est pourquoi le sujet relève plus de la sagacité que de notre profession.[Hygin, 92, 17-93, 15 Th = 129, 12-130, 11 La ; trad. Marchand]
67La controverse sur le lieu intervient lorsqu’un demandeur prétend qu’il y a dépassement de la surface et qu’il ne fait pas valoir de mesure pour cela. La requête ne repose que sur la déclaration du demandeur et celle du voisin, chacun disant que le lieu est ici, ou commence là. Dans ce cas, le moyen de preuve porte sur l’aspect du lieu, à savoir la prise en compte de différences entre terres cultivées et terres incultes ; entre types de culture ; entre champs et forêts ; entre forêts anciennes ou coupes récemment reboisées [aetates silvarum en 92, 22-23 Th] ; entre l’âge des vignes, la façon dont elles sont plantées (leur équidistance), ou encore la différence des cépages (comparatio vineae).
68Ces précisions, qu’on doit à Hygin, disent le sens qu’il faut attribuer à locus. C’est la nature de l’occupation et de la mise en valeur du sol, éventuellement celle qu’on note sur la forma avec les termes et expressions adaptés : SILVAE, COMPASCUA, INCULTA LOCA, etc.
69Quel est l’enjeu de cette notion de nature du lieu, qui nous semble étrange puisque nous faisons aujourd’hui nettement la distinction entre la propriété foncière notée sur le plan cadastral et la mise en valeur par le biais de contrats d’exploitation, et que nous n’aurions pas l’idée de reconstituer les fonds par l’examen des cultures ou des formes de mise en valeur du sol, notamment en raison de la mobilité des modes d’exploitation ? Il faut ici faire appel à la notion de « continuité de la mise en valeur du sol » [continuatio soli qui apparaît chez le Pseudo-Agennius en 34, 7-8 Th]. Puisqu’on assigne la terre cultivable aux colons, on ne doit pas trouver de terres incultes incluses dans les lots. Ainsi la différence de nature de mise en valeur fait limite. De même on rend aux populations indigènes des possessions continues [continuae possessiones chez Hygin en 93, 11-12 Th]. Lorsque ce n’est pas le cas, on procède à un échange pour avoir une possession d’un seul tenant :
C’est que, quand deux personnes, auxquelles leurs terres étaient rendues, avaient des parcelles dans des lieux (loca) différents, elles procédaient, pour avoir une possession d’un seul tenant, à une évaluation mesure pour mesure, selon la qualité du sol ; et, au lieu de ce qui se trouvait ailleurs, une plus grande part a donc été reçue, comme nous l’avons dit plus haut, par celui qui a reçu cette inscription, RENDU ET ÉCHANGÉ CONTRE LE SIEN.[Siculus Flaccus, 119, 21-27 Th = 155, 16-22 La ; trad. Clavel-Lévêque et al. 1993, phrase 216]
70Nos actuels remembrements et réaménagements fonciers liés à des équipements très directifs provoquent la création de chutes qui se trouvent intercalées dans des formes nouvelles et qui perdent de leur intérêt ou de leur valeur. Il n’en allait pas autrement des effets de la division et de l’assignation. On les corrigeait par des échanges afin de reconstituer une certaine continuité des terres. Le respect de la continuité du sol représente ainsi une des contraintes réelles du travail de l’arpenteur au moment de la division, de l’assignation et de la restitution aux indigènes des terres dont on n’a pas eu besoin pour les colons.
71Le « lieu » (locus), c’est donc l’apparence de la terre, son mode de mise en valeur, notion qui, s’agissant des terres divisées et assignées, est directement liée au statut juridique. Il y a controverse sur le lieu lorsqu’on constate une contradiction entre le statut juridique de la terre et l’apparence de sa mise en valeur, par exemple si, dans une terre assignée, on rencontre une terre inculte ; et lorsqu’on ne respecte pas le principe de la continuité du sol dans les terres assignées, par exemple si, dans une terre appartenant à quelqu’un, on voit des parcelles appartenant à d’autres et cultivées différemment.
72Toutefois la controverse sur le lieu convient tout particulièrement aux terres arcifinales ou non arpentées. Dans les assignations italiennes précoces, on assignait les plaines après les avoir divisées, et on laissait le reste in soluto, c’est-à-dire sans arpentage. L’ager arcifinius correspondait ainsi souvent à des terres stériles, notamment montagneuses. La controverse du lieu appliquée à ces terres pouvait se résumer à une controverse portant sur une nature particulière de lieux : les lieux incultes non divisés et non assignés. Mais cette situation schématique a dû beaucoup se diversifier avec l’extension de la conquête romaine et la variété des situations locales gérées par Rome.
73Néanmoins l’idée a prévalu que les terres arcifinales correspondaient à un type de lieu et que la controverse qui leur convenait était celle-là.
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74À l’issue de cette enquête partielle, on ne manque pas d’être frappé par la difficulté qu’il y a à opérer une distinction entre terres romaines et terres indigènes sur le seul critère de l’arpentage. Ce qui distingue fondamentalement les terres romaines et les terres indigènes, c’est la fiscalité qui pèse sur les unes et pas sur les autres : cette réalité décisive n’est pourtant pas de nature à susciter un aménagement spécifique de l’espace agraire. Comme le soulignent Frontin, avec sobriété mais efficacité, ainsi que Siculus Flaccus, tel mode d’arpentage n’est jamais spécifique d’un régime foncier particulier. C’est bien parce qu’une centuriation embrasse différents régimes fonciers qu’il est utile de pouvoir localiser précisément les terrains appartenant à chacun des régimes et d’enregistrer leur surface. Sinon, lorsque le statut du sol est homogène, soit immuniste, c’est-à-dire exempté de l’impôt, soit au contraire tributaire, on peut se contenter d’en apprécier la superficie globale par la mesure minutieuse du pourtour. De même, le bornage vernaculaire, celui qui s’appuie sur des éléments remarquables du paysage, se rencontre aussi bien en Italie que dans les provinces, pour délimiter aussi bien des domaines privés que des territoires, aussi bien le domaine public occupé par des locataires soumis au vectigal que des territoires pérégrins. L’essentiel, comme ne manquent pas de le répéter les praticiens de l’arpentage, c’est d’identifier ces marques et de bien connaître le contexte régional ; ensuite, on sera en mesure de résoudre les controverses portant sur la limite ou sur la superficie de l’aire ainsi délimitée.
75S’offre à nous l’image d’un espace rural qui doit être connu des services fiscaux du pouvoir impérial ou des autorités locales, mais la maîtrise de cette information ne passe pas par une normation univoque de l’espace : l’arpentage romain dispose d’une série de procédures techniques dont l’application tient compte du niveau de complexité du contexte agraire à décrire et à enregistrer.
76En revanche, il est très précieux que les arpenteurs aient consacré de longs développements à décrire ce contexte agraire local, si variable dans le temps et dans l’espace. Les textes des arpenteurs acquièrent un caractère qu’on ne leur reconnaissait pas : ils sont autant une source sur le paysage agraire antique que sur l’arpentage et sur la division des terres à assigner aux colons.
Auteurs antiques cités