1Quiconque étudie un tant soit peu les sociétés précoloniales d’Afrique noire ne manquera pas d’être frappé par l’absence de cette figure, à la fois si commune et si ancienne dans notre histoire européenne : celle du paysan sans terre. Pareille absence va de pair avec celle de la grande propriété foncière et a pour corrélat le fait que les élites dirigeantes de l’Afrique traditionnelle (chefs lignagers ou grands dignitaires des royaumes) ne se présentent pas comme des aristocraties foncières. Un troisième constat complète le tableau : on n’y rencontre jamais la rente foncière, donnée fondamentale de l’histoire européenne. Ce dernier élément relie évidemment les deux précédents en un même tout logique et unitaire puisque le paysan sans terre, séparé de ses moyens de production, comme dirait Marx, ne peut que cultiver une terre qui appartient à un autre et auquel il doit verser une rente. Voilà donc trois spécificités africaines, bien marquées et assez connues (malgré quelques exceptions possibles dont nous parlerons), qui montrent suffisamment que l’histoire sociale de ce continent ne saurait être analysée dans les mêmes termes que la nôtre. Trois spécificités dont il faut rendre compte.
2Les droits sur la terre sont, en Afrique, différents des nôtres. Hormis quelques variations de détail, inévitables d’un auteur à l’autre ou d’une école à l’autre, le régime foncier africain a été depuis longtemps l’objet d’une interprétation globale qui tourne autour de trois pôles : le caractère sacral ou divin de la Terre qui la rendrait non susceptible d’appropriation ; le fait que les droits sur la terre seraient inaliénables ; la dimension toujours collective de ces droits. Cette interprétation, qui doit être considérée comme « classique », prend sa forme définitive et devient prédominante vers la fin du xixe siècle ou au début du xxe. À partir de 1920, elle connaîtra plus que des remaniements secondaires. Deux observateurs, Maurice Delafosse et R.S. Rattray, en donnent à cette époque des formulations qui, quoique conduites en des termes très différents, issues d’analyses et selon des principes également différents, sont profondément semblables par l’idée qu’il n’y a pas de véritable droit de propriété sur la terre en Afrique noire précoloniale. J’ai choisi de citer longuement le premier – nous reviendrons sur le second plus loin – qui, dans un texte simple et parfois presque naïf, met en évidence les temps forts de cette interprétation.
Les Noirs ont de la propriété une conception analogue à la nôtre. Mais l’idée spéciale qu’ils se font de l’origine de la propriété, corroborée par leurs croyances religieuses, fait qu’ils n’admettent pas que des droits de propriété réelle puissent s’acquérir ni s’exercer sur le sol. [Pour eux, le travail est la source de toute propriété : le travailleur s’approprie les résultats de son travail.] Une fois acquis de la sorte, le droit de propriété peut s’exercer dans toute sa plénitude, et c’est ainsi que le propriétaire d’un objet peut le donner à qui bon lui semble, le vendre ou le transmettre en héritage […]. Rien de pareil ne peut se présenter quand il s’agit de la terre : nul homme, nulle collectivité humaine ne l’a fabriquée, même à l’origine ; elle ne saurait passer pour être le fruit d’aucun travail humain. En fait, elle est considérée comme une divinité. Elle s’appartient à elle-même et, par conséquent, n’appartient à personne. De par sa nature, elle ne peut même pas se donner véritablement ; elle ne peut pas non plus être prise, car, comme dit un proverbe de la Côte d’Ivoire : « Ce n’est pas l’homme qui possède la terre, c’est la terre qui possède l’homme. » […] Ce n’est pas à dire que la terre ne puisse être grevée d’aucune sorte de droit. En fait, […] il n’y existe pas une seule parcelle de terrain utilisable qui soit sans maître, aux yeux des indigènes. Mais aucun de ces maîtres n’est propriétaire dans l’acception ordinaire de ce mot. Tous sont seulement des usufruitiers, qui ne peuvent aliéner un sol dont ils ont le droit d’user, sans avoir celui de le céder. Dans l’espèce, les détenteurs de ce droit restreint sont uniquement des collectivités et ils ne sauraient être des individus, sauf dans quelques régions où l’influence musulmane est venue modifier la loi coutumière [Delafosse 1925 : 96-98, mes italiques].
3La suite de ce texte explique la nature et les fonctions du «maître du sol» – plus couramment appelé « maître de la terre » aujourd’hui –, sorte de patriarche « administrateur du domaine familial », et raconte comment, à l’origine, l’ancêtre du groupe, ayant trouvé un terrain vacant, passa « une sorte de contrat » avec la divinité du lieu, après lui avoir fait un sacrifice, pour s’assurer le droit de cultiver cette parcelle « à condition de ne céder à aucune autre collectivité ni à un individu quelconque, de quelque manière que ce soit, ce droit et ce privilège […]. Ainsi fut acquis au bénéfice de chaque famille, le monopole incessible et insaisissable de l’usufruit – mais non de la propriété – d’une parcelle de terre déterminée ». Quelques pages plus loin, d’autres faits sont rappelés : l’accueil des étrangers et l’octroi d’une parcelle qui leur est concédée, le travail en commun, etc.
4Tout est dit en quelque sorte dans ce très court texte, tous les éléments de la discussion sur le régime foncier africain y sont présents. Les contours de l’interprétation qui en est présentée – dans sa variante française – sont on ne peut plus nets, et ce n’est pas pour rien que Delafosse évoque d’entrée de jeu le don, la vente et la transmission, toutes formes d’aliénation, pour la propriété mobilière ; en niant cette aliénabilité en ce qui concerne les droits sur la terre, il lui récuse en conséquence son caractère de véritable droit de propriété. Il ne lui reste plus qu’à qualifier ces droits comme de simples droits d’usufruit. L’inaliénabilité est mise au compte du caractère sacré de la terre, affirmé également dès le début du texte. Ces droits, enfin, passent pour être uniquement collectifs. Telles sont les trois grandes lignes de force de l’interprétation classique. Reste à savoir si elle est bien fondée.
5Dans la tradition française, la propriété est le plus complet des droits que l’on peut avoir sur une chose. Cette idée est parfaitement exprimée par la formule romaine plena in re potestas – un pouvoir « plein » sur la chose, peut-on se risquer à traduire. Les rédacteurs du code civil ont voulu rendre la même idée en disant du droit de propriété qu’il était celui « de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue ». Le qualificatif « absolu » était malheureux et a donné lieu à force critiques parce que le propriétaire d’un bien, comme n’importe quel citoyen, reste soumis à la loi et ne peut jouir de son bien que dans la mesure où cet usage ne nuit pas à autrui ; il peut au surplus être exproprié pour des raisons publiques ; etc. Il n’est pas aujourd’hui de manuel de droit qui ne consacre plusieurs paragraphes pour préciser que le droit de propriété n’est pas rigoureusement absolu, mais ce sont là des choses assez simples qui n’ont guère plus de portée que, par exemple, la remarque selon laquelle la liberté du citoyen, telle qu’elle est définie par la Déclaration des droits de l’homme, reste soumise à la loi et à la condition que son exercice ne nuise pas à autrui.
6Pour comprendre en quoi le droit de propriété est le plus complet ou le plus « absolu » des droits sur les choses, il convient de le comparer aux autres droits sur les choses, que l’on répartit classiquement en trois catégories :
- le droit d’usage (usus) ;
- le droit sur les fruits (fructus), dit aussi droit de jouissance, le mot «fruits» recouvrant dans le langage juridique deux phénomènes très différents : les fruits naturels tels que le croît d’un troupeau, la récolte d’un champ, etc., et les fruits dits « civils », qui sont les revenus que procure un fonds : loyer ou rente de toute nature ;
- le droit d’abuser (abusus) ou de disposer de la chose, qui correspond à nouveau à deux prérogatives très différentes : celle d’en disposer physiquement, c’est-à-dire de la détruire de façon matérielle ou d’en transformer la substance, et celle d’en disposer juridiquement, c’est-à-dire de l’aliéner en la vendant, en la donnant ou en la transmettant pour cause de décès.
7Le titulaire de l’un quelconque de ces droits ou même de plusieurs, mais pas de tous, ne peut être dit propriétaire. Seul est propriétaire le titulaire de la totalité de ces droits : un usufruitier, par exemple, ne peut disposer de la chose puisqu’il a la charge d’en conserver la substance. C’est en ce sens que la propriété est le plus complet des droits sur les choses : ce droit porte sur la totalité. C’est pourquoi un juriste classique comme Planiol [1922, I : 723] peut écrire que « ce qui caractérise le droit de propriété, ce qui le distingue de tous les autres droits réels, c’est la faculté de disposer de la chose, en la consommant, en la détruisant matériellement ou en transformant sa substance ».
8Insistons sur le sens et l’esprit de ces distinctions juridiques avant de savoir si on peut les appliquer sans précaution à l’Afrique.
- 1 Ces baux anciens sont extrêmement variables dans le détail et portent, tout comme la rente à laquel (...)
9Il faut d’abord rappeler ce qu’est un « droit réel » dans le langage juridique : c’est un droit qui porte sur la chose et est en conséquence opposable à tous. Ainsi le locataire, dans le droit actuel, n’est-il pas titulaire d’un droit réel sur l’appartement qu’il habite parce que le contrat (le bail de location) l’engage comme personne vis-à-vis du propriétaire qui lui laisse l’usage des locaux contre le versement d’un loyer. En tant que résultant du droit des obligations, le droit qu’il a d’occuper ces locaux est entièrement personnel, par rapport au propriétaire ; le contrat est fait à son nom, pour une durée déterminée (éventuellement renouvelable, mais jamais à vie), et il ne peut ni transmettre ce droit à des héritiers, ni sous-louer, etc. Il en va autrement du droit de l’usufruitier dans le droit actuel qui est un droit viager auquel le législateur reconnaît la qualité de droit réel, c’est-à-dire opposable à tous, y compris au propriétaire. Il en allait de même de tous les baux agricoles de l’ancienne France1, qui, sous des modalités très diverses de fermage ou de métayage, rendaient le cultivateur indélogeable : son droit à cultiver la terre allouée était non seulement à vie, mais encore transmissible à ses héritiers.
10Le code civil, rédigé pendant le Consulat mais résultant de la Révolution française, est entièrement dirigé contre l’Ancien Régime et en particulier contre les coutumes issues de ce qu’il est convenu d’appeler « l’âge féodal », et qui font des paysans non propriétaires, fermiers ou métayers, de véritables usufruitiers, titulaires de droits réels. Toute la problématique du droit de la propriété est issue du fait que sur la même terre se sont superposés deux titulaires de droits également réels, le fermier ou le métayer, d’une part, le propriétaire, d’autre part. Il fallait réaffirmer avec force le droit du propriétaire : c’est ce qui a été fait. Et on ne pouvait le faire qu’en insistant sur ce droit qu’il était le seul à avoir : celui de disposer de la chose. Reste à savoir si cette insistance est justifiée en dehors de ce cadre historique marqué par une pluralité de titulaires de droits sur une même terre.
11Le droit « de disposer » n’est pas dénué d’une certaine ambiguïté parce que, comme nous l’avons rappelé, il comprend deux volets. Dans l’interprétation du régime foncier africain, on souligne que la terre serait inaliénable alors que l’aliénabilité est présentée comme le caractère distinctif de la propriété. Mais ce n’est pas tout à fait ce que disent les juristes. Planiol précise que c’est la disposition « matérielle » qui est caractéristique de la propriété ; il ajoute même (dans une note de bas de page, il est vrai, ibid. : 726, n. 1), comme si la chose lui paraissait suffisamment évidente pour ne pas devoir être développée :
La possibilité de disposer juridiquement de son droit en l’aliénant n’est nullement caractéristique de la propriété. Ce caractère de cessibilité est commun en principe à tous les droits réels, sauf un petit nombre d’exceptions. [Le propriétaire] est le seul à avoir un droit tout à la fois total et perpétuel ; les autres titulaires de droits réels n’ont qu’une jouissance temporaire quand elle est totale (l’usufruit), ou partielle quand elle est perpétuelle (les servitudes prédiales).
12Il y a là une petite distorsion, un glissement de sens assez grave qui montre déjà que l’application à l’Afrique de catégories issues d’une pensée juridique tenue à juste titre pour rigoureuse ne se fait que moyennant un certain laxisme.
- 2 De droits nobles, cette question s’entendant indépendamment du fait que toutes ces terres sont, la (...)
13Tandis que le droit français prétend faire rupture avec tout ce qui est « féodal », mot honni de la Révolution française, le droit anglo-saxon plonge au contraire ses racines dans des coutumes et des traditions qui remontent au Moyen Âge. Ce fait, assez général, est particulièrement net en ce qui concerne le droit sur la terre. Tout exposé juridique sur cette question remonte à la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant, c’est-à-dire à 1066. Pour apprécier la conception anglaise, il faut avoir en tête les principes de l’organisation féodale, c’est-à-dire ceux qui régissent la concession des fiefs. Un seigneur concède en fief une portion de terre sur laquelle il est seigneur ; il la concède à un vassal, qui lui devra en retour un certain nombre de services, notamment un service militaire. Cette concession n’est en aucune façon un simple transfert de propriété : le seigneur conserve des droits sur le fief, dont celui de le reprendre dans certaines conditions, de prélever des droits en cas de transmission héréditaire, etc. Mais même si l’engagement du vassal comme homme (au sens de l’hommage vassalique par lequel il se déclare « l’homme » de son seigneur) est bien, dans sa nature, un engagement personnel, le droit que le vassal fieffé a sur la terre concédée s’apparente en tout à un droit réel : la concession est en principe perpétuelle, la possibilité de transmission héréditaire est admise et, enfin, le vassal peut aliéner son fief ou une partie de celui-ci. Il y a alors deux titulaires de droits2 sur la même terre. Les juristes médiévaux s’en sont aperçu et ont formulé pour en rendre compte la théorie dite du double domaine (de dominium, le terme latin le plus courant pour « propriété », dérivant de dominus et ayant le sens double de « maître » et de « propriétaire ») : au seigneur qui a concédé le fief revient le domaine dit direct ou éminent, au vassal qui l’a reçu revient le domaine dit utile (parce que c’est lui qui le fait exploiter économiquement et en touche les revenus). On sait que l’organisation médiévale, qu’il est juste d’appeler vassalo-féodale pour tenir compte de sa double nature, à la fois personnelle et réelle, est caractérisée par une cascade d’allégeances : si un premier seigneur a concédé une terre en fief à un vassal, celui-ci peut, en tant que seigneur, concéder lui-même une partie de cette terre en fief à un de ses vassaux qui peut, à son tour, la concéder à un autre, et ainsi de suite. Dans cette hiérarchie, en principe sans fin, chacun est le vassal de son supérieur ; chacun tient de lui sa terre (il s’agit de tenure noble, par opposition à la tenure roturière) de son seigneur ; on dit aussi que son fief se meut de la seigneurie dont il tient. Tout y est relatif. Si nous appelons A, B, C et D quatre personnages tels que D soit vassal de C, lui-même étant vassal de B, etc., D tient pareillement de C qui tient lui-même de B, etc., et sa terre se meut de la seigneurie de C, qui se meut de celle de B, etc. Cet aspect n’a pas échappé aux doctes savants du Moyen Âge qui ont mis en évidence le caractère tout relatif de la distinction entre les deux domaines : D a le domaine utile sur la terre reçue tandis que C a par rapport à cette terre (et à son vassal) le domaine direct, mais ce même C n’a sur cette même terre que le domaine utile par rapport à B dont il l’a reçue et qui garde sur elle le domaine direct, et on dirait la même chose de B par rapport à A.
- 3 Cité par Laveleye [1901 : 47, n. 2].
- 4 Cité par Meek [1946 : 11, n. 1]. Le livre de Lugard, Dual mandate, semble introuvable en France.
14Voici maintenant en quoi cette organisation si particulière a modelé la réflexion juridique anglaise. La conquête normande de l’Angleterre a instauré un régime très dur et très centralisé, très éloigné de ce que connaissait la royauté française à la même époque : l’idée a été avancée, en particulier avec le recensement connu sous le nom de Domesday Book, que toute terre tenait du roi. Celui-ci constituait le roi en propriétaire éminent de toute la terre anglaise, ce qu’il est resté jusqu’à nos jours. La conséquence est que la doctrine anglaise professe qu’il n’existe pas et qu’il ne saurait être question de propriété « absolue » – en opposition directe avec la phrase bien connue du code civil français. Blackstone3, éminent jurisconsulte du xviiie siècle, déclare : « Il est admis comme règle fondamentale et principe indiscutable que le roi est le maître et le propriétaire originaire de toutes les terres du royaume, et que nul ne peut en posséder une partie que comme une concession faite sous condition de certains services déterminés par le droit féodal », avec cette conséquence que « le souverain seul a le dominium absolutum et directum », c’est-à-dire le domaine éminent, au sens féodal. L’idée passe directement chez tous ceux qui s’occupent du régime foncier en Afrique : que ce soit un administrateur de l’entre-deux-guerres comme Lord Lugard4 qui fait remarquer que le terme de propriété est toujours « relatif lorsqu’il s’applique à la terre, même en Angleterre », ou, parmi les anthropologues, un des africanistes qui a consacré le plus d’énergie à l’élucidation des droits africains sur la terre, Gluckman [1965 : 45] qui écrit que « la propriété ne peut être absolue ». Ce caractère purement relatif du droit de propriété est en accord avec l’empirisme de la pensée anglo-saxonne en général, qui répugne naturellement à tous les absolus comme elle répugne en philosophie aux idées innées. Relevons enfin que la langue traduit parfaitement l’écart entre les conceptions française et anglaise car là où le français parle de « régime foncier », réservant le terme de « tenancier » au fermier ou au métayer qui n’est pas propriétaire, l’anglais ne parle que de « land tenure », comme s’il n’y avait que des façons différentes de tenir.
- 5 On trouvera dans le livre de Kouassigan [1966 : 109], qui fournit un bon résumé des multiples nuanc (...)
15Il en résulte une différence sensible dans l’appréciation du régime foncier africain par les Français et les Anglais. Les premiers auront toujours tendance à dire – à l’instar de Delafosse que nous avons cité5 – que, s’il n’y a pas d’aliénabilité possible, on ne peut pas parler de droit véritable de propriété. Les seconds, au contraire, considérant que tout est relatif et qu’il n’y a jamais que des propriétés d’une sorte ou d’une autre (le mot tenure est le plus courant, mais celui d’ownership est parfois utilisé en ce qui concerne l’Afrique), ne verront pas d’inconvénient à parler de propriété en Afrique.
16Mais on aurait tort d’en rester à cette différence, différence de formulation plutôt qu’autre chose, et, à ce titre, purement superficielle. Les deux approches convergent en ce que, par leur tradition historique, que ce soit pour la récuser ou pour la poursuivre, elles supposent pareillement une pluralité d’ayants droit sur la même terre. Dans chacune des deux traditions de pensée, la référence majeure reste celle de cette pluralité parce qu’elle est le fait de notre histoire. C’est cette pluralité, admise dans toute l’interprétation traditionnelle des droits africains, que nous contesterons. Elle commande tout le reste. Les Français diront : ce n’est pas un droit de propriété, ce n’est qu’un droit d’usufruit. Ils ajouteront : le véritable propriétaire est autre, c’est la divinité, c’est le souverain, c’est la commune. Les Anglais diront : tout droit étant relatif, il n’y a que des oppositions, elles-mêmes relatives entre une multitude d’ayants droit différemment situés dans une même hiérarchie. C’est exactement ce que fait Rattray [1923 : 213-230], à peu près à la même époque que Delafosse, lorsqu’il explique que le régime foncier des Ashanti est rigoureusement comparable à celui des Anglais : le premier propriétaire est la Terre Mère, et tous les autres droits sont relatifs au souverain. Le même modèle appliqué à la question foncière en Afrique est partout celui du démembrement du droit de propriété, caractéristique de notre histoire : dans l’approche française, c’est plutôt la différence entre propriété et usufruit (pour la tenure roturière) qui est sollicitée, dans l’approche anglaise, plutôt la différence entre domaine direct et domaine utile (pour la tenure noble).
17Risquons d’ores et déjà une critique. Tout le problème de notre histoire, et de notre histoire juridique, en particulier celui du démembrement du droit de propriété, avec la notion de fermiers ou de métayers titulaires de véritables droits (réels) usufruitiers, est inséparable de la question de la rente. Les droits acquis par les paysans les protègent contre une aristocratie foncière qui tire la plus grosse partie de ses revenus de cette rente. Compte tenu du fait qu’il n’y a pas de rente foncière en Afrique précoloniale, il est très peu probable que cette problématique puisse s’y révéler pertinente.
18Le xixe siècle a abondamment parlé de propriété collective, qu’il s’agisse des très nombreux savants qui ont soutenu la thèse de la propriété collective archaïque, ou des porte-parole du socialisme. Toutefois, ils ont rarement précisé en quel sens ils entendaient ce terme. Or, la notion de propriété privée est simple et claire, y compris dans les limites qui peuvent lui être apportées. Il s’en faut que celle de propriété collective le soit autant. Au sein du droit français, on peut distinguer au moins trois sens.
- 6 « Chacun des coïndivisaires a un droit individuel sur l’objet de l’indivision, qu’il s’agisse d’une (...)
19Tout d’abord la propriété indivise qu’autrefois on distinguait subtilement de la copropriété (la première correspondant à une propriété provisoire dans l’intention, la seconde étant conçue pour durer) mais que les tendances actuelles du droit tendent à confondre [Terré et Simler 1998 : 392 sq.]. La propriété indivise typique est celle des héritiers ; l’exemple le plus simple de copropriété est celui des immeubles bâtis. Le sujet de droit est bien une collectivité ou une multiplicité, peu nombreuse d’ailleurs, mais l’essentiel n’est pas là. Il réside dans le fait que, tant pour la propriété indivise que pour la copropriété, chacun des coïndivisaires ou des copropriétaires détient une part ou un lot, et est propriétaire individuel et privé de cette part6, ayant la capacité de la vendre, de la transmettre, etc. La seule limite est que l’indivisaire doit obtenir l’accord des autres. C’est, on le voit, une propriété tout à fait privée mais que l’on pourrait dire conditionnelle parce qu’elle est conditionnée par le consentement des autres qui composent la collectivité. L’aspect individuel l’emporte largement sur l’aspect collectif. C’est un point qu’il conviendra de garder en tête contre toute tentation d’associer la famille étendue dite aussi «famille indivise» (angl. joint family) à la propriété indivise. Les connotations du terme « indivis » sont très différentes dans chacune des deux expressions. La famille indivise est une famille qui ne se divise pas ; la propriété indivise, au contraire, est déjà, dans son concept, divisée en parts ou en lots.
20« Propriété collective » se dit aussi des personnes morales, comme une abbaye au Moyen Âge, ou une société à l’heure actuelle. Dans ce cas, il s’agit bien d’une véritable propriété collective en ce sens qu’elle n’est pas décomposable en autant de quotes-parts que la collectivité comporte d’associés. Le propre d’une personnalité morale est d’être distincte de la multiplicité des individus qu’elle représente. Son patrimoine, également, est distinct des patrimoines de ces individus. Même si ceux-ci sont ses « associés », même s’ils contrôlent sa gestion, même s’ils sont intéressés à ses bénéfices, la personne morale est une unité propre et distincte. Elle est une. Elle n’est pas multiple. On peut donc se demander en quoi on est fondé à parler de sa propriété comme d’une propriété « collective ». Elle ne l’est que par la référence qui est faite à la collectivité qu’elle représente ; parce qu’elle est gérée au nom de cette collectivité. C’est une propriété collective si l’on veut, mais purement référentielle ; on pourrait presque dire seulement «nominale», au sens du nominalisme. Ainsi, rien n’est simple dans la notion de propriété collective.
21Il y a enfin la propriété publique. Elle semble n’être pas différente de la catégorie précédente puisque l’État est une personne morale. Mais elle possède plusieurs particularités. On dit que la propriété publique est la propriété de tous. On dit aussi qu’elle n’est celle de personne. Il ne s’agit pas là seulement d’une contradiction dans les termes. La plus grande partie du domaine public de l’État (les casernes, l’Élysée, etc.) n’est précisément pas accessible au public. Ce n’est pas la propriété de tous ; c’est seulement la propriété de l’État, personne morale distincte de l’ensemble des citoyens (que cet ensemble, par des institutions appropriées, en contrôle l’usage dans la forme démocratique de gouvernement est une autre question ; cela ne fait pas des citoyens les propriétaires des biens de l’État). Il y a aussi une partie du domaine public qui est laissée à la jouissance gratuite des citoyens : les routes, les espaces communaux, etc. Cette part est bien accessible à tous. Mais aucun n’en est propriétaire, pas plus que ne l’est la collectivité de la nation. C’est l’État qui est propriétaire : le public n’a qu’un droit d’usage. La propriété publique n’est jamais la propriété de tous.
- 7 Elle a eu ses partisans de tous bords, parmi lesquels nous avons déjà cité Delafosse et Rattray qui (...)
22L’explication des spécificités du régime foncier africain par la religion7 est une des tentations les plus communes de l’anthropologie sociale, au moins française, encore qu’on la rencontre aussi dans l’anthropologie britannique, mais plus rarement. Elle revêt deux formes. L’une pour dire que la Terre est une divinité. L’autre pour dire qu’elle appartient à la communauté totale de tous les hommes d’un lignage ou d’un clan et, au premier chef, aux ancêtres morts. Que la Terre soit une divinité dans certaines régions d’Afrique, ou du moins que l’on puisse parler d’une sorte de divinité du sol, n’est pas en question. Il s’agit plutôt de savoir si cette donnée religieuse permet d’expliquer quoi que ce soit du régime foncier.
23On commencera par faire remarquer que, dans toute la tradition chrétienne, la doctrine veut que tout pouvoir vienne de Dieu, et que cela n’a jamais empêché le développement d’une pensée politique autonome, ni la préférence marquée de l’Église pour certaines formes de gouvernement. L’opinion générale selon laquelle tout pouvoir vient de Dieu relève de la théologie et est sans effet, sans pertinence, pour déterminer la meilleure forme de gouvernement entre les hommes. Les deux problématiques se développent sur deux plans d’analyse qui restent distincts – un peu comme le fait que toute vie, et donc les enfants, vient de Dieu n’interdit pas aux croyants d’admettre le fait physiologique de la reproduction sexuée. Il en va de même pour les divinités de la terre. Rappelons que le phénomène religieux que l’on peut appeler « dieu du sol » est extrêmement répandu dans le monde : il est commun en Chine depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, tout comme en Asie du Sud-Est. Cela n’a nullement empêché l’émergence de la propriété et encore moins le développement de la rente foncière. Aussi considérons-nous qu’il y a une certaine naïveté à soutenir que, parce que la Terre, ou le sol, est divine ou sacralisée, seule cette divinité serait propriétaire, et que les hommes ne pourraient être investis d’un véritable droit de propriété. On notera qu’en Occident, même si la terre n’est pas divine – parce que ce qualificatif ne saurait s’appliquer qu’à un seul être –, elle est couramment vénérée dans les croyances populaires où elle est considérée comme une chose sacrée ou presque (on pense à l’émotion que véhiculaient hier encore des expressions comme « la terre de nos ancêtres » ou simplement « la patrie»). On trouve également dans l’Ancien Testament ou dans le Coran des formules comme « la terre appartient à Dieu ». De telles façons de s’exprimer, de tels cultes (comme celui du dieu du sol en Chine) n’ont jamais empêché les hommes de s’approprier le sol, au sens le plus fort du terme.
24Poussons la critique un peu plus loin : non seulement la divinité de la Terre ou du sol n’explique rien, mais la notion de propriété par un dieu n’a rigoureusement aucun sens. Elle n’en a pas en tout cas pour ceux qui se réfèrent à une définition juridique de cette notion (référence explicite ou implicite de la part de ceux qui soutiennent que les hommes n’ont que des droits d’usufruit parce que le titre de propriété serait détenu par une divinité ou un esprit). La notion même de propriété renvoie à une multitude de droits, à la totalité des droits dont est composé celui de propriété dans l’analyse française, ou à ce que l’on appelle un « paquet » de droits (bundle of rights) dans l’analyse anglaise : elle implique nécessairement la faculté d’utiliser (usus) la chose. Même si, dans la nue-propriété, le propriétaire a renoncé à cet usage au profit de l’usufruitier, cet usage a anciennement existé pour le propriétaire, ou encore il se profile à l’horizon, comme dans le contrat emphytéotique. Propriété suppose toujours un usage en quelque sorte, une faculté d’user, qu’elle soit passée ou à venir. Or un dieu n’utilise jamais la terre. Il ne la donne pas plus en location, ni ne la vend, ni ne perçoit de rente à son propos. Dire qu’un dieu est propriétaire est un non-sens. On ne le voit pas parce que l’on confond avec la propriété ecclésiastique : mais c’est très différent, car c’est alors une personne morale, une abbaye, un temple, ou l’Église, qui est propriétaire. Elle peut louer, donner, vendre, toucher des redevances et elle agit en propriétaire. Mais un dieu ne fait rien de tel. La naïveté en anthropologie sociale provient souvent de ce que l’on n’applique pas les mêmes règles d’analyse aux sociétés primitives qu’aux autres. Aucun historien, aucun juriste n’aurait la simplicité de dire que Dieu était propriétaire de la terre en Occident même s’il sait pertinemment que tout vient de Dieu. Ne le disons pas non plus pour l’Afrique.
25Avec l’idée selon laquelle la terre serait inaliénable dans le régime foncier traditionnel africain, nous touchons à un des points clefs – et aussi à un des préjugés les mieux enracinés sur la question. Voici par exemple ce qu’écrit Meek [1946 : 17], lequel fournit toujours une bonne indication de l’opinion dominante en la matière : « La vente est normalement [normally] interdite et doit en vérité être tenue pour impensable. » Affirmation des plus nettes, mais qui est entièrement contredite par la note de bas de page qui lui est attachée et qui vaut d’être citée dans son intégralité pour montrer l’étendue des exceptions à ce qui est présenté comme « normal » :
Mais une famille ou un lignage peut, si l’ensemble de ses membres y consent, vendre une partie de ses terres ancestrales en cas de nécessité, par exemple pour solder une dette, pour s’engager dans des opérations commerciales, pour obtenir des biens nécessaires au prix de la fiancée [bride-price], pour pouvoir acheter des instruments agricoles, pour payer le coût d’un procès ou si l’État l’exige. Un individu peut aussi aliéner ses fonds propres.
26Il n’en va pas très différemment d’une propriété de famille dans notre société, pourrait-on dire, qui n’a jamais été inaliénable en droit. On la vend en désespoir de cause, pour solder des dettes, etc. L’affaire est tellement importante qu’elle conduit à la concentration des terres : c’est ainsi que les paysans pauvres sont expropriés. Où est la différence africaine ?
27Kouassigan [1966] est formel et titre une sous-section d’un de ses chapitres : « L’inaliénabilité de la terre est un principe absolu.» En 1971 encore, au sein d’une série d’études organisées par l’UNESCO, un auteur comme Nylander [1971 : 122] écrira qu’il n’y a pas de droit d’aliénation au Nigeria : « Cette inaliénabilité de la terre est un autre des traits essentiels de la propriété familiale. » Pourtant il vient de citer deux pages plus haut Obi [1963] qui dit exactement le contraire à propos des Ibo, une des plus grosses populations du Nigeria. Son livre, The Ibo Law of Property, constitue sans aucun doute l’étude la plus complète qui ait jamais été réalisée sur les droits fonciers en Afrique. L’auteur, avocat d’origine nigérienne ayant fait ses études en Angleterre, est parfaitement informé. Que la terre soit aliénable dans les coutumes ibo, c’est non seulement un sujet auquel il consacre de nombreuses pages [ibid. : 126-138], mais en outre un des thèmes porteurs de son travail dont il résume ainsi les conclusions :
- 8 Lloyd [1962 : 328], dont les positions générales sont assez différentes de celles de Obi, présente (...)
Il est vrai que dans certaines parties de l’Afrique (comme dans certaines parties du pays ibo) la vente de la terre est inconnue. Mais ce n’est pas la même chose que de dire qu’elle est interdite par la loi8. Cela peut signifier seulement que jusqu’à présent il n’y a eu aucune raison économique de vendre la terre. Aussitôt que les conditions ont changé, l’Africain n’a pas tardé à faire l’usage le plus extensif de sa terre, au besoin en la vendant [ibid. : 42].
- 9 Green [1940], Chubb [1947], Obi [op. cit.], sans parler des nombreuses pages que Meek consacre aux (...)
28Le cas des Ibo est d’ailleurs un cas d’école : depuis des années, les articles se succèdent dans les revues d’anthropologie sociale sur la vente des terres parmi cette population [Field 1945 ; Jeffreys 1946 ; Jones 1949]. Il est l’un des mieux documentés de toute l’Afrique puisque l’on compte plusieurs ouvrages9 sur la seule question de la land tenure chez les Ibo et vaut, à ce titre, qu’on s’y attarde un peu.
- 10 En anglais redeemable, qui s’oppose à la vente outright, vente ferme. Voir la discussion très serré (...)
- 11 Argument bien vu par Obi [ibid. : 42].
29Dès la première moitié du xxe siècle, la terre est vendue et l’a été dans différentes parties du pays ibo. Pour limiter la portée de ce fait bien connu, on a eu recours à plusieurs arguments. On a dit d’abord que de telles ventes étaient à réméré10, c’est-à-dire réservaient toujours au vendeur la faculté de racheter la terre. C’est bien possible (au moins dans certaines parties du monde ibo), mais quand un fonds n’a pas été racheté par le vendeur, il a été aliéné à autrui. On a dit que la terre ne pouvait être vendue à un étranger, mais pareille assertion requiert plusieurs précisions. Tout homme qui reçoit, à quelque titre que ce soit, une terre est considéré comme ayant manifesté la volonté de s’intégrer à l’ensemble de la communauté. Dans ces conditions, la vente à un « étranger » est attestée11. On a dit aussi qu’un étranger qui recevait (gratuitement) de la terre de la communauté pour la cultiver – ce qui est une pratique courante et normale, nous allons le voir – ne pouvait vendre cette terre. C’est évident, mais la remarque est sans pertinence car, d’une part, cet homme, du seul fait qu’il a reçu une terre, n’est pas encore vu comme faisant partie de la communauté ; d’autre part, il ne saurait vendre une terre en friche qu’il n’a pas fait fructifier par son travail ; enfin, la vente des terres ne concerne, de façon générale, que des terres cultivées. On a avancé l’idée que les Ibo seraient une exception explicable uniquement par leur forte densité démographique. Mais cet argument se retourne comme un gant puisqu’un auteur comme Jones [op. cit. : 316-317] a pu soutenir de façon convaincante que c’était cette forte densité démographique qui avait conduit, dans certaines contrées du pays ibo, à déclarer la terre inaliénable : lorsque le village ne dispose plus que de quelques terres vacantes pour étendre la culture, il se protège en en interdisant la vente à des personnes extérieures. De tels changements, récents, sont encore dans la mémoire des informateurs au milieu du xxe siècle. Relevons aussi, toujours selon Jones, que ceux qui ont acquis une terre en l’achetant le nient et prétendent qu’ils ont été les premiers défricheurs, parce que c’est plus glorieux, parce que leur droit sur la terre leur paraît, par cette fiction, mieux assuré : preuve, si besoin en est, de ce que les informateurs ne disent pas toujours la vérité parce que leur intérêt est ailleurs, et qu’il ne faut peut-être pas accorder trop d’importance aux affirmations selon lesquelles autrefois, « au bon vieux temps », on ne vendait pas la terre. Non seulement l’explication proposée par Jones nous semble la plus vraisemblable, mais encore elle nous semble générale : l’inaliénabilité que proclament maintes coutumes africaines, entérinées par les cours de justice actuelles, au lieu d’être l’affirmation d’un droit traditionnel en vigueur dans les temps précoloniaux, apparaît plutôt comme une mesure de protection contre les tentatives d’achat de terres par des étrangers, en particulier par des coloniaux. Cette remarque nous amène à poser la question centrale : la vente des terres en territoire ibo est-elle seulement induite par la colonisation ou bien fut-elle une pratique précoloniale ?
- 12 Je traduis ici le terme pledge (qui suppose l’usage du bien gagé par le créancier, mais sans transf (...)
30L’idée d’inaliénabilité – comme celle de propriété collective – est tellement enracinée dans les esprits que, chaque fois que l’on rencontre des faits qui la contredisent, on tend à penser que ces faits résultent de la colonisation. Or les données se prêtent mal à ce genre d’interprétation. Mais, sur ce sujet, ce n’est pas la vente, aujourd’hui encore relativement rare et certainement plus encore dans les temps précoloniaux, qui constitue le point essentiel, mais plutôt le placement d’une parcelle de terre en gage12, pour cause de dettes. Cette pratique est fort répandue en Afrique, commune au Nigeria, présente en Afrique de l’Est : on donne sa terre en gage pour emprunter, pour payer le prix de la fiancée ou pour le rembourser, pour payer une dette de sang, pour des motifs très divers et, à l’époque coloniale, pour pouvoir payer la taxe gouvernementale. À nouveau, il ne sert à rien de dire que l’endetté peut toujours récupérer sa terre en remboursant sa dette, ni d’invoquer le proverbe ibo bien connu : « La chose gagée n’est jamais perdue. » [Meek 1946 : 256] Si la dette n’est jamais remboursée, la terre n’est jamais récupérée. Meek [ibid. : 21, 264], qui défend pourtant un point de vue très classique, le reconnaît clairement : « la terre qui a été mise en gage est souvent perdue de façon définitive », « la terre gagée est souvent aliénée de façon définitive » (c’est moi qui souligne), cette pratique chez les Ibo « ayant conduit à la formation de groupes importants de gens sans terre ». La pratique, tout à la fois admise et coutumière, de la mise en gage d’un fonds de terre s’inscrit directement contre la thèse de l’inaliénabilité. C’est un premier point. Cette pratique est-elle précoloniale ?
- 13 Sur ce sujet, je me permets de renvoyer à un de mes article, [Testart 1997] où j’ai tenté de dégage (...)
31Elle est décrite en détail par Rattray [1923 : 232 sq.] pour le royaume de l’Ashanti dès son premier livre, c’est-à-dire au début des années vingt : sachant que l’annexion par les Anglais ne date que de 1896, il n’aurait fallu qu’une trentaine d’années pour institutionnaliser une coutume aussi contraire à tout ce que l’on nous dit sur l’inaliénabilité. C’est fort peu probable. Et encore moins qu’un tel changement n’ait laissé aucun souvenir chez les informateurs. Ceux-ci en parlent d’ailleurs comme d’une coutume propre au royaume du temps de son indépendance : pour preuve l’interview de ce haut fonctionnaire de l’ancien royaume que Rattray [1929 : 357] restitue dans son deuxième livre et qui se réfère explicitement à l’époque précoloniale. Mais il y a plus. L’institution de la mise en gage d’un fonds de terre pour cause de dettes est exactement parallèle, dans tous ses aspects, à celle de la mise en gage d’une personne13 pour les mêmes raisons. Or, cette dernière, assimilée à l’esclavage par les colons, interdite par l’administration coloniale, ne peut pas s’être développée sous l’influence de la colonisation : il s’agit plutôt d’une pratique très ancienne de l’Afrique où elle fut passablement répandue. Voyons maintenant ce parallélisme. Premièrement, la personne ou la chose mises en gage ne deviennent jamais, du seul fait de la mise en gage, la propriété du créancier gagiste (la personne gagée n’est pas esclave) : elles peuvent à tout moment être libérées par le remboursement de la dette (c’est en ce sens que la chose gagée n’est « jamais perdue » ou, comme dit un proverbe : « Chose gagée toujours gagée »). Mais, deuxièmement, elles ne peuvent l’être que par ce remboursement, sinon elles restent en gage indéfiniment (cela peut durer « des générations », précise Rattray pour la terre). Troisièmement, et c’est le premier principe de ces formes africaines de mise en gage, le gage peut être utilisé par le créancier pendant toute la durée de la mise en gage : il fera travailler la personne placée en gage pour son compte ou fera fructifier la terre qui lui a été remise en gage. Quatrièmement, et c’est le second grand principe de la mise en gage, ce travail de la personne ou ces fruits que rapporte la terre ne viennent pas en remboursement de la dette : ils valent seulement en tant qu’intérêts de la dette. Ces parallèles nous paraissent généraux. Le dernier que l’on peut tracer n’est peut-être relatif qu’aux seuls Ashanti, mais il est significatif : de même que la personne, après avoir été mise en gage, peut éventuellement être vendue en esclavage au créancier pour obtenir un supplément financier, le fonds de terre, après avoir été mis en gage, peut être vendu pour les mêmes raisons [Rattray 1923 : 234-237, 1929 : 53]. Les deux procédures décrites par Rattray sont strictement semblables, impliquant le consentement du lignage à vendre, la présence de témoins, un certain formalisme, l’invocation des esprits, etc.
- 14 Peut-être faut-il préciser – contre une certaine école de pensée [Gregory 1982, que j’ai critiqué d (...)
32Si la mise en gage de la terre nous fournit un argument contre la thèse de l’inaliénabilité, il est loin d’être le seul. En pays ibo, la terre peut être échangée, ce qui est un « phénomène usuel », comme elle peut être donnée14 [Obi op. cit. : 119-120 et 125-126]. Mais les Ibo ne sont pas exceptionnels, ainsi qu’on le pense trop souvent. On trouve des exemples d’aliénation de la terre dans presque toutes les monographies, la donation étant plus courante que la vente : au Botswana, « la terre change de main seulement par voie de donation » [Schapera, cité par Meek 1946 : 18] ; chez les BaIla, au sud de la Zambie, la terre peut être vendue en cas de nécessité [Smith et Dale 1920, I : 388] ; chez les Wa-Bena, en Tanzanie, la terre peut être négociée ou échangée [Culwick, cité par Meek 1946 : 19] ; du côté du Congo, la terre est aliénable, quoique sous certaines conditions, dans un grand nombre de sociétés [Biebuyck 1963 : 88] : chez les Bwamba, « les droits sur la terre sont l’objet de transferts incessants » [Winter 1958 : 143], chez les Boloki, « les parcelles cultivées peuvent être transférées contre paiement » [Forde 1963 : 169], et chez les Kuba, la terre est aliénable d’après Vansina [1954 : 903] qui ajoute : « Il nous semble, par ailleurs, qu’une étude plus poussée chez d’autres peuples primitifs permettrait de découvrir que l’inaliénabilité totale est plus rare qu’on ne l’a pensé. » Herskovits [1952 : 365], qui se range à la position classique de l’inaliénabilité, écrit que, chez les Bantous du Sud-Est, la terre est inaliénable, sauf en cas de don à un ami. C’est là une grosse erreur d’appréciation car, dans un monde où la terre n’est pas commercialisée, la forme typique de transfert ne peut être que la donation ou l’échange (d’une terre contre une autre). Et que la terre puisse faire l’objet d’une donation, c’est bien le signe de ce qu’elle est aliénable.
33La thèse du communisme primitif qui avait eu ses partisans au xixe siècle est maintenant unanimement rejetée. Le progrès de la description ethnographique, sensible dès la fin du siècle, plus particulièrement, il est vrai, dans d’autres régions du monde que l’Afrique, a rendu caduque l’idée d’une propriété collective de l’ensemble du peuple ou, comme on disait à l’époque, de la tribu. Partout, en Amérique, en Océanie, les individus ou les familles font valoir leurs droits. Mais l’idée d’une propriété essentiellement collective de la terre reste avancée pour l’Afrique, non pas une propriété qui serait celle du peuple tout entier, mais la propriété d’unités plus petites, lignage ou village. Le mot « collectivisme », soit en rapport avec le droit foncier, soit en rapport avec l’organisation du travail, est d’un emploi commun. On s’exprime souvent comme si les droits sur la terre étaient, en Afrique, nécessairement et par essence, collectifs. Or ces affirmations paraissent bien excessives.
34Pour en discuter sérieusement, il faut reprendre la distinction qui se rencontre dans toute ethnographie des droits fonciers en Afrique : il en est qui passent pour individuels, d’autres pour familiaux, et d’autres encore pour villageois – nous ne parlerons pas ici des droits régaliens, nous réservant de traiter systématiquement du rapport entre le roi et la terre dans la seconde partie de cet article (à paraître ultérieurement). Toute appréciation du caractère collectif des droits fonciers dépend de la façon dont nous voyons la relation entre ces trois sujets de droits : individu, famille et village.
35D’abord, il est tout à fait certain qu’il existe des droits individuels sur la terre : toute ethnographie montre que certaines parcelles de terre sont octroyées à des individus et que ces parcelles sont transmissibles par héritage. Meek [1937 : 103, 1946 : 21], qui fournit toujours un exposé pondéré des faits, présente ces droits comme « les plus importants de tous », chez les Ibo au moins. Ils le sont parce que transmissibles et parce que tout individu qui en est titulaire peut en faire ce qu’il veut, même placer la terre en gage « sans qu’il ait besoin d’en référer à qui que ce soit ». À vrai dire, on ne voit pas en quoi ce n’est pas une propriété privée, dans tous les sens du terme. Cette propriété est certes moins développée dans d’autres régions que dans celle des Ibo, mais son principe existe.
36Qu’entend-on maintenant par propriété familiale ? C’est normalement celle d’une famille étendue, qui correspond – avec, en plus, les épouses et, en moins, les filles mariées – à un lignage. Encore faut-il s’accorder sur ce que l’on appelle « lignage ». L’anthropologie a pris l’habitude de distinguer différents niveaux de lignage. L’ensemble des Tiv, par exemple, se considère comme un seul lignage, tout un chacun pouvant faire remonter sa généalogie jusqu’au même ancêtre lointain qui définit le peuple tiv : c’est le lignage maximum. Il est subdivisé en sections qui sont aussi des lignages que l’on peut qualifier de moyens. Aucune de ces grosses unités n’est titulaire d’un quelconque droit sur la terre ; ces lignages de niveau supérieur ne sont nullement des « groupes en corps », ils n’ont aucun intérêt commun et ne résident pas dans le même lieu. Le niveau de lignage pour lequel il est question de droit collectif sur la terre est le lignage « localisé », la fraction de lignage qui habite ensemble dans le même village et qui gère en commun ses terres sous la direction du chef de lignage le plus ancien. Ce segment de lignage localisé correspond à ce que les Anglais appellent le compound (sorte d’enclos qui rassemble les cases), parfois à ce que les Français appellent un quartier dans la mesure où un village est en principe constitué de plusieurs de ces unités. C’est très exactement ce que l’on nomme famille étendue (ou joint family) dans la tradition anthropologique. Qu’elle soit titulaire de droits collectifs sur la terre, cela n’est pas douteux : c’est le chef de lignage, sorte de patriarche, qui répartit la terre entre les différents chefs de famille. Cette répartition semble d’ailleurs extrêmement complexe et variable d’un peuple à l’autre. Cependant cette gestion n’est que partiellement collective, d’abord parce que certaines terres sont affectées à des individus (qui les garderont et les transmettront par héritage), mais aussi parce que ces terres, qu’il serait trop unilatéral de qualifier de « terres du lignage », sont éventuellement réparties entre les chefs des différentes familles qui composent la grande famille. Les unités ordinaires de travail, c’est-à-dire en dehors des gros travaux comme le défrichement, restent de taille modeste : un père avec ses enfants ou deux hommes qui s’entendent bien. On hésite à qualifier ces groupes, qui s’attachent plus particulièrement à telle ou telle terre, de « collectifs », et parler de collectivisme sans autre précision paraît excessif.
37L’organisation propre à la famille étendue implique une sorte de droit collectif sur la terre, c’est incontestable. Mais s’agit-il là d’une spécificité africaine ? La seule notion de famille semble impliquer pareil droit collectif : même dans notre société, caractérisée par le plus grand individualisme, le régime de « la communauté des biens » entre époux reste à ce jour le plus répandu. Qu’y a-t-il de si extraordinaire à ce qu’un mari et une femme aient des biens en commun, ou encore que les enfants les aient en commun avec leurs parents ? La seule particularité de l’Afrique est que la famille y est plus étendue qu’en Europe.
38Le principal problème de cette propriété réputée collective, toutefois, ne vient pas de la famille mais du troisième titulaire qui est évoqué par tous ceux qui parlent de droits collectifs : le village. C’est une entité organisée : il est placé sous le contrôle d’un conseil de village et d’un chef de village – en principe le chef du lignage fondateur du village. Il est également associé à un certain territoire, constitué par les terres cultivées par les différents lignages qui le composent et par tout un ensemble de terres vacantes, anciennement cultivées et abandonnées, ou encore en friche. C’est la fonction du chef de village d’octroyer des terres vacantes aux chefs de lignage (ou de famille étendue) qui en ont besoin, et ces derniers les répartiront entre leurs gens, en principe entre les différents chefs des familles (familles restreintes). Toute cette organisation fait bien entendu penser au mir russe ou à l’organisation traditionnelle de nos communes rurales. On a donc dit qu’en Afrique le village avait la propriété collective de la terre ; c’est là une des thèses constantes, presque la principale, de l’interprétation classique du droit foncier africain. Elle paraît d’une telle simplicité et d’une telle évidence que, croyons-nous, elle n’a jamais été mise en question.
39Le problème est que, pour parler de propriété, il faut au moins qu’existent quelques-uns des droits dont elle se compose : soit l’usus, soit le fructus, soit l’abusus – il faudrait même qu’ils y soient tous. Or le village, en Afrique, ne jouit d’aucun de ces droits. Prenons seulement le plus simple, celui d’usage : il n’y a aucune parcelle de terre qui soit cultivée par le village tout entier, sous la direction du chef de village et pour le compte du village. Le chef de village se borne à distribuer la terre – peut-être, devrions-nous dire, à indiquer à chacun quelle parcelle il est autorisé à cultiver –, et cette terre distribuée n’est cultivée que par les familles étendues et par leurs membres. Le village en soi n’a aucun usage de la terre. Le chef de village ne reçoit pas de terre en tant que tel : il en a reçu seulement au titre de chef de son lignage. Comme nous le faisions remarquer plus haut, un titre de propriété suppose au moins que le propriétaire ait pu utiliser son bien antérieurement, ou qu’il le puisse dans l’avenir même si cet avenir est lointain ; il suppose toujours la possibilité de l’usage qui ne peut être différé que pour des raisons particulières et momentanées (démembrement de la propriété en cas d’usufruit, par exemple). Le seul fait que l’usage par le village dans sa totalité ne soit pas concevable suffit à exclure l’idée qu’il soit propriétaire.
40Considérons maintenant les fruits. Comme le village ne cultive pas, il ne peut recevoir les fruits naturels. Mais il pourrait mettre en location ses terres ou une partie d’entre elles et, de ce fait, toucher une rente. Apparemment, il le fait très rarement, du moins est-ce là une pratique dont les observateurs n’ont pas rendu compte. Seul Obi [op. cit. : 46-47] la mentionne, et encore, très brièvement – la location de la terre communale n’est pas traitée dans les pages sur le leasing qui concerne visiblement plutôt les farmlands, c’est-à-dire les terres cultivées par les familles, ou les terres individuelles. Des officiers du village veillent à ce que les redevances soient effectivement perçues. Mais que devient le produit de cette location ? Il est partagé entre les membres qui constituent le village. Tout comme la terre n’est utilisée qu’en étant partagée entre les familles ou les individus, les revenus éventuels qui proviennent de la terre le sont aussi. S’il est juste de parler de «propriété indivise » pour les familles étendues, on ne saurait le faire pour les terres communales du village car leur usage comme leur revenu sont précisément divisés entre les unités qui composent le village.
41Que dire à présent du droit de disposer, c’est-à-dire d’aliéner ? En ce qui concerne la vente entre villages, excessivement rare, nous pensons qu’il en va de même que pour la location, même si ce point n’est pas précisé [ibid. : 132]. Mais, ici, une question se pose : l’octroi de terres vacantes à ceux qui en ont besoin pourrait-il être vu comme un don ? Nous ne pouvons y répondre pour le moment. Retenons seulement ceci : qu’il n’y ait ni usus ni fructus est déjà un indice assez sûr de ce que la commune villageoise n’est pas titulaire d’un droit de propriété sur les terres du village car tout droit de propriété implique une utilisation économique.
42Pour faire contraste, il est bon de comparer avec des organisations connues en Europe, comme le mir. La commune russe, au moins telle qu’elle a été instituée en 1861 après l’abolition du servage, distribuait aux familles qui la composaient des terres qu’elle leur laissait en jouissance gratuite. Mais elle pouvait louer à des étrangers non résidents des parcelles non utilisées [Laveleye 1901 : 14]. Elle agissait ainsi en propriétaire. N’importe quelle commune de nos campagnes agit pareillement : elle laisse certes en jouissance publique (et gratuite) le domaine dit public, mais elle a aussi un domaine privé vis-à-vis duquel elle se conduit comme un propriétaire privé, mettant en location, vendant, etc. La commune villageoise africaine ne fait rien de tel. Elle ne peut en aucun cas être considérée comme ayant un quelconque titre de propriété, même de propriété « éminente », sur la terre. Le seul fait de répartir la terre entre les membres utilisateurs ne suffit certainement pas à la caractériser comme titulaire d’un droit de propriété : sinon, une agence immobilière pourrait également l’être, ou un simple fonctionnaire des HLM qui attribue des logements aux ayants droit.
- 15 On trouvera dans le manuel de Terré et Simler [op. cit. : 98 sq.] d’autres exemples de biens inalié (...)
43La thèse de l’inaliénabilité sert à étayer l’idée qu’il n’y aurait pas de propriété foncière en Afrique : il n’y aurait que des droits d’usufruit, expression qui revient comme un leitmotiv dans la plupart des publications. Son emploi est le résultat d’un certain nombre de malentendus. Comme nous l’avons déjà souligné, l’aliénabilité n’est pas la caractéristique déterminante de la notion de propriété : les droits d’usufruit également sont aliénables. Au demeurant, il existe dans notre droit quantité de biens en propriété qui sont, pour des raisons diverses, inaliénables, comme le domaine public de l’État ou la dot dans le régime dotal encore en vigueur il n’y a pas si longtemps : cela n’a jamais empêché personne de considérer que ces biens étaient en propriété15. Aussi doit-on conclure que si la terre était inaliénable en Afrique – ce qu’elle n’est pas –, cela ne serait pas suffisant pour nier l’existence de la propriété foncière sur ce continent. On désigne d’ailleurs sous ce vocable d’«usufruit» un ensemble si important de droits en Afrique, y compris leur caractère de transmissibilité, qu’il est légitime de se demander en quoi cet ensemble diffère de celui qui caractérise la propriété. Obi [op. cit. : 127] en avait fait la remarque et concluait que « l’on ne gagnait pas grand-chose à retenir ce terme». Quant à Elias, ancien professeur de droit à Manchester et ministre de la Justice au Nigeria, il a probablement été le premier à s’élever contre l’utilisation abusive de la notion d’usufruit en Afrique : « [L’Africain] n’est ni un locataire, ni un détenteur précaire, ni même, comme on le prétend souvent, un usufruitier. Il ne paie rien à personne, et ne doit de comptes qu’à lui-même, ce qui fait de son droit quelque chose de très différent de ce qu’était par exemple l’usufruit en droit romain.» [Elias 1961 : 186, mes italiques ; voir aussi Elias 1953 : 142 sq.]
44Reste que, selon la thèse classique, les hommes ne seraient que des usufruitiers de la terre parce que celle-ci ne leur appartiendrait pas. La notion d’usufruitier n’a de sens que par opposition à celle de propriétaire – le propriétaire « réel » comme dit Delafosse, le nu-propriétaire comme disent les juristes. Il y a trois candidats à ce titre de propriété : la Terre elle-même, en tant que divinité ; le roi ou le souverain ; le village ou la commune. Nous avons dit ce qu’il fallait penser d’une divinité propriétaire. Nous dirons plus loin ce qu’il en est de la propriété royale. Nous avons déjà ébranlé l’idée d’une propriété communale, mais il reste à approfondir cette question. Reconnaissons néanmoins que ces curieuses entités qui seraient « réellement » propriétaires correspondent à des concepts bien bizarrement construits, et qu’il faudra peut-être se résoudre à admettre plus simplement que ce sont les hommes et leurs familles qui sont les véritables propriétaires de la terre en Afrique.
- 16 Bibliographie significative dans L’histoire économique de Max Weber [1991 : 29 sq.] dont le premier (...)
45L’idée que les sociétés anciennes n’auraient connu que la propriété collective est un legs du xixe siècle. On la fait généralement remonter au livre de von Maurer, Einleitung zur Mark- Hof- Dorf- und Stadtverfassung, publié en 1854, voire à des articles plus anciens encore (1835) de Hanssen16. Notons tout d’emblée que cette date est bien antérieure à celle de l’essor de l’anthropologie sociale, qui trouvera donc l’idée toute faite. De très nombreux chercheurs s’exprimeront en sa faveur ; elle sera bientôt une thèse admise par tous et que peu se risqueront à contester. Le sujet passionne, et le nombre de pages qui lui sont consacrées est colossal. Toute la seconde moitié du xixe siècle est partie prenante de l’hypothèse d’une propriété archaïque essentiellement collective ; elle est reprise avec enthousiasme par Marx et Engels pour des raisons évidentes. La base en est l’observation de coutumes communautaires en Allemagne, qui remontent au Moyen Âge, ainsi que dans plusieurs pays d’Europe ; quelques lignes dans César et Tacite concernant les anciens Germains sont interprétées comme autant de preuves de ce que la propriété privée était inconnue ; l’Inde, avec la joint family, fournit un argument de poids ; le mir russe lui donne de l’actualité, le tout étant inséparable de mouvements politiques, que ce soit le panslavisme ou le socialisme.
- 17 « But Ancient Law, it must again be repeated, knows next to nothing of individuals. » [Maine 1920 : (...)
46Pourquoi le xixe siècle fut-il à ce point fasciné par l’idée de propriété collective ? C’est qu’il se pense sous les espèces de l’individualisme. La société moderne, dont l’exemple le plus typique est celui institué par la Révolution française, événement encore récent dans les consciences de l’époque, c’est l’individu. Par contrecoup, toutes les autres civilisations seront caractérisées par un certain collectivisme. Voyez Burckhardt, dont La civilisation de la Renaissance en Italie paraît en 1860 : la Renaissance, mot qu’il invente pour désigner cette période, est marquée par la naissance de l’individualisme et, par contraste, l’homme du Moyen Âge reste englué dans la collectivité. Même caractérisation de l’Orient et, surtout, de l’Inde. Voyez Maine qui s’écrie : « Mais il faut répéter encore que la loi primitive tient pour rien, ou presque, les individus. »17 L’anthropologie emboîte le pas, et Morgan, qui sera le plus représentatif de cette tendance, sans en être le seul, verra les sociétés primitives comme un ensemble de groupes où l’individu est censé n’avoir qu’une place très restreinte. Compte tenu de ce paradigme dominant, la propriété primitive ne pouvait être que collective.
47Avec le tournant du siècle, l’idée passe de mode. Au moins pour l’Europe, au moins en tant qu’idée générale. Presque seul, avant cette époque, Fustel de Coulanges [1889 : 171-198, 1894] l’avait combattue, mais avec des arguments essentiellement techniques que nous ne saurions discuter ici : il n’a pas été entendu. Toutefois, en ce début du xxe siècle, la tonalité intellectuelle est tout autre. Considérons seulement deux géants de la pensée comme Max Weber ou Marc Bloch. Le premier, dont on peut penser qu’il a un avis autorisé dans la mesure où son tout premier travail concerne les rapports agraires dans l’Antiquité, reste sceptique quant à l’idée de communisme agraire primitif, ainsi qu’en témoigne le premier chapitre de son Histoire économique parue en 1923 [Weber 1991 : 29-54]. Le second ne consacre qu’une note de bas de page à la question de la propriété collective de la terre (sous la forme de redistribution périodique) dans son ouvrage sur Les caractères originaux de l’histoire rurale française [Bloch 1931 : 47, n. 32] : le corps du texte insiste sur d’autres aspects de la solidarité communale, sans aucun doute aussi importants, comme l’assolement triennal, l’interdiction d’enclore, etc. L’idée de propriété collective primitive devient désuète également en anthropologie générale, ce dont témoigne le Traité de sociologie primitive de Lowie (édition originale 1921), son auteur ayant aussi peu de mal à réfuter le fantasme du communisme primitif que la vieille thèse selon laquelle le clan serait propriétaire chez les Amérindiens [1936 : 207].
48Mais au moment où les européanistes, les historiens et les anthropologues de l’Amérique ou de l’Océanie récusent l’idée de propriété collective, celle-ci éclot au sein de l’africanisme. C’est presque un paradoxe ou, peut-être, une sorte de revanche tardive du continent oublié. Dans tous les travaux sur la propriété collective archaïque, l’Afrique n’avait pas été évoquée. Le livre de Laveleye, dans sa quatrième édition, en 1901 – Laveleye est le défenseur le plus ardent et le plus connu de la propriété collective – ne souffle mot de l’Afrique ; il parle des Germains, des Gallois, de la Rome ancienne, de Java, du Penjab, des Incas, mais pas de l’Afrique. Ce que ne dit pas Laveleye, Delafosse le dira, et bien d’autres à sa suite.
49Pourquoi en fut-il ainsi ? Sans doute faut-il incriminer une administration coloniale – la nécessité de légiférer fit qu’elle se trouvait dans l’obligation d’avoir une théorie des droits fonciers indigènes – qui reprendra des idées qui avaient encore cours mais qui étaient en passe d’être périmées. Peut-être aussi la notion de propriété collective assurait-elle aux colonisés un moyen de se défendre contre les empiétements d’une puissance coloniale souvent un peu trop prompte à déclarer que la propriété n’existait pas ou qu’elle était le fait des souverains et donc devenait, pour cause de colonisation, propriété de l’administration coloniale. Il est notoire que l’ethnologie de l’Afrique est tardive, comparativement à celle de l’Amérique ou de l’Océanie (déjà florissante dans les vingt dernières années du xixe siècle, alors qu’il n’y a rien de tel pour le continent noir) ; les anthropologues professionnels qui se sont intéressés aux droits fonciers africains sont rares (Lloyd étant, de ce point de vue, une exception).
50Les principes qui régissent l’accès à la terre africaine sont bien connus pour avoir été maintes fois décrits :
511. Quiconque appartient au village obtient une terre pour la cultiver.
522. Ce sont normalement les chefs de lignages localisés (ou familles étendues) qui en font la demande auprès du village, en fonction de leurs besoins, c’est-à-dire du nombre de gens dont ils ont la responsabilité ; à charge pour eux de la répartir entre les familles restreintes (éventuellement nucléaires), dont les chefs répartiront à nouveau entre leurs gens (parents, épouses, etc.) la terre obtenue ; la façon dont cette terre est répartie par ces différents chefs est une affaire privée qui ne concerne pas le village.
533. Personne ne peut être expulsé de la terre qu’il cultive ; ou bien, par arrangement amiable, on lui en fournit une autre de valeur et de qualité similaires.
544. Il y a appropriation progressive par la mise en culture, le temps ayant pour chacun, familles étendues ou restreintes (pour les terres familiales), et individus (pour les parcelles individuelles) un effet acquisitif.
555. Toute terre abandonnée (en dehors de la jachère qui fait partie du cycle normal de la culture) peut, après une durée variable selon les sociétés (trois ans étant la durée minimum, dix la plus courante), être redistribuée selon le principe n° 1.
56Comme on en a souvent fait la remarque, l’étranger ne constitue, eu égard à ces principes, qu’un cas particulier. D’abord, parce qu’un étranger qui demande une terre attenante à un village est considéré comme désirant s’intégrer dans la communauté. Ensuite, parce qu’il reçoit une terre dans les mêmes conditions – souvent après un certain temps, après s’être fait héberger par un villageois, après décision du conseil de village. Enfin, parce que les droits qu’il acquiert sur la terre obtenue ne sont pas régis par des principes différents de ceux qui s’appliquent aux villageois. C’est seulement sa situation qui diffère:nouveau venu, on peut craindre qu’il reparte ; ses droits sur sa terre ne sont pas fortifiés par des années, encore moins par des générations de culture ; la terre qu’il commence à cultiver n’a pas encore le statut de terre familiale, elle n’a pas été transmise par héritage.
- 18 La distinction entre les fonctions de l’un et de l’autre est bien mise en évidence par Verdier [196 (...)
- 19 Deux populations qui ont donné lieu à d’importants travaux sur leur système agraire. Pour les Tiv, (...)
57Ces principes de l’allotissement de la terre sont remarquablement constants dans toute l’Afrique noire et ont été décrits sous des formes très similaires, tant à l’ouest qu’au centre ou au sud du continent. En revanche, la forme de l’organisation villageoise et la nature des autorités villageoises qu’elle implique sont beaucoup plus variables. L’image moyenne qui prédomine est celle du village organisé, avec un nombre quelconque de lignages (deux ou trois au minimum, vingt au maximum), avec un chef de village qui n’est autre que le doyen du lignage fondateur, le descendant de celui qui a obtenu l’accord des esprits pour s’installer en ce lieu. Il est généralement en même temps le « maître de la terre », sorte de prêtre de la Terre qui offre les sacrifices à la divinité ou à l’esprit du lieu, mais il peut aussi en être distinct18, sans parler d’organisations sensiblement plus complexes dans lesquelles on peut distinguer deux dirigeants rituels, comme chez les Gouin du Burkina Faso [Dacher 1997 : 18 sq.]. Le chef du village, distinct ou non du maître de la terre, préside à l’allotissement des terres : on ne peut ouvrir un nouveau champ ou cultiver un plus ancien qu’avec son aval. Cette organisation formelle est sans doute la plus poussée chez les Nupe du Nigeria où le chef de village est doublé d’un conseil où n’entrent que les chefs de famille qui sont alors dotés de titres honorifiques et hiérarchisés [Nadel 1971 : 87 sq.]. Cependant, dans d’autres cas, elle est minimale, que ce soit chez les Bwamba, à la limite du Congo et de l’Ouganda, où n’importe quel villageois peut ouvrir un champ sur une terre vierge sans avoir à demander l’autorisation du village [Winter op. cit. : 143], ou que ce soit chez les Tiv, au Nigeria, ou chez les Birifor, en Haute-Volta, où la notion même de village est problématique19. Dans tous ces cas où l’organisation villageoise est minimale, on voit que le lignage, c’est-à-dire la parenté, l’emporte sur les relations de voisinage, soit parce qu’il n’y a pas de village (habitat dispersé), soit parce que le village est dans l’idéal réduit à un seul lignage, soit encore qu’il n’existe pas de principe supra-lignager. Cette opposition, proposée il y a longtemps par Capron [1973 : 65 sq., 202 sq.], entre un modèle villageois et un modèle lignager nous semble des plus fécondes, mais ce n’est pas le lieu de l’explorer ici. Du point de vue qui nous occupe, les principes de l’allotissement sont identiques à cette différence près que, dans un cas, l’opposition entre chef de village et chefs de lignage fait que les seconds demandent une autorisation au premier et que, dans l’autre, l’absence même de distinction entre ces deux types de chefs rend sans objet une telle demande.
58Voilà pour les principes généraux de l’accès à la terre. Mais pour qu’ils fonctionnent, il faut que le village – ou le compound lorsqu’il n’y a pas à proprement parler de village – ait en réserve un certain nombre de terres qu’il pourra répartir. Il en a. Pour mesurer la portée de ce fait, on le comparera au «droit au travail» inscrit dans notre constitution. Chacun a droit au travail, mais l’actualité est là pour nous rappeler en permanence que le gouvernement ne dispose pas d’une réserve d’emplois à distribuer aux chômeurs. Le village africain a inscrit pareillement, pourrait-on dire, dans sa constitution que chacun avait «droit à la terre» ; mais, contrairement à ce qui vaut pour notre société, le village africain a des terres vacantes à distribuer. On dit trop souvent que ce fait serait le résultat de la faible densité démographique. Je n’ai pas à ma disposition les chiffres – toujours difficiles en ces matières – concernant les différentes régions de l’Afrique précoloniale qu’il faudrait comparer à ceux de l’Europe moderne ou ancienne, mais ces considérations démographiques ne doivent pas faire oublier un fait sociologique majeur : les forêts et autres terres non cultivées sont, sauf exception, en propriété privée en Europe occidentale depuis la Rome antique ; elles ne le sont pas en Afrique. Elles sont donc libres d’accès, disponibles pour être allouées à ceux qui en ont besoin. Que le village africain – ou le compound – dispose d’une réserve de terres à distribuer, c’est le trait principal de son organisation.
59Il se traduit directement dans l’allure de son terroir. Selon un modèle assez banal, il est étagé en une suite d’auréoles concentriques. Voici par exemple celui des Bwa, tel qu’il est décrit par Capron [1973 : 274 sq.] : d’abord une ceinture assez étroite de jardins, parcelles individuelles ; puis des champs permanents ; plus loin, les champs en shifting cultivation, dispersés ; tout autour, des terres libres, inoccupées ; enfin, à la limite du terroir villageois, la forêt (fig. 1, p. 232). Description semblable d’un terroir chez les Mossi par Remy [1972 : 76] dans une belle étude de géographie agraire :
L’espace villageois apparaît donc découpé en plusieurs aires, de plus en plus éloignées des habitations, caractérisées par des types de champs particuliers : les champs de case, les champs proches, et les champs éloignés […]. Mais dans le paysage et dans l’esprit des villageois, deux grandes unités s’opposent : l’aire habitée, intensément cultivée, correspond au tempeleem, espace socioreligieux contrôlé par l’homme ; l’aire périphérique est le terrain de parcours des champs temporaires, elle est appelée weogho, la « brousse ».
60Tout ce qui est vacant est libre, champs abandonnés ou terres en friche. L’opposition majeure est entre terres cultivées et terres vacantes. Les Nupe, selon Nadel [1971 : 280], distinguent trois types de terres, du point de vue des land rights : les terrains occupés, en friche ou cultivés, appartenant à des familles ou à des particuliers ; les terrains libres, autrefois occupés mais revenus au fonds commun et administrés par le chef en attendant une attribution ultérieure ; la bande de terre vierge gardée par la communauté du village comme réserve. Et il est significatif que les terres des deux dernières catégories, qui sont toutes des terres vacantes, soient désignées par le même mot, gonta, par opposition à celles de la première qui sont dites latí. Lloyd [1962 : 70-71] fait état d’une distinction analogue lorsqu’il oppose (en laissant de côté les terres non agricoles) d’une part les parcelles alloties et transmises par héritage (sur lesquelles les droits sont acquis), d’autre part toutes les autres, soit non alloties, soit cultivées depuis peu.
61Comment se fait-il qu’en pratique le village dispose toujours de terres en réserve ? Bouju [1984 : 104 sq.] a bien mis en évidence le principe hiérarchique selon lequel les fonds les plus proches du village étaient ceux qui revenaient aux plus honorables, les plus âgés, les chefs de familles. Ce principe se retrouve ailleurs, même si l’on en a moins souligné la portée. Lorsque les champs sont trop éloignés, il est plus économique de fonder un nouveau village ou un nouveau hameau. Bien d’autres motifs, l’ambition des jeunes, leur velléité d’indépendance, conduisent à la scission des lignages et à la fondation de nouveaux villages. Tout est mouvant, même si l’on parle moins qu’autrefois de « migrations » – et il faut s’en féliciter –, mais plutôt d’essaimage.
- 20 Les modernes parlent souvent de « propriété éminente » à cet égard, ou encore de « fiction juridiqu (...)
62Tout le problème est de savoir si ces terres en réserve, dont il ne fait pas de doute qu’elles ne sont pas en appropriation privée, sont ou non en propriété collective du village. Cela nous amène à évoquer un troisième fait dont l’interprétation nous semble cruciale pour cette question de propriété collective ou non : l’octroi de terres aux villageois ou à des étrangers venant s’installer est l’occasion de certains «cadeaux», éventuellement annuels, à l’adresse du chef de village. Peut-on parler à ce propos d’une rente foncière ou même d’un impôt foncier ? La réponse à cette question est fondamentale car une institution publique qui cède ou concède à titre temporaire un terrain dont elle est propriétaire est en droit d’exiger de telles redevances, et le fait généralement. C’est ce que faisait l’État romain avec son ager publicus : lorsqu’il partageait en lots cet ager publicus (généralement des terres confisquées aux peuples vaincus) sur le sol italien pour l’attribuer à des colons, il continuait, en principe sinon en fait, à toucher le vectigal sur ces terres ; quant aux fonds provinciaux qui n’étaient pas susceptibles de propriété quiritaire (la propriété pleine et entière du droit romain), les particuliers ne pouvaient en jouir qu’en tant qu’usufruitiers et l’État en restait seul propriétaire en titre20, ce qui lui permettait de percevoir un impôt foncier (stipendium ou tributum). Même chose pour ce qui est de l’Islam primitif qui ne reconnaissait la pleine propriété qu’en Arabie proprement dite, tandis qu’en terres de conquête l’État khalifal ou la communauté des croyants étaient seuls propriétaires, ce qui justifiait cet impôt supplémentaire nommé kharâdj. Le peuple romain ou la communauté des croyants en Islam agissaient ainsi en tant que propriétaires. Qu’en est-il en Afrique ?
Figure 1. Terroir du village de Dissankwi (Bwa, Mali et Haute-Volta – carte redessinée d’après Capron 1973, fig. 41 et 42)
- 21 C’est très clair chez les BaThonga, d’après Junod [1936, II : 10-12] qui s’étonne par ailleurs de c (...)
- 22 Meek [1946 : 132, n. 2] se fait l’écho de l’opinion courante lorsqu’il écrit : « On ne saurait soul (...)
- 23 À vrai dire, nous ne suivons pas entièrement Nadel dans cette interprétation de la dzankà, mais la (...)
63Convenons d’abord de mettre de côté les données sénégalaises [M’Baye 1971 : 137 sq.] où les terres allouées donnaient lieu au versement de droits importants : le nom même de ces droits, assaka, ainsi que leur taux, un dizième de la récolte annuelle, font par trop penser à la zakât islamique qui correspond approximativement à une dîme. On ne signale rien de tel dans les sociétés qui restent en dehors d’une influence musulmane aussi prononcée. Dans beaucoup de sociétés l’allotissement est gratuit, soit qu’on ne donne rien au maître de la terre, soit que ce personnage n’existe pas. Le principe de cette gratuité est même souvent très fortement affirmé21. Comment interpréter les cadeaux coutumiers faits au chef de village par les villageois ou les étrangers ? De l’avis de tous les observateurs22, ils ne peuvent être en aucun cas assimilés à une rente foncière ou à un impôt foncier : ce sont plutôt des cadeaux de remerciement adressés à la personne du chef de village ou, si l’on veut, des honoraires, un dédommagement pour la peine qu’il s’est donnée. Cette dimension personnelle est bien mise en évidence par Meek [1957 : 57] lorsqu’il présente ces cadeaux comme des « gages de fidélité ». Dans un autre contexte (pour l’emprunt gracieux d’une terre), Obi [op. cit. : 108] rappelle que toute requête – et on n’obtient de la terre qu’après l’avoir demandée – s’accompagne d’un cadeau (vin de palme ou noix de cola chez les Ibo) que nous appellerions « de sollicitation ». De même, toute requête satisfaite entraîne des cadeaux « de remerciement ». Au demeurant, ces cadeaux traditionnels offerts au chef ne doivent pas être confondus avec de véritables loyers ou rentes, lesquels sont exigés d’étrangers lorsque l’on ne veut pas qu’ils s’établissent dans le village en tant que détenteurs de terres – le fait de verser une rente étant alors le signe qu’ils ne sont que tenanciers. L’ishaloke chez les Yoruba est un loyer ou une rente de cette nature, ainsi que Lloyd l’a bien mis en évidence : la pression démographique, la saturation du terroir et l’afflux de nombreux réfugiés à la suite des guerres du xixe siècle ont fait naître ce type nouveau de redevance, entièrement distinct de l’isin, traditionnellement dû aux chefs [Lloyd 1953 : 97-100 ; voir aussi Elias 1953 : 114-116]. Nadel, enfin, fournit quelques renseignements capitaux dans son magnifique ouvrage sur les Nupe [op. cit. : 109, 283, 287] : tout détenteur d’une terre doit s’acquitter de la dzankà, sorte de taxe foncière23, d’origine « arabico-peule » selon lui (le rapprochement avec la zakât est évident ; le royaume a été conquis par les Peuls, musulmans, dans la première moitié du xixe siècle). Tout différents sont les cadeaux traditionnels faits au chef qui a fourni la terre. Nullement obligatoires (on peut s’en abstenir en cas de mauvaise récolte), appelant de la part du chef qui les reçoit un contre-don partiel, ils s’inscrivent dans une autre logique. On ne paye pas pour la terre, on remercie la personne du chef dans l’exercice de sa fonction. Une comparaison avec notre société fera mieux comprendre les choses : en France la justice est gratuite, ce qui n’empêche pas de verser des honoraires à un avocat. En Afrique la terre est gratuite, ce qui n’empêche pas de remercier celui grâce à qui on l’obtient.
64Droit à la terre assuré pour tout membre de la communauté ; réserve de terres non cultivées et libres pour être distribuées ; système gratuit d’allotissement : voilà les trois faits principaux du système foncier africain dont il faut se demander quelle conception du droit foncier ils impliquent.
- 24 Elle l’est aussi dans le monde francophone, comme l’indiquent ces mémoires d’un Africain des rives (...)
65La comparaison entre la commune rurale européenne et la commune rurale africaine est fallacieuse parce que la première ne confère qu’un droit d’usage sur ses terres qu’elle n’entame pas, à moins qu’elle ne procède à un partage périodique en lots et réaffirme ainsi qu’elle reste propriétaire en titre des parcelles concédées, tandis que la seconde ne fait rien de tout cela. Comme l’a souligné Elias [1961 : 186] pour critiquer la notion d’usufruit appliquée à l’Afrique, celui qui a reçu une terre à la suite d’un allotissement « ne paie rien à personne, et ne doit de comptes qu’à lui-même » : la commune n’a plus aucun droit sur cette terre. C’est dire que l’allotissement tel qu’on le connaît en Europe et l’allotissement en Afrique sont des institutions très différentes. Une des conséquences de l’interprétation classique du régime foncier africain (pour laquelle les terres vacantes seraient en propriété collective du village) est que ce village, ou cette commune, tout d’abord propriétaire de ses terres, s’en serait dépouillé au profit de ses membres. Et il s’en serait dépouillé à titre gratuit : il aurait fait un don. C’est une conclusion à laquelle on ne peut échapper. Or l’existence d’un tel don, un don public fait en direction des particuliers, ce que l’on appelle aussi une « allocation » si elle n’est pas remboursable, reste une hypothèse fort peu vraisemblable. D’abord, parce que le don n’est certainement pas un trait dominant de l’Afrique où l’on paye pour tout ; même le client à qui un patron offre une femme devra la payer ultérieurement. Ensuite, parce qu’il nous faudrait supposer une sorte de politique «sociale», par analogie à ce que l’on connaît dans les sociétés modernes occidentales. Et une telle politique se conçoit difficilement de la part de sociétés qui ne sont pas particulièrement protectrices envers leurs membres : après tout, la vente en esclavage du membre d’un lignage était (avant la colonisation, bien sûr) une pratique fort répandue et dont la légitimité n’était pas contestée. J’ai peine à imaginer ce que l’on pourrait appeler une « politique communautaire » – sauf précisément dans le cas de ces terres supposées communales. Enfin, la concession de terres alloties se décrit mal en termes de don : bien souvent, les terres vacantes peuvent être occupées sans qu’il y ait d’autorisation à demander ; et lorsque cette autorisation est exigée, le chef de village se contente de montrer, de désigner – pour traduire l’expression showing couramment employée24 dans les études de land rights au Nigeria – la terre, il ne la donne pas. Le maintien de l’hypothèse classique d’une propriété communale par le village nous entraîne dans des difficultés innombrables, sans parler de ce que nous avons déjà dit : on ne voit pas que le village exerce le moindre des droits qui sont ceux d’un propriétaire.
66Nous disons qu’il n’y a pas de don de la part du village, ni de distribution, ni de propriété communale parce que les terres vacantes, les seules que le village répartit en lots, ne sont pas des biens. Elles entrent dans la catégorie des res nullius. Elles sont sans valeur. Et les choses qui ne sont pas des biens – ou qui n’ont pas de valeur, cela revient au même – ne sont pas susceptibles d’appropriation. Le chef se contente de « montrer » à qui veut la prendre une parcelle de terre qui dépend du territoire villageois ; le rôle du chef se borne à assurer que personne ne revendique cette parcelle. Celui à qui la parcelle « est montrée » la cultive et, ainsi, en fait sa propriété. Le chef de village n’a rien « donné » parce qu’il n’avait rien à lui, pas plus que le village au nom duquel il agit. Le village ne touche pas de rente parce qu’il n’était pas, ni lui ni personne, propriétaire de cette parcelle qui n’était rien.
67Cette hypothèse est la plus économique, au sens du rasoir d’Ockham, et elle permet de rendre compte de l’ensemble des données. En particulier de ce qui diffère entre la conception européenne et la conception africaine. La notion de propriété de la terre, au sens européen, et ce, depuis les Romains, est une chose très complexe et très étrange. Elle suppose un découpage préliminaire de toute la surface terrestre, un peu comme dans la géométrie cartésienne, chacune des aires étant la propriété de quelqu’un. Construisez un bâtiment sur l’une de ces aires, ou plantez un arbre fruitier : il ne vous appartient pas, il appartient au propriétaire de la terre. C’est ce que les juristes expriment fort bien par l’expression, d’origine romaine, « superficies solo cedit », et que je me risquerai à traduire par : «ce qui est purement en surface doit céder devant la terre». La terre l’emporte. La terre, ce n’est ni ce sol arable, ni cette motte, ni rien de concret ; c’est plutôt un principe abstrait de classification tel que tout ce qui est attaché à une étendue spatiale – tout ce que l’on appelle en droit les « accessoires » – y soit inclus. Cette notion, purement mathématique dans son fondement, absorbe tout de façon également mathématique : les branches d’arbres qui dépassent de chez le voisin, les bêtes de labour (pour un fonds agraire), les constructions, les arbres, etc., et, dans l’Antiquité, tout ce qui était aussi dans le sous-sol. C’est pourquoi on peut être propriétaire d’un sol entièrement inculte.
68La conception africaine est autre, ne serait-ce que parce que le fonds et les arbres qui sont plantés dessus peuvent relever de propriétaires distincts. Est propriétaire du fonds celui qui le cultive ; reste propriétaire des arbres celui qui les a plantés. Delafosse a eu raison de dire que c’est le travail qui crée la propriété. Le paysan africain qui aménage un terrain demeure propriétaire de ces aménagements. Ce n’est pas l’étendue spatiale qui absorbe tout, y compris le produit du travail ; c’est le produit du travail qui s’inscrit sur un sol. C’est le contraire de « superficies solo cedit ». C’est ce qui est dessus qui fait la valeur éventuelle de la terre. C’est pourquoi un sol non travaillé n’a pas et ne peut avoir de propriétaire. La terre, en elle-même, n’est pas un bien et ne peut être en propriété.
- 25 Leur livre, Ubena of the River, est pour moi introuvable : je les cite d’après Meek [1946 : 19-20].
69Cela avait été parfaitement vu par les Culwick25 qui écrivaient à propos des Wa-Bena de Tanzanie : « La terre, en elle-même, n’a pas de valeur aux yeux des Mbena et personne ne s’en soucie jusqu’au moment où elle est défrichée. » Ces auteurs bien méconnus, qui expliquent aussi que la terre est parfaitement aliénable, en tiraient la conclusion qu’en cas de vente le propriétaire ne faisait que réaliser la valeur du travail qu’il avait investi dans sa mise en culture. Herskovits [op. cit. : 362-363, 364, 368] écrit aussi – à partir d’un exemple non africain, les Navaho – que « la terre, en tant que telle, n’est pas en propriété », mais ne perçoit qu’une partie de la question car, en réduisant la propriété du cultivateur aux seuls « produits », il ne voit pas qu’il y a une véritable propriété qui s’attache à la terre, mais en un sens différent de celui que l’on connaît en Occident.
70La mise à l’écart de l’idée, qui nous paraît fantasmatique, de « propriété communale » en Afrique présente deux avantages : elle permet tout d’abord d’envisager les terres vacantes comme étant en non-propriété ; ensuite de comprendre que les terres occupées, cultivées, soient, quant à elles, en pleine propriété des individus ou des familles qui les travaillent. Il n’y a pas, au-dessus de ces particuliers que l’on a abusivement qualifiés d’usufruitiers, une propriété communale, même éminente. La caractéristique de l’Afrique n’est pas, comme on l’a dit, cet empilement de droits divers et multiples. Elle est plutôt dans la coexistence entre des parcelles de terre appropriées – et ce en vertu du droit de propriété le plus simple et le plus complet que l’on puisse concevoir – et des étendues de terres qui ne sont pas en propriété. Cette dualité correspond à celle dont on a parlé en ce qui concerne le terroir.
71En Europe, le sol est entièrement réparti en « domaines » – pour reprendre le terme romain – qui sont autant de propriétés (fig. 2), et peu importe que la terre soit constituée de jardins, de champs, de prés, de forêts ou de marais insalubres, tout comme il importe peu de savoir si les propriétaires sont privés ou publics. En Afrique, la propriété s’étend comme autant de taches autour des principaux centres de peuplement, au fur et à mesure de la mise en culture, mais ces zones en propriété restent entourées d’un no man’s land qui s’alimente toujours des anciens champs dont la culture est abandonnée (fig. 3).
72La nature des droits que la commune a sur les terres vacantes ne peut être sans rapport avec la nature des droits que ses membres ont vis-à-vis d’elle, relativement à ces terres. Or cette dernière a été parfaitement caractérisée par maints observateurs : elle est politique. Ainsi Gluckman écrit-il : le droit de tout un chacun à réclamer une terre en quantité suffisante pour vivre est « un attribut inhérent à la qualité de citoyen » car « la citoyenneté donne un droit à réclamer de la terre » [op. cit. : 40, 43]. Paulme exprime une idée semblable, quoiqu’en portant l’accent davantage sur la parenté dans la mesure où elle n’examine que les droits de l’individu par rapport à la famille. Après avoir rappelé que tout membre d’un lignage avait droit à une terre, elle conclut : « En définitive, les droits fonciers font partie du statut des personnes.» [1963 : 121] Capron, enfin, a cette formulation heureuse, très directement en rapport avec l’institution de l’allotissement : « L’accès des producteurs à la terre se révèle étroitement dépendant de leur statut politique – collectif (lignage) ou individuel (exploitant isolé) – de ressortissants de la commune. » [1988 : 65]
Figure 2
Figure 3
73Pourquoi ne pas en tirer la conclusion qui s’impose ? Si les membres du village ont un droit politique à se faire octroyer une terre, la prérogative qu’a le village de l’octroyer est également politique. En d’autres termes, il n’est pas besoin de supposer de la part du village une sorte de « propriété » communale que tout dément. Il suffit de lui reconnaître ce qui constitue une donnée ethnographique incontestable, une autonomie politique, et même dans le cas de villages qui ne sont pas intégrés dans des royautés, une souveraineté politique. Le droit que le village africain a sur les terres vacantes n’est pas un droit de propriété ; c’est celui que toute entité politique, pourvu qu’elle soit localisée, a sur son territoire.
74Le village, avons-nous vu, n’a aucun usage des terres vacantes qu’il garde en réserve et est susceptible d’allotir ; il ne les utilise pas, économiquement parlant. Or, il faut le souligner, la propriété ne se définit jamais que dans l’ordre de l’économie, sa définition reste subordonnée à l’économie parce qu’il n’y a de propriété que sur un bien. Le village utilise encore moins les terres une fois alloties puisqu’elles sont la propriété des bénéficiaires. Il n’a, sur les premières comme sur les secondes si elles lui reviennent pour cause d’abandon, que des prérogatives administratives : on le dit couramment, on l’admet pour le chef de village, mais on devrait le dire aussi pour le village au nom duquel il gère. Lloyd écrit très justement : « Les droits de souveraineté sont ceux qui contrôlent l’utilisation de la terre ; les droits de propriété concernent l’utilisation elle-même de la terre. » [1962 : 66] Mais il n’en tire pas la conclusion qui s’impose. Si le village n’utilise en aucune façon les terres, s’il se borne à en contrôler l’usage, il n’est aucune raison de parler de propriété à son propos.
75En résumé, l’idée de propriété communale en Afrique procède de plusieurs méprises. La première est corrélative au maintien de l’idée selon laquelle les particuliers ne seraient que des usufruitiers, faisant de la commune le propriétaire véritable. La deuxième vient d’une caractérisation insuffisante du régime foncier : les terres incultes, les seules gérées par la commune, ne sont pas, selon ce régime, susceptibles d’appropriation. La troisième, enfin, tient à la confusion assez ordinaire entre propriété collective et souveraineté politique, dont nous explorerons les autres conséquences néfastes dans la seconde partie de cette étude.
76L’Afrique a-t-elle connu la coutume du partage périodique de la terre analogue à celle du mir ? Il ne semble pas. Cette idée de partage systématique n’est que très rarement mentionnée dans nos sources ethnographiques. Et elle ne l’est jamais qu’avec des réserves. Paulme l’évoque en ces termes à propos des Baga, sur la côte de Guinée :
La redistribution serait annuelle : chaque année avant les semailles, le doyen réunit les hommes du lignage, et des vieillards procèdent à une nouvelle répartition des rizières selon les besoins de chacun, en descendant de frère aîné en frère cadet jusqu’à épuisement [op. cit. : 124].
77Néanmoins la coutume n’a pas été observée car elle aurait disparu avant la date de l’enquête, et on se prend à se demander s’il ne s’agirait pas d’une sorte d’idéalisation du passé. Elle ne concernerait de toute façon que la répartition de la terre à l’intérieur du lignage. Pour les Yoruba, Lloyd [1962 : 175-176] envisage également l’éventualité d’un partage périodique tous les trois ans (un même individu n’obtenant en pratique jamais la même parcelle) : mais il ne l’a pas vu non plus, parlant par ouï-dire, et cette institution fantomatique n’est ainsi rapportée que pour un seul village. Pour les Khassonké (Mali), Monteil [1915 : 256] avance l’idée d’un lotissement qui aurait été annuel « à l’origine » et qui aurait aussi été « parfois » encore pratiqué sur des terrains particulièrement fertiles tels que marigots ou mares, tout en admettant que ces terres ont été progressivement confisquées par les hommes les plus influents. Ici encore, on sent une sorte d’idéalisation du passé.
78Capron [1988 : 65] fournit d’ailleurs sur la question d’un éventuel partage périodique des terres un élément critique qui nous paraît capital. Un observateur plus ancien, Guébhard, avait écrit à propos des Bwa : « Chaque année, [le chef de village] désigne l’endroit où les différents chefs de case doivent cultiver avec leur famille », donnant ainsi l’impression d’une redistribution annuelle de l’ensemble de la terre. Comme le souligne Capron, « une telle formulation donne une image déformée des privilèges fonciers du pouvoir villageois. En fait, seule l’ouverture d’un nouveau champ est soumise à l’autorisation préalable des autorités communales : dès lors que cette autorisation a été accordée, l’exploitant bénéficie d’un droit de culture – non soumis à renouvellement annuel – couvrant toute la durée d’exploitation effective de la parcelle cultivée ». Nous pensons qu’il a pu en aller de même dans d’autres cas, qu’une observation rapide a pu conclure à un repartage périodique de toute la terre alors que la question de la répartition ne concernait que les champs nouvellement attribués. C’est tout différent, car si le partage périodique va mal avec la propriété privée (familiale ou individuelle) de la terre, la simple répartition concertée de nouveaux champs se combine sans problème avec une telle propriété. Ici encore, l’Afrique se sépare radicalement de l’Europe.
79Notre seconde remarque sera pour corriger l’impression qui risque de se dégager des principes de l’allotissement tels que nous les formulons habituellement. «À chacun selon ses besoins », pourrait-on dire du chef de famille qui obtient de nouvelles terres parce qu’il a de nouvelles bouches à nourrir. Mais il y a aussi, parmi les gens à nourrir, les esclaves. En tant qu’exclus, il est tout à fait certain qu’ils n’ont aucun droit à demander une terre [Meek 1937 : 102]. Mais il est tout aussi certain qu’ils ne vont pas rester à ne rien faire. Ils travailleront la terre comme les autres, mais au nom de leur maître qui sera justifié à demander des terres supplémentaires s’il a davantage d’esclaves. C’est ce que dit Lloyd : « Le principe général était qu’un homme devait avoir autant de terres que lui et ses dépendants (ses enfants et, au siècle passé, ses esclaves et les gagés qui dépendaient de lui) pouvaient en cultiver.» [1953 : 96]
80Cela conduit à modifier quelque peu la formulation habituelle selon laquelle seul le travail serait source de propriété. En tant que telle, elle n’est pas fausse, mais le propriétaire n’est pas forcément celui qui travaille. Il est celui au nom de qui on travaille la terre. C’est assez différent. Il n’y a pas de principe socialiste en Afrique en vertu duquel « la terre appartiendrait au travailleur ». Le travail fait la propriété, mais tout autant celui de l’esclave, lequel ne devient pas propriétaire pour autant. On voit également, chez les Nupe par exemple [Nadel op. cit. : 109], que le chef de terre a ses champs (au terme d’un phénomène d’allotissement qui ne diffère pas de celui dont bénéficient les autres villageois) mais qui sont cultivés par d’autres, au prix d’une sorte de corvée communale, pour honorer ce premier personnage du village. Cela ne l’empêche pas d’être propriétaire de ses champs parce que ceux qui les cultivent le font pour lui et en son nom. On comprend que de tels principes n’empêchent pas non plus un roi d’avoir des terres, et peut-être en grand nombre, même si on ne s’attend pas à ce qu’il les cultive en personne. C’est cette question qu’il s’agira d’examiner dans la seconde partie de cet essai.
81(à suivre)